Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 30-37).

CHAPITRE VII.



MATIÈRES SI SÉRIEUSES, QUE LE LECTEUR NE RIRA PAS UNE SEULE FOIS DANS TOUT CE CHAPITRE, À MOINS QUE PAR HASARD IL NE RIE DE L’AUTEUR.

Dès que Jenny fut arrivée, M. Allworthy la fit entrer dans son cabinet et lui parla ainsi :

« Vous savez, mon enfant, que je puis, en ma qualité de magistrat, vous infliger une peine rigoureuse ; et peut-être redoutez-vous d’autant plus ma sévérité, que vous avez voulu, en quelque sorte, m’associer à votre honte : mais peut-être aussi l’artifice dont vous avez usé, me disposera-t-il à vous traiter avec plus de douceur. Un magistrat ne doit se laisser influencer dans l’exercice de ses fonctions, par aucun ressentiment personnel : ainsi, loin de vous reprocher, comme une circonstance aggravante de votre faute, d’en avoir déposé le fruit dans ma maison, je veux bien supposer, en votre faveur, que vous avez été guidée par un sentiment naturel d’affection pour votre enfant, espérant sans doute lui assurer de cette façon un sort que ni vous, ni son coupable père ne pouviez lui procurer. Si vous aviez abandonné le petit malheureux, à l’exemple de ces mères dénaturées, qui semblent s’être dépouillées de l’humanité, comme de la pudeur, vous trouveriez en moi un juge inexorable. Ce n’est donc point sur l’offense qui me concerne que je me propose de vous réprimander, mais sur la violation des lois de la chasteté, crime non moins odieux en lui-même, malgré les propos légers des libertins, que terrible dans ses conséquences.

« Ce crime est énorme aux yeux de tout chrétien, puisqu’il enfreint les préceptes de notre religion, et les commandements formels de son divin fondateur.

« Quant à ses conséquences, on peut bien les appeler terribles. Quoi de plus affreux, en effet, que d’encourir la colère de Dieu par une offense à laquelle il réserve le plus formidable châtiment !

« Ces principes, hélas ! trop méconnus, sont d’une telle évidence, que si les hommes n’y conforment pas leurs actions, c’est plutôt par oubli que par ignorance. Il me suffira d’en réveiller le souvenir dans votre cœur ; car je voudrois y faire naître le repentir, et non le désespoir.

« Le déréglement des mœurs produit encore d’autres effets, moins funestes à la vérité, mais bien propres cependant à effrayer votre sexe, et à le détourner des sentiers du vice.

« Il vous rend infame ; il vous bannit, comme autrefois les lépreux, du sein de la société, et ne vous laisse de commerce qu’avec les méchants et les réprouvés, qui seuls recherchent votre compagnie.

« Avez-vous de la fortune ? il vous ôte les moyens d’en jouir d’une manière honorable. En êtes-vous privé ? il vous empêche d’en acquérir, de gagner même votre subsistance. Toutes les maisons honnêtes vous sont fermées, et la nécessité vous précipite souvent dans un excès d’opprobre et de misère, d’où résulte inévitablement la perte du corps et de l’ame.

« Quel plaisir est capable de compenser un tel malheur ? quelle tentation assez séduisante pour vous aveugler à ce point sur vos véritables intérêts ? La volupté peut-elle dominer, ou endormir si complètement votre raison, qu’elle vous ôte la force de fuir avec horreur un crime toujours suivi d’une effroyable punition ?

« Il faut qu’une femme soit bien déhontée, bien méprisable ; il faut qu’elle manque entièrement de cette fierté d’ame, de ce juste orgueil, attribut distinctif des créatures humaines, pour consentir à descendre au niveau des animaux les plus vils, pour immoler tout ce qu’il y a en elle de grand, de noble, de céleste, à un désir brutal qu’elle partage avec les êtres les plus abjects ; car sans doute il n’en est pas une qui ose chercher son excuse dans la passion de l’amour : ce seroit s’avouer le pur instrument des plaisirs de l’homme. L’amour, de quelque façon qu’on en corrompe et dénature le sens, s’il part d’un principe honnête, est une passion louable. Il n’arrive guère qu’il soit très-vif, sans être réciproque. Aussi l’Écriture, en nous ordonnant d’aimer nos ennemis, ne nous prescrit-elle pas d’avoir pour eux cette tendre affection que nous portons à nos amis, encore moins de leur sacrifier notre vie, et ce qui doit nous être beaucoup plus précieux, notre innocence. Or, une femme raisonnable n’a-t-elle pas le droit de regarder comme un ennemi, l’homme qui ne craint pas de l’exposer à tous les maux que je viens de décrire, et qui veut se procurer, aux dépens de sa victime, une jouissance aussi grossière que fugitive ? N’est-ce pas en effet sur la femme seule que l’opinion fait retomber tout le poids du malheur et de la honte ? Un amant, dont le devoir est de chercher sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »

Ici Jenny témoigna une vive douleur. M. Allworthy se tut un moment, puis il continua de la sorte :

« Mon intention n’a pas été, mon enfant, de vous faire rougir du passé, qui n’est plus en votre pouvoir, mais de vous armer de force et de prudence pour l’avenir. Je n’aurois pas pris cette peine, sans la confiance que m’inspire votre jugement, malgré l’excessive gravité de votre faute, et sans la ferme persuasion que la franchise de vos aveux annonce un repentir sincère et durable. Si vous répondez à mon attente, j’aurai soin de vous éloigner du théâtre de votre honte, et de vous placer en un lieu où, n’étant pas connue, vous éviterez la punition réservée dans ce monde au crime dont vous vous êtes rendue coupable. Puissent vos remords vous préserver dans l’autre d’un châtiment bien plus rigoureux ! Soyez désormais une honnête fille, Jenny, et le besoin ne sera pas pour vous un motif de désordre. Croyez-moi, la vertu procure, même ici-bas, plus de bonheur que le vice.

« Quant à votre enfant, n’ayez aucune inquiétude sur son sort ; j’y pourvoirai au-delà de vos espérances. Après l’aveu de votre foiblesse, il vous reste à me faire connoître le malheureux qui vous a séduite. Nommez-le-moi : je dois être, et je serai beaucoup plus sévère pour lui que pour vous. »

Jenny, qui avoit tenu jusque-là les yeux baissés vers la terre, les releva en ce moment, et d’un ton aussi respectueux que son regard étoit modeste, « Vous connoître, monsieur, dit-elle, et ne vous pas chérir, seroit se montrer également dépourvu d’ame et de raison. Il faudroit d’ailleurs que je fusse un monstre d’ingratitude, pour n’être pas touchée jusqu’au fond du cœur de votre extrême indulgence. Épargnez-moi, je vous en supplie, la douleur et l’humiliation de revenir sur le passé. Ma conduite future vous prouvera mieux la sincérité de mon repentir, que tous les serments que je pourrois faire. Permettez-moi aussi, monsieur, de vous assurer que je suis infiniment plus sensible encore à vos excellents conseils, qu’à l’offre généreuse par laquelle vous les avez terminés. Ils sont la preuve, comme vous voulez bien me le dire, de l’idée avantageuse que vous avez conservée de moi. »

Ici ses larmes coulèrent en abondance : elle s’arrêta quelques instants, puis continua ainsi :

« En vérité, monsieur, votre bonté m’accable. Je tâcherai de m’en rendre digne. Si j’ai en effet le jugement qu’il vous plaît de me supposer, vos sages avis ne seront pas perdus pour moi. L’intérêt que vous daignez prendre à mon pauvre enfant me pénètre de gratitude. Il est innocent, il vivra, je l’espère, pour vous témoigner sa reconnoissance ; mais je vous en conjure à genoux, ne me forcez pas à vous révéler le nom de son père : vous le saurez plus tard, je vous le jure. Aujourd’hui un engagement inviolable, un serment solennel, m’obligent de le taire. Je connois, monsieur, votre délicatesse ; vous ne me demanderez pas le sacrifice de mon honneur et de ma religion. »

M. Allworthy qui n’entendoit jamais, sans émotion, proférer ces mots sacrés, garda un moment le silence. « Vous avez eu tort, dit-il à Jenny, de prendre avec un misérable de pareils engagements : mais puisque vous les avez pris, vous devez les remplir. Ce n’est point, au reste, par une vaine curiosité que je voulois connoître votre séducteur, c’étoit pour le punir, ou du moins pour ne pas courir le risque de faire du bien, sans le savoir, à un mauvais sujet. »

Jenny l’assura de la manière la plus positive que l’homme dont elle lui taisoit le nom étoit déjà loin ; qu’il ne dépendoit en aucune façon de lui, et ne seroit probablement jamais dans le cas d’éprouver les effets de sa bienfaisance.

Le respectable Allworthy, désarmé par la franchise de Jenny, ne fit nulle difficulté de la croire. Dans sa position critique, elle avoit dédaigné de mentir pour s’excuser ; elle avoit bravé le danger d’attirer sur elle la colère de l’écuyer, plutôt que de manquer à l’honneur, ou à la probité en trahissant ses serments. Comment, après cela, l’auroit-il soupçonnée de vouloir lui en imposer ?

Il la congédia donc avec la promesse de la mettre dans peu de temps à l’abri des traits de la médisance, et l’exhortant de nouveau au repentir, il lui adressa ces dernières paroles : « Songez, mon enfant, que vous avez encore à vous réconcilier avec un juge, dont la faveur est pour vous d’un bien plus grand prix que la mienne. »