Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 20-23).

CHAPITRE V.



CONTENANT QUELQUES FAITS TRÈS-ORDINAIRES,
ET UNE RÉFLEXION PEU COMMUNE.

Quand l’écuyer fut sorti, mistress Wilkins garda le silence, attendant pour le rompre que miss Bridget lui découvrît sa pensée. La fine gouvernante ne faisoit nul fond sur ce qui venoit de se passer devant son maître. Elle avoit souvent observé que les sentiments de la sœur, en l’absence du frère, différoient beaucoup de ceux qu’elle avoit exprimés en sa présence. Miss Bridget, au reste, ne la laissa pas dans une longue incertitude. Après avoir fixé un instant ses regards sur l’enfant, qui dormoit dans les bras de mistress Déborah, elle ne put s’empêcher de lui donner un tendre baiser, et déclara en même temps qu’elle étoit charmée de ses graces naïves et de sa beauté. La gouvernante n’eut pas plus tôt remarqué ces témoignages de bienveillance, qu’elle se mit à le presser contre son cœur, et à le baiser elle-même avec autant de passion qu’un agréable et jeune mari en inspire parfois à une sage épouse de quarante-cinq ans. « Ô le cher petit ange ! s’écria-t-elle d’une voix aigre ; ô la douce créature ! En vérité, c’est le plus bel enfant qu’on ait jamais vu ! »

Ces exclamations n’auroient pas fini là, si miss Bridget ne les eût interrompues, pour s’occuper de la commission de son frère. Elle fit préparer tout ce qui étoit nécessaire à l’enfant, et désigna pour le logement de sa nourrice, une des meilleures chambres du château. Quand c’eût été son propre fils, elle n’eût pas poussé plus loin la sollicitude.

De peur que des personnes scrupuleuses ne la blâment de prendre trop d’intérêt à un enfant illégitime, envers qui les lois interdisent la charité, comme une injure à la religion, il est bon d’observer qu’elle termina ses instructions en disant : Que puisqu’il plaisoit à son frère d’adopter ce petit bambin, elle pensoit qu’on ne pouvoit se dispenser de le traiter avec beaucoup d’égards. Elle ajouta qu’elle ne se dissimuloit pas combien une pareille conduite étoit propre à encourager le libertinage, mais qu’elle connoissoit trop l’obstination des hommes, pour tenter de s’opposer à leurs ridicules fantaisies.

Elle avoit coutume d’accompagner de semblables réflexions toutes les preuves de complaisance que sa position l’obligeoit de donner à son frère, et rien, il faut l’avouer, n’étoit plus capable d’en relever le mérite. L’obéissance tacite ne suppose aucun sacrifice de la volonté, et peut en conséquence paroître facile ; mais quand une femme, un enfant, un parent, ou un ami, ne cèdent à nos désirs qu’en murmurant, et avec une expression de déplaisir et de mécontentement, la violence manifeste qu’ils se font, rehausse infiniment le prix de leur soumission.

Ceci étant une de ces observations profondes qui excèdent la portée du commun des lecteurs, nous avons bien voulu venir cette fois au secours de leur intelligence ; mais qu’ils ne s’accoutument point à une pareille faveur. Nous la leur accorderons rarement, et dans les seuls cas où il se présenteroit des difficultés insurmontables, pour quiconque n’a pas reçu du ciel, comme nous autres écrivains supérieurs, le don divin de l’inspiration.