IX

« OÙ EST TON FRÈRE ? »[1]


(Sur les agissements du gouvernement russe envers les hommes qui ne peuvent devenir des assassins.)


Introduction


La nature humaine est ainsi faite qu’involontairement nous éprouvons de la sympathie pour toute manifestation de courage et d’intrépidité, que nous approuvions ou non l’œuvre qui la suscite. Même un assassin, quand il se défend, avec un courage désespéré, contre ceux qui le traquent, attire notre sympathie ; et à la guerre on rend d’autant plus d’honneur au prisonnier qu’il a combattu avec plus de persévérance.

Si nous sentons cela envers les hommes qui se défendent les armes à la main et tuent les autres pour conserver leur propre vie et liberté, d’autant plus l’éprouvons-nous envers ceux qui ne causent de tort à personne et qui se sacrifient volontairement pour l’idée à laquelle ils se sont consacrés corps et âme. Et si cette idée est celle de l’amour envers tous les hommes et de l’abstention de tout acte contraire à l’amour, et si au nom d’un pareil principe, l’homme sacrifie son bien-être personnel et sa vie en supportant courageusement les privations les plus dures, les souffrances et les oppressions, alors nous ne pouvons ne pas nous incliner devant sa conduite et ne pas sentir la compassion la plus vive pour son héroïque martyre.

La bonté d’une telle impulsion instinctive envers toutes les manifestations du sacrifice de soi-même, au nom de l’amour, est confirmée, d’autre part, par la conscience religieuse de tous les temps et de tous les peuples. Et la doctrine chrétienne que nous professons, indique l’amour, la paix et la bienveillance parmi les hommes comme les vertus les plus essentielles dont l’atteinte doit être le but de tous nos efforts.

Dans ces conditions, malgré tout ce qu’a d’étrange et d’incroyable la pensée seule que, dans notre temps, en Russie, il peut y avoir des hommes soumis aux persécutions et aux souffrances les plus cruelles, exclusivement parce qu’ils suivent trop strictement la doctrine chrétienne et, pénétrés de son esprit, ne veulent nuire à personne ni tuer personne, ce n’est pourtant pas une invention, mais un fait réel,

En Russie, en ce moment, il y a des hommes qui croient si absolument et si simplement en la doctrine du Christ, à la loi de réciprocité, à l’amour envers les ennemis, à la fraternité universelle de tous les hommes, que dans la pratique ils ne veulent pas violer cette doctrine et préfèrent souffrir eux-mêmes et mourir pour leur amour du prochain plutôt que de le tuer ou d’apprendre à le tuer. Et, à côté d’eux, dans la même Russie, qui a produit cette nouvelle génération de vrais chrétiens, il y a d’autres hommes qui se décident à persécuter, à tourmenter et à opprimer jusqu’à la mort les premiers, parce qu’ils croient trop à l’amour et le manifestent trop dans leurs actes.

On pourrait croire que ces hommes, qui persécutent leurs frères à cause de leur trop grand amour, sont atteints de la haine du bien ou du besoin sanguinaire de tourmenter et tuer. Mais en réalité, il n’en est pas ainsi.

Ceux des persécuteurs qui commettent personnellement ces violences, ne font que remplir les ordres de leurs chefs. Ceux qui se trouvent en contact immédiat avec les victimes, non seulement n’ont pas envers elles la moindre haine, mais au contraire, pour la plupart, ils s’étonnent de leur vertu extraordinaire, ils les respectent pour leur courage et leur fermeté et, compatissant avec elles intérieurement, au fond de leur âme, ils ont honte du vilain rôle qu’ils jouent et qu’ils ne peuvent refuser uniquement parce que leur bien-être matériel dépend de l’accomplissement aveugle des obligations de leur service.

On pourrait croire, dans ce cas, que ceux desquels viennent de pareils ordres, sont des brutes ayant perdu tout aspect humain. Mais cela non plus n’est pas juste. Par leur nature, ils ne diffèrent en rien de la majorité. Et beaucoup parmi eux sont des hommes vraiment bons et de cœur tendre. Et l’homme, suprême représentant du pouvoir, au malheureux nom duquel se commettent toutes ces horreurs, est un homme encore jeune et impressionnable et qui désire franchement faire le bien.

Comment donc, ces persécutions inhumaines, des meilleurs hommes, de notre temps, peuvent-elles avoir lieu ? Pourquoi ces horreurs que nous sommes habitués à associer aux époques de Néron et de l’Inquisition au Moyen Age ?

La cause ici ne diffère pas de celle qui est à la base du mal social contemporain. Par leur nature, les hommes sont bons et compatissants, mais dès l’enfance, leur conscience est déformée, et, au lieu de faire concorder leurs actes aux aspirations naturelles, et en même temps les meilleures de leur âme, ils se soumettent aux conceptions artificielles et erronées dans lesquelles ils furent élevés et dans lesquelles ils continuent à élever les autres.

La conscience non déformée indiquerait clairement qu’en refusant de participer au meurtre, l’homme agit bien, et qu’en sacrifiant pour cela son bien-être et sa vie, il commet un acte héroïque. En nous adonnant à l’inspiration spontanée de notre cœur, nous éprouverions envers un tel homme le respect et la reconnaissance, nous tâcherions de le prendre comme exemple et nous emploierions toutes nos forces pour atteindre nous-mêmes son degré d’élévation morale. Et pour cela, cette même doctrine chrétienne qui l’inspire, nous soutiendrait.

Mais dès l’enfance nous sommes habitués à croire non les indications directes de notre nature divine, non la doctrine chrétienne dans sa signification simple, mais à avoir confiance en une institution humaine qu’on appelle l’État et à croire en la justification de cette institution : c’est-à-dire en l’Église. Depuis notre tendre enfance, nous recevons les idées de nos parents, de nos professeurs d’histoire et de religion et de tout le milieu qui nous entoure : nous sommes habitués à penser comme on pense autour de nous, et nous apprenons à nous méfier des indications de notre raison, de notre conscience, comme d’une manifestation dangereuse de l’orgueil et de la présomption.

Ainsi, avons-nous cru à la plus grande superstition qui existe encore de notre temps : aux liens réciproques de l’État et de l’Église. Cette malheureuse illusion élevée entre nous et Dieux nous le cachait, et tenait en nous la place du cœur, de la raison, de la conscience. On nous a tellement convaincus de la nécessité de l’État et de la sainteté de l’Église, que nous ne pouvons pas même nous représenter la vie sans eux, et tout ce qui peut les détruire ou même les ébranler nous paraît être le mal le plus dangereux. Et, ce qu’il y a de plus terrible, nous sommes tellement pénétrés de cette conviction, que si une manifestation quelconque, du bien ou de l’amour, menace de nuire à l’état ou à l’Église, nous croyons de notre devoir de donner la préférence à la sécurité de ces institutions et de chasser le bien, l’amour, en persécutant, en tourmentant et en immolant ceux qui portent atteinte à nos idoles. Nous sommes arrivés à ce point que pour servir l’institution humaine, très douteuse, que nous avons acceptée, nous sommes prêts à opprimer en nous la seule chose qui soit sûre dans la vie, la voix de Dieu dans notre conscience.

En outre, cette voix, que nous entendons seulement dans la profondeur même de notre âme, est si étouffée par les soucis de la vie, par les considérations pratiques, par ce brouhaha compliqué, elle est si douce et si modeste, et tout ce qui a rapport à l’État ou à l’Église est si bruyant, si solennel, si indiscret, accapare si bien tous nos sentiments extérieurs, et opprime si fort notre personnalité, qu’il nous est trop difficile d’admettre la raison de nos doutes intérieurs, à peine entendus et timides, quand ils sont contraires aux exigences de l’État et à la doctrine de l’Église.

Tel est l’état d’âme des hommes qui ne se sont pas encore délivrés de la superstition de l’Église et de l’État et qui, au nom de cette superstition, sont prêts à commettre tranquillement, par principe, des injustices, des cruautés, des lâchetés dont l’idée seule, indépendamment de l’État et de l’Église, leur inspirerait le dégoût et l’horreur.

Dans l’intérêt de l’État et de l’Église, ils tourmentent par la famine, par le froid et par les privations de toutes sortes, des hommes qui ne veulent tuer personne et qui pour cela refusent de servir ; ils tourmentent leurs femmes, leurs sœurs, leurs enfants, leurs vieillards, en déportant les uns dans les pays les plus lointains, en plaçant les autres dans de telles conditions que tous tombent malades et meurent. En même temps, ils cachent soigneusement tout cela des autres hommes, tâchent de fermer la bouche à quiconque veut intervenir en faveur de leurs victimes et se hâtent d’éloigner ceux qui dénoncent ces cruautés.

En commettant tout cela, ils disent, avec un certain grain de franchise : « Sans doute nous plaignons tous ces fanatiques au rêve irréalisable de fraternité universelle. Mais que faire ? Si l’on permet à chacun de vivre selon sa conscience, alors bientôt tous refuseront de servir, et quand il n’y aura pas d’armée, il n’y aura plus d’État. Devant la sécurité de l’État, tout le reste doit être au second plan. Comme hommes, nous regrettons de causer des souffrances, mais comme représentants du pouvoir, nous devons défendre la sécurité de l’ordre existant, même s’il nous faut, pour cela, sacrifier nos sentiments personnels. Tout ce qui nuit à l’État doit disparaître. »

Et en effet, tout ce qui nuit à l’État disparaît ; mais la conscience chrétienne parmi les hommes ne disparaît pas (au contraire, grâce à ces persécutions, elle gagne et en profondeur et en surface) seule disparaît la dernière étincelle divine dans les âmes des fanatiques de la religion de l’Église et de l’État.

Mais d’un autre côté, en même temps que ces persécutions et lié à elles, grâce à Dieu, le nombre des hommes qui sont convaincus de l’insolvabilité de l’ordre existant augmente de plus en plus. Les hommes qui ont réussi à conserver ou à rétablir leur foi innée au bien, mettent à la première place, non telle ou telle institution humaine, mais la vérité et l’amour. Ils croient à la force du bien, ils savent que le bien ne peut avoir besoin du mal, et que les mauvais actes ne peuvent aucunement mener au bien. C’est pourquoi, dès qu’ils sont convaincus de l’impossibilité de maintenir telle ou telle institution, sans commettre pour cela des actes mauvais, cette seule indication est déjà pour eux la preuve évidente et indiscutable que cette institution — de quelque grand nom qu’elle se nomme et quelque nécessaire qu’elle paraisse — est un mal et une erreur, qui, par suite ne peut être nécessaire au bien des hommes.

Quand on dit à ces hommes que, pour soutenir l’ordre existant, la loi doit punir ceux qui refusent de tuer leur prochain, ils voient en cela non un ordre, mais la dépravation monstrueuse de tout ordre ; non la loi, mais la violation audacieuse de la vraie loi. De tout leur être, ils y aperçoivent la révolte la plus criminelle contre la volonté de Dieu.

I

Le lecteur sait probablement que dans les derniers temps, en Russie de même qu’en d’autres pays, les cas de refus du service militaire par conviction religieuse, sont devenus de plus en plus fréquents. En divers endroits de la Russie, une série de cas de refus isolés se sont produits, et au Caucase, parmi les Doukhobors, ces refus ont eu lieu en masse.

Mais si le lecteur appartient au milieu gouvernemental — et c’est principalement à ces lecteurs que je m’adresse ici — alors il ne connaît pas, probablement, les vraies causes qui ont motivé ces refus et quelles en furent les conséquences.

Une des caractéristiques de l’organisation gouvernementale russe, c’est l’impossibilité absolue de faire parvenir jusqu’au pouvoir exécutif suprême les renseignements exacts sur ce qui se passe en Russie. La plupart des faits, qui ont lieu dans ses États, sont totalement ignorés du représentant du pouvoir suprême, et, tant qu’aux autres, il ne les connaît que sous l’aspect le plus déformé.

Et il ne peut en être autrement. L’absence de la liberté de la presse et l’extrême centralisation gouvernementale semblent établies exprès pour que, à mesure que les renseignements gravissent les échelons administratifs, il s’en détache tout ce qui peut dénoncer les défauts ou les erreurs des fonctionnaires et que ce qui en reste après cette élimination ait l’aspect le plus avantageux pour ces personnes. C’est ce qui se passe par exemple dans n’importe quel village. Le représentant inférieur du pouvoir gouvernemental, l’ouriadnik, par les conditions inévitables de sa situation officielle, est moins bien renseigné que n’importe quel paysan local. Mais, il ne dénonce même pas à son chef immédiat, le stanovoï, le peu qui lui est connu ; il en tait une partie, de peur de se compromettre ou de s’imposer des soucis superflus, et l’autre partie, il la lui transmet sous l’aspect le plus avantageux pour lui, et évidemment plus ou moins faux. Le stanovoï agit de même envers l’ispravnik, ce dernier envers le gouverneur, etc. Ainsi, plus la situation officielle des fonctionnaires est élevée, moins ils savent, et plus douteux sont les renseignements qui leur arrivent ; si bien qu’en Russie, l’Empereur connaît, le moins de tous, la vérité et après lui, la personne le moins renseignée est celle qui lui fait les rapports.

Il est vrai que parmi quelque cent mille personnes, qui servent pour l’argent ou pour l’ambition, sont dispersés çà et là quelques hommes honnêtes et, à leur façon, consciencieux, mais ces exceptions ne changent point les choses puisque, grâce à leur minorité relative, dans les meilleurs cas, ils retardent un peu, mais n’arrêtent nullement, ce procédé de coupures et de truquage des renseignements qui circulent. Il est vrai aussi que, de temps en temps, grâce au changement brusque des fonctionnaires ou par quelque autre cause accidentelle, une parcelle de vérité se fait jour. Mais ces éclairs de vérité durent peu, n’ont qu’une très faible lumière et n’embrassent qu’une petite distance, la vérité est bientôt obscurcie par les ténèbres anciennes.

Les gouvernements qui jouissent de la liberté de la parole et de la presse, malgré tout le mal qui est le propre de tout système violent du gouvernement, sont au moins affranchis de cette nécessité d’agir toujours dans les ténèbres, puisque les personnes qui servent ces gouvernements, ne sachant pas ce qui peut être dénoncé demain par la presse, tâchent de faire connaître le plus tôt possible aux autorités la vérité pleine et entière.

En Russie, ce système n’est pas applicable parce que les hommes d’État russes ont trop peur de la publicité de leurs propres actes et de ce qui se passe en Russie.

Si on leur donnait à choisir, ou qu’eux-mêmes ne sachent pas la vérité, ou que tout le monde la sache, ils préféreraient probablement le premier, comme un mal moindre, selon leur conception, tant ils craignent que la forme actuelle du gouvernement ne supporte pas la lumière de la publicité complète. En outre, ils sont pour la plupart très naïvement convaincus que personne ne peut savoir la vérité mieux qu’eux.

C’est pourquoi, le lecteur, s’il appartient au milieu gouvernemental et n’a aucun renseignement étranger, ne peut savoir exactement, ni même en traits généraux, ce qui se passe en Russie, ni en particulier ce qu’on fait aux hommes qui, par leur conviction religieuse, refusent de servir.

De notre côté, la conformité des pensées nous ayant mis en relation intime et directe avec eux, je sais qu’une des causes principales des cruautés incroyables, infligées à ces hommes, provient de ce que les hauts personnages du gouvernement ne reçoivent, en ce qui les concerne, que les renseignements les plus tronqués et même inventés, sur leur conviction, leurs actes et sur la façon dont agissent envers eux les autorités locales ; Sachant cela, et pour agir dans les vrais intérêts, tant des opprimés que des oppresseurs, quelques amis et moi avons tâché de rendre publique la vérité sur cette affaire. Et pour confirmer mes paroles, et pour montrer jusqu’à quel degré le gouvernement russe a peur de la vérité, je dois ajouter qu’après cela, il s’est empressé de se débarrasser de nous en nous déportant.




Je ne répéterai pas ici tous les détails des persécutions, révoltantes par leur cruauté, qu’ont souffertes, de la part du gouvernement, ces hommes qui refusaient de devenir des assassins. Des renseignements complets à ce sujet ont été exposés dans quelques brochures que j’ai éditées[2] ; je mentionnerai seulement, en traits généraux, les points les plus caractéristiques de cette affaire.

De la manière d’agir du gouvernement russe dans les cas particuliers de refus du service militaire, on peut se faire une idée par le sort de L. N. Drogine tourmenté jusqu’à la mort, il y a quelques années, dans le bataillon disciplinaire de Voronèje.

Depuis le Christ, il y eut toujours des hommes qui, en conscience, ne pouvaient prendre part au service militaire, et en Russie jusqu’à nos jours, existaient deux sectes de ces hommes : les Doukhobors et les Ménonites, auxquels était même reconnu le droit officiel de ne pas faire le service militaire. Mais malgré cela, quand, dans un autre milieu, commencèrent à se manifester des cas isolés de pareils refus, alors on enferma dans des maisons d’aliénés ceux qui refusaient de servir, et ensuite, on les transporta dans les bataillons disciplinaires. Là, grâce au caractère particulier de leur situation, leur vie se transformait en un supplice de mort lente, accompagné des tortures physiques.

Ces mesures sont toujours conduites de la façon la plus secrète et tout ce qui touche le sort de ces hommes est soigneusement caché par le gouvernement, comme s’il avait peur que des cas pareils pussent être contagieux pour les autres millions de sujets russes, bien que le gouvernement affirme toujours lui-même avec solennité, qu’ils sont dévoués inébranlablement à l’ordre existant et qu’ils soutiennent très volontiers le tsar, la religion et la patrie.

Mais cependant, malgré le secret le plus sévère, des renseignements sur certains cas pareils sont venus jusqu’à quelques personnes, particulières, qui ont fait tout leur possible pour attirer sur eux l’attention des hauts personnages du gouvernement. Il en résulta un certain soulagement du sort des martyrs, un soulagement dû indiscutablement aux bonnes intentions de ceux qui avaient pris cette initiative. Mais, comme il arrive toujours en Russie, pour toutes les mesures humanitaires du gouvernement, ce soulagement fut mis en pratique, si timidement, avec tant d’indécision, que la déportation pour dix-huit ans, dans les endroits les plus reculés de la Sibérie orientale, parut une amélioration au sort des hommes qui ne consentaient pas à tuer leur prochain.

Les Doukhobors et les Ménonites, qui étaient depuis longtemps débarrassés du service militaire, subirent de la part du gouvernement russe, pendant les dernières années, une série de persécutions qui n’ont pas encore cessé, persécutions terribles par leur cruauté inouïe et tout à fait inutiles dans l’intérêt même de l’État.




En Russie vivaient pacifiquement quelques dizaines de milliers d’hommes, tous, sages et laborieux, dignes d’être l’orgueil de leur patrie. La vertu suprême, la charité, était chez eux développée jusqu’à un tel degré, que, disposés à accomplir n’importe quelle exigence du gouvernement, ils refusaient absolument une seule chose : tuer ou offenser un de leurs semblables. Non seulement on savait ces hommes inoffensifs, mais même leurs hautes qualités morales étaient reconnues de tous. Après une période de persécutions des plus cruelles, qu’ils ont supportées en martyrs héroïques, le gouvernement même débarrassa du service militaire et les Doukhobors et les Ménonites. Pour ces derniers, cette obligation était remplacée par le service de garde dans les forêts de l’État, et les Doukhobors subirent la peine de la déportation dans les pays les plus stériles du Caucase, sous un climat rigoureux. Ils enrichirent le pays en transformant ces terrains en champs productifs et en prairies florissantes. Ils vécurent ainsi pendant 50 ans, dans l’amour du prochain, dans la paix avec le gouvernement, appréciés et estimés de tous ceux qui étaient en contact avec eux. Au Caucase, il n’y avait pas de peuple plus laborieux et plus utile, plus noble, plus fort, et jouissant à la fois d’une plus grande confiance de la part des populations locales et des représentants du gouvernement. Tous ceux qui étaient alors au Caucase en témoignèrent à l’unanimité. Même un conservateur, jaloux du pouvoir gouvernemental, comme l’était l’empereur Nicolas Ier, ne trouva pas nécessaire de les inquiéter. Tout marchait bien et le gouvernement n’avait aucun sujet de regretter la mesure qu’il avait prise dans ce cas, comme exception. L’abstention de ces hommes dans la participation au service militaire n’amenait aucune complication gouvernementale, même pendant la dernière guerre russo-turque ; les Doukhobors, fidèles à leurs principes, ne prirent aucune part à la guerre, mais consentirent, sur la demande des autorités, à apporter des vivres aux soldats russes, quand ils étaient menacés de famine. La même tranquillité régna après la guerre, et elle régnerait encore jusqu’à nos jours, sans un cataclysme inattendu.

Un général, possédé de la manie de mettre tout sur un même rang, eut la malheureuse idée d’étendre l’obligation du service militaire aux Doukhobors, en négligeant complètement la particularité de leur croyance religieuse. Cette idée fit son chemin, et en 1886, parut une nouvelle loi qui exigeait de tous le service militaire, sans en excepter ceux mêmes pour qui ce service est contraire à la conscience et qui en étaient déjà affranchis depuis longtemps.




Les Ménonites — peut-être parce qu’ils étaient d’origine étrangère — reçurent la permission d’émigrer de la Russie, permission dont beaucoup profitèrent. Les souffrances de ceux qui, faute de moyens, ne purent partir furent évidemment des plus horribles si l’on en juge par les extraits des renseignements qui se firent jour derrière le secret le plus absolu, dont le gouvernement a l’habitude d’envelopper pareilles affaires. Le chef d’un bataillon disciplinaire m’a raconté que peu après la publication de cet ordre, 200 jeunes Ménonites, qui avaient refusé de servir, furent amenés dans son bataillon. Les horreurs des fustigations et des autres supplices qu’ils subirent, forcèrent les Ménonites à se soumettre aux rigueurs de la discipline militaire. L’année suivante était amené un autre groupe semblable. Les nouveaux venus, plus fermes, protestèrent contre la violation commise sur eux, ils s’arrêtèrent devant les portes de la caserne du bataillon disciplinaire, et, se tenant par la main, refusèrent d’entrer. Les soldats furent appelés, s’aidant des poings et des pieds, ils les poussèrent dans les portes et dans la cour de la caserne, en les frappant cruellement. Alors les Ménonites déjà, enrégimentés, à la vue de leurs camarades martyrisés, se joignirent à eux et déclarèrent se refuser aussi à accomplir les devoirs militaires, n’ayant renié leur religion et consenti à servir que par crainte. « Et lors on leur administra un châtiment — m’a raconté un vieux colonel, avec la même animation que s’il se fût rappelé quelque acte héroïque — on les arrangea comme il faut, soyez-en sûr, ils furent forcés de se soumettre. Et ceux qui, après cela, continuèrent à persister, eh bien, avec eux… » Mais ici, en me regardant et en remarquant probablement l’impression que me produisait ce récit, il se hâta de changer le sujet de conversation.

Cependant, le coin du rideau qu’il souleva, avec les autres renseignements que je reçus à cette époque sur la vie dans les bataillons disciplinaires, me suffisaient pour me faire une idée de ces institutions d’enfer et des actes de ces misérables bourreaux, abrutis par le militarisme, qui les dirigent.

En même temps, avec les Ménonites, les Doukhobors étaient appelés au service militaire. Envers eux, la conduite du gouvernement fut pire encore et atteignit les dernières limites de la cruauté et de la folie.

II

La nouvelle loi trouva précisément les Doukhobors dans une de ces périodes temporaires de chute morale qui se produisent inévitablement au cours du développement de l’individu et de la société. Leur vie continuait à être laborieuse, et, dans leur conscience, ils n’avaient pas trahi les principes fondamentaux de leur religion. Mais leur vie intérieure était un peu affaiblie, et, par suite, dans leur conduite, se glissaient peu à peu des habitudes de licence : beaucoup parmi eux commençaient à user du vin et du tabac et en général à montrer moins d’abstinence dans la vie.

Vers cette époque, grâce à la corruption des autorités locales, les Doukhobors perdirent d’un coup tous leurs biens, plus d’un demi-million, ce qui naturellement fut non seulement un grand coup matériel, mais aussi une terrible secousse morale.

En outre, quelques Doukhobors, les plus aimés et estimés de leurs camarades, furent relégués en des pays lointains pour avoir protesté contre ce pillage. Cette séparation forcée de leurs camarades, si l’on prend en considération l’attachement extraordinaire et réciproque des Doukhobors entre eux, fut une épreuve très dure qui ne pouvait passer sans laisser de traces. Tout cela réuni fit que les Doukhobors se trouvaient dans un état d’hésitation morale : d’un côté se levaient ceux qui étaient capables de renoncer aux exigences les plus strictes de leur conscience, de l’autre côté ceux qui, au moindre choc, étaient prêts à se ressaisir.

Ils ne pouvaient ne pas nier le service militaire, son illégalité fut toujours l’un des principes fondamentaux de la religion que chacun d’eux recevait avec le lait maternel. Mais, cette fois, sous l’influence d’un état d’esprit hésitant, ils se laissèrent aller à un compromis en se soumettant extérieurement aux exigences du gouvernement en ce qui concernait le service militaire. Cependant, ils conservaient l’intention très ferme, en cas de guerre, de ne pas prendre part à l’assassinat ; et les parents, chaque fois qu’ils accompagnaient leurs fils à la conscription, leur donnaient conseil en ce sens. Ce fut ainsi de 1887 à 1895.

En même temps, pendant la même période, se manifestait la résurrection morale des Doukhobors. La perte de leurs biens et leur séparation de leurs amis préparèrent le terrain, l’exigence du service militaire fit le reste. Le renouvellement, d’année en année, des appels au service militaire, qu’ils n’avaient consenti à accomplir qu’à contre-cœur, ramenait toujours très nettement la question la plus grave pour la conscience des Doukhobors, et leur rappelait leur conduite fausse. Enfin, la coupe était pleine et les Doukhobors s’éveillèrent de leur sommeil moral. Ils considérèrent les maux qui les atteignirent comme un châtiment de Dieu, pour leur relâchement dans son service, et en se repentant, ils revinrent à leurs croyances traditionnelles avec toute l’ardeur qui les distinguait jadis. Le résultat immédiat de cette élévation d’esprit était le retour à l’ancienne modération dans la vie, à l’abolition de l’inégalité matérielle qui se développait parmi eux, et au refus absolu de participer au service militaire.



Ce changement dans la conduite des Doukhobors, changement qui semblait inexplicable, excita du côté du gouvernement le malentendu qui l’empêcha et l’empêche jusqu’ici de comprendre la vraie portée de cet événement contre lequel il lutte si cruellement et si infructueusement. Le gouvernement avait vu, pendant quelques années, comment les Doukhobors remplissaient exactement le service militaire, et, ne soupçonnant pas que cette obéissance extérieure cachait un compromis, il en concluait que « les Doukhobors, ayant renoncé à leur erreur, étaient entrés dans la bonne voie ». Et quand, huit ans après, ils refusèrent de nouveau d’entrer au régiment, le gouvernement, qui pendant cette période, n’avait pu suivre, leur vie intérieure, et qui ne savait pas ainsi la vraie cause de ce changement, pensa qu’il ne pouvait provenir que d’une propagande exercée du dehors sur les Doukhobors.

Précisément, vers cette époque, l’attention du gouvernement était attirée par le mouvement appelé « tolstoïen » ; le gouvernement pensa qu’un lien réciproque existait entre les deux événements, et attribua le refus des Doukhobors à l’influence de « la propagande tolstoïenne » ; d’autant plus que, dans ce temps, au Caucase, se trouvaient en déportation quelques personnes que le gouvernement considérait comme les « agents de Tolstoï ». Mais, bien que cette supposition du gouvernement puisse paraître naturelle, néanmoins elle était tout à fait erronée. Pour quiconque connaît un peu le caractère intime du mouvement des Doukhobors, il ne peut y avoir l’ombre d’un doute qu’aucune chute morale temporaire ne pouvait anéantir, dans la conscience des Doukhobors, les croyances dont ils étaient depuis si longtemps et si profondément pénétrés. Élevés dans les traditions pures et nobles, transmises de génération en génération, et fortifiées par les traditions et le martyrologe de leurs pères et de leurs ancêtres, les Doukhobors ne pouvaient pas, le voulussent-ils, se débarrasser de leur conscience spirituelle et vivre dans l’indifférence, contrairement à toutes les exigences de leur conscience et de leur raison. Pour cela, il leur eût fallu s’étourdir incessamment par des moyens artificiels, en étouffant la conscience et en abrutissant la raison, comme en effet le font maintenant[3], à l’aide du vin, du tabac, de la viande, des débauches et du luxe, les Doukhobors qui ont trahi leur conscience et qui sont appelés « la petite partie ». Mais parmi les hommes qui, comme les Doukhobors, ont ressenti personnellement tout le bien, toute la joie de la vie spirituelle, et qui sont habitués à sacrifier leurs intérêts aux exigences de la vie, quelques-uns seulement pouvaient consentir à ce suicide moral. C’est en effet ce qui s’est produit.

Une fois que la conscience humaine s’est élevée à une certaine hauteur, elle ne peut ensuite s’abaisser et cesser de reconnaître les vérités acquises. Aussi, dans la vie extérieure, ne peut-elle jamais se concilier définitivement avec ce qui est contraire aux exigences du développement atteint antérieurement. L’homme qui reconnaît l’illégalité morale du meurtre peut, sous l’influence de telle ou telle cause, entrer à contre-cœur au service militaire, mais ne peut absolument, dans la profondeur de son âme, justifier cette conduite ; et qu’il vive seulement jusqu’au rétablissement de son équilibre moral, il reviendra à lui et refusera de servir. C’est ce qui arriva avec les Doukhobors.

Quant à l’influence qu’on attribue à Tolstoï et à ses partisans, s’il y eut influence, elle vint précisément de la part des Doukhobors. Les personnes soupçonnées par le gouvernement d’être les instigatrices des Doukhobors furent surtout MM. D. A. Khilkov et A. M. Bodiantzky, déportés au Caucase, et envoyés après le conflit entre les Doukhobors et le gouvernement, à l’autre extrémité de la Russie, avec l’augmentation du délai de leur déportation. En réalité, ces deux personnes étaient plutôt les disciples que les guides des Doukhobors. Khilkov fut amené à ses convictions par l’impression que lui causa le meurtre qu’il commit au cours de la guerre russo-turque et grâce au séjour qu’il fit ensuite parmi les Doukhobors dont la conception de la vie correspondait précisément à la sienne. Ce n’est que plus tard qu’il fit connaissance avec Tolstoï. Quant à Bodiantzky, au Caucase, il ne s’occupait pas de propagande, mais principalement de recueillir les psaumes des Doukhobors et des Stundistes, leurs professions de foi, etc.

Pour confirmer mes dires, que le refus des Doukhobors ne fut pas du tout le résultat d’une poussée extérieure de la part des personnes soupçonnées de cela, il suffira d’indiquer ce fait que les Doukhobors, parmi lesquels vivait Khilkov à Bachkitchett et avec lesquels il était en relations immédiates, n’ont pas refusé d’entrer au régiment et appartiennent jusqu’ici au groupe qui remplit toutes les exigences du gouvernement. Il faut aussi remarquer que Pierre Veriguine, un des Doukhobors les plus influents, déporté du Caucase en 1887 et qui, peu après, du lieu de sa déportation, adjura les Doukhobors de refuser le service militaire, en 1896 (c’est-à-dire, après que le refus du service était un fait accompli), écrivait à un ami, en lui demandant ce qu’écrit et de quoi s’occupe L. Tolstoï dont il avait appris l’existence, et sous l’aspect le plus désavantageux, lors de sa déportation à Schenkoursk, par des exilés politiques n’ayant pas de sympathie pour Tolstoï.

Les autres amis de Tolstoï ne sont entrés en relation avec les Doukhobors qu’après leur refus du service militaire, et se sont intéressés à eux, précisément à cause de ce refus et des massacres qui le suivirent.

La résurrection morale des Doukhobors fut le résultat non de la propagande, mais de la marche naturelle de leur vie intérieure, en corrélation avec les circonstances extérieures dans lesquelles ils se sont trouvés. Encore au xviiie siècle et dans la première moitié du xixe, ils agirent exactement comme maintenant, et, dans leur conduite actuelle, il n’y a absolument rien de neuf en comparaison avec leurs actes antérieurs : ils sont arrivés à la conception de l’illégalité du service militaire depuis plus d’un siècle et spontanément, et, depuis, ils n’ont en rien changé leurs idées sur cette question, aussi n’avaient-ils besoin d’aucune influence extérieure pour reconnaître ce qu’ils ont toujours reconnu. Consentant provisoirement, et à contre-cœur, à servir, ils eurent besoin d’un choc extérieur pour se ressaisir et redevenir fermes ; la communication théorique, faite par quelques hommes nouveaux venus, de ces mêmes vérités morales, auxquelles ils ne cessèrent jamais de croire, eût été évidemment insuffisante. D’autre part, si quelqu’un eût voulu activer artificiellement, parmi les Doukhobors, cette résurrection morale qui, en tous cas, devait venir tôt ou tard, on ne pouvait inventer rien de mieux que ce qu’a fait avec eux le gouvernement. Cette série de malheurs et d’épreuves que le gouvernement a infligés aux Doukhobors semblait faite exprès pour les bien secouer et les éveiller. Aucune propagande ne pouvait avoir ici d’importance.

Pour les hommes qui prennent la moindre participation au développement, dans l’humanité, de la conscience chrétienne, qui actuellement inquiète tant le gouvernement et l’Église, cette exagération perpétuelle de l’importance de L. N. Tolstoï et l’attribution à son influence personnelle et littéraire, de tout ce qui se fait en ce sens, semblent étranges. Je ne songe pas, sans doute, à diminuer la réelle importance de son influence, mais je sais que la source de sa vie spirituelle et de celle de ses amis n’est pas dans sa personnalité, mais dans ce Commencement général de la vie, duquel nous descendons tous et auquel nous retournons tous. Je sais que les relations des hommes qui tâchent de servir ce commencement ne sont pas du tout de celles qui comportent un leader et des adhérents, mais qu’elles sont tout à fait fraternelles, comme entre enfants d’un même Père céleste.

Les représentants des classes dominantes ne peuvent comprendre de telles relations. Habitués par le caractère même de leur genre d’activité à disposer ou à agir selon les ordres venus d’en haut et à distribuer tout selon les grades, ils supposent involontairement que les autres agissent de même, et c’est pourquoi, s’ils sont instruits d’un mouvement quelconque qui se manifeste, à la fois en divers lieux, ils cherchent instinctivement le chef qui le dirige. En outre, ils n’ont aucune connaissance de l’histoire du développement de cette conception de la vie dont, faussement, ils croient Tolstoï le créateur ; ils ne savent pas qu’avant lui, depuis le Christ, il n’y eut jamais discontinuité dans la série des sociétés et des individus, liés successivement entre eux, pénétrés de la même conception de la vie, et agissant par cela au nom des mêmes principes. Les ennemis actuels de Tolstoï ne comprennent pas qu’il n’est qu’une seule onde — une grande onde, il est vrai, mais cependant une seule — dans ce courant général que personne, rien ne peut arrêter, et que même sans cette onde, le courant ne s’arrêterait pas, mais rejetterait à la surface d’autres ondes. « L’esprit souffle où il veut et on ne sait pas d’où il vient et où il s’en va. »

Un des représentants du gouvernement, envoyé pour instruire l’affaire des Doukhobors lors des événements des dernières années, passait rapidement d’un village de Doukhobors dans un autre. En arrivant dans un nouveau village, il faisait appeler les Doukhobors et leur posait les questions les plus variées, principalement sur leurs rapports envers le gouvernement. Soupçonnant, comme la plupart des fonctionnaires, que leur conduite cache l’hostilité envers le pouvoir, il pensa, par l’inattendu de ses questions, les surprendre et forcer quelques-uns d’entre eux à se trahir. Mais à une foule de questions, tous, avec la même timidité, et en même temps avec fermeté et dignité, donnaient si exactement la même réponse, que, tout étonné enfin il s’exclama : « Mais chez vous, il y a un téléphone secret ? »

Et, inconsciemment, il avait raison. En effet, tous les hommes qui ont accepté la doctrine du Christ dans son sens simple et direct, et qui tâchent de vivre dans son esprit, sont unis entre eux par un réseau de communications « téléphoniques. » Ils n’ont qu’à s’approcher un instant de l’appareil téléphonique qui se trouve dans l’âme de chacun d’eux, pour s’unir aussitôt à la station principale, et de là entrer en communication avec n’importe lequel de leurs frères spirituels. Mais leur station principale ne se trouve pas dans tel ou tel individu comme l’imaginent ceux qui n’observent que superficiellement l’action de cette communication réciproque. Elle se trouve dans cette source générale de la vie dont le Christ dit : « Comme tu es en moi et moi en toi, Père, ils seront de même en nous. » Mais ceux qui ne croient qu’aux communications par les fils et qui n’ont que des moyens matériels d’atteindre leur but, ne peuvent comprendre cela.

Plusieurs sont poussés encore par cette idée fausse que Tolstoï est l’initiateur et le guide de tout ce qui se fait dans une certaine direction.

Dans la société et parmi le peuple, il se manifeste un mouvement qui, sous beaucoup de rapports, est tout à fait contre l’ordre existant. Dans certains cas, ceux qui participent à ce mouvement, refusent même de remplir les exigences des autorités. Le gouvernement et l’Église doivent forcément dénoncer ce mouvement comme mensonger et nuisible puisqu’au cas contraire il faudrait le reconnaître comme juste, et alors, logiquement, douter de la véracité des conceptions qu’ils n’ont pas la force de répudier.

Mais comment condamner un mouvement quand son principe fondamental est de faire le bien, de s’abstenir du mal, quand son seul motif est l’amour ? Comment formuler et justifier devant soi-même et devant les autres la persécution des hommes parce qu’ils tâchent de vivre bien ?

À quoi, à proprement parler, aspirent-ils ? Quels sont les indices selon lesquels on les reconnaît ? Ces hommes nuisibles et dangereux vivent laborieusement en tâchant de ne consommer pour eux-mêmes rien de superflu, et ils travaillent pour les autres, au lieu d’exploiter le travail de leur prochain ; ils ne veulent pas accumuler les richesses ni pour eux-mêmes, ni pour leurs enfants, en préférant donner ce qu’ils ont à ceux qui en ont besoin ; ils évitent de dominer les autres et veulent servir à tous ; ils ne boivent pas de vin, ne fument pas, tâchent d’être chastes et modérés en tout ; ils ne mentent pas, ils disent ouvertement la vérité ; ils défendent les opprimés au lieu de flatter les grands de ce monde. Ils s’abstiennent de l’accomplissement des coutumes dans lesquelles ils ne croient pas ; ils reconnaissent que, dans la lutte contre le mal, la colère et la violence nuisent, et que seule la douceur et la bonté aident ; ils désirent aimer tous et ne consentent à tuer personne ; ils n’osent pas agir contre la conscience, même quand, par la force ou les séductions, on veut les forcer d’agir ainsi ; ils préfèrent souffrir docilement les persécutions, les massacres, la mort même plutôt que de reculer de ce qu’ils croient la volonté de Dieu. Comment peut-on persécuter des hommes, pour cela ? Les condamner, ne démontre que sa propre insolvabilité.

Et cependant les y laisser tranquilles est impossible ; c’est trop dangereux pour l’État et pour l’Église. Que faire ? Il n’y a qu’une seule issue : se taire autant que possible, cacher la vraie réalité des choses, et, sans y toucher, les attribuer à l’influence d’un individu quelconque, qu’on pourra, tout en conservant les convenances et sans se compromettre, attaquer librement ; on peut appeler ceux qui participent à ce mouvement dangereux « les partisans » et « les agents » de cet homme et les persécuter non pour ce qu’ils font en réalité — non parce qu’ils tâchent de suivre la doctrine du Christ — mais « pour la propagande des idées de tel ou tel faux-maître ».

C’est ici que vient en aide cette opinion exagérée, que Tolstoï est le meneur d’un complot gigantesque contre l’État et l’Église. Tolstoï n’est pas le Christ, reconnu officiellement comme Dieu, et qu’à cause de cela il n’est pas aisé de contredire, ce n’est qu’un homme, capable comme tel, de s’entraîner et de se tromper. C’est pourquoi Tolstoï peut très facilement servir de tête de turc pour toutes les accusations et les attaques, surtout si l’on ne pénètre pas trop attentivement les motifs et les opinions, et c’est pour quoi on peut lui attribuer sans se gêner, si c’est nécessaire, ce qu’il n’a jamais pensé, ni dit, ni fait. Il suffit pour cela d’arracher de ses écrits quelques expressions, les plus fortes, de les grouper en se taisant soigneusement sur les autres idées qu’il a exprimées et qui sont nécessaires pour la représentation complète et exacte de sa pensée. On ne peut pas, évidemment, accuser des hommes d’aimer trop Dieu et leur prochain ; on ne peut pas non plus les punir pour la réalisation de cet amour. Mais regretter qu’ils soient devenus les victimes « des idées funestes de Tolstoï » ; accuser et haïr Tolstoï pour le « détournement » de ses partisans ; punir et persécuter les hommes pour la réalisation de la « doctrine de Tolstoï » ; interdire les écrits de Tolstoï ; expulser, renfermer ses amis, et en général par tous les moyens « détruire l’influence de Tolstoï », tout cela paraît tout à fait convenable, ne blesse aucune oreille et n’offense pas la conscience. Et voilà : sous l’enseigne de l’anéantissement « de la fausse doctrine de Tolstoï », la persécution du Christ et de ceux qui tâchent de le servir, passe très facilement, et sous l’aspect « de la lutte contre le Tolstoïsme » et de la répression « des crimes politiques » qui en résultent, on justifie les crimes du gouvernement et l’hypocrisie de l’Église.

Sans doute, tous ne trompent pas consciemment ainsi, eux-mêmes et les autres. Les uns, en effet, le font avec intention, mais les autres, sans réfléchir, suivent le courant général, et les troisièmes s’en tiennent soigneusement aux superstitions qui leur sont inculquées par l’éducation. Mais en tous cas, il est indiscutable que, dans cette affaire, du côté du gouvernement et des classes qui le soutiennent, domine le mensonge, conscient pour les uns et inconscient pour les autres, et que, seul, ce mensonge rend possibles, actuellement en Russie, l’accomplissement par les uns et l’admission par les autres, de ces persécutions que subissent les hommes semblables aux Doukhobors et aux autres martyrs du dévouement à la doctrine du Christ.




Ce même besoin des autorités, de se justifier quand on les accuse de persécuter des innocents, excite encore un autre grand malentendu concernant les Doukhobors et basé, cette fois, sur la calomnie directe contre eux. Cette calomnie consiste dans l’affirmation que les Doukhobors sont hostiles au gouvernement et que l’inaccomplissement de certaines exigences des autorités n’a pour motif que leur esprit de révolte.

En réalité, cette affirmation est absolument mensongère. Les relations des Doukhobors avec les représentants du gouvernement ne furent jamais hostiles. On le voit déjà en ceci que, pendant toute la période du séjour des Doukhobors au Caucase, les relations réciproques entre eux et le gouvernement furent des plus pacifiques et bienveillantes. Même les autorités supérieures avaient l’habitude de montrer aux Doukhobors de la confiance et du respect. Pendant leurs voyages à travers les villages doukhobors, elles recevaient d’eux le pain et le sel de bienvenue, échangeaient avec eux des saluts et savaient que ces hommes sont les plus inoffensifs, les plus fidèles et les plus sûrs de tous les habitants de ce pays et qu’ils ne se distinguent des autres que par une plus grande droiture, une plus grande franchise et une plus grande dignité humaine dans leurs rapports avec les autorités. Mais dès que le gouvernement eut la malheureuse idée d’exiger des Doukhobors ce qui est contraire à leur conscience, et que les autorités locales commencèrent à commettre sur eux des brutalités de toutes sortes, pour leur refus d’agir contre leur conscience, alors aussitôt, les autorités mêmes répandirent la calomnie sur l’attitude soi-disant hostile des Doukhobors envers le gouvernement et sur leurs idées de révolte et d’anarchie. Et sur ce terrain, tous les actes des Doukhobors, toutes leurs particularités, tous leurs traits caractéristiques, qui, auparavant, n’étaient interprétés faussement par personne, furent considérés comme une preuve de leur révolte contre les autorités.

Un de mes amis, qui était dans la suite impériale, pendant le voyage du Caucase de l’impératrice Marie Fédorovna, m’a raconté, comme preuve de cette soi-disant hostilité envers les autorités, que lui-même « a vu de ses propres yeux » les Doukhobors rester coiffés devant le train impérial et refuser d’enlever leurs chapeaux malgré les exhortations de tous les assistants. J’ai demandé à mon ami si l’Impératrice se montrait à la fenêtre du wagon pendant ce temps ? Il me répondit qu’il n’y a pas fait attention. Alors je lui ai expliqué que les Doukhobors considèrent le salut comme une coutume sacrée, exprimant la reconnaissance de l’esprit divin dans la personne qu’ils saluent, et que, grâce à cette particularité, ils saluent tout homme, seulement quand ils se rencontrent avec lui face à face, et que, donnant une si haute importance à cet acte, naturellement ils ne peuvent ôter leur chapeau devant une locomotive ou devant les wagons du train, sans voir la personne qu’ils saluent. Mon ami fut très heureux d’apprendre cela, puisque les autorités locales lui avaient expliqué la conduite des Doukhobors, d’une façon tout autre et désavantageuse.

Ce cas, minime en soi-même, prouve très clairement qu’en général, les malentendus désavantageux pour les hommes comme les Doukhobors, proviennent des personnes mêmes qui vivent avec eux mais qui ne connaissent pas suffisamment leurs coutumes et leurs particularités.

Les Doukhobors se distinguent par leur attention et leur respect envers chaque homme avec lequel ils ont affaire, mais en même temps, ils conservent toujours une dignité remarquable. L’instructeur les invite-t-il à l’interrogation ? ils viennent très volontiers chez lui, répondent logiquement à toutes ses questions mais, en même temps, ils s’assoient très tranquillement à côté de lui sur le banc. Leur montre-t-il l’exemple de l’Empereur qui encourage cette chose même qu’ils croient contraire à leur conscience ? les Doukhobors lui répondent avec calme que l’Empereur est un homme comme tous, capable de pécher et de se tromper. Le général, habitué à la flatterie, s’étonne, se révolte et voit dans cette conduite les indices indiscutables de l’anarchie. En réalité, il y a rien ici outre la simplicité, la franchise et la dignité.

En supportant les souffrances les plus terribles, les Doukhobors plaignent toujours leurs bourreaux : « Ô Dieu, pardonne à nos oppresseurs — disent-ils — sauve leur âme et détourne — les de la voie de l’injustice. »

En répondant à un chef qui leur demandait en quoi ils sont prêts à obéir aux autorités et en quoi ils refusent de se soumettre, un des Doukhobors dit : « Donnez-nous dans la main la plus petite pierre et ordonnez-nous de la jeter sur un homme, nous ne pouvons le faire, mais ordonnez-nous de transporter d’un endroit à l’autre la pierre la plus lourde, nous le ferons très volontiers. »

Ces paroles expriment très exactement le caractère de cette « révolte contre le gouvernement » dont les représentants du pouvoir accusent les Doukhobors. Ces représentants ne comprennent pas la conduite des Doukhobors et ne sont pas capables d’apprécier la pureté enfantine du cœur et la noblesse rare de ces hommes remarquables.

III

Je ne puis admettre la pensée qu’au nombre de ces hommes d’État, desquels dépend maintenant le sort des Doukhobors, il ne se trouve absolument personne pour faire attention à leur situation terrible. Il est difficile de croire que parmi ces personnes il ne s’en trouve pas qui veuillent enfin, attentivement et sans parti pris, examiner cette affaire et aider à la cessation des persécutions d’un peuple entier ; persécutions qui ne peuvent être utiles à personne.

La vérité sur la situation des Doukhobors persécutés ne viendra-t-elle pas jusqu’à l’un de ces personnages qui disposent de l’influence nécessaire ? Est-ce que son âme ne tressaillira pas à ce qui se découvrira à ses yeux, et n’aura-t-il pas honte pour les actes du gouvernement qu’il sert, n’aura-t-il pas horreur de sa participation à ces actes horribles et, enfin, n’aura-t-il pas pitié, tout humainement, de ces hommes qui souffrent ?

Et si cela est possible, si dans le cœur d’un tel homme naît une étincelle de pitié, alors, il ne pourra pas et il ne voudra pas se tranquilliser tant qu’il ne remplira pas tout ce qui est en son pouvoir pour faire cesser les horreurs commises et améliorer le sort des victimes de ces horreurs.

Dans sa situation d’homme d’État, il tâcherait sans doute de trouver une issue telle que les intérêts de l’État n’aient pas à en souffrir, et une telle issue existe.

Le premier pas nécessaire, pour cela, consisterait à expliquer la situation générale des choses et à établir les rapports réguliers du gouvernement envers les hommes qui ne peuvent pas, par leur conscience, prendre part au service militaire. Jusqu’ici, le gouvernement les regardait comme des criminels et les persécutait comme des ennemis de l’ordre social. Et cependant un semblable rapport envers ces hommes est tout à fait sans aucun fondement et sert de base à tout malentendu.




Actuellement la conscience humaine est arrivée déjà jusqu’à la reconnaissance du principe de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience. Ce principe est maintenant si universellement admis, que même en Russie il y a peu d’hommes qui osent le discuter ouvertement ; et les fanatiques les plus extrêmes de l’orthodoxie, les hommes qui se distinguent le plus par leur intolérance, trouvent nécessaire de déclarer solennellement à toute l’Europe que la liberté de conscience existe chez nous, et même au plus haut degré que dans tout autre pays.

Toutefois, en même temps, la possibilité de violer sans obstacle ce principe qu’on proclame, est garantie par deux amendements artificiels ; premièrement, dans la Russie, la liberté de conscience est reconnue, mais non la liberté de propagande ; et deuxièmement, avec la pleine liberté de conscience, chez nous, on ne peut pas admettre la violation des exigences de l’État.

La question ainsi posée paraît au premier abord tout à fait raisonnable, et malheureusement beaucoup ne remarquent pas la contradiction qu’elle cache.

Tous savent qu’une des conditions indispensables de toute foi sincère consiste non seulement dans le besoin moral, invincible, de traduire aux autres ce que l’on croit la vérité et le bien, mais aussi dans le devoir sacré d’y consacrer sa parole et sa vie.

C’est pourquoi, tout homme vraiment croyant sera toujours, et ne peut ne pas être un propagateur de sa foi. Il n’y a que celui qui ne croit pas loyalement ou même qui ne croit pas du tout, c’est-à-dire qui est indifférent à la vérité qui puisse ne pas être un peu apôtre. C’est-à-dire que le premier amendement, si on l’exprime franchement et simplement, signifie qu’en Russie, la tolérance religieuse n’est admise qu’envers les hommes qui ne croient pas franchement ou ne croient pas du tout.

Tous savent aussi qu’une autre condition indispensable de toute foi sincère consiste à reconnaître pour soi-même l’obligation de l’obéissance au principe auquel on croit, avant d’obéir à toute autre prescription humaine. Évidemment, quand les exigences de l’État sont contraires à ce que l’homme reconnaît pour la volonté de Dieu, s’il est sincère et honnête, il croit obligatoire pour lui d’obéir aux exigences de sa conscience, fallût-il pour cela renoncer à accomplir les prescriptions gouvernementales qui les contredisent. C’est pourquoi le deuxième amendement, exprimé franchement, signifie qu’en Russie, la liberté de conscience n’est admise que pour les hommes qui placent les ordres des « autorités » plus haut que les exigences de Dieu.

En un mot, la tolérance telle qu’elle existe en Russie ne permet à l’homme, qui est en désaccord avec l’Église et le gouvernement, ni d’exprimer par les paroles, ni de réaliser en actions ce qu’il croit ; mais, par contre, elle lui permet de penser ce qui lui plaît, c’est-à-dire qu’elle ne lui défend pas la seule chose qu’il est impossible de défendre. Et si étrange que cela paraisse, beaucoup d’hommes sincères, en s’accrochant au hameçon de ce sophisme habile, croient naïvement à la fiction qu’existe en Russie a tolérance religieuse.




Ainsi les hommes d’État qui désirent établir un rapport un peu équitable envers ceux qui, par conviction religieuse, sont réfractaires, doivent avant tout reconnaître absolument et ouvertement que, parmi les hommes, il existe et se répand une conception religieuse de la vie, d’après laquelle l’homme ne peut, en conscience, participer ni au service militaire, ni aux autres formes de la violence gouvernementale en général il ne peut se croire absolument tenu aux exigences de l’État, basées sur des principes que sa religion n’admet pas. En reconnaissant ce fait, il ne faut ni compter ces hommes parmi les criminels, ni tâcher de les faire agir contrairement à leur conscience, ni les persécuter comme des malfaiteurs, mais il faut compter avec ce fait comme avec la manifestation religieuse inévitable de la conscience humaine qui progresse, et à la base de laquelle sont les motifs les plus sages, les meilleurs, les plus moraux, et qui, par cela, ne peuvent absolument amener à rien de mal. Il faut principalement comprendre et reconnaître ce que, dans son âme, chaque homme honnête reconnaît admirablement, à savoir qu’on peut tâcher de dissuader des hommes de telle ou telle de leurs convictions qu’on ne partage pas soi-même, mais qu’il est immoral et malhonnête de désirer que les hommes ayant certaines convictions agissent contre leur conscience sous n’importe quelle pression extérieure. Il faut comprendre et reconnaître que, quelles que soient les institutions locales et gouvernementales de tel ou tel pays, l’abdication des exigences de la conscience, pour éviter les souffrances ou recevoir des récompenses, n’est pas et ne peut être un profit pour ce pays, mais toujours un vrai dommage en augmentant le nombre des membres malhonnêtes, nuisibles et dangereux de la société.

Il est temps, pour les représentants du pouvoir gouvernemental russe, de se débarrasser de l’idée erronée, mais si profondément ancrée en eux : que le peuple existe pour l’État. Il est temps de comprendre que pour des hommes qui défendent ce pouvoir, la seule justification de son existence, à leur propre point de vue, ne peut être actuellement que le souci du bien du peuple, c’est-à-dire la reconnaissance de l’existence de l’État pour le peuple. Aussi, le but de chaque gouvernant éclairé, qui ne veut pas être au-dessous du niveau moral et spirituel de son temps, serait-il de suivre, avec attention et respect, le développement de la conscience dans son peuple, le mouvement social progressif, chaque nouvelle manifestation du besoin des individus ou d’un groupe d’individus pour une vie meilleure, supérieure, plus morale et plus aimante, et, en suivant attentivement ces événements, d’élargir soigneusement les cadres des anciennes conceptions de l’État, qui sont devenus pour eux trop étroits et ne permettent pas le développement libre de chaque aspiration noble.

Et si l’on se place à ce point de vue plus éclairé, pour ce qui est du mouvement des Doukhobors, mouvement remarquable par son élévation morale, il faudrait ne pas chasser, ne pas persécuter, ne pas arrêter, ne pas détruire ces meilleurs hommes de notre temps, ne pas tâcher de les faire disparaître de la terre à cause de l’impossibilité de les faire pénétrer, par la force, dans les formes de l’État déjà surannées ; mais il faudrait prendre le soin d’animer, d’élargir, d’améliorer ces formes de façon qu’elles fussent au niveau de l’exigence du temps et pussent sinon embrasser, du moins ne pas gêner le développement de ce mouvement heureux, honneur du peuple russe et bienfait pour toute l’humanité. Il ne faut pas avoir peur que telle ou telle autre forme du gouvernement puisse souffrir du développement libre d’un tel mouvement, mais il faut craindre que la forme existante, par son retard, ne soit un obstacle à la réalisation de ces rapports meilleurs, plus justes et plus raisonnables, entre les hommes, que ce mouvement introduit dans la vie humaine.

Ainsi raisonnerait sans doute un gouvernant éclairé, s’il existait, et en y conformant ses actes, il rendrait à son pays le plus grand service que, dans sa situation. il pût lui rendre. Et en même temps, il se convaincrait bientôt, par l’expérience, que telle façon d’agir ne conduit à aucune catastrophe sociale, malgré toutes les craintes des fonctionnaires russes, qui ont déjà vécu leur temps et qui sont élevés dans les traditions sauvages, asiatiques, de l’abus gouvernemental, sans frein, ne s’adaptant à rien et ne s’arrêtant devant rien.




Récemment, un nouveau Résident fut nommé au Caucase, et il se mit activement à y établir l’ordre, au point de vue gouvernemental. On dit qu’il n’approuva pas la conduite de l’administration locale dans ces derniers conflits avec les Doukhobors, et l’on put alors espérer, qu’avec cette nomination, s’améliorerait la situation des Doukhobors au Caucase.

En effet, le nouveau Résident, prince G. S. Golitzine, prenant connaissance, encore à Pétersbourg, de l’affaire des Doukhobors, exprimait ouvertement cette opinion que les autorités locales avaient commis dans cette affaire une série de fautes déplorables en agissant avec cruauté et avec un étrange sans-gêne. Mais à cela, il ajoutait qu’on ne pouvait revenir sur le passé et réparer les fautes anciennes. Et en effet, il continua tranquillement à diriger les persécutions contre les Doukhobors, sans faire la moindre tentative pour réparer les injustices et les cruautés qui, il l’avoue lui-même, sont les suites d’anciennes fautes administratives. Une telle opinion sur le danger — c’est-à-dire le non-désir — de réparer les anciennes fautes du gouvernement, quand elles sont liées avec la reconnaissance officielle et avec l’abdication des anciennes dispositions, est très répandue parmi les fonctionnaires russes. Il existe même dans ce milieu un cliché : « l’Empereur doit toujours avoir raison ». Les hommes qui tiennent à ce principe s’imaginent soutenir ainsi la stabilité et l’inviolabilité du prestige de l’état, ne soupçonnant pas que la possibilité d’affirmer tel principe, tout au contraire, ne témoigne que de l’instabilité de ce prestige et de la dépravation morale du milieu qui s’efforce à le soutenir par tels moyens. Dans les époques anciennes, quand le principe monarchique correspondait plus ou moins au niveau du développement social de cette époque, — et c’est pourquoi il était relativement très solide, — personne ne trouvait qu’il fût besoin d’une telle élévation artificielle du monarque au rang de demi-dieu impeccable. Au contraire, on lui attribuait toutes les qualités humaines et entre autres la possibilité de se tromper. Parmi les anecdotes historiques de cette époque de monarchie réelle et non artificiellement échafaudée, on conserve beaucoup de récits que tel ou tel autre Roi, ou Empereur, ayant commis par erreur, ou dans un moment d’emportement, une injustice ou une cruauté, se repentait ensuite publiquement de plein gré et sans crainte, et par cela, ne faisait qu’augmenter en ses sujets les sentiments d’estime et de dévouement envers lui. Mais en notre temps, le serviteur de l’Empereur russe affirme ouvertement que ni lui ni son gouvernement, dans aucun cas, ne peuvent officiellement reconnaître leur faute. Si l’autorité de l’autocratie actuelle a besoin d’un tel mensonge, n’est-ce pas un indice clair qu’elle perd du terrain et a besoin de soutien artificiel ?




Il en va de même avec les Doukhobors. Si parmi les hommes d’État qui prennent part à cette affaire, il s’en trouvait un seul capable de se guider par sa conscience et par sa raison plus que par le souci de soutenir artificiellement le prestige gouvernemental (qui, à vrai dire, n’y gagne rien, mais y perd), il conseillerait sans doute au gouvernement de reconnaître les fautes commises et de rétablir pour les Doukhobors la situation dans laquelle ils vécurent tranquilles et heureux pendant cinquante ans, et sans nuire au gouvernement.

Il reconnaîtrait, tout d’abord, que le recrutement forcé des Doukhobors au service militaire, qui est contraire à leur conscience, était la mesure non seulement immorale mais inhabile et désavantageuse pour le gouvernement même ; et il trouverait que l’issue la plus noble, et en même temps la plus sage de cette difficulté, est dans l’abrogation immédiate d’une loi injuste et néfaste.

Il conseillerait aussi de rétablir la situation primitive : de ramener les familles exilées dans leurs villages natals, de rendre à leurs orphelins, les Doukhobors arrachés de leurs familles et exilés en pays lointain, de restituer le bien social des Doukhobors volés par le lucre des autorités locales et, cela fait, de déclarer aux Doukhobors que s’ils vivent à l’avenir tranquillement et pacifiquement comme ils vivaient avant, le gouvernement agira envers eux humainement.

Récemment, le gouvernement déclara officiellement aux Doukhobors, en réponse à leur requête, qu’il leur était permis d’émigrer de la Russie en Angleterre ou en Amérique. Et en effet, outre qu’aucun gouvernement n’a le droit de défendre aux hommes d’émigrer s’ils le désirent, l’émigration est, dans ce cas, pour le gouvernement même, la solution la plus commode.

Par les mêmes causes, c’est-à-dire, par justice et pour son propre avantage, le gouvernement devrait permettre l’émigration à chaque individu qui ne peut pas, par conscience, remplir telle ou telle autre exigence du gouvernement. Retenir de force en Russie les hommes qui n’y veulent pas rester, c’est presque impossible, et ce ne serait possible qu’en transformant le pays en une vaste prison.

Il faut encore prendre en considération que les Doukhobors, étant ruinés, ne peuvent émigrer avec leurs propres ressources. Puisqu’ils sont ruinés par le gouvernement russe, alors la justice la plus élémentaire demande que ce même gouvernement leur fournisse les ressources nécessaires pour l’émigration. Les co-penseurs des Doukhobors, dans les autres pays, principalement les Quakers anglais et américains, réunissent déjà des fonds pour aider à leur émigration. Le moins que demande, du gouvernement russe, la justice la plus élémentaire, c’est qu’il y aide de son côté et qu’il supplée aux ressources manquantes pour réaliser le plus rapidement possible cette émigration dont l’ajournement de quelques années serait fâcheux pour les deux parties.

On dit qu’un projet d’émigration des Doukhobors au compte de l’État, aux frontières de la Russie asiatique, pour la « russification » des pays voisins des possessions russes, a été discuté dans le milieu officiel. On proposait, paraît-il, « d’utiliser » les Doukhobors à ce but. Par les considérations politique, cette idée pouvait peut·être passer dans l’esprit de tel ou tel homme d’État. Mais si ces personnes se rendaient compte de la vraie signification de leur désir de tirer un profit pour l’État des martyrs restés vivants, je pense qu’elles rougiraient de honte. Ce n’est pas à l’utilisation des Doukhobors et aux nouvelles violences contre eux que le gouvernement doit maintenant penser, mais uniquement aux moyens d’expier une minime partie de sa faute, énorme envers eux, en facilitant l’émigration des victimes vers où elles-mêmes trouveront plus commode d’émigrer.

Aider à l’émigration libre des Doukhobors et cesser toute violence sur la conscience de ceux d’entre eux qui, par telle ou telle cause, doivent encore rester en Russie, voilà le moyen le plus simple, et le plus efficace de trancher immédiatement l’affaire des Doukhobors, affaire qui se présente au gouvernement si complexe et si difficile, uniquement parce que, jusqu’ici, il a craint de l’envisager loyalement et humainement.

Cette façon d’agir, outre qu’elle serait, de la part du gouvernement, la plus morale, serait au point de vue pratique la plus efficace. Au point de vue moral, bien qu’elle ne puisse ressusciter ces centaines d’êtres humains qui ont perdu la vie, ni sécher les larmes de leurs orphelins, au moins par elle, le gouvernement mettrait fin à cette persécution inhumaine des innocents, persécution qui se continue encore. Au point de vue pratique, le gouvernement verrait bientôt que tout se passerait bien comme avant le malentendu excité par lui-même.




Mais le malheur c’est que le système du gouvernement actuel en Russie est trop en retard sur ce degré de développement moral que, volens nolens, ont atteint ceux mêmes qui font partie du gouvernement. C’est pourquoi, en reconnaissant la contradiction complète entre leur conception morale et leur activité gouvernementale, tout en conservant parfois un certain guide moral pour leur vie privée, d’un autre côté, ils mettent en principe la proposition que le principe moral ne peut et ne doit être appliqué aux mesures gouvernementales pour lesquelles, comme bases, doivent servir uniquement les intérêts de l’État lui-même.

La confirmation évidente de ce fait est fournie par l’attitude, envers les Doukhobors du Caucase, de ces représentants du pouvoir, entre les mains desquels se trouve actuellement leur sort. Et cependant, quelques-uns des représentants du pouvoir russe ont déjà la conscience assez développée pour pouvoir apprécier et estimer le réfractaire. Cela est évident d’après leurs rapports avec les Quakers anglais. Des députations de la société des Quakers sont venues maintes fois en Russie et ont été reçues par les tsars russes avec cette bienveillance et cette estime qu’ils se sont acquises partout. Or, les Quakers pensent tout à fait comme les Doukhobors, quant au service militaire, et, évidemment, les mêmes hommes d’État russes, qui sont assez éclairés pour estimer et accueillir les Quakers, ne peuvent en effet croire vicieux ou criminels leurs propres compatriotes qui agissent de la même façon. N’est-il pas clair que l’attitude tout à fait autre de ces mêmes gouvernants russes envers les Doukhobors ne vient pas du tout de leur incapacité à apprécier les vraies qualités des Doukhobors, mais seulement de ce qu’ils ne savent pas défendre autrement les intérêts de l’État qu’on suppose menacés par la conduite des Doukhobors.

Quant à cette peur de la violation des intérêts de l’État, en réalité, elle est tout à fait chimérique, au moins dans les pays dont l’organisation est capable de se développer en accord, avec les exigences du temps. En Angleterre par exemple, deux cents ans avant, le gouvernement persécuta cruellement ces mêmes Quakers en s’imaginant aussi qu’ils étaient dangereux pour le gouvernement. Mais le temps est passé ; le développement de l’humanitarisme et de la tolérance religieuse a vaincu et on a laissé tranquilles les Quakers en leur reconnaissant le droit de vivre selon leur conscience. Eh quoi ! non seulement la tranquillité de l’Angleterre n’en a pas souffert, mais au contraire, dans le dernier siècle, elle a beaucoup augmenté. Et chez nous-mêmes, en Russie — c’est la preuve la plus éloquente — on a laissé tranquilles les Doukhobors pendant cinquante ans, et pendant tout ce temps, il n’y eut, de leur part, aucune difficulté pour l’État. Ces complications, toutes ces souffrances et toutes ces sauvageries naquirent seulement quand le gouvernement voulut violenter leur conscience. Est-ce que les conceptions des hommes d’État russes sont faussées au point qu’ils croient humiliant pour eux, ou dangereux pour l’État, de réparer la faute commise en rétablissant les Doukhobors dans leur situation ancienne qui satisfait tout le monde ? Est-ce que le dévouement des hommes d’État russes aux règnes précédents est si aveugle qu’ils persévèrent dans leur service de l’ours en soutenant, coûte que coûte, la triste faute commise alors et qui eut des suites si peu désirables et si douloureuses sous tous les rapports ? Et cependant, il semblerait si simple, si facile pour le gouvernement d’abroger avec courage, l’ordre qui prouve en fait son insolvabilité, de se débarrasser lui-même de ces difficultés en délivrant des hommes innocents des persécutions et de l’anéantissement.

En tout cas, cette abrogation est pour le gouvernement le seul moyen d’effacer la tache honteuse qui frappe tous les yeux et dont, avec horreur, honte et dégoût, se souviendront non seulement les générations futures, mais les propres enfants de ceux qui commettent et autorisent ces crimes.



Dans cette série de crimes, les plus honteux pour notre temps, et qui se commettaient sans obstacle, à la lumière du jour, sur des hommes inoffensifs qui ne veulent pas consentir à agir contre leur conscience, le gouvernement russe semble avoir pris à tâche de montrer à l’humanité jusqu’à quel degré de cruauté peuvent atteindre les représentants de l’autocratie, devenus fous du pouvoir. Ici, furent pratiqués les traitements variés de la cruauté la plus extrême et la plus insensée et les abus sans frein dont les hommes sont capables.

On a arraché des milliers d’êtres humains de leurs foyers ; on les a détenus par la force et déportés dans de telles conditions qu’il ne leur reste qu’à souffrir de la faim, tomber malades et mourir ; on a infligé l’incarcération et la détention perpétuelle à des centaines de pères de famille, à des jeunes gens, tous hommes forts et sains, et, par ce moyen, les familles sont privées du travail de beaucoup de mains, nécessaire à leur existence ; on a ordonné et fait des attaques de cavalerie contre les réunions de prières, où se trouvaient des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants sans armes. Les autorités, pour outrager la dignité d’hommes très respectables, faisant étouffer les chants des psaumes par les chants obscènes des soldats ; le massacre des habitants pacifiques jusqu’à demi-tués par les nogaiki, la flagellation, le viol de femmes inoffensives, dépouillées de tout vêtement, le lent assassinat des hommes par la fustigation et les verges épineuses, par les instruments de torture, par le bataillon disciplinaire, par la privation d’air, de mouvement et de nourriture saine dans la prison, l’assassinat de centaines d’autres hommes par la famine, par le froid et par les maladies terribles, aiguisés par les détestables conditions physiques auxquelles ils ont été soumis de force ; l’internement des prisonniers mourants dans les cachots, en plein isolement ; la défense faite aux parents, aux femmes et aux enfants venus leur dire adieu avant la mort, de pénétrer auprès d’eux ; des jeunes gens arrachés du sein de leur famille pour être envoyés en déportation, pour dix-huit ans, dans les plus terribles trous de la Sibérie d’Orient : voilà quelques exemples des diverses mesures appliquées par le gouvernement russe aux hommes laborieux pour leur refus de tuer leur prochain.

Pour être juste, il convient de remarquer ici que ces crimes et ces cruautés n’ont pas toujours mérité un encouragement égal de la part du pouvoir suprême. Quelques-uns, comme par exemple le viol des femmes par les soldats, étant venus par hasard jusqu’au oreilles de l’Empereur, ont eu pour résultat la punition des commandants des régiments auxquels ces soldats appartenaient.

Mais il faut dire aussi que le mécontentement du pouvoir suprême n’était excité que par quelques actes privés, et d’apparence surtout grossière, des autorités locales, mais non par l’illégalité morale de tous ces massacres et par la destruction en masse des hommes pour leur fidélité à leurs convictions. En outre, la tentative même d’opposer les punitions isolées à cette brutalité générale des hommes, résultat inévitable d’un régime sauvage, frappe par sa naïveté. C’est la même chose que de tâcher d’éteindre le feu par le feu ou de tarir l’eau par l’eau. Le pire de toute cette révoltante affaire, ce n’est pas qu’un malheureux officier de Cosaques quelconque, dégradé par l’éducation militaire et le milieu soldatesque, en soit venu à un tel point que, quand le gouverneur de province lui a montré la nécessité d’agir « le plus sévèrement » envers la population qu’il fallait « dompter », il ait dépassé un peu les ordres donnés et se soit permis, ou ait permis à ses subordonnés de commettre des actes qui, — à son propre étonnement — ont excité la désapprobation des autorités supérieures. Comparativement avec ce manque de tact fortuit, d’un homme en particulier, on jugera beaucoup plus importante et plus terrible cette influence dégradante du service militaire qui réduit les soldats à un tel état de sauvagerie, que l’expédition d’un détachement logé dans le village s’appelle par l’autorité militaire elle-même « l’exécution » et devient pour les habitants le point de départ des plus grands maux.

Mais ce n’est pas encore le plus terrible. L’influence néfaste de tout principe mensonger ne se montre pas sous son jour le plus vif dans cet état de grossièreté extérieure, assez tangible pour que l’on constate jusqu’à quel point il peut atteindre les hommes « non éclairés », trompés toute la vie et incapables, même par ouï-dire, de savoir ce que c’est que la vraie instruction. Cette influence dépravante du principe mensonger apparaît avec sa plus grande évidence chez les hommes les plus éclairés, et qui connaissent au moins la conception chrétienne de la vie. Ainsi, dans ce cas, toute la profondeur de l’influence dégradante du principe actuel, du principe militaire et gouvernemental, éclate dans cet état d’âme qu’il imprime aux malheureux représentants des susdites classes supérieures civilisées, qui sont doués d’une certaine finesse de perception, et surtout d’une capacité, pas encore tout à fait usée, de distinguer le bien du mal. Toute l’horreur de cette situation tragique dans laquelle se trouve notre société se montre avec la plus grande force, non dans la contemplation grossière d’un capitaine sauvage, irresponsable, non dans les actes bestiaux de soldats tout à fait abrutis et même irresponsables mais dans ceci : que les hommes sensibles, instruits, souvent bien pensants, qui savent ce qui se passe chez les Doukhobors, peuvent tranquillement se mettre à table, se coucher, caresser leurs enfants, sans dire le mot qui dépend d’eux et qui pourrait aider à faire cesser les souffrances de leurs frères persécutés.

Comment ne se révoltent-ils pas de ce qui se fait en leur nom ? Comment ne se hâtent-ils pas de donner des ordres pour faire cesser ces horreurs ? Comment peuvent-ils indifféremment, l’un après l’autre, répéter comme apprise par cœur, la phrase que c’est « triste, regrettable » mais « qu’il ne peut pas en être autrement ? » Pourquoi aussi humilient-ils et oppriment-ils leur âme en s’inclinant si servilement devant les opinions et les traditions des hommes qui ont vécu leur temps ?… Il suffit de se poser ces questions pour voir, non pas même en théorie, mais clairement, en pratique, toute l’influence étouffante, diabolique, sur une âme humaine, de ce principe du militarisme gouvernemental avec tous les sophismes de l’Église et de la science qui le justifient.




Je m’adresse à vous, lecteurs du monde officiel, et au nom du Dieu de miséricorde et d’amour, je vous supplie de faire attention à ce qui arrive en ce moment à vos frères, sous l’aile du pouvoir auquel est liée votre activité.

Entrez pour un moment dans la situation de ces hommes qui souffrent et qui périssent parce qu’ils ne veulent pas agir contre leur conscience. Imaginez ces femmes qui pleurent sans consolation d’avoir été séparées par force de leurs maris ; ces enfants qui tombent malades et meurent faute de nourriture ; ces mères qui se tiennent à peine debout et qui soignent leurs enfants mourants et les ensevelissent l’un après l’autre ; ces adolescents vigoureux, arrêtés comme criminels parce que, suivant les traditions de leurs ancêtres et les exigences de leur conscience, ils n’osent pas devenir des assassins, et qui après des supplices, dont nous-mêmes ne pouvons nous faire idée, sont installés malades et épuisés à trois mille kilomètres de leurs familles ; ces pères de familles déportés depuis onze ans et qui n’ont pas vu leurs femmes et leurs enfants ; ces malheureux dénonciateurs avilis par la peur et par l’argent et qui, comme le racontent les témoins oculaires, tâchent, avec le vin, le tabac et la débauche, d’étouffer ces souffrances d’enfer qu’ils éprouvent dans leur âme. Imaginez-vous tout cela pour un moment, et alors, non devant les hommes, ni devant l’État ou l’Église, mais devant Dieu, répondez-nous : le faut-il ainsi ou non ?

Toutes ces horreurs ne sont même pas nécessaires à la gloire de l’État ou de l’Église au nom desquels vous étouffez en vous les exigences de votre cœur. Et si ces horreurs sont en effet nécessaires, n’est-ce pas la meilleure preuve que le principe même n’est pas très solide et qu’au moins, il y a quelque chose en lui qui ne fonctionne pas bien et qui demande des réformes ?

Au nom de tout ce qui vous est cher et sacré, au nom de votre pauvre âme asservie, je vous supplie de vous réveiller de la torpeur qui vous a envahis et de vous hâter de tendre la main et de venir en aide à vos frères suppliciés pour avoir cru en la possibilité de l’amour de Dieu et du prochain, et qui se sont décidés à souffrir et à mourir plutôt que de renoncer à cet amour.

Pour l’amélioration du sort de ces martyrs et principalement pour votre propre bien spirituel, que Dieu veuille qu’il se trouve parmi vous des hommes capables de sentir la pitié courageuse envers vos frères et la révolte hardie contre l’erreur commise envers eux, des hommes capables de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour amener la cessation de ces horreurs et la délivrance de ceux qui souffrent.

Purleigh, 16 juin 1898.
V. Tcherktov.
  1. Écrit en 1898
  2. « La cruauté inutile », « Au secours », « La situation des Doukhobors au Caucase en 1896 », « Les lettres de P. V. Olkhovik ».
  3. Le lecteur ne doit pas oublier que cet article date de 1898, c’est-à-dire avant l’émigration des Doukhobors au Canada. N. d. T.