IV

Les années suivantes, 1524 et 1525, sont marquées surtout par l’achèvement de deux grandes toiles religieuses destinées toutes deux à ce couvent des Frari qui possédait déjà l’Assomption ; la première, à la chapelle de saint Nicolas, la seconde, à un autel latéral de la principale église, deux œuvres de vastes dimensions. Titien y développa le principe de composition libre et toute pittoresque, qu’il avait essayé dans le Saint Marc, et qui remplaçait la sévère ordonnance des Primitifs. Le Saint Nicolas fait aujourd’hui partie de la collection du Vatican ; mais la partie supérieure de la toile, primitivement cintrée, a été retranchée, on ne sait pourquoi, et, du même coup, le foyer d’où s’épanchait la lumière. Pour la somptuosité du coloris et la puissance des sonorités, le Saint Nicolas est un des chefs-d’œuvre de Titien. Il caractérise fort bien sa manière de parler à l’esprit par des moyens purement pittoresques, par des arrangements que règlent le rythme de la lumière et la modulation des couleurs.

La clarté qui émanait du haut de la toile, effleure en passant le front de la Vierge penchée sur l’enfant, baigne le corps délicat de Jésus qui sourit, et la face antérieure des nuages ; de là, comme une vague qui s’enfle et retombe, elle s’exalte ou s’apaise sur les personnages groupés dans la rotonde d’une basilique en ruines. À droite, la lumière la plus vive revêt la nudité pâle de saint Sébastien ; elle glisse doucement sur les robes de bure grise de saint François et de saint Antoine de Padoue, vu de dos, un lis à la main ; elle chante sur le manteau jaune clair à la doublure violette, sur le front découvert et la barbe blanche de saint Pierre, pour éclater en magnifiques accords sur la chape bleu sombre doublée de rouge et brochée d’or de saint Nicolas, majestueux vieillard qui, la crosse en main et le livre ouvert, lève vers le ciel sa belle tête chenue ; et cette arabesque sinueuse, cette onde sonore, vient mourir en éclats atténués, aux safrans, aux lilas fleuris, au profil délicat et penché de sainte Catherine, qui passe au second plan, comme une ombre modeste et charmante.

La Vierge de Pesaro, tableau votif commandé par l’évêque de Paphos, n’est ni moins originale, ni moins imposante. Titien se conforme à la tradition, mais il l’élargit, en assignant une importance toute nouvelle au ciel et à l’architecture ; donnant ainsi à ce thème que l’on traitait d’ordinaire en dimensions restreintes, une grandeur monumentale et décorative. Le naturel et l’ampleur de la composition pittoresque, la montée oblique des formes, la beauté du paysage architectural, tout annonce l’apogée d’un art qui garde quelque chose des sévérités anciennes, mais qui fait pressentir déjà les gaietés opulentes et triomphales de Véronèse.

Si, dans le domaine religieux, Titien fut, au moins une fois, plus pathétique, jamais il ne s’est montré plus grave ou plus sobrement magnifique. Ces deux œuvres de sa vigoureuse maturité marquent l’apogée de sa carrière. L’importance qu’il attachait à la première nous est attestée par le fait qu’il l’a lui-même gravée ; les recherches qui précédèrent l’exécution de la seconde, par les dessins et les esquisses peintes qui lui servirent de préparation. La période d’une trentaine d’années qui va de 1516 à 1546 et un peu au delà nous montre Titien dans la plénitude de son génie et dans toute la force de sa production.

En même temps qu’il travaillait pour les églises, Titien ne cessait de satisfaire aux goûts de ces princes lettrés et artistes qui ont donné une si heureuse impulsion à la Renaissance italienne. Dès l’année 1518, nous le voyons en relations avec un neveu d’Alphonse d’Este, Federico Gonzaga, marquis de Mantoue. Ce prince, de manières fines et caressantes, passionné d’art, eut pour le maître les plus délicates attentions, fut pour lui un ami autant qu’un protecteur. La Mise au Tombeau du Louvre fit primitivement partie de la collection des Gonzague.

Au point de vue du sentiment religieux, la Mise au Tombeau peut être considérée comme le chef-d’œuvre de Titien. Nulle part, il n’a mieux adapté le langage des formes et des couleurs à l’expression morale d’un sujet ; nulle part, il n’a été à la fois plus sensible, plus savant et plus fleuri. Il y a une manière qui est toute italienne, d’émouvoir et de loucher jusqu’aux larmes par le sentiment de la beauté, et d’appliquer aux thèmes les plus douloureux, les plus enivrantes cadences. Un cadavre bien-aimé que l’on porte avec précautions ; dans l’atmosphère d’or d’un soir d’été, l’heure de la séparation suprême ; une douleur déchirante qui meurt et s’épuise comme la lumière du jour s’apaise dans l’azur vespéral ; toute la gamme des sentiments humains, la précaution attentive des porteurs ; la souffrance contenue de l’amitié, le grand cri de l’amour et la maternité affaissée et palpitante, cela déjà est singulièrement beau d’arrangement sculptural et d’arabesque lumineuse ; mais c’est la couleur qui donne à cette œuvre son charme suprême. Les tons qui s’opposent se complètent et se fondent, ont une amplitude, une vibration longue et sonore dans l’ambiance opulente et chaude qui les rassemble. À cette date, le coloris de Titien possède tous ses éléments, et toute sa consistance. Par un emploi de plus en plus savant et calculé du clair obscur, il a gagné en profondeur ; il vient de plus loin, il jaillit avec plus de force grave et de charme enveloppé : la matière s’est enrichie, a pris une contexture plus serrée ; tout est à la fois plus dense et plus subtil. Ce sont ces qualités de métier qui permettent d’attribuer à cette époque une toile de la Pinacothèque de Munich, particulièrement riche, sombre et vibrante, et d’une très libre facture ; une Vierge toute jeune et naïve, avec l’enfant et saint Jean-Baptiste, dans l’ombre d’une grotte : à droite, un vieillard (sans doute le dona


Cliché Hanfstaengl.
PAYSAGE.
(Buckingham-Palace.)

teur, car c’est visiblement un portrait) dont le profil se découpe sur un ciel clair.

En ces années, les relations de Titien avec Mantoue et Ferrare sont de plus en plus étroites et fréquentes. Au marquis Federico, il offrait, en 1527, les portraits de deux personnages notables, celui de Girolamo Adorno, jurisconsulte ami du marquis, et celui du fameux Pierre Arétin. Ce personnage fort décrié depuis et dès lors moins estimé que craint, ce patron des maîtres chanteurs s’était réfugié à Venise. Dans une société voluptueuse et peu embarrassée de scrupules, il régnait par son cynisme hardi et par ses impudentes adulations, tirant de grasses prébendes de l’amour-propre et de la pusillanimité des grands. Malgré sa basse naissance et sa culture médiocre, l’Arétin, de verbe haut et de verve sonore, d’intelligence souple, en imposait par ses allures décidées et son imperturbable assurance. Il devint à Venise l’arbitre des réputations et des élégances. Il avait du brillant dans l’esprit, un vif sentiment de l’art, une rare désinvolture. Sans doute, il séduisit Titien par son savoir-faire et par une admiration à la fois intéressée et sincère, en le persuadant du crédit qu’il avait auprès des puissances. Bien que l’on ait quelque répugnance à voir l’intimité d’un grand et pur artiste avec le condottiere de la plume, il faut bien constater que le peintre donnait à l’écrivain le droit de l’appeler son compère. Avec le grand architecte sculpteur Sansovino ils formèrent un triumvirat, et dans la maison de Biri Grande où Titien menait grande et large vie, l’Arétin, causeur original et brillant, tint plus d’une fois sa place. Ces portraits d’Adorno et de l’Arétin sont perdus ainsi que plusieurs tableaux exécutés pour Alphonse d’Este, dans un séjour prolongé que Titien fit à Ferrare, en 1528. À cette date se rattachent une Annonciation peinte pour la confrérie de San-Rocco ; une Madone avec l’enfant entourée de Joachim, d’Anne et de saint Jérôme pour le petit village de Zoppé, voisin de Pieve di Cadore.

Une œuvre considérable réclamait alors tout l’effort de Titien, la mort de saint Pierre martyr, commandée par une confrérie de dominicains. Brûlée en 1867, nous ne la connaissons que par le témoignage de ceux qui l’ont vue, par des copies et des gravures ; c’est assez pour apprécier l’originalité d’une scène tragique et réaliste où le divin n’apparaît que sous la forme de deux anges volant dans le ciel avec la palme du martyre. Dans ce sujet religieux, l’effet n’est demandé qu’à la vérité humaine des expressions, à la puissante arabesque des formes de nature.

Suivant la logique de son génie, Titien devait associer toujours plus étroitement la nature aux émotions humaines. Et non seulement la campagne, le ciel, les perspectives d’architecture serviront de soutien et d’enveloppe aux thèmes graves ou tendres ; mais Titien, bien avant les Hollandais, et dans un sentiment aussi large que Rembrandt, conçoit le paysage comme un genre qui se suffit, en tire des effets non moins mystérieux et non moins profonds. Cette tendance que nous avons observée dès ses débuts, atteint son apogée dans un tableau sans prix de la collection de Buckingham Palace, qui est un pur paysage, un merveilleux poème de nature. Sous un ciel orageux traversé d’éclaircies, fouetté de nuages et rayé d’averses chaudes, une vaste campagne fuit jusqu’à la ligne sombre des Alpes ; et de ce clair obscur palpitant et tremblé émergent des bouquets d’arbres, des murs blêmes ; des bergers et leurs troupeaux tour à tour voilés ou trahis par des lueurs errantes. La puissante animation des saisons fécondes, le drame éternel du ciel et de la terre, des clartés et des ombres parlent directement à l’esprit du spectateur.

D’autres fois, Titien, tout en laissant la première place aux figures, les incorpore si bien à la nature ambiante que le sentiment poétique et l’expression morale en sont inséparables. Le Louvre est particulièrement riche en œuvres de ce genre, la plupart de petit module, d’un charme intime et familier. La petite Sainte Catherine ou la Vierge au Lapin, où l’on croit reconnaître une toile envoyée à Federico Gonzaga, en 1530, est du nombre. Rien de plus simple et de plus délicat, de plus riche et de plus sonore. Même charme, même simplicité saisissante, avec une note plus douce et plus argentée, dans une autre Sainte Famille du même Musée. Plus important encore est le rôle de la nature dans le Saint Jérôme du Louvre, d’un effet si mystérieux : harmonie étouffée où passent en notes assourdies la pourpre sombre d’un manteau, des verts et des bruns presque noirs, des parcelles d’argent flottant dans l’atmosphère bleuâtre et nocturne.

Comme la Vierge au Lapin, le Saint Jérôme fut envoyé au marquis de Mantoue en même temps qu’un portrait perdu et une Madeleine que l’on croit reconnaître dans le très beau tableau de la galerie Pitti. C’est là un thème que l’artiste a traité souvent, parce que ce mélange de piété et de sensualité répondait à la fois à son goût et à celui du temps. Aussi a-t-il répété plus d’une fois et ses élèves ont reproduit à satiété l’image de la Pénitente, les yeux noyés, les cheveux déroulés sur ses épaules et cachant à demi sa gorge. Avec l’exemplaire de Florence celui du Musée de l’Ermitage est la plus belle expression de ce thème mystique et sensuel.