Tintin-Lutin/Les Anguilles

, Fred Isly
Félix Juven (p. 46-52).

Les Anguilles
Le départ pour la pêche.


Nous savons tous qu’un pêcheur à la ligne
Est un homme à l’esprit calme, à l’air digne,
Qui s’est armé d’appâts et de patience
Et sur le goujon exerce sa science.
Il nous semble donc assez étonnant



Ah ! ah ! c’est une anguille !


De voir Tintin en cet équipement,
Lui dont la principale qualité
N’a jamais été la tranquillité.
— Je me trompe fort, ou bien le polisson
Complote encore un tour de sa façon.
Pour être fixés, regardons-le faire
Et nous connaîtrons bientôt le mystère.
.....................
Gravement notre héros s’est assis
Au bord de l’eau claire sur le glacis,
Et maintenant son regard suit anxieux
Les mouvements du bouchon capricieux.
« Mais chut ! Ça mord… » Ah ! ah ! c’est une anguille !
Qui vient de se faire prendre et frétille



Quatre bas séchaient à l’air.


Suspendue à l’hameçon de Tintin.
« Voilà qui n’est pas mal, se dit Martin,
Le début est heureux, c’est fort bon signe.
Et, vivement, il jette encor sa ligne.
Décidément il paraît être en veine :
Car, coup sur coup, sur la berge il amène
En peu de temps trois nouvelles victimes.
Alors, plein d’une fierté légitime
Devant son beau succès, Tintin se lève
Et d’un pas rapide quitte la grève.
Mais pourquoi fait-il un si grand détour
Pour rentrer à la ferme Kilabour ?
Pourquoi ! Eh mais ! parce qu’il a son but.

Comme je le prévoyais au début.
Il se dirige droit vers la demeure
Qu’habite la vieille dame Soleure,
Paisible et très modeste maisonnette
Où l’ancienne fermière a pris retraite.
Là, quatre bas de couleur indécise
Sèchent à l’air balancés par la brise
Aux chauds rayons d’un beau soleil d’été.
D’un prompt regard autour de lui jeté,
Tintin s’assure qu’on ne le voit pas,
Et prestement il met dans chaque bas
Une des quatre anguilles de sa pêche,
Puis, selon sa coutume, il se dépêche
De se cacher pour voir sans être vu,
Et goûter le plaisir de l’imprévu.
Très mal à l’aise en leurs prisons nouvelles
Nos quatre anguilles se montraient rebelles.


… il met dans chaque bas une anguille.



Il fut pris d’une peur terrible


Elles se démenaient et se tordaient,
Faisaient des bonds, se recroquevillaient,
Donnant aux bas l’aspect peu rassurant
D’un quadrille de fous gesticulant
Et dansant une danse serpentine.
Juste à ce moment-là M. Custine,
Le notaire, passait en cet endroit.
En homme instruit et qui a fait son droit,
Custine se piquait d’être sceptique ;
Mais en voyant la scène diabolique
Qui se passait devant lui, il fut pris

D’une peur terrible ; il poussa des cris
Répétés bientôt par dame Soleure
Que le bruit avait attirée sur l’heure
Et qui, se croyant la proie d’un démon,
Faillit du coup y perdre la raison.
Quelques enfants accourus, pleins d’alarmes,
Regardaient et pleuraient à chaudes larmes.
Vous pensez si Tintin se délectait
Au fond de sa cachette et s’il riait.
Mais il n’est plaisir qui n’ait une fin :
La ficelle s’étant rompue soudain,
Anguilles et bas roulèrent à terre


La peur fit place à la gaîté.



Et leur chute dévoila le mystère ;
La peur alors fit place à la gaîté.
Un peu confus de sa crédulité,
Mais ne voulant pas en faire l’aveu,
Maître Custine s’écria : « Parbleu !
« Je savais qu’il n’y avait rien à craindre.
« Pauvres amis, vous êtes bien à plaindre
« D’ajouter foi aux démons malicieux
« Et d’être encore aussi superstitieux ! »
Il n’osait ajouter, le bon apôtre,
Que lui-même avait tremblé plus qu’un autre