Thomas Young (Arago)/6
Des travaux aussi nombreux, aussi variés, semblent avoir exigé la vie laborieuse et retirée d’un de ces savants dont l’espèce, à vrai dire, commence à se perdre, qui dès la première jeunesse divorcent avec tous les contemporains pour s’ensevelir complétement dans leur cabinet. Thomas Young était, au contraire, ce qu’on est convenu d’appeler un homme du monde. Il fréquentait assidûment les plus brillants cercles de Londres. Les grâces de son esprit, l’élégance de ses manières, eussent amplement suffi pour l’y faire remarquer ; mais qu’on se représente ces réunions nombreuses, dans lesquelles cinquante sujets différents sont tour à tour effleurés en quelques minutes, et l’on concevra de quel prix devait être une véritable bibliothèque vivante, où chacun trouvait à l’instant une réponse exacte, précise, substantielle, sur toutes les natures de questions qui pouvaient être proposées.
Young s’était beaucoup occupé des arts. Plusieurs de ses mémoires témoignent des profondes connaissances que, de très-bonne heure, il avait acquises dans la théorie de la musique. Il poussa aussi très-loin le talent d’exécution, et je crois être certain que de tous les instruments connus, en y comprenant même la cornemuse écossaise, on n’en pourrait citer que deux dont il ne sût pas jouer. Son goût pour la peinture se développa pendant le séjour qu’il fit en Allemagne. Alors, la magnifique collection de Dresde l’absorba entièrement, car il n’aspira pas seulement au facile mérite d’accoler, sans se méprendre, tel ou tel nom de peintre à tel ou tel tableau. Les défauts et les qualités caractéristiques des plus grands maîtres ; leurs fréquents changements de manière ; les objets matériels qu’ils mettaient en œuvre ; les modifications que ces objets, que les couleurs entre autres, éprouvent par la suite des temps, l’occupèrent tour à tour. Young, en un mot, étudiait la peinture en Saxe, comme auparavant il avait étudié les langues dans son propre pays ; comme plus tard il cultiva les sciences. Au reste, tout était à ses yeux un sujet de méditations et de recherches. Les camarades universitaires de l’illustre physicien se rappellent un exemple risible de cette disposition d’esprit : ils rapportent qu’étant entrés dans la chambre de Young le jour où, pour la première fois, il reçut, à Édimbourg, une leçon de menuet, on le trouva occupé à tracer minutieusement, avec la règle et le compas, les routes entrecroisées que parcourent les deux danseurs, et les divers perfectionnements dont ces figures lui paraissaient susceptibles.
Young emprunta de bonne heure à la secte des quakers, dont il faisait alors partie, l’opinion que les facultés intellectuelles des enfants diffèrent originairement entre elles beaucoup moins qu’on ne le suppose. Chaque homme aurait pu faire ce que tout autre homme a fait, était devenu sa maxime favorite. Jamais, au surplus, il ne recula personnellement devant les épreuves d’aucun genre, auxquelles on désirait soumettre son système. La première fois qu’il monta à cheval, en compagnie du petit-fils de M. Barclay, l’écuyer qui les suivait franchit une barrière élevée : Young voulut l’imiter, mais il alla tomber à dix pas. Il se releva sans mot dire, fit une seconde tentative, fut encore désarçonné, mais ne dépassa pas cette fois la tête du cheval, à laquelle il resta accroché ; à la troisième épreuve, le jeune écolier, comme le voulait sa thèse de prédilection réussit à exécuter ce qu’on venait de faire devant lui. Cette expérience n’a dû être citée ici que parce qu’elle fut reprise d’abord à Édimbourg, ensuite à Gœttingue, et poussée beaucoup plus loin qu’on ne voudra peut-être le croire. Dans l’une de ces deux villes, Young, en très-peu de temps, parvint à lutter d’adresse avec un funambule renommé ; dans l’autre, et toujours à la suite d’un défi, il acquit dans l’art de la voltige à cheval une habileté extraordinaire, et qui eût été certainement remarquée, même au milieu des artistes consommés dont les tours de force attirent tous les soirs un si nombreux concours au cirque de Franconi. Ainsi, ceux qui se complaisent dans les contrastes pourront, d’un côté, se représenter Newton, le timide Newton, n’allant en voiture, tant la crainte de tomber le préoccupait, que les bras étendus et les mains cramponnées aux deux portières, et, de l’autre, son illustre émule galopant, debout sur deux chevaux, avec toute l’assurance d’un écuyer de profession.
En Angleterre, un médecin, s’il ne veut pas perdre la confiance du public, doit s’abstenir de s’occuper de toute recherche scientifique ou littéraire qui semble étrangère à l’art de guérir. Young sacrifia longtemps à ce préjugé : ses écrits paraissaient sous le voile de l’anonyme. Ce voile, il est vrai, était bien transparent : deux lettres contiguës d’une certaine devise latine servaient successivement, dans un ordre régulier, à la signature de chaque mémoire ; mais Young communiquait les trois mots latins à tous ses amis nationaux ou étrangers sans leur recommander d’en faire mystère à personne. Au reste, qui pouvait ignorer que l’illustre auteur de la théorie des interférences était le secrétaire de la Société royale de Londres pour la correspondance étrangère ; qu’il donnait dans les amphithéâtres de l’Institution royale un cours général de physique mathématique ; qu’associé à sir Humphry Davy, il publiait un journal de sciences, etc., etc. ? Et d’ailleurs, il faut le dire, l’anonyme n’était rigoureusement observé que pour les petits mémoires. Dans les occasions importantes, quand, par exemple, parurent en 1807 les deux volumes in-4o, de 800 à 900 pages chacun, où toutes les branches de la philosophie naturelle se trouvent traitées d’une manière si neuve et si profonde, l’amour-propre de l’auteur fit oublier les intérêts du médecin, et le nom de Young, en gros caractères, remplaça les deux petites lettres italiques dont le tour était alors venu, et qui auraient figuré d’une manière assez ridicule sur le titre de cet ouvrage colossal.
Young n’eut donc jamais, comme praticien, ni à Londres, ni à Worthing où il passait la saison des bains de mer, une clientèle très-étendue. Le public le trouvait trop savant ! On doit même avouer que ses cours de médecine, le cours, par exemple, qu’il faisait à l’hôpital de Saint-Georges, furent généralement peu suivis. Quelqu’un a dit, pour l’expliquer, que ses leçons étaient trop pleines, trop substantielles, qu’elles dépassaient la portée des intelligences ordinaires ! Ne pourrait-on pas plutôt attribuer ce défaut de succès à la franchise, peu commune, que Young mettait à signaler les difficultés inextricables qui se rencontrent à chaque pas dans l’étude des nombreux désordres de notre frêle machine ?
Pense-t-on que, à Paris, à une époque surtout où chacun veut arriver au but, vite et sans fatigue, un professeur de faculté conservât beaucoup d’auditeurs, s’il débutait par ces paroles que j’emprunte textuellement au docteur Young :
« Aucune étude n’est aussi compliquée que celle de la médecine. Elle surpasse les bornes de l’intelligence humaine. Les médecins qui se précipitent en avant, sans essayer de comprendre ce qu’ils voient, sont souvent aussi avancés que ceux qui se livrent à des généralisations hâtives appuyées sur des observations à l’égard desquelles toute analogie est en défaut. »
Et si le professeur, continuant sur le même ton, ajoutait : « Dans les loteries de la médecine, les chances du possesseur de dix billets doivent être évidemment « supérieures aux chances de celui qui n’en a que cinq. »
Quand ils se croiraient engagés dans une loterie, ceux des auditeurs que la première phrase n’aurait pas mis en fuite, seraient-ils disposés à faire de grands efforts pour se procurer le plus de billets, ou, en expliquant la pensée de notre confrère, le plus de connaissances possible ?
Malgré ses connaissances, peut-être même à cause de leur immensité, Young manquait entièrement d’assurance au lit du malade. Alors, les fâcheux effets qui pouvaient éventuellement résulter de l’action du médicament le mieux indiqué, se présentaient en foule à son esprit, lui semblaient balancer les chances favorables qu’on devait en attendre et le jetaient dans une indécision, sans doute fort naturelle, mais que le public prend toujours du mauvais côté. La même timidité se reconnaît dans tous les ouvrages de Young qui traitent de la médecine. Cet homme, si éminemment remarquable par la hardiesse de ses aperçus scientifiques, ne donne plus alors que de simples catalogues de faits. À peine semble-t-il convaincu de la bonté de sa thèse, soit quand il s’attaque au célèbre docteur Radcliffe dont tout le secret, dans la pratique la plus brillante et la plus heureuse, avait été, comme il le déclarait lui-même, d’employer les remèdes à contresens ; soit lorsqu’il combat le docteur Brown qui s’était trouvé, disait-il, dans la désagréable nécessité de reconnaître, et cela d’après les documents officiels d’un hôpital confié des médecins justement célèbres, qu’en masse, les fièvres abandonnées à leur cours naturel ne sont ni plus graves, ni plus longues que lorsqu’on les traite par les meilleures méthodes.
En 1818, Young ayant été nommé secrétaire du Bureau des longitudes, abandonna presque entièrement la pratique de la médecine pour se livrer à la minutieuse surveillance de l’ouvrage périodique célèbre connu sous le nom de Nautical Almanac. À partir de cette époque, le journal de l’Institution royale donna, tous les trimestres, de nombreuses dissertations sur les plus importants problèmes de l’art nautique et de l’astronomie. Un volume intitulé : Illustrations de la Mécanique céleste de Laplace ; une savante dissertation sur les marées, auraient d’ailleurs amplement attesté que Young ne considérait pas l’emploi qu’il venait d’accepter comme une sinécure. Cet emploi fut cependant pour lui une source inépuisable de dégoûts. Le Nautical Almanac avait été, depuis son origine, un ouvrage exclusivement destiné au service de la marine. Quelques personnes demandèrent qu’on en fît, de plus, une éphéméride astronomique complète. Le Bureau des longitudes, à tort ou à raison, n’ayant pas paru grand partisan du changement projeté, se trouva subitement en butte aux plus violentes attaques. Les journaux de toute couleur, whigs ou torys, prirent part au combat. On ne vit plus dans la réunion des Davy, des Wollaston, des Young, des Herschel, des Kater et des Pond, qu’un assemblage d’individus (je cite textuellement) qui obéissaient à une influence béotienne ; le Nautical Almanac, jadis si renommé, était devenu pour la nation anglaise un objet de honte ; si l’on y découvrait une faute d’impression, comme il y en a, comme il y en aura toujours dans les recueils de chiffres un peu volumineux, la marine britannique, depuis la plus petite chaloupe jusqu’au colossal vaisseau à trois ponts, trompée par le chiffre inexact, allait s’engloutir en masse au fond de l’Océan, etc.
On a prétendu que le principal promoteur de ces folles exagérations n’aperçut tant de graves erreurs dans le Nautical Almanac, qu’après avoir inutilement tenté de se faire agréger au Bureau des longitudes. J’ignore si le fait est exact. En tout cas je ne saurais me rendre l’écho des malicieux commentaires auxquels il donna naissance ; je ne dois pas oublier, en effet, que depuis plusieurs années, le membre de la Société royale dont on a voulu parler, consacre noblement une partie de sa brillante fortune à l’avancement des sciences. Cet astronome recommandable, comme tous les savants dont les pensées sont concentrées sur un seul objet, a eu le tort, que je ne prétends pas excuser, de mesurer au travers d’un verre grossissant l’importance des projets qu’il avait conçus ; mais ce qu’il faut surtout lui reprocher, c’est de n’avoir pas prévu que les hyperboles de sa polémique seraient prises au sérieux ; c’est d’avoir oublié que, à toutes les époques et dans tous les pays, il existe un grand nombre d’individus qui, inconsolables de leur nullité, saisissent comme une proie toutes les occasions de scandale, et sous le masque du bien public, deviennent avec délices les ignobles zoïles de ceux de leurs contemporains dont la renommée a proclamé le succès. À Rome, celui qu’on chargeait d’insulter au triomphateur était du moins un esclave ; à Londres, c’est d’un membre de la Chambre des communes que des savants illustres recevront un cruel affront. Un orateur, déjà célèbre par ses préjugés, mais qui n’avait jusqu’alors épanché son fiel que sur des productions d’origine française, s’attaquera aux plus beaux noms de l’Angleterre, et débitera contre eux, en plein parlement, de puériles accusations avec une risible gravité. Des ministres dont la faconde se fût exercée des heures entières sur les priviléges d’un bourg pourri, ne prononceront pas une seule parole en faveur du génie ; le Bureau des longitudes, enfin, sera supprimé sans opposition. Le lendemain, il est vrai, les besoins d’une innombrable marine feront entendre leur voix impérieuse, et l’un des savants qu’on avait dépouillés, l’ancien secrétaire du Bureau, le docteur Young enfin, se verra rappelé à ses premiers travaux. Impuissante réparation ! Le savant en aura-t-il moins été séparé de ses illustres collègues ? L’homme de cœur aura-t-il moins entendu les nobles fruits de l’intelligence humaine, tarifés devant les représentants du pays, en guinées, schellings et pennys, comme du sucre, du poivre ou de la cannelle ?
La santé de notre confrère, qui déjà était un peu chancelante, déclina, à partir de cette triste époque, avec une effrayante rapidité. Les médecins habiles dont il était assisté perdirent bientôt tout espoir. Young lui-même avait la conscience de sa fin prochaine et la voyait arriver avec un calme admirable. Jusqu’à sa dernière heure, il s’occupa sans relâche d’un dictionnaire égyptien, alors sous presse, et qui n’a été publié qu’après sa mort. Quand ses forces ne lui permirent plus de se soulever et d’employer une plume, il corrigea les épreuves à l’aide d’un crayon. L’un des derniers actes de sa vie fut d’exiger la suppression d’une brochure écrite avec talent, par une main amie, et dirigée contre tous ceux qui avaient contribué à la destruction du Bureau des longitudes.
Young s’éteignit, entouré d’une famille dont il était adoré, le 10 mai 1829, à peine âgé de cinquante-six ans.
L’autopsie fit découvrir qu’il avait l’aorte ossifiée.
Si je ne suis pas resté trop au-dessous de la tâche qui m’était imposée ; si j’ai surtout fait ressortir, comme je le désirais, l’importance et la nouveauté de l’admirable loi des interférences lumineuses, Young est maintenant à vos yeux l’un des savants les plus illustres dont l’Angleterre puisse s’enorgueillir. Votre pensée devançant mes paroles, voit déjà dans le récit des justes honneurs rendus à l’auteur d’une aussi belle découverte, la péroraison de cette notice historique. Ces prévisions, je le dis à regret, ne se réaliseront pas. La mort de Young a eu dans sa patrie très-peu de retentissement. Les portes de Westminster, jadis si accessibles à la médiocrité titrée, sont restées fermées à l’homme de génie qui n’était pas baronnet. C’est au village de Farnborough dans la modeste tombe de la famille de sa femme, que les restes de Thomas Young ont été déposés. L’indifférence de la nation anglaise pour des travaux qui devaient tant ajouter à sa gloire, est une bien rare anomalie dont on doit être curieux de connaître les causes.
Je manquerais de franchise, je serais panégyriste et non historien, si je n’avouais, qu’en général, Young ne ménageait pas assez l’intelligence de ses lecteurs ; que la plupart des écrits dont les sciences lui sont redevables, pèchent par une certaine obscurité. Toutefois, l’oubli dans lequel ils ont été longtemps laissés n’a pu dépendre uniquement de cette cause.
Les sciences exactes ont sur les ouvrages d’art ou d’imagination un avantage qui a été souvent signalé. Les vérités dont elles se composent traversent les siècles, sans avoir rien à souffrir ni des caprices de la mode, ni des dépravations du goût. Mais aussi, dès qu’on s’élève dans certaines régions, sur combien de juges est-il permis de compter ? Lorsque Richelieu déchaîna contre le grand Corneille une tourbe de ces hommes que le mérite d’autrui rend furieux, les Parisiens sifflèrent à outrance les séides du cardinal despote et applaudirent le poëte. Ce dédommagement est refusé au géomètre, à l’astronome, au physicien, qui cultivent les sommités de la science. Leurs appréciateurs compétents, dans toute l’étendue de l’Europe, ne s’élèvent jamais au nombre de huit à dix. Supposez-les injustes, indifférents, voire jaloux, car j’imagine que cela s’est vu, et le public, réduit à croire sur parole, ignorera que d’Alembert ait rattaché le grand phénomène de la précession des équinoxes au principe de la pesanteur universelle ; que Lagrange soit parvenu à assigner la cause physique de la libration de la lune ; que depuis les recherches de Laplace, l’accélération du mouvement de cet astre se trouve liée à un changement particulier dans la forme de l’orbite de la terre, etc., etc. Les journaux de sciences, quand ils sont rédigés par des hommes d’un mérite reconnu, acquièrent ainsi, sur certaines matières, une influence qui souvent devient funeste. C’est ainsi, je pense, qu’on peut qualifier celle que la Revue d’Édimbourg a quelquefois exercée.
Au nombre des collaborateurs de ce célèbre journal, figurait à l’origine, en première ligne, un jeune écrivain à qui les découvertes de Newton avaient inspiré une admiration ardente. Ce sentiment, si naturel, si légitime, lui fit malheureusement méconnaître tout ce que la doctrine des interférences renfermait de plausible, d’ingénieux, de fécond. L’auteur de cette théorie n’avait peut-être pas toujours eu le soin de revêtir ses décisions, ses arrêts, ses critiques, des formes polies dont le bon droit n’a jamais à souffrir, et qui, au reste, étaient un devoir impérieux quand il s’agissait de l’immortel auteur de la Philosophie naturelle. La peine du talion lui fut appliquée avec usure ; l’Edinburgh Review attaqua l’érudit, l’écrivain, le géomètre, l’expérimentateur, avec une véhémence, avec une âpreté d’expressions presque sans exemple dans les débats scientifiques. Le public se tient ordinairement sur ses gardes quand on lui parle un langage aussi passionné ; mais, cette fois, il adopta d’emblée les opinions du journaliste sans qu’on eût le droit de l’accuser de légèreté. Le journaliste, en effet, n’était pas un de ces aristarques imberbes dont aucune étude préalable ne justifie la mission. Plusieurs bons Mémoires, accueillis par la Société royale, déposaient de ses connaissances mathématiques et lui avaient assigné une place distinguée parmi les physiciens à qui l’optique expérimentale était redevable ; le barreau de Londres le proclamait déjà une de ses plus éclatantes lumières ; les whigs de la Chambre des communes voyaient en lui l’orateur incisif qui, dans les luttes parlementaires, serait souvent l’heureux antagoniste de Canning ; c’était enfin le futur président de la Chambre des pairs : c’était le lord-chancelier actuel[1].
Qu’opposer à d’injustes critiques partant de si haut ? Je n’ignore pas combien certains esprits puisent de fermeté dans la conscience de leur bon droit ; dans la certitude que, tôt ou tard, la vérité triomphera ; mais je sais aussi qu’on agit sagement en ne comptant pas trop sur de pareilles exceptions.
Écoutez, par exemple, Galilée lui-même dire, à demi-voix, après son abjuration :
Et ne cherchez pas dans ces immortelles paroles une idée d’avenir, car elles sont l’expression du cruel dépit qu’éprouvait l’illustre vieillard. Young aussi, dans l’écrit de quelques pages qu’il publia en réponse à l’Edinburgh Review, se montra profondément découragé. La vivacité, la véhémence de ses expressions déguisaient mal le sentiment qui l’oppressait. Au reste, hâtons-nous de le dire, justice, justice complète fut enfin rendue au grand physicien ! Depuis quelques années, le monde entier voyait en lui une des principales illustrations de notre temps. C’est de France (Young prenait plaisir à le proclamer lui-même) que partit le signal de cette tardive réparation. J’ajouterai qu’à l’époque beaucoup plus ancienne où la doctrine des interférences n’avait encore fait de prosélytes ni en Angleterre, ni sur le continent, Young trouvait dans sa propre famille quelqu’un qui le comprenait et dont les suffrages auraient dû le consoler des dédains du public. La personne distinguée que je signale ici à la reconnaissance de tous les physiciens de l’Europe voudra bien m’excuser si je complète mon indiscrétion.
Dans l’année 1816, je fis un voyage en Angleterre avec mon savant ami, M. Gay-Lussac, Fresnel venait alors de débuter dans la carrière des sciences, de la manière la plus brillante, par son Mémoire sur la Diffraction. Ce travail qui, suivant nous, renfermait une expérience capitale, inconciliable avec la théorie newtonienne de la lumière, devint naturellement le premier objet de nos entretiens avec le docteur Young. Nous étions étonnés des nombreuses restrictions qu’il apportait à nos éloges, lorsque enfin il nous déclara que l’expérience dont rous faisions tant de cas était consignée, depuis 1807, dans son traité de Philosophie naturelle. Cette assertion ne nous semblait pas fondée. Elle rendit la discussion longue et minutieuse. Madame Young y assistait sans avoir l’air d’y prendre aucune part ; mais, comme nous savions que la crainte, vraiment puérile, d’être désignées par le ridicule sobriquet de bas bleus, rend les dames anglaises fort réservées en présence des étrangers, notre manque de savoir-vivre ne nous frappa qu’au moment où madame Young quitta brusquement la place. Nous commencions à nous confondre en excuses auprès de son mari, lorsque nous la vîmes rentrer, portant sous le bras un énorme in-4o. C’était le premier volume du traité de Philosophie naturelle. Elle le posa sur la table, l’ouvrit, sans mot dire, à la page 787, et nous montra du doigt une figure où la marche curviligne des bandes diffractées, sur laquelle roulait la discussion, se trouve établie théoriquement.
J’espère qu’on me pardonnera ces petits détails. Trop d’exemples n’ont-ils pas déjà habitué le public à considérer l’abandon, l’injustice, la persécution, la misère, comme le salaire naturel de ceux qui consacrent laborieusement leurs veilles au développement de l’esprit humain ! N’oublions donc pas de signaler les exceptions quand il s’en présente. Si nous voulons que la jeunesse se livre avec ardeur aux travaux intellectuels, montrons-lui que la gloire attachée à de grandes découvertes, s’allie quelquefois à un peu de tranquillité et de bonheur. Arrachons même, s’il est possible, de l’histoire des sciences, tant de feuillets qui en ternissent l’éclat. Essayons de nous persuader que, dans les cachots des inquisiteurs, une voix amie faisait entendre à Galilée quelques-unes de ces douces paroles que la postérité réservait à sa mémoire ; que, derrière les épaisses murailles de la Bastille, Fréret apprenait déjà du monde savant quel rang glorieux lui était réservé parmi les érudits dont la France s’honore ; qu’avant d’aller mourir à l’hôpital, Borelli trouva quelquefois dans la ville de Rome un abri contre les intempéries de l’air, un peu de paille pour reposer sa tête ; que Kepler enfin, que le grand Kepler n’éprouva jamais les angoisses de la faim !
- ↑ Les journaux m’ayant fait l’honneur de s’occuper quelquefois des nombreux témoignages de bienveillance et d’amitié que lord Brougham a bien voulu me donner en 1834, tant en Écosse qu’à Paris, deux mots d’explication paraissent indispensables. L’éloge du docteur Young a été lu dans une séance publique de l’Académie des Sciences, le 26 novembre 1832 ; à cette époque je n’avais jamais eu aucune relation personnelle avec l’auteur de la Revue d’Édimbourg ; ainsi toute accusation d’ingratitude porterait à faux. N’auriez-vous pas pu, me dira-t-on peut-être, au moment de livrer votre travail à l’impression, supprimer entièrement tout ce qui avait trait à une si fâcheuse polémique ? Je le pouvais, en effet, et l’idée m’en était même venue ; mais j’y renonçai bientôt. Je connais trop bien les sentiments élevés de mon illustre ami, pour craindre qu’il s’offense de ma franchise, dans une question où, j’en ai la conviction profonde, l’immense étendue de son esprit ne l’a pas mis à l’abri de l’erreur. L’hommage que je rends au noble caractère de lord Brougham, en publiant aujourd’hui ce passage de l’éloge de Young, sans le modifier, est, à mon sens, tellement significatif, que je n’essaierai pas d’y rien ajouter.