Thomas Jefferson, sa vie et sa correspondance/03
- I. The Writings of Thomas Jefferson, 9 vol., New-York 1853-1854. — II. The History of the United States of America from the adoption of the federal Constitution to the end of the sixteenth Congress, by Richard Hildreth, 3 vol. — III. The History of the United States from their colonization to the end of the twenty-sixth Congress, in 1841, by George Tucker, 4 vol., Philadelphia 1856-1857.
« Je me porte bien, disait Washington dans ses vieux jours, parce que je dors bien, et je dors bien parce que je n’ai jamais écrit une ligne sans me figurer que je la voyais imprimée. » Jefferson ne poussait pas la circonspection aussi loin; il craignait beaucoup le public, mais il se promettait trop facilement de se soustraire à son regard. Tant qu’il se sentait sous la surveillance de l’opinion, il écrivait et il causait avec infiniment de raison, d’habileté, de convenance et de mesure; mais lorsqu’il se croyait bien caché, lorsqu’il avait instamment recommandé le secret à ses correspondans, il se livrait à son imagination et à sa passion avec une singulière indiscrétion de langage; il jetait hardiment sur le papier tout ce qui lui venait à la pensée, sans grand respect pour l’esprit de ses lecteurs et sans grand souci de la portée de ses paroles : ses amis se les racontaient à l’oreille, ses adversaires finissaient par entier dans la confidence, et Jefferson s’indignait alors de voir les fédéralistes invoquer contre lui ses fantaisies intimes, prendre au sérieux ses théories et les confondre avec sa politique[1]. Il prétendait n’être jugé que sur ses actes. Sans doute il lui était arrivé de poser en principe que l’état peut légitimement faire banqueroute tous les dix-neuf ans, et d’avancer qu’à l’exemple des Chinois, les Américains feraient sagement de se renfermer chez eux et de renoncer au commerce maritime; sans doute il avait poussé la prédilection pour la France jusqu’à excuser les massacres de septembre, et la haine pour la Grande-Bretagne jusqu’à souhaiter la rupture de tous les liens commerciaux qui rattachaient les États-Unis à l’Angleterre. Cependant il ne s’était jamais opposé au paiement de la dette nationale, il avait souvent défendu à Paris comme à Philadelphie les intérêts de la navigation américaine, il avait toujours loyalement servi la politique de neutralité sous Washington, il n’avait fait massacrer personne. Cela ne suffisait pas à rassurer les fédéralistes, et lorsque le vœu du pays désigna Jefferson pour la présidence, ils tremblèrent à la pensée que le gouvernement allait tomber entre les mains d’un visionnaire fanatique, partisan de la banqueroute, ennemi du commerce, gallomane, anglophobe, jacobin. Un petit fait, qui nous est raconté par Jefferson lui-même, prouve assez combien leurs préventions étaient sincères.
C’était au mois de février 1801. La liste des républicains avait réuni la majorité dans les élections pour la présidence et la vice-présidence; mais Jefferson et Burr, leurs deux candidats, ayant obtenu exactement le même nombre de voix, la chambre des représentans se trouvait appelée à choisir le président entre les deux élus. Le sentiment public désignait impérieusement Jefferson; mais les fédéralistes, qui disposaient dans la chambre du vote de la moitié des états, étaient décidés à l’écarter. Depuis plusieurs jours, ils tenaient l’élection en suspens par leur obstination à voter pour le colonel Burr, se proposant, disait-on, de déférer le pouvoir à un président temporaire du sénat dans le cas où ils parviendraient à empêcher une élection régulière. Jefferson se rendit chez le président John Adams pour le supplier d’opposer son veto à un acte d’usurpation qui pouvait conduire à la guerre civile. John Adams l’accueillit fort mal. « Monsieur, lui dit-il avec véhémence, votre sort est entre vos mains. Vous n’avez qu’un mot à dire : promettez de faire justice aux créanciers de l’état, de maintenir la marine, de ne pas déplacer les fonctionnaires, et le pouvoir vous sera remis aussitôt. Nous savons que c’est le désir du peuple. — Monsieur Adams, répondit Jefferson, je ne sais ce qui, dans ma conduite publique ou privée, a pu autoriser un doute sur mon respect pour les engagemens publics. Quoi qu’il en soit, je suis bien décidé à ne pas entrer aux affaires par voie de capitulation. Je veux arriver au pouvoir libre, absolument libre de ne suivre que l’inspiration de ma raison. — S’il en est ainsi, monsieur, il faut que les choses suivent leur cours. » Et ils se séparèrent avec aigreur, Jefferson irrité de ce que le président n’avait pas voulu le comprendre à demi-mot, John Adams indigné de n’avoir pas obtenu de promesses formelles.
Même après avoir reconnu qu’ils ne pourraient, sans se perdre dans l’opinion de leur propre parti en dehors des chambres, prolonger leur résistance au vœu national, les représentans fédéralistes ne se rendirent qu’en donnant à Jefferson une marque de leur irréconciliable hostilité : au dernier tour de scrutin, ils votèrent en masse contre lui, et ne lui cédèrent la majorité que par l’abstention concertée de trois d’entre eux (17 février 1801). « C’est la déclaration de guerre de la bande, » écrivit aussitôt Jefferson à Madison. Il prévoyait la guerre avec plus de dépit que d’enthousiasme. Hamilton ne s’était pas trompé lorsque, cherchant à modérer l’ardeur de ses amis contre son rival, il les avait avertis que le caractère de ce prétendu fanatique promettait un système de temporisation, non de violence. Jefferson lui-même l’avait dit : « Je n’ai pas assez de passion pour trouver du plaisir à naviguer au milieu des tempêtes. » Dès qu’il s’était senti près de vaincre par la politique d’agitation, il s’était prononcé, dans le sein même de son parti, pour une politique calmante. Il savait fort bien que les forces qui font arriver les démocrates au pouvoir ne suffisent pas toujours à les y maintenir. Il voulait élargir sa base sans en changer; il voulait, sans se brouiller avec ses amis, rallier à lui toute cette masse honnête des amis du bien public qui se rattachait encore par habitude aux fédéralistes, comme aux défenseurs naturels du bon ordre, mais qui commençait à douter de la sagesse et du patriotisme de ses anciens chefs depuis que, par leurs manœuvres pour empêcher l’élection de leur plus dangereux adversaire, ils avaient failli troubler la paix intérieure du pays. « Tous ces braves gens, écrivait Jefferson, croyant déjà voir le gouvernement en dissolution, en sont venus à souhaiter ardemment l’administration même qu’ils avaient le plus redoutée, et à la regarder, après l’avoir obtenue, comme la fille de leurs œuvres. Les fautes des meneurs fédéralistes ont fait en une semaine ce qu’il nous aurait à peine été possible de faire en plusieurs années de doux et impartial gouvernement. Le gros de leur armée est aujourd’hui dans un état d’esprit qui l’amènera à se fondre avec nous, pourvu qu’aucune mesure excessive de notre part ne vienne le révolter de Nouveau….. M. Adams nous dérange et nous embarrasse. » John Adams mettait en effet la modération du parti républicain à une rude épreuve. Il profitait des quelques jours qu’il avait encore à rester président pour nommer à tous les emplois vacans les ennemis les plus acharnés de son successeur, lui préparant ainsi assez perfidement la désagréable alternative ou de respecter ces nominations au risque d’être mal servi et de mécontenter les coureurs de place qui s’étaient attachés à sa fortune, ou d’inaugurer son administration par des destitutions en masse de nature à « révolter les nouveaux convertis et à les rejeter sous la discipline de leurs anciens chefs, alors sans soldats. »
Trois jours après avoir pris la responsabilité du gouvernement (7 mars 1801), Jefferson écrivait à Monroë : « Il faut bien, je le sais, prononcer quelques destitutions, mais il faut en prononcer le moins possible, peu à peu, et ne les motiver que sur quelque malversation ou quelque incapacité flagrante. Entre les garder et les renvoyer tous, il y a une conduite intermédiaire à suivre, que nous n’avons pas encore arrêtée, et que nous n’arrêterons pas avant que toute l’administration ne soit réunie. Même alors peut-être ne procéderons-nous qu’à tâtons, balançant nos mesures d’après l’impression qu’elles pourront produire. » Le discours d’inauguration que le nouveau président adressa au sénat fut son premier ballon d’essai. Il y prodiguait les plus sages conseils aux républicains et les plus douces caresses aux fédéralistes. « La volonté de la majorité doit toujours prévaloir, cela est incontestable; mais que personne n’oublie ce principe sacré : pour que cette volonté soit légitime, il faut qu’elle soit raisonnable. La minorité a des droits égaux, que des lois égales doivent protéger, et qu’on ne peut violer sans oppression. Unissons-nous donc, concitoyens, d’un seul cœur et d’une seule voix... Toute différence d’opinion n’implique pas une différence de principes. Nous avons appelé de noms divers des frères enfans du même principe. Nous sommes tous républicains; nous sommes tous fédéralistes. » Les républicains furent désappointés, les fédéralistes restèrent méfians. Ils avaient raison de ne pas beaucoup compter sur les bonnes paroles du président : on ne peut jamais faire fond sur les promesses, même les plus sincères, de ceux qui se targuent d’être « des démocrates par tempérament. » Ils ne s’appartiennent pas à eux-mêmes; ils ont pour principe et pour habitude d’obéir à ceux qu’ils commandent. Jefferson n’avait pas assez de fermeté pour être aussi conciliant qu’il se l’était proposé. Toutes les nominations à des emplois amovibles faites dans les derniers jours de la présidence de John Adams furent regardées par la nouvelle administration comme non avenues; beaucoup d’autres fonctionnaires plus régulièrement nommés furent remplacés. Dans chaque état, le nombre des destitutions fut exactement proportionné au degré d’exigence des républicains. Le président se sentit fort soulagé, lorsqu’il vit « la terrible opération, » à laquelle il n’avait consenti qu’avec répugnance, se terminer sans produire sur le public une trop fâcheuse impression. Pour satisfaire les vainqueurs, il en restait une autre à pratiquer d’une nature plus grave, mais qui pesait bien moins à Jefferson, parce que le congrès devait en être chargé. En vertu d’un bill voté dans la dernière session, vingt-deux nouvelles places judiciaires avaient été créées, et John Adams s’était empressé de les donner à ses amis. L’inamovibilité de la magistrature fédérale étant garantie par la constitution, il avait d’abord paru à Jefferson bien difficile « de défaire ce qui avait été fait ; » mais il ne s’arrêta pas longtemps à ces difficultés constitutionnelles. Pour les surmonter, il suffisait de trouver une majorité disposée à oublier pour un instant « le principe sacré » que sa toute-puissance avait le droit pour limite. Le droit ne fut pas violé sans détours. Les magistrats nommés par John Adams ne furent pas destitués ; le congrès supprima simplement leurs fonctions, en rapportant la loi qui avait institué de nouveaux sièges.
Ce coup de majorité parut presque naturel au pays, tant les fédéralistes y étaient devenus impopulaires. Ils perdaient tous les jours de leur poids, même dans les états où ils conservaient encore la prépondérance. En vain leurs journaux empruntaient à l’ancienne presse républicaine l’âpreté et la grossièreté de son langage ; ils ne trouvaient que des lecteurs blasés. Le public était las des grandes luttes auxquelles il s’était mêlé sous la présidence de Washington et sous celle de John Adams. La vieille rivalité entre le nord et le sud, qui avait si longtemps donné un aliment aux querelles de parti, semblait elle-même s’amortir. Les questions de principes ne suffisaient plus à passionner l’opinion, et aucune grande question d’intérêt ne divisait alors les diverses régions économiques des États-Unis. L’opposition manquait d’un levier pour soulever les esprits: elle avait été battue dans les élections générales de 1801, et elle devait s’attendre encore à de nouvelles défaites. « Notre majorité dans la chambre des représentans est de deux contre un, écrivait Jefferson à M. Barlow ; dans le sénat, elle est de dix-huit contre quinze. À la prochaine élection, elle sera de deux contre un dans le sénat, et il n’est pas à souhaiter dans l’intérêt public qu’elle devienne plus considérable… Nous serons bientôt si forts que nous nous diviserons. »
Quel usage le président allait-il faire de toute cette force ? Quelles grandes innovations allait-il introduire dans la pratique du gouvernement américain, pour justifier le nom de révolution qu’il donnait à son avènement au pouvoir? Laissons-le répondre lui-même à cette question. « Je sens, écrivait-il au docteur W. Jones, combien je resterais encore loin d’accomplir toutes les réformes que la raison pourrait suggérer et que l’expérience pourrait approuver, quand même je serais libre de faire ce qui me semblerait le meilleur; mais lorsqu’on voit combien il est difficile de mettre en mouvement la grande machine de la société et de changer sa marche, combien il est impossible d’élever brusquement tout un peuple jusqu’aux hautes sphères du droit idéal, on sent la sagesse de la maxime de Solon : Ne point tenter pour les nations plus de bien qu’elles n’en peuvent supporter. Tout se réduira donc probablement à réformer le gaspillage des deniers publics et à éloigner ainsi les vautours qui en font leur proie. » Faire des économies, tel était à peu près tout le programme de Jefferson, programme fort modeste en apparence, mais en réalité fort dangereux pour le pays. L’œuvre des fédéralistes n’était pas à beaucoup près tombée dans le même discrédit que leurs personnes; elle survivait à leur influence, et Jefferson ne se sentait ni en état ni en disposition de l’attaquer de front. Il ne pouvait ni renverser les institutions créées par ses prédécesseurs, ni inventer une autre politique extérieure que celle qu’ils avaient adoptée; mais il pouvait amoindrir le gouvernement qu’ils lui avaient transmis, et laisser perdre aux États-Unis les moyens de faire respecter leur neutralité et de protéger leurs intérêts. Tout le mal qu’il lui fut permis de faire, il le fit pour obéir aux principes démocratiques, pour courtiser la faveur des contribuables et pour nuire à ses ennemis. La prépondérance du pouvoir exécutif lui paraissait menaçante pour la souveraineté populaire; il voulut « le désarmer en lui enlevant la plus grande partie de son patronage par la suppression de toutes les charges inutiles. » L’armée et la marine étaient encore commandées par des officiers dévoués à la politique de Washington et de ses amis; il y avait toujours là un groupe hostile dont la moindre complication à l’extérieur pouvait grossir l’importance: Jefferson voulut, par un système combiné de paix et d’économie à tout prix, « plonger le fédéralisme dans un abîme où il fut condamné à périr sans espoir de résurrection. » Il était avec raison pénétré de la nécessité de maintenir une parfaite harmonie d’esprit entre la nation et ses chefs; il savait qu’il n’y a pour le pouvoir que deux moyens d’atteindre ce résultat, agir sur le pays ou subir son action, user énergiquement de tous les moyens légitimes d’influence dont le gouvernement peut disposer, multiplier les institutions et les fonctions qui lui donnent prise sur l’opinion, ou bien accepter le joug du public. Jefferson repoussait la première de ces politiques comme peu républicaine et peu sûre; il en était donc réduit à prendre le sentiment populaire pour boussole, à gouverner comme il aurait pu le faire s’il n’avait été ni plus prévoyant ni mieux renseigné que le premier contribuable venu.
Au moment où, sur la recommandation du président, le congrès décidait la suppression des taxes intérieures et la réduction de l’armée et de la flotte, le gouvernement américain savait que l’événement en prévision duquel Washington avait voulu doter son pays d’une bonne flotte et d’une bonne armée était sur le point de se réaliser, que la France se préparait à prendre possession de la Louisiane en vertu d’un traité secret conclu à Madrid le 1er octobre 1800, et que de ce changement de voisins, si indifférent en apparence, pouvait naître « une tourmente » assez violente pour bouleverser toute la politique extérieure des États-Unis. On apprit bientôt que l’intendant espagnol de la Louisiane avait brusquement suspendu le droit d’entrepôt à l’embouchure du Mississipi, garanti à l’Union américaine par le cabinet de l’Escurial. A tort ou à raison, le public attribua cette décision à l’influence du gouvernement français, et y vit l’indice que la suppression définitive du droit d’entrepôt entrait dans les vues du premier consul. Les populations de l’ouest, qui regardaient le maintien de ce droit comme la condition même de leur prospérité, manifestèrent la plus vive irritation. Jefferson prit aussitôt dans ses conversations un ton hostile à la France. « Le président est, dit-on, fort intrépide de langage, écrivait Hamilton le 29 décembre 1802. Nous verrons comment on s’y prendra pour faire la guerre sans taxes. Le joli projet de substituer l’économie à l’impôt ne fait plus ici l’affaire. Une guerre serait un terrible commentaire sur l’abandon des revenus intérieurs. Et pourtant comment conserver sa popularité auprès des populations de l’ouest, si l’on sacrifie timidement leurs intérêts? »
Jefferson ne voulait pas lancer à la légère son pays dans les hasards de la guerre, et il avait raison ; mais il désirait attirer l’attention du premier consul sur l’importance que les États-Unis attachaient à ne pas changer de voisins et sur les dangers que leur inimitié pouvait susciter à la France; il prétendait amener le général Bonaparte, sinon à renoncer complètement à la Louisiane, du moins à vendre aux États-Unis la Nouvelle-Orléans et les Florides, dont la possession pouvait seule assurer aux populations de l’ouest la libre navigation du Mississipi. Il avait donc eu tort de désarmer, car désarmer, c’était priver la démocratie américaine de l’un de ses meilleurs argumens. Aussi M. Livingston, ministre des États-Unis à Paris, y faisait-il de vains efforts pour alarmer le gouvernement français et pour obtenir de lui quelques explications sur ses vues à l’égard de la Louisiane. Le premier consul semblait ne pas plus tenir compte des États-Unis que s’ils n’avaient pas existé, mépris assurément fort exagéré et fort aveugle, mais qui peut seul expliquer comment il avait pu reprendre le projet suranné de fonder un empire français au-delà de l’Océan. Le jour où la France s’était décidée à seconder l’émancipation des colonies anglaises et à se créer un allié puissant dans le Nouveau-Monde, elle avait dû renoncer et elle avait renoncé en effet à la pensée d’établir sa propre domination dans ces lointaines contrées; elle avait sciemment livré l’Amérique aux rivaux qu’elle voulait susciter à la Grande-Bretagne. Occuper des régions depuis longtemps convoitées par eux, leur barrer le passage vers le sud, les renfermer dans des limites que la force des choses devait les amener à franchir, c’était détruire l’œuvre de Louis XVI, c’était créer un antagonisme factice entre des nations naturellement amies, c’était intéresser les États-Unis à l’abaissement de la France et les contraindre à s’appuyer sur la Grande-Bretagne.
« Il n’y a sur le globe, écrivait Jefferson à M. Livingston, qu’un seul point dont le possesseur soit notre ennemi naturel et habituel : c’est la Nouvelle-Orléans. C’est par là en effet et par là seulement que les produits des trois huitièmes de notre territoire peuvent s’écouler. En nous fermant cette porte, la France fait acte d’hostilité contre nous. L’Espagne pouvait la garder encore pendant de longues années. Son humeur pacifique et sa faiblesse devaient l’amener à nous accorder successivement des facilités de nature à empêcher son occupation de nous être trop à charge; peut-être même se serait-il produit avant peu des circonstances en présence desquelles une cession aux États-Unis serait devenue pour elle l’occasion d’un marché fort profitable. Mais lorsqu’il s’agit des Français, la question change de face. Eux, ils sont d’une humeur impétueuse et d’un caractère énergique et turbulent; nous, malgré nos goûts tranquilles, malgré notre amour pour la paix et pour la poursuite de la richesse, nous sommes aussi arrogans, aussi dédaigneux de la richesse acquise au prix de l’honneur, aussi énergiques, aussi entreprenans qu’aucune autre nation du monde. Établir un point de contact et de froissement perpétuel entre des caractères ainsi faits, créer entre eux des rapports aussi irritans, c’est rendre impossible l’amitié de la France et de l’Amérique. La France et l’Amérique seraient également aveugles si elles se faisaient illusion à cet égard. Et quant à nous, il nous faudrait être bien imprévoyans pour ne pas prendre tout de suite certains arrangemens en vue de cette hypothèse. Le jour où la France s’emparera de la Louisiane, elle prononcera la sentence qui la renfermera pour toujours dans la ligne tracée le long de ses côtes par le niveau des basses mers; elle scellera l’union de deux peuples qui, réunis, peuvent être maîtres exclusifs de l’Océan; elle nous contraindra à nous marier avec la flotte et la nation anglaise. »
Tels étaient les sentimens inspirés au chef des gallomanes par les
projets du général Bonaparte. A Paris, beaucoup de bons esprits
regrettaient de voir le premier consul se lancer dans cette chimérique et périlleuse aventure; mais on se gardait bien de contrarier
la pensée du maître en cherchant à l’éclairer. Aussi M. Livingston
ne comptait-il plus que sur quelque nouvelle fantaisie européenne
de Bonaparte pour lui faire oublier sa fantaisie américaine. « il n’y
a jamais eu de gouvernement, écrivait-il au secrétaire d’état Madison, avec lequel il ait été aussi impossible de négocier une affaire
qu’avec celui-ci. Il n’y a ni peuple, ni législature, ni conseillers.
Un seul homme est tout. Il demande rarement un avis, et n’en accepte jamais sans le demander. Ses ministres sont de purs commis;
sa législature et ses conseillers ne sont que des personnages de parade. Bien que le sentiment de presque tous les hommes sérieux qui
l’entourent soit contraire à cette folle expédition, personne n’ose le
lui dire. Du reste, sans l’inquiétude que cette affaire inspire chez
nous, elle ne m’en donnerait aucune, car je suis persuadé que tout
se terminera par l’abandon du pays et par la cession de la capitale
aux États-Unis. A elles seules, les colonies insulaires de la France
exigent plus de sacrifices qu’elle ne peut en faire. Et d’ailleurs l’insolence extrême de ce gouvernement ne permettra pas à la paix de durer longtemps. »
De son côté, Jefferson avait perdu presque toute confiance dans l’efficacité des négociations; mais, pour son pays comme pour lui-même, il croyait utile de gagner du temps. Au fond, il s’attendait à une solution violente; mais il « désirait la renvoyer au jour où la population établie sur les bords du Mississipi, devenue plus compacte, pourrait faire son affaire elle-même et épargner ainsi au gouvernement américain la nécessité d’aventurer une armée dans des contrées lointaines et malsaines, » au parti républicain la honte d’avoir à reconnaître la vanité de ses déclamations sur les avantages du désarmement et sur l’inutilité des impôts. Quoi qu’il en fût, pour fermer la bouche à l’opposition, pour faire prendre patience aux habitans de l’ouest, il fallait, « par un acte apparent, » par une démarche solennelle, leur donner lieu de croire que le chef de l’état s’employait activement à défendre le grand intérêt national confié à sa garde. Un ambassadeur extraordinaire, M. Monroë, fut donc envoyé à grand bruit en France, avec la mission d’y négocier, de concert avec M. Livingston, l’acquisition de la Nouvelle-Orléans et des Florides. Il eut la singulière bonne fortune d’arriver à Paris à la veille de la rupture de la paix d’Amiens. M. Livingston avait déjà fort habilement profité de l’attitude menaçante prise par la Grande-Bretagne à l’égard de la France pour se faire écouter aux Tuileries. Par l’intermédiaire de Joseph Bonaparte, il avait réussi à faire passer sous les yeux du premier consul plusieurs mémoires de nature à l’éclairer sur le peu de profit que la France tirerait de ses nouvelles possessions dans le golfe du Mexique et sur la difficulté de les défendre à la fois contre les Américains et contre les Anglais. Les rêves coloniaux de Bonaparte s’étaient brusquement évanouis, et il s’était décidé, contrairement à toutes les prévisions de Jefferson, à céder immédiatement aux États-Unis la Louisiane entière. Moins de vingt jours après l’arrivée de M. Monroë, le traité fut conclu (30 avril 1803). Malgré l’insuffisance de leurs pouvoirs, les négociateurs américains n’hésitèrent pas, on le comprend, à accorder 80 millions de francs[2] en échange d’un empire dont la superficie dépassait un million de milles carrés.
En vain les fédéralistes firent remarquer que Jefferson n’avait pas mérité ce merveilleux triomphe de sa diplomatie : il en recueillit toute la gloire. En vain ils lui reprochèrent de s’être laissé entraîner à pousser trop loin ce succès involontaire, d’avoir, en acceptant de la fortune des présens trop étendus, fait entrer dans les limites de la confédération un territoire que la force des choses amènerait un jour à se séparer des états atlantiques, après les avoir dépouillés et dépeuplés à son profit. Le public, ivre de joie, se préoccupa fort peu de ces lointaines prévisions; elles firent plus d’impression sur l’esprit de Jefferson, mais sans l’attrister davantage. « Si jamais, écrivait-il, les nations nouvelles qui vont se former sur les bords du Mississipi trouvent intérêt à se détacher du tronc, si jamais leur bonheur exige assez impérieusement une telle opération pour qu’elles s’y résignent, pourquoi les états atlantiques la craindraient-ils? Et surtout pourquoi nous, leurs habitans actuels, prendrions-nous parti dans une semblable question? Les futurs habitans des états maritimes et des états intérieurs seront également nos fils, des fils établis dans des quartiers divers, mais voisins. Nous croyons que leur bonheur est dans leur union. Les événemens peuvent prouver le contraire, et s’ils trouvent intérêt à se séparer, pourquoi prendrions-nous parti pour nos descendans orientaux contre nos descendans occidentaux? C’est la querelle du frère aîné et du frère cadet. Que Dieu les bénisse tous deux; qu’il maintienne leur union si cela leur est bon, mais qu’il les sépare si cela leur est meilleur! »
Jefferson ne se croyait évidemment point obligé d’étendre aux Français de la Louisiane cette paternelle indulgence pour les besoins et les penchans divers des divers membres de la famille américaine; en dépit de l’élasticité tant vantée du lien fédéral, les créoles durent renoncer à leurs usages traditionnels. Avant de devenir citoyens des États-Unis, ils furent condamnés à passer sous le laminoir anglo-saxon, et à perdre ainsi toute trace de leur caractère originel. Sous le gouvernement du grand apôtre des libertés locales, ils devinrent les victimes de la passion pour l’uniformité. Lorsqu’ils prétendirent résister à l’introduction de la langue anglaise dans l’administration de la justice à la Nouvelle-Orléans, lorsqu’ils voulurent profiter de leur majorité dans les assemblées du nouveau territoire pour se donner une législation civile en harmonie avec leurs mœurs, leurs décrets furent violemment annulés, et Jefferson, mécontent de leur disposition à garder une physionomie propre au milieu de leurs futurs confédérés, écrivit ces caractéristiques et dures paroles : « Il nous faudra envoyer là, pour y changer la majorité, trente mille volontaires nés et recrutés chez nous. Cela augmentera assez la population pour nous permettre de transformer le territoire en état, en état américain, non en état français. Cela ne dorera point sans doute la pilule aux Français; mais apparemment, en faisant cette acquisition, nous avons eu en vue notre bien autant que le leur. »
Rien ne contenait plus l’élan naturel de la race américaine. La défaite du parti fédéraliste et l’abandon de la Louisiane par le premier consul avaient fait tomber les dernières digues qui pussent opposer quelque résistance au débordement de ses passions et de ses forces. Elle était désormais livrée sans défense à toutes les tentations de son esprit envahissant et démocratique. Le gouvernement de l’Union ne semblait préoccupé que de devancer ses désirs, et de s’enlever à lui-même tout moyen de les combattre. Les pouvoirs locaux allaient s’amoindrissant comme le pouvoir central. En 1801, l’état de New-York modifiait sa constitution pour diminuer les prérogatives du gouverneur. En 1802, le Maryland amendait la sienne pour substituer au suffrage restreint, qui était encore de droit commun aux États-Unis, le suffrage universel. En 1803, le territoire de l’Ohio, admis au rang d’état et au privilège de se donner des lois, rejetait le système, alors généralement adopté en Amérique, des nominations à vie dans l’ordre judiciaire, pour le remplacer par celui des élections à terme. Dans tous les états où les ministres du culte avaient encore un traitement public et assuré qui les mettait à l’abri des caprices de la foule, en leur permettant de vivre sans dépendre des contributions volontaires de leurs paroissiens, des sectaires ardens et nombreux se coalisaient avec les libres penseurs démocrates, afin d’amener une séparation absolue de l’église et de l’état, destinée à les affaiblir également l’un et l’autre[3]. Soumettre les gouvernans au joug des gouvernés, les juges à celui des justiciables, les pasteurs à celui des troupeaux, supprimer toutes les situations indépendantes des masses, telle était la tendance qui se manifestait de plus en plus dans les diverses parties de l’Union à la grande joie de Jefferson. Et pourtant il avait été longtemps d’avis que plus on prétendait restreindre l’intervention du pouvoir central dans le gouvernement des affaires intérieures, plus il importait de constituer fortement les pouvoirs locaux, et de les remettre entre les mains des chefs naturels de la nation. A son retour de Paris, il avait même tracé le plan d’une réforme générale dans les constitutions des états particuliers en sens inverse de celle qui devait commencer à s’accomplir sous sa présidence. « Voici les changemens que je conseillerais, écrivait-il à M. Stuart le 23 décembre 1791 : rendre plus désirable le poste de député aux assemblées locales en diminuant le nombre des représentans, et en augmentant la durée de leur mandat... Rendre plus séduisantes pour les gens d’esprit les fonctions exécutives, en plaçant les gouvernemens dans une moins grande dépendance des législatures... Rendre l’ordre judiciaire respectable par tous les moyens possibles, l’inamovibilité, l’importance des traitemens, le petit nombre des titulaires. » Les esprits avaient marché dans la voie opposée, et Jefferson les avait suivis. Il n’avait fait en cela que céder à la pente naturelle de ses idées et de sa situation. Le principe de la souveraineté populaire conduit bien vite à nier la légitimité des fonctions indépendantes; l’exercice du pouvoir suprême amène aisément les politiques imprévoyans à en nier l’utilité et à ne les envisager que comme des entraves. En sa double qualité de démocrate et de gouvernant, le président devait donc être peu favorable au maintien de ses fonctions indépendantes. Supprimer tout moyen de résistance à la volonté des masses, n’était-ce pas en même temps supprimer tout moyen de résistance à l’action du gouvernement qui s’était mis au service de cette volonté?
Jefferson avait d’ailleurs raison de regarder les fonctionnaires inamovibles, fédéraux ou locaux, juges ou prêtres, comme les ennemis naturels de l’administration dont il était le chef. Formée sous ses prédécesseurs, la magistrature était généralement restée fidèle aux principes fédéralistes, et elle tenait à honneur de se distinguer des autres corps publics par ses goûts conservateurs, son humeur peu flexible et ses allures altières. Élevé dans les traditions puritaines, habitué à contrôler l’esprit public avec une austère indépendance, le clergé des églises établies de la Nouvelle-Angleterre se sentait et se montrait en général peu indulgent pour le libertinage politique et philosophique du parti républicain. Il avait contre Jefferson en particulier les plus sérieux griefs; il lui reprochait ouvertement son impiété notoire, son hostilité contre les fondations et les taxes ecclésiastiques, le succès de ses efforts pour les faire abolir dans les états du sud. Les discours prononcés par les juges en présidant les assises et les sermons des pasteurs venaient parfois troubler fort désagréablement le concert d’adulations dont le président était l’objet. Se voir placé par certains prédicateurs au-dessous des plus méchans rois d’Israël après avoir été élevé par certains panégyristes au niveau du Messie, cela était tant soit peu irritant. Jefferson trouvait fort mauvais qu’on le comparât à Jéroboam, et dans sa colère contre les attaques du clergé, il s’emportait jusqu’à s’approprier le parallèle aussi révoltant que ridicule fait en son honneur par un jeune avocat républicain « entre le chef illustre qui après avoir été en butte aux outrages préside aux destinées de l’Union et Celui qui après avoir été en butte aux outrages préside aux destinées de l’univers. » — « Comment pourrai-je trouver grâce devant les prêtres? s’écriait le président. Ils ont crucifié leur Sauveur parce qu’il prêchait que leur royaume n’est pas de ce monde : tous ceux qui veulent mettre ce précepte en pratique doivent s’attendre à tous les excès de leur rage. » Et pour les punir, il ne se contentait pas de commenter perfidement ce prétendu précepte d’organisation ecclésiastique dans ses conversations intimes et dans sa correspondance privée; il allait jusqu’à sortir de la réserve que la constitution impose au gouvernement de l’Union sur toutes les questions religieuses. En réponse à une adresse qui lui fut présentée par les baptistes du Connecticut, il proclama officiellement le vœu que leurs doctrines sur les rapports entre l’église et l’état devinssent articles de foi dans toutes les localités qui les repoussaient encore.
Le parti démocratique était décidé à traiter plus rigoureusement les magistrats fédéralistes qui usaient contre lui du vieux privilège que s’étaient toujours arrogé les juges américains de parler au jury des affaires publiques en lui adressant leurs résumés. Pour tirer vengeance de ces attaques qu’on ne pouvait légalement réprimer, il fallut avoir recours aux plus frivoles ou aux plus hypocrites prétextes. M. Addison, président de la cour des plaids communs dans le district occidental de la Pensylvanie, fut mis en accusation par l’assemblée de son état, non pour avoir abordé des questions politiques dans le prétoire, mais pour avoir contesté à un juge républicain le droit de répondre séance tenante à l’une de ses mercuriales. Il fut condamné par le sénat de la Pensylvanie à être dépouillé de sa charge. De nouvelles procédures s’engagèrent presque aussitôt contre trois autres magistrats pensylvaniens. Entraînée par ces exemples, la chambre des représentans des États-Unis mit en accusation M. Chase, juge à la cour suprême, vénérable vétéran de la cause de l’indépendance, qui apportait un peu trop dans l’administration de la justice les fortes passions des temps de sa jeunesse, mais dont le principal tort était d’être l’un des plus rudes adversaires du gouvernement. Il fut acquitté par le sénat des États-Unis (mars 1805), à la grande mortification des démocrates, qui, par de semblables procès, espéraient annuler indirectement la garantie dont la constitution fédérale couvre l’indépendance des juges. Dans leur colère contre la sentence du sénat, ils ne surent même point cacher que tel avait été en effet le sens et le but des poursuites dirigées par eux contre M. Chase. Aussitôt après l’acquittement, M. John Randolph se leva pour proposer un amendement à la constitution, par lequel le pouvoir législatif aurait reçu le droit de révoquer les magistrats fédéraux sans jugement préalable. La motion fut votée par 68 voix contre 33; mais en dépit de ce premier succès, elle n’eut pas de suite.
L’humeur oppressive des anciens champions de la liberté illimitée se manifestait en même temps par de violens procès de presse. A Philadelphie, un journaliste, M. Dennie, fut mis en jugement pour avoir attaqué en principe les vices de la démocratie. A Albany, un imprimeur fédéraliste fut poursuivi d’office par le procureur-général du New-York pour avoir affirmé que Jefferson avait eu le pamphlétaire Callender à sa solde pendant l’administration de John Adams. Ce fut Hamilton, redevenu avocat, qui se chargea de défendre, en la personne du prévenu, la liberté de la presse contestée par les républicains : dernier acte de ce grand citoyen, si souvent accusé d’avoir voulu établir la monarchie, et qui mourut pour avoir mis son parti en garde contre le seul homme qui eut rêvé aux États-Unis le renversement de la république. Le vice-président Burr lui attribuait, non sans raison, le désappointement de toutes ses ambitieuses espérances. En 1804, lorsqu’il avait prétendu à la charge de gouverneur du New-York, comme en 1801, lorsqu’il avait voulu supplanter Jefferson dans la présidence des États-Unis, ce dangereux aventurier avait trouvé sur son chemin l’avis exprimé sur lui par l’intègre Hamilton, et il avait échoué devant le mépris public. On affirme qu’il s’exerça pendant trois mois à tirer au pistolet avant d’appeler sur le terrain le courageux homme de bien dont il avait à se venger. Hamilton venait de perdre son fils aîné dans un duel politique, et il avait pris en horreur cette façon barbare de vider les querelles de parti. Après avoir vainement offert à son adversaire de loyales explications pour éviter le combat, il n’alla au rendez-vous qu’après avoir consigné par écrit sa résolution d’essuyer le feu de Burr sans y répondre. A la première décharge, il tomba frappé mortellement au côté droit, et il expira vingt-quatre heures après au milieu de la consternation publique (12 juillet 1 804). Il y eut dans tous les États-Unis un soulèvement d’indignation contre le misérable intrigant qui, après avoir sacrifié à ce qu’il osait appeler son honneur le plus noble serviteur du pays, s’excusait gaiement, dit-on, auprès des jeunes débauchés dont il faisait sa compagnie habituelle de n’avoir pas frappé sa victime au cœur.
Jefferson se trouvait débarrassé du même coup du seul rival que put lui opposer le parti fédéraliste et du seul traître qu’il eût à craindre dans le parti républicain. Le vice-président s’était perdu en tuant Hamilton. Il avait voulu écarter l’obstacle qui arrêtait le succès de ses négociations avec les adversaires systématiques du gouvernement, et il n’avait fait que rendre plus impossible une alliance entre eux et lui; il avait cru faciliter la formation à son profit d’une coalition entre les républicains du nord et les fédéralistes contre Jefferson et ses amis du sud, et il s’était rendu à la fois odieux aux républicains et aux fédéralistes. Il ne pouvait plus désormais nuire sérieusement à son parti, ni en cherchant à le démembrer, ni en passant à l’ennemi.
Jefferson avait le droit d’être optimiste, car il était singulièrement heureux. L’histoire de sa première présidence est l’histoire d’une série de bonnes fortunes. La plus grande de toutes fut de succéder à Washington et à ses amis, de trouver le gouvernement fondé, les finances organisées, le contre-coup de la révolution française amorti, le pays fatigué des querelles politiques et disposé à chercher, soit dans les débats religieux, soit dans les grandes entreprises commerciales, un autre emploi à son activité. Le président put, sans exposer les États-Unis à d’extrêmes périls, donner à la démocratie américaine toute sorte de satisfactions, relâcher les freins que ses prédécesseurs avaient dû resserrer, alléger les impôts qu’ils avaient eu à établir, rembourser la dette qu’ils avaient eu à consolider, diminuer l’armée et la flotte qu’ils avaient eu à créer. Un seul événement, l’occupation de la Louisiane par la France, parut un instant devoir mettre en lumière les inconvéniens de sa complaisance excéssive pour l’avarice des masses; mais une brusque résolution du premier consul vint bientôt faire passer aux yeux de la nation l’imprudence de Jefferson pour de la sagesse à la fois sereine et hardie. Le développement de la puissance commerciale des États-Unis commença à se manifester sous son administration : on lui en sut gré comme s’il en était la cause. Son nom réveilla désormais l’idée de gouvernement à bon marché, d’expansion nationale, de prospérité matérielle. Il n’avait que deux ennemis redoutables; ils s’entretuèrent, et Jefferson resta sans contradicteurs sérieux en possession de la faveur publique. Porté une seconde fois à la présidence par le vœu unanime de son parti, il reçut des électeurs 162 voix contre 14 données au candidat fédéraliste, C.-C. Pinckney (février 1805). C’était bien la mesure de son crédit auprès du peuple américain. Presque aussi populaire que l’avait été Washington dans les premiers temps de son gouvernement, Jefferson n’eut cependant jamais dans le pays l’autorité morale que Washington avait conservée jusqu’à la fin, en dépit des injurieuses dénonciations du parti démocratique. Pour prendre de l’autorité sur l’esprit des hommes, il ne suffit pas de leur paraître heureux et habile; il faut leur imposer par une volonté et un jugement supérieurs. Jefferson n’avait rien de bien imposant ni dans le caractère ni dans l’esprit. Il était à la fois trop disposé à s’incliner devant la volonté populaire et trop exposé à choquer le sens commun. En même temps qu’il y avait au fond très peu d’originalité dans sa politique générale, ses expédiens de détail portaient souvent un cachet de bizarrerie chimérique qui prêtait au ridicule. Son parti lui-même l’abandonnait aux railleries des fédéralistes, lorsque, pour soustraire la flotte américaine au danger de se détériorer, il venait proposer au congrès de la mettre à terre, de la garder en magasin, et d’avoir à l’avenir une marine sans marins, renfermée dans des ports sans eau.
L’esprit d’économie ne l’inspirait guère mieux, lorsqu’il affirmait pouvoir suffire à la défense du pays au moyen de deux cent cinquante chaloupes canonnières destinées à tenir lieu à la fois de fortifications permanentes et de vaisseaux de ligne. Personne ne se trompa sur la valeur de ce prétendu système de défense, qui fut la risée des gens du métier dès qu’il se produisit au grand jour. Le congrès l’adopta néanmoins avec une indulgente complaisance pour les combinaisons militaires du président : elles servaient au fond très bien la politique générale du gouvernement américain. On pouvait déjà prévoir que de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne sortiraient pour lui de graves embarras. Les états commerçans et maritimes demandaient ardemment à être protégés contre les vexations des belligérans, qui venaient jusque dans leurs eaux intercepter leurs navires ou soumettre leurs matelots à la presse. Une flotte respectable pouvait seule atteindre ce but; mais le parti républicain, qui avait pris naissance dans les états agricoles, s’était prononcé de bonne heure contre la création d’une marine nationale. C’était à ses yeux une arme de luxe à la fois coûteuse et dangereuse. à quoi servirait-elle en effet? A protéger le commerce? Mais ne pouvait-on se passer du commerce? et ne vaudrait-il pas mieux y renoncer tout à fait que de ruiner le pays par de tels armemens, et que de l’exposer à la tentation d’entrer en rivalité avec les grandes nations maritimes? Jefferson n’était pas éloigné de partager ces vues; comme chef du gouvernement toutefois, il ne pouvait prendre une attitude aussi tranchée. Donner une apparente satisfaction aux états du nord sans donner de l’ombrage à son parti, doter l’Amérique d’une marine, mais d’une marine économique et pacifique que les républicains pussent voter sans se démentir, et dont le gouvernement pût amuser le pays sans courir le risque d’être entraîné par elle à défendre plus fièrement qu’il ne le voulait l’honneur du pavillon américain, tel fut le problème que Jefferson crut avoir résolu par la construction de ses chaloupes canonnières. Le commerce américain resta sans défense, l’insolence des belligérans s’accrut chaque jour, et d’économie en économie les États-Unis furent enfin menés à la guerre sans avoir rien fait pour s’y préparer. Cette conséquence extrême du système de Jefferson ne devait pas toutefois se produire sous son gouvernement. Pendant sa première présidence, il avait récolté ce que ses prédécesseurs avaient semé; il sut, pendant la seconde, gagner assez de temps pour laisser à ses successeurs le soin de payer les frais de sa propre politique.
En même temps que l’insolence des belligérans préparait à Jefferson de grands déboires, l’état moral de son parti lui donnait bien des dégoûts. Le désordre se mettait dans la phalange démocratique. De violentes querelles éclataient publiquement dans son sein; elle retournait contre elle-même son arsenal de dénonciations et d’injures, et les accusations réciproques des républicains venaient enfin mettre en lumière tout ce qu’il y avait de dévergondage d’esprit et de corruption dans ce parti, qui avait prétendu se faire le défenseur du gros bon sens américain contre les utopies monarchiques des fédéralistes et le gardien de la morale publique contre « l’escadron mercenaire » de Hamilton. A New-York, la faction des Clinton, après s’être entendue en 1803 avec la faction des Livingston pour suborner la législature, et en obtenir à prix d’argent le privilège d’établir une banque démocratique destinée à faire concurrence aux banques fédéralistes, reprochait vertueusement en 1805 à son ancienne alliée d’avoir, dans une affaire analogue, exploité trop exclusivement à son profit la vénalité de certains sénateurs. A Philadelphie, le gouverneur, Me Kean, l’un des chefs les plus fougueux du parti républicain, se trouvait dépassé lui-même par une coterie ultra-radicale qui prétendait supprimer les avocats, enlever l’inamovibilité aux magistrats, réduire à un an la durée du mandat des sénateurs. Pour défendre la constitution de la Pensylvanie et la raison contre les attaques des « amis du peuple, » le gouverneur était réduit à faire étaler dans les feuilles publiques les turpitudes de ses commensaux d’autrefois. L’un avait été espion anglais; tel autre s’était rendu coupable d’escroquerie, tel autre de malversation. Les répliques pleuvaient non moins acrimonieuses, non moins personnelles, et la fureur de ces frères ennemis devenait si aveugle que l’on pouvait craindre la guerre civile.
Au milieu de ces honteuses dissensions, le principal souci de Jefferson était de n’avoir pas à s’en mêler; sa principale consolation était de penser qu’avec un peu de prudence, il pourrait arriver jusqu’au seuil de la retraite sans se brouiller avec aucun de ses anciens adhérens, et rejeter ainsi sur ceux qui viendraient après lui la désagréable tâche d’avoir à choisir entre les diverses fractions du parti. Cet espoir fut promptement déçu. Le président pouvait assez aisément rester étranger aux querelles locales; mais il lui était moins facile d’ignorer les discussions du congrès. Dès la session de 1805, M. John Randolph, qui jouait pour l’administration le rôle de leader au sein de la chambre des représentans, avait, dans un débat fort scandaleux, donné aux membres du cabinet de fort désagréables marques de son mauvais vouloir. La Géorgie ayant abandonné à la confédération le territoire qui forme aujourd’hui les états du Mississipi et de l’Alabama, le gouvernement de l’Union avait eu à examiner la validité des concessions faites dans cette vaste contrée par les divers pouvoirs qui y avaient successivement exercé leur souveraineté. Parmi les concessionnaires se trouvaient quatre compagnies qui, en associant à leurs opérations la majorité des deux chambres géorgiennes, avaient trouvé moyen d’obtenir plus de 20 millions d’acres pour la somme de 500,000 dollars. Le marché était si évidemment frauduleux, le vote qui l’avait consacré était si notoirement entaché de corruption, que la législature géorgienne elle-même, renouvelée par des élections faites sous le coup de ce révoltant trafic, avait cru devoir annuler la concession. Cependant les compagnies avaient eu le temps de faire passer par des ventes soit réelles, soit simulées, une grande portion de leurs terrains entre les mains de tiers acquéreurs qui disaient avoir traité sur la foi d’un acte législatif, et prétendaient ne pouvoir être dépossédés. Le cabinet de Jefferson, chargé d’examiner leurs réclamations, proposa au congrès de les indemniser de la perte que leur ferait supporter l’éviction, en leur accordant 5 millions de dollars. C’était leur rendre dix fois plus que les spéculateurs primitifs n’avaient payé. Une telle prodigalité parut monstrueuse à John Randolph, et il la combattit de la façon la plus offensante pour le cabinet. On cessait d’être honnête homme aux yeux de ce despotique tribun dès qu’on ne se rangeait pas à son avis. Il n’hésita donc pas à déclarer en pleine assemblée que tous ceux qui défendaient la transaction proposée étaient ou intéressés dans l’affaire, ou gagnés par les intéressés. Bien que la majorité républicaine commençât à se lasser des allures dictatoriales et de l’extravagante insolence de son leader, John Randolph fit néanmoins assez d’impression sur la chambre pour amener le rejet du bill. L’administration ne lui pardonna pas cette incartade. Un des amis de M. Randolph, ayant fait entendre à Jefferson qu’il serait aisé d’apprivoiser l’intraitable démagogue en le nommant ministre à Londres, n’obtint du président qu’un refus péremptoire. Outré de se voir si peu compté par des hommes qu’il avait l’habitude de traiter en cliens, M. Randolph n’attendit que l’ouverture de la session de 1806 pour entrer en guerre ouverte avec le gouvernement. Il n’entraîna guère avec lui qu’une demi-douzaine de votans, et la chambre se remit beaucoup plus aisément qu’il ne l’avait prévu de l’émoi causé par sa défection. Cette défection n’en causa pas moins dans l’état-major républicain un vide difficile à combler. La majorité restée fidèle à Jefferson était moins éclairée que nombreuse; elle avait grand besoin d’être conduite, et elle ne renfermait personne qui pût prendre la place de M. Randolph.
Chaque progrès de l’esprit démocratique était marqué par un abaissement du niveau intellectuel au sein de la représentation nationale. Les hommes vraiment supérieurs prenaient la vie publique en dégoût. La masse populaire se passait très volontiers de leur concours; elle s’arrangeait fort bien de n’être représentée que par ses égaux. Aussi la médiocrité devenait-elle de plus en plus un titre à sa faveur, et Jefferson, qui rendait sans cesse hommage au bon esprit et au bon vouloir du congrès, sentait lui-même à chaque pas combien les chambres étaient au-dessous de leur mission. Au mois d’avril 1806, c’était au sénat qu’il aurait voulu faire rentrer un homme d’esprit de ses amis, M. W. C. Nicholas, qui se montrait peu soucieux de sortir de la retraite. « La majorité du sénat a bonne intention, lui écrivait-il; mais les fédéralistes Tracy et Bayard sont trop fins pour elle, et ils agissent beaucoup sur les délibérations... Sept fédéralistes votant toujours en phalange, réunis à quelques républicains, les uns mécontens, les autres équivoques, les autres capricieux, ont assez souvent formé une majorité pour nous créer de vrais embarras, si bien que j’ai peur de leur soumettre, à la session prochaine, le traité, quel qu’il soit, que nous pourrons conclure avec l’Angleterre ou avec l’Espagne. » Au mois de février 1807, c’était dans la chambre des représentans que le président sentait et regrettait l’absence du même M. Nicholas. « Jamais il n’a été plus urgent de faire appel à votre patriotisme. Sauf les fédéralistes, qui seront vingt-sept, et la petite bande des schismatiques, qui sera réduite à trois ou quatre (mais tous des langues, all tongue), la chambre des représentans est l’assemblée la mieux disposée qui se puisse voir. Malheureusement il ne s’y trouve personne dont le talent et la position réunis aient assez de poids pour en faire un chef. En conséquence, personne ne se charge de faire les affaires publiques, et elles ne se font pas! » Aussi faiblement composé, le congrès ne pouvait ni exercer sur le pouvoir un contrôle efficace, ni lui être d’un sûr appui. Habituellement soumise jusqu’à la servilité aux moindres désirs du président, la majorité manquait parfois tout à coup à son appel; elle pouvait se prêter sans examen aux actes les moins raisonnables et les plus vexatoires de l’administration, et s’associer sans mauvais vouloir systématique aux plus perfides manœuvres des opposans, toujours prompte à rentrer dans l’obéissance, mais toujours impuissante à effacer l’atteinte portée par ses caprices à l’autorité morale du chef de l’état.
La nation était comme le congrès : comme lui, elle était à la fois très attachée à son gouvernement et très exposée à se laisser surprendre. Ce fut ainsi qu’il put suffire au hardi flibustier que les États-Unis avaient eu un instant pour vice-président, le colonel Burr, d’affirmer que l’administration l’encourageait secrètement à diriger une expédition sur le Mexique pour entraîner beaucoup de bons citoyens dans une folle et mystérieuse aventure qui paraît avoir eu pour but principal le soulèvement des états de l’ouest et le pillage de la banque de la Nouvelle-Orléans (1806-1807). Dès qu’une proclamation de Jefferson eut mis le pays en garde contre les factieux desseins de Burr, la sympathie que ce petit Catilina avait rencontrée dans l’ouest fit place à une terreur panique. Jefferson crut pouvoir s’appuyer sur cet honnête mouvement d’effroi pour donner à la répression de la misérable échauffourée par laquelle le meurtrier de Hamilton couronnait sa carrière une solennité exceptionnelle; il demanda donc au congrès la suspension de l’habeas corpus. Le sénat la lui accorda d’urgence et à l’unanimité; mais à peine le sénat avait-il voté, que des bruits habilement répandus par les ennemis du président, avidement accueillis par le public, vinrent de la façon la plus imprévue enlever à la mesure le concours de la chambre des représentans. L’alarme causée par la conjuration de Burr était, disait-on, fort exagérée. Le pouvoir le savait mieux que personne; mais il grandissait le péril pour grandir son rôle, et se donner l’air d’avoir sauvé le pays. Le projet de loi fut rejeté par 113 voix contre 19 (26 janvier 1807).
Très mortifié de cet échec, Jefferson mit d’autant plus d’acharnement à faire constater par la justice du pays la culpabilité du colonel. Oubliant ce qu’il devait à la dignité de sa charge, il fit secrètement lui-même le métier de chef de parquet. Il descendit dans tous les détails de l’instruction avec une âpre minutie, dirigeant de loin le ministère public, excitant son amour-propre, échauffant sa haine, le mettant sans cesse en garde contre l’indulgence et la fourberie supposées du président des assises, le juge Marshall, magistrat ferme et intègre que des opinions fédéralistes rendaient suspect au pouvoir. Tout le mouvement que s’était donné Jefferson fut inutile : le procès ne jeta qu’une lumière insuffisante sur les menées du colonel Burr, et il fut acquitté par le jury (septembre 1807). Le président s’écria dans sa colère qu’il ne pourrait y avoir de sûreté pour l’Union tant que la magistrature resterait inamovible, et que la justice politique serait rendue par un corps placé au-dessus des révolutions périodiques qui s’accomplissaient dans les autres corps de l’état.
Cet intolérant démocrate, qui trouvait insupportable que la constitution lui refusât le moyen de chasser ses ennemis du pouvoir judiciaire, supportait de fort bonne grâce un partage du pouvoir exécutif que la constitution était bien loin de lui imposer. « En théorie, écrivait-il à M. William Short le 12 juin 1807, la direction du gouvernement appartient chez nous au président seul; en fait, les choses se sont passées dès l’origine tout autrement. Les affaires courantes de chaque département sont faites par le chef de ce département, et il n’en délibère qu’avec le président; mais toutes les affaires importantes et difficiles sont soumises à tous les membres du cabinet. Il peut arriver au président de les consulter successivement et séparément, à mesure qu’ils se présentent chez lui; mais lorsque la question est vraiment de premier ordre, le conseil se réunit, on discute mûrement, puis l’on vote, et dans ce vote le président ne compte sa voix que pour une, de façon que, dans toutes les questions importantes, le pouvoir exécutif est en réalité exercé par un directoire auquel le président pourrait sans aucun doute imposer son autorité, mais auquel, pendant la première administration, comme pendant la mienne, il est sans exemple qu’il l’ait jamais imposée. » Washington n’aurait pas, je crois, reconnu son gouvernement à ce singulier portrait : il n’aurait pas admis que, pendant son administration, le pouvoir exécutif eût été aux mains d’un directoire. Chef responsable de l’état, il n’avait partagé avec personne l’autorité suprême; son cabinet n’avait eu à ses yeux d’autre caractère que celui d’un conseil, conseil fort écouté, mais jamais souverain. Parmi les grands hommes de son ordre, Washington est peut-être celui qui, dans la guerre comme dans la politique, a le plus consulté ses lieutenans avant de se déterminer à l’action, et qui, une fois déterminé, s’est le moins soucié de l’opinion d’autrui et des obstacles. Il n’avait l’esprit ni très prompt ni très inventif; il avait besoin d’un conseil qui lui suggérât des idées entre lesquelles il pût choisir, et c’était après avoir lentement pesé toutes les raisons invoquées en faveur des divers avis qu’il arrêtait le sien avec une sûreté de jugement et une force de volonté incomparables. L’on pourrait au besoin trouver dans les mémoires de Jefferson la preuve que cet avis décisif de Washington n’était pas toujours et nécessairement celui de la majorité; mais qu’importe? Il était décisif, et cela suffit pour faire ressortir l’interversion des rôles que Jefferson avait laissé s’établir entre le pouvoir et ses conseillers.
C’est surtout dans le cours de sa seconde administration que cette interversion des rôles devient sensible. Ce n’est plus le cabinet qui soumet ses idées au président, c’est le président qui soumet ses idées au cabinet, ou plutôt au secrétaire d’état Madison, dont l’influence est évidemment prépondérante dans le gouvernement. Par caractère, Madison n’était pourtant pas un meneur : l’instinct du commandement lui manquait; mais, par sa situation comme par les qualités de son esprit, il avait prise sur son chef naturel. Il était l’héritier présomptif de Jefferson, et à ce titre il avait quelque droit de peser sur la conduite des affaires qu’il devait être bientôt chargé de mener seul à bonne fin. Jefferson lui reconnaissait très volontiers ce droit. Loin de se montrer jaloux de ce ministre, que l’opinion désignait déjà comme son successeur, il semblait plutôt pressé de lui céder la place. Il était rassasié de la présidence. Le pouvoir effectif qu’elle donnait s’était fort amoindri entre ses mains, et ne pouvait plus suffire à racheter, pour un cœur un peu fier, la servitude qu’elle imposait. Lui-même l’a dit, « il était las d’une charge où il ne pouvait faire plus de bien que tant d’autres qui la convoitaient, et où il n’y avait plus rien à gagner pour lui que d’incessans labeurs et des pertes journalières d’amis. »
Parmi les questions qui divisaient ses amis, les plus importantes de toutes étaient les questions de politique étrangère. La sympathie pour la France et la haine de la Grande-Bretagne avaient été pendant longtemps l’un des points de ralliement du parti républicain; mais les affronts reçus du directoire, les projets d’occupation de la Louisiane mis en avant par le premier consul, ses essais de despotisme illimité et de monarchie universelle avaient fait tomber l’enthousiasme de l’Amérique pour la cause de la révolution française, et bon nombre de démocrates en étaient même venus à regarder l’Angleterre comme le boulevard de la liberté, opinion que le gros du parti repoussait comme peu orthodoxe, mais qu’à certaines heures Jefferson semblait bien près d’adopter. Au fond, il était très partagé entre les répugnances que lui inspirait l’Attila moderne et la rancune qu’il conservait contre le pays de ses pères, et ces deux sentimens le dominaient alternativement, selon que le besoin de se mettre en sympathie avec ses divers amis ou les événemens du jour venaient agir sur son esprit. Ses impressions, quelles qu’elles fussent, étaient toujours très vives, et elles pouvaient le porter tantôt à exagérer, tantôt à oublier sa politique raisonnée et habituelle. Il lui fallait un modérateur, et Madison était fort propre à cet emploi, qu’il exerçait d’ailleurs depuis longtemps auprès de son illustre ami. Doux, aimable, judicieux, méthodique, le secrétaire d’état n’était rien moins que sujet à l’emportement. Fédéraliste par instinct, il avait par calcul lié sa fortune à celle des démocrates, et il ne s’écartait jamais de la ligne du parti. Il restait donc dans le système de l’alliance française, et il y ramenait le président toutes les fois que celui-ci montrait quelque velléité d’en sortir. Pendant l’été de 1805, se trouvant seul à Monticello, loin de ses ministres, Jefferson eut une de ces tentations de se rapprocher de la Grande-Bretagne. Le gouvernement français lui avait récemment donné divers sujets d’humeur. Un différend grave s’était élevé entre l’Espagne et les États-Unis au sujet des limites de la Louisiane, que les Américains prétendaient reculer vers l’est jusqu’à absorber une partie de la Floride, et l’appui hautain donné par la diplomatie française à la résistance de l’Espagne contrariait vivement leur convoitise et blessait leur amour-propre. Le ministre de l’empereur à Washington avait en outre fort gratuitement offensé le gouvernement de l’Union en lui notifiant d’un ton cavalier le désir que le général Moreau, exilé de France, ne reçût pas un accueil trop chaleureux en Amérique. Ce fut en apprenant cette impertinente démarche que le président éclata. « Le ton de ce gouvernement dans l’affaire espagnole était déjà bien fait pour exciter l’indignation, écrivit-il au secrétaire d’état; mais, dans l’espèce, il pouvait être nuisible de le relever. L’occasion actuelle me semble excellente pour lui faire comprendre que nous ne sommes pas de ces puissances qui reçoivent et exécutent des ordres... J’ai l’esprit très frappé de la pensée que la France a contre nous des desseins hostiles et perfides, et qu’il est urgent de nous assurer quelque chose de plus qu’une amitié réciproque avec l’Angleterre. » Et il soumettait à Madison le plan d’un traité éventuel avec la Grande-Bretagne, par lequel cette puissance se serait engagée à garantir aux États-Unis l’acquisition de la Floride, dans le cas où, pour maintenir leur droit sur le territoire contesté, ils se décideraient à faire cause commune avec elle contre la France et l’Espagne : fantaisie diplomatique presque aussitôt oubliée que conçue, et qui, sous l’influence du secrétaire d’état, parut bientôt si peu républicaine au président, qu’ayant besoin d’expliquer six mois après les causes de sa rupture avec John Randolph, il mettait la pensée d’une ligue avec l’Angleterre au nombre des hérésies les moins supportables de la faction dissidente. Le cabinet avait adopté en effet une politique diamétralement contraire à celle que Jefferson lui avait proposée, et que John Randolph préconisait encore dans le congrès. Il songeait non à conquérir la Floride, mais à l’acheter, non à braver Napoléon, mais à fournir indirectement des ressources à son trésor, non à s’allier avec l’Angleterre, mais à répondre par des représailles contre son industrie à ses entreprises sur la liberté des mers (mars 1806).
Depuis 1793, les droits et les devoirs des États-Unis, comme neutres, étaient le sujet de presque tous leurs démêlés avec l’Europe. L’Angleterre et la France, tout en professant sur cette grave matière des principes opposés, suivaient trop souvent des conduites à peu près semblables et également spoliatrices. L’Angleterre maintenait sa vieille jurisprudence maritime, que la France déclarait contraire au droit des gens moderne, mais qu’elle appliquait fréquemment par représailles aux puissances qui violaient à ses yeux la loi naturelle en la laissant violer par la Grande-Bretagne. A vrai dire, l’Angleterre entendait supprimer tout commerce neutre qui ne se faisait pas à son profit, et la France entendait interdire l’état de neutralité. Washington avait entrepris de résister à la première de ces prétentions sans céder à la seconde, et il n’y avait réussi qu’en adoptant une politique opposée à celle du parti républicain. Voulant la paix, il s’était préparé à la guerre; il s’était attaché à se rendre redoutable et à ne se montrer ni insolent ni hostile. Des ambitieux et des fous, qui disaient aussi vouloir la paix, soutenaient déjà de son temps que, pour amener l’Angleterre à résipiscence, il fallait placer le pavillon américain sous la sauvegarde de principes absolus et l’industrie britannique sous le coup d’une guerre de tarifs. Sentant fort bien que des prétentions inflexibles et des hostilités déguisées mèneraient inévitablement à une rupture ouverte, Washington s’était sagement refusé à se faire le champion d’aucune doctrine particulière en matière de droit maritime; il n’avait accepté et invoqué d’autre règle que les traités, il ne s’était proposé d’autre but que de faire abandonner ou adoucir les pratiques les plus préjudiciables aux intérêts américains; il n’avait recommandé au congrès d’autres mesures comminatoires que des armemens. Et lorsque la chambre des représentans avait failli rendre la guerre inévitable par le vote de propositions acerbes contre l’Angleterre, il avait brusquement arrêté la législature nationale sur cette mauvaise pente, en annonçant au sénat qu’il nommait M. Jay envoyé extraordinaire auprès de la cour de Londres, pour tenter, sur les différends des deux peuples, la voie pacifique des négociations.
Le traité d’amitié, de commerce et de navigation conclu à Londres en 1794 par M. Jay fut le fruit de cette politique. Ce traité ne mettait assurément pas fin à toutes les causes de conflit entre les deux nations; il ne tranchait assurément pas toutes les questions en faveur de l’Amérique, mais il rétablissait le bon vouloir entre les deux gouvernemens, et il leur permettait de régler dans un esprit de bienveillance et de respect mutuel les difficultés qu’il laissait subsister. Il ne garantissait pas formellement les matelots américains contre le danger d’être soumis par erreur à la presse; mais il inspirait au cabinet de Saint-James le désir sincère de réparer et d’éviter à l’avenir de telles erreurs. Il n’obligeait pas explicitement l’Angleterre à répudier la règle de 1756, par laquelle elle interdisait aux neutres tout commerce avec les possessions coloniales de ses ennemis; mais il lui imposait l’obligation de donner plein dédommagement aux citoyens américains dont les navires avaient été saisis et condamnés en vertu de cette règle. Il ne lui interdisait pas de regarder et de saisir les provisions de bouche comme contrebande de guerre; mais il l’astreignait à indemniser les propriétaires de la cargaison. Malgré les lacunes que présentait le traité, malgré les fureurs populaires qu’il soulevait, Washington crut devoir le ratifier. Les faits lui donnèrent raison. Cet acte courageux assura au pays douze années de paix et de prospérité commerciale, et valut aux négocians lésés par les spoliations anglaises plus de 50 millions de francs. En vain pourrait-on objecter qu’il provoqua le directoire à mettre de plus en plus la marine américaine au pillage. La fermeté du gouvernement des États-Unis, ses armemens menaçans agirent sur la France comme ils avaient agi sur l’Angleterre. Le 13 septembre 1800, sous l’administration du premier consul, un traité, qui donnait tort aux prétentions abusives du directoire, fut signé à Paris ; une négociation ayant pour but de régler l’indemnité due aux négocians lésés par les spoliations françaises fut entamée, et le 30 avril 1803, lors de la cession de la Louisiane aux États-Unis, le chiffre de cette indemnité fut fixé à 20 millions. La politique fédéraliste avait eu successivement raison des deux belligérans ; la politique républicaine allait bientôt être mise à l’épreuve.
Dès son avènement au pouvoir, Jefferson avait pris sur la question des droits des neutres une attitude très différente de celle de Washington. Il avait paru attacher beaucoup plus d’importance à ne pas transiger sur les principes qu’à défendre en fait et dans le présent les intérêts de la navigation américaine. Il s’était fait une théorie sur le droit des gens de l’avenir, théorie qui n’allait à rien moins qu’à priver les belligérans du droit de visite, et, tout en reconnaissant que le moment d’imposer au monde cette nouvelle doctrine n’était pas encore venu, il s’était prématurément décidé à ne pas renouveler les traités qui y portaient atteinte, aimant mieux ne protéger le pavillon américain par aucun acte diplomatique qu’accepter pour sa sûreté des garanties incomplètes. Le gouvernement des États-Unis laissa donc tomber sans les renouveler les dispositions maritimes du traité de Jay, qui expirèrent ainsi en 1803. Dès 1804, Jefferson avait appris par expérience combien il est dangereux et chimérique de supprimer le droit écrit dans les relations internationales, et il avait senti la nécessité de sacrifier bien des points de doctrine au besoin de replacer la Grande-Bretagne sous l’empire d’un traité ; mais, tout en rentrant dans une voie plus sensée, il n’avait pu dégager assez complètement son esprit de son erreur première pour ne pas conserver une prétention absolue qui rendait le succès de ses négociations impossible. De tous les droits que s’arrogeait la Grande-Bretagne, celui de rechercher et de saisir ses déserteurs à bord des navires marchands américains était à la fois le plus contestable, le plus vexatoire et le plus nécessaire au soutien de sa marine. Elle ne pouvait ni l’exercer sans empiéter sur la juridiction des États-Unis et sans porter atteinte par de fréquentes méprises à la liberté individuelle de leurs citoyens, ni l’abandonner sans courir le risque de perdre par la désertion une grande partie de ses équipages. Les États-Unis étaient donc fondés à réclamer contre cet abus, mais l’Angleterre avait un si grand intérêt à le maintenir, que le gouvernement américain ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle le supprimât, à moins d’y être contrainte par une force supérieure. Cette force supérieure, le gouvernement américain ne l’avait pas, il ne pouvait l’avoir de longtemps ; il ne faisait même rien pour l’acquérir, et, dans la situation où étaient alors les affaires du monde, le bon vouloir des États-Unis importait infiniment moins à l’Angleterre que la conservation de son personnel naval. Faire du règlement de cette question de la presse la condition sine qua non d’un traité avec la Grande-Bretagne, c’était rendre ce traité impossible.
Tel fut le vice radical des instructions données le 5 janvier 1804 à M. Monroë, ministre des États-Unis à Londres. Pendant que cet agent poursuivait une chimère, l’amirauté anglaise, affranchie de toute régie diplomatique et enhardie par la faiblesse de la marine américaine, reprenait arrogamment ses habitudes de tyrannie : elle ressuscitait la règle de 1756 dans toute sa rigueur, elle multipliait les blocus fictifs, elle faisait de plus en plus de la recherche simulée de ses déserteurs un moyen de recrutement. En moins de trois ans, les croiseurs britanniques firent, par leurs captures irrégulières, subir aux sociétés d’assurance maritime du seul port de Philadelphie une perte de plus de 5 millions, et enlevèrent à bord des navires marchands américains plus de trois mille matelots. Jefferson se trouva en 1806, vis-à-vis de l’Angleterre, dans une situation analogue à celle où s’était trouvé Washington en 1795, avec cette différence toutefois que l’exaspération des esprits à l’intérieur était moins grande, que le public poussait moins ardemment le pouvoir dans la voie des représailles, et que la bonne politique lui était beaucoup plus facile. Mais Jefferson et Madison étaient depuis fort longtemps sous l’empire d’une idée routinière et fausse qui devait les entraîner à provoquer la guerre sans la vouloir. Ils croyaient que le gouvernement des États-Unis tenait en sa main les destinées industrielles de l’Angleterre, et que sans tirer l’épée, par de simples règlemens de douane, il pouvait tarir les sources de richesse des maîtres de l’Océan, tenir leur puissance en échec et les forcer à démordre de leurs prétentions. Trompés par le souvenir des ligues redoutables qui, de 1767 à 1776, s’étaient formées dans leur patrie contre la consommation des marchandises anglaises et l’exportation des produits américains, ils se figuraient que les héroïques moyens de résistance pacifique auxquels les colonies avaient eu recours contre la métropole, avant d’arborer le drapeau de l’indépendance, étaient encore à l’usage des États-Unis devenus une nation. Ils oubliaient que, même à l’époque de la révolution, le commerce américain n’avait pas aisément consenti à cesser ses échanges avec l’Angleterre et à s’anéantir lui-même pour défendre les droits du pays. L’esprit d’abnégation et de résignation que l’enthousiasme pour la cause des libertés publiques, combiné avec des habitudes de fidélité envers la couronne, avait à peine suffi à inspirer aux négocians américains, le faible gouvernement des États-Unis ne pouvait prétendre à le leur imposer; il était hors d’état de contraindre le grand peuple dont les intérêts lui étaient confiés à rester longtemps le témoin passif de sa propre ruine et à subir les privations de la guerre sans en rechercher les nobles émotions. Briser les liens commerciaux entre les deux pays, c’était les conduire fatalement à une rupture; fermer le marché américain à l’Angleterre, c’était lui enlever tout motif d’attacher du prix au maintien de la paix, c’était la provoquer à user de sa force pour reconquérir par les armes la paix commerciale avec les États-Unis.
Les prohibitions douanières votées par le congrès pendant la session de 1806 furent le premier acheminement au système d’embargo et de non-intercourse dont la guerre de 1812 fut la conséquence naturelle. Au moment où le congrès faisait ainsi acte d’hostilité contre la Grande-Bretagne, quels étaient ses préparatifs militaires? Il fixait à 925 le nombre des matelots dont le président pouvait disposer pour la défense du pays. A peine avait-il fait ce grand effort patriotique que la mort de M. Pitt et l’avènement de M. Fox au ministère vinrent amener tout à coup un nouveau revirement dans les plans et les sympathies diplomatiques de Jefferson. M. Fox s’était toujours montré favorable aux États-Unis. Le président crut pouvoir aisément obtenir de lui les concessions et les réparations que le gouvernement américain avait en vain demandées à ses prédécesseurs. Dans cette confiance, il envoya donc solennellement M. William Pinkney à Londres avec la mission d’y reprendre, de concert avec M. Monroë, les négociations entamées en 1804; il prodigua ses caresses à la nouvelle administration, la faisant conjurer de ne point tenir à offense les mesures comminatoires adoptées par le congrès, mesures dirigées, disait-il, non contre la nation anglaise, mais contre M. Pitt. La nation anglaise était l’amie naturelle des États-Unis; « sa prépondérance sur l’Océan leur valait mieux que celle de la France, » et ils ne voulaient plus compter pour obtenir justice que sur la loyauté et le bon sens de M. Fox. Dès que le congrès fut réuni, les prohibitions douanières votées à la fin de la session précédente furent en effet suspendues; mais le véritable obstacle au succès de la négociation n’était point écarté. En vertu de leurs instructions, les commissaires des États-Unis ne devaient accepter aucun traité qui ne contînt point, de la part de la Grande-Bretagne, l’abandon formel du droit de rechercher ses déserteurs à bord des navires américains. MM. Pinkney et Monroë s’aperçurent bien vite qu’ils n’avaient aucune chance de faire prévaloir une telle prétention. Le gouvernement anglais se montrait tout prêt à promettre la plus grande modération dans l’exercice du droit de visite, il faisait même entendre qu’il pourrait être amené à ne pas en user; mais il refusait nettement de le sacrifier en principe : sur tous les autres points en litige, il était d’ailleurs disposé aux plus larges concessions. En dépit de leurs instructions, les deux agens américains jugèrent qu’il serait insensé de perdre le bénéfice de ces dispositions bienveillantes en s’acharnant à régler la question de la presse. Ils consentirent donc à la passer sous silence dans la convention qu’ils négociaient, et ils signèrent un traité qui, tout en prenant pour base celui de M. Jay, était à bien des égards encore plus avantageux pour les États-Unis. Jefferson refusa de le ratifier. Sur ces entrefaites, les amis de M. Pitt reprirent le pouvoir en Angleterre, et l’excellente occasion qu’avait eue le président de rétablir des relations amicales entre les deux pays fut perdue sans retour. De part et d’autre, les ménagemens cessèrent, le mauvais vouloir s’accrut, la mauvaise foi devint apparente. Un matelot américain se trouvait-il à la convenance d’un croiseur anglais, il était aussitôt regardé et saisi comme déserteur. Un déserteur anglais se réfugiait-il aux États-Unis, il était aussitôt converti en citoyen américain. Les gouvernemens locaux lui accordaient des lettres de naturalisation ou de faux certificats d’origine; les agens du gouvernement central l’admettaient avec affectation dans la marine militaire, et lorsque ses anciens officiers descendaient à terre, il pouvait se donner le plaisir de les narguer sous la protection de son nouvel uniforme. Les déserteurs enrôlés à bord de la frégate des États-Unis la Chesapeake, alors en armement à Washington, avaient en particulier donné lieu à des plaintes graves de la part du commandant de l’escadre anglaise mouillée sur les côtes de la Virginie. Il y avait dans les deux marines une vive irritation qui devait faire craindre quelque violent éclat; mais le gouvernement américain conservait au milieu même de ses bravades de telles habitudes de laisser-aller, qu’il ne prévit point le conflit et ne fit rien pour en sortir à son honneur.
Le 22 juin 1807, la Chesapeake, sous les ordres du commodore Barron, quittait le mouillage de Hampton-Roads pour aller remplacer dans la Méditerranée la frégate la Constitution. La plus imprévoyante sécurité et le plus grand désordre régnaient à bord. L’équipage était novice, les ponts encombrés, les pièces en mauvais état, les munitions insuffisantes. Rien n’était prêt pour un combat lorsque, à sept ou huit milles de la côte, la frégate américaine fut rencontrée par le vaisseau britannique le Léopard. Le commandant anglais, le capitaine Humphries, fit savoir au commodore Barron qu’il avait reçu de l’amiral Berkeley l’ordre de visiter la Chesapeake pour rechercher les déserteurs enrôlés à bord de ce navire. Rien n’était plus contraire aux usages des nations civilisées que cette singulière prétention. Les légistes anglais eux-mêmes n’avaient jamais songé à établir que la couronne d’Angleterre eût juridiction sur les vaisseaux de guerre étrangers. Le commodore Barron refusa nettement d’obtempérer à la demande du capitaine Humphries. Celui-ci insista, et appuyant ses signaux d’abord d’un coup de canon, puis d’un second, enfin d’une bordée, il tua aux Américains trois hommes, en blessa dix-huit, et ravagea le gréement de la frégate. Barron lui-même fut atteint. Les officiers américains firent de vains efforts pour répondre au feu des Anglais; ils réussirent à faire charger les canons, mais ils ne purent les tirer. Manquant de mèches, ils ne parvinrent enfin à mettre le feu à une pièce qu’au moyen d’un charbon embrasé. Après ce simulacre de défense, Barron, la mort dans l’âme, amena son pavillon. Plusieurs officiers anglais montèrent à son bord, passèrent l’équipage en revue, et s’emparèrent des matelots accusés de désertion. Barron fit savoir au commandant du Léopard qu’il se regardait comme son prisonnier; celui-ci répondit qu’ayant rempli ses instructions, il n’avait plus rien à réclamer du commodore, et les officiers anglais se retirèrent avec une impertinente courtoisie, laissant la Chesapeake libre de poursuivre sa route. Peu d’heures après, elle rentrait dans le port de Norfolk, et l’équipage, honteux et indigné, communiquait sa colère au pays.
Lorsqu’une telle insulte a été faite au pavillon d’un grand état et qu’elle n’a pu être vengée sur l’heure, de petites et tardives représailles sont aussi peu dignes que peu prudentes, et à moins d’être résolu à se faire justice par les armes, le gouvernement outragé doit savoir exiger et attendre avec calme les réparations qui lui sont dues. La résolution et le calme manquèrent également à Jefferson après le désagréable accident qu’il n’avait pas su prévenir. Au fond, et sa correspondance en fait foi, il hésitait entre la paix et la guerre, ne sachant que désirer pour son pays et pour lui-même, et voulant laisser au congrès toute la responsabilité du choix ; mais il tenait en même temps à se donner les apparences de la vigueur. Par une proclamation en date du 2 juillet 1807, et pour que l’attentat dont la Chesapeake avait été l’objet n’eût pas l’air de rester un instant impuni, il intima donc aux navires de guerre britanniques l’ordre de sortir des eaux américaines, ordre aussi compromettant que ridicule, aussi empreint de malveillance que d’impuissance, dont l’escadre anglaise ne tint aucun compte, que le président ne fut pas en mesure de faire exécuter, qui inspira à la fois au gouvernement anglais de l’humeur et du mépris, et dont le ministre des affaires étrangères à Londres, M. Canning, se prévalut pour chicaner sur les réparations auxquelles le gouvernement américain pouvait avoir droit, après s’être fait justice à lui-même.
Les États-Unis n’étaient guère plus respectés à Paris qu’à Londres. Plus leurs rapports avec l’Angleterre devenaient mauvais et leur alliance avec la grande rivale de la France impossible, moins l’empereur Napoléon se croyait obligé de les ménager. Leurs ouvertures au sujet de l’acquisition de la Floride à prix d’argent avaient été écartées avec dédain; leurs efforts pour assurer au commerce américain le bénéfice des stipulations du traité du 13 septembre 1800 allaient devenir inutiles. Chassé de l’Océan par l’Angleterre, Napoléon s’était promis de la chasser du continent. Ne pouvant la réduire de vive force, il avait conçu le projet de la faire tomber d’inanition en fermant à son commerce et à son industrie tous les marchés de l’Europe : gigantesque chimère que la réalisation de la monarchie universelle elle-même n’aurait pu rendre réalisable, mais qui devait conduire à tenter cette folie, et qui se trouve en effet à la source des actes les plus insensés, les plus iniques et les plus désastreux de la politique impériale, — la guerre d’Espagne, l’incorporation des états de l’église et de la Hollande à l’empire, la guerre de Russie. Ce fut d’ailleurs à la Grande-Bretagne elle-même que Napoléon emprunta l’idée du système continental. La Grande-Bretagne avait la première fait un monstrueux abus du droit de blocus en s’arrogeant le privilège d’interdire au monde, par de simples ordres du conseil, toute communication avec des contrées entières qu’elle ne pouvait bloquer effectivement. Napoléon s’autorisa de cet exemple pour déclarer, par le décret de Berlin (21 novembre 1806), qu’il mettait les îles britanniques en état de blocus, et qu’en conséquence tout commerce et toute correspondance avec l’Angleterre étaient interdits, que tout bâtiment venant d’Angleterre serait exclu des ports français ou soumis à la France, que tout navire ayant éludé cette règle au moyen d’une fausse déclaration serait reconnu de bonne prise, et que toute marchandise provenant des manufactures anglaises serait confisquée. Le gouvernement américain affecta d’abord de regarder le décret de Berlin comme un acte légitime de législation intérieure ne portant aucune atteinte à la liberté des mers, comme un simple règlement prohibitif ayant pour but d’interdire aux produits anglais et aux navires venant d’Angleterre l’entrée des ports de l’empire, non d’autoriser les croiseurs français à saisir en pleine mer, et contrairement aux stipulations du traité du 13 septembre 1800, les bâtimens américains chargés de produits anglais, ou venant d’Angleterre. Tant que Napoléon fut occupé par la campagne de Pologne, le langage et la conduite du gouvernement impérial parurent donner raison à cette interprétation du décret de Berlin; mais dès qu’il eut obtenu à Tilsitt l’adhésion de la Russie au système continental, il résolut de l’imposer sans exception à toutes les puissances neutres. Le 18 septembre 1807, le procureur-général au conseil des prises fut donc officiellement informé par le grand-juge Régnier que l’empereur regardait tout bâtiment neutre sortant des ports anglais avec une cargaison anglaise comme pouvant être valablement saisi par les bâtimens de guerre français. En vain le représentant de l’Amérique à Paris, le général Armstrong, voulut savoir du ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, « si sa majesté avait l’intention d’enfreindre les dispositions du traité alors existant entre les États-Unis et l’empire français. » Il ne put obtenir du ministre pour toute explication que des reproches sur l’humeur trop endurante dont les États-Unis faisaient preuve dans leurs rapports avec l’Angleterre, et une invitation assez impertinente à se joindre à la ligue que tout le continent européen formait contre elle. Au moment où, pour justifier l’application rigoureuse du décret de Berlin aux États-Unis, l’empereur les accusait ainsi d’avoir manqué à leurs devoirs comme neutres en ne défendant pas assez énergiquement leurs droits contre la Grande-Bretagne, le cabinet anglais s’autorisait de leur lâche soumission au décret de Berlin pour les faire tomber sous le coup des mesures par lesquelles il répondait au système continental. Les fameux ordres du conseil promulgués le 11 novembre 1807 défendaient en effet, sous peine de capture, à tout bâtiment de faire voile vers l’un des pays d’où le pavillon britannique était exclu sans avoir préalablement touché à l’Angleterre, payé un droit et obtenu licence de naviguer. Opposant aussitôt des représailles à ces représailles, Napoléon déclara par le décret de Milan (17 décembre 1807) que les navires qui se soumettraient aux tyranniques injonctions de ses ennemis seraient regardés en France comme dénationalisés, partant de bonne prise. Croyant sans doute pouvoir disposer des États-Unis comme il disposait de leurs navires, il fit savoir au président « qu’aux yeux de l’empereur il y avait en fait guerre entre l’Angleterre et l’Amérique, et que sa majesté la regardait comme déclarée depuis le jour où l’Angleterre avait publié ses décrets : » étrange langage, qui aurait pu dispenser le général Armstrong d’avertir son gouvernement qu’il s’était laissé tomber bien bas dans l’estime du monde, et qu’à Paris on se faisait une pauvre idée de sa fierté et de sa force! « On croit ici que nous ne pouvons pas grand’chose, et que le peu que nous pouvons, nous ne sommes même pas disposés à le tenter. »
L’accès de l’univers entier interdit par deux nations rivales au pavillon des États-Unis, leur commerce intercepté, quel que fût le lieu de ses expéditions, leurs navigateurs pillés par les Anglais s’ils n’allaient acheter à Londres licence de naviguer, et exposés, pour l’avoir achetée, à être capturés par les Français, la mère-patrie levant tribut sur leurs citoyens comme avant l’émancipation de l’Amérique, un despote étranger s’arrogeant le droit de décider pour eux de la paix et de la guerre, tels étaient les résultats de la politique de Jefferson. Il avait cru qu’au milieu du monde en armes l’Amérique pourrait sans danger rester désarmée, que, pour faire respecter sa neutralité, elle n’avait qu’à faire grand bruit de son droit et de ses douanes, qu’à élever très haut ses prétentions, qu’à se montrer exigeante à Londres et ambitieuse à Paris. Il n’avait su ni s’accommoder à temps avec la Grande-Bretagne, ni se faire auprès de la France un mérite de ses mauvais rapports avec le cabinet anglais, et il se trouvait engagé à se débattre à la fois contre les deux tyrannies dont ses prédécesseurs avaient eu l’habileté de s’affranchir successivement.
Pendant tout l’été de 1807, le président était resté dans l’état d’esprit où l’avait laissé l’acte de violence dont la frégate la Chesapeake avait été l’objet, disposé à rompre avec l’Angleterre, quoique hésitant encore, très tenté de profiter de l’excellente occasion que lui donnait la Grande-Bretagne de rallier les esprits à son gouvernement par une guerre juste et populaire, quoique très séduit par le désir d’essayer enfin sa grande découverte politique, la justice internationale maintenue par la seule action des douanes. La nouvelle de la violation par la France du traité du 13 septembre 1800 vint mettre un terme aux incertitudes de Jefferson. Ce n’était pas au moment où la France égalait l’Angleterre en injustice qu’il pouvait convenablement se prononcer pour la première contre la seconde; il devait, au moins pour un temps, affecter un égal courroux envers les coupables, tout en se défendant de l’insigne folie qu’on appelait alors une guerre triangulaire, c’est-à-dire une guerre contre les deux agresseurs rivaux à la fois. Il se décida donc à faire tomber indistinctement le commerce des belligérans sous le coup du système pénal qu’il avait conçu en vue de l’Angleterre, et qui ne pouvait en effet atteindre sérieusement aucune autre puissance, puisque, maîtresse des mers, l’Angleterre pouvait seule alors commercer librement avec les États-Unis. Prenant occasion de la nouvelle interprétation du décret de Berlin et sous prétexte de mettre les bâtimens américains à l’abri des dangers auxquels les exposait la fureur des nations européennes, Jefferson proposa au congrès de rendre une loi d’embargo, défendant sous peine de saisie à tout navire, quel que fût son pavillon, de sortir des ports américains à destination d’un port étranger, mesure qui supprimait absolument le commerce extérieur, qui rendait criminelle toute communication avec la Grande-Bretagne, et qui cadrait par conséquent à merveille avec le système continental. Aussi M. de Champagny ne trouva-t-il que des paroles d’admiration pour « le grand et courageux sacrifice que s’étaient imposé les Américains, » et Napoléon ne songea-t-il qu’à leur en faciliter l’accomplissement. En témoignage de son respect pour la loi d’embargo, il lit donc saisir et confisquer tous les navires américains qui abordaient en France. Ces bâtimens ne naviguaient, disait-il, qu’au mépris des règlemens de leur pays, et l’empereur était trop l’allié du gouvernement américain pour ne pas l’aider à exécuter ses décrets. Le cabinet de Saint-James fit au contraire profession d’être trop l’ami du commerce américain pour ne pas l’encourager à la révolte.
Les faveurs accordées aux navires qui réussissaient à se soustraire à l’action de l’embargo furent d’ailleurs le seul signe d’inquiétude que Jefferson put arracher à M. Canning. En vain le président lui fit-il promettre de rétablir la liberté des communications entre les deux pays, si l’Angleterre révoquait les ordres du conseil : M. Canning répondit avec hauteur que « son pays ne consentirait à rien qui pût passer, même à tort, pour une concession, tant qu’il pourrait s’élever un doute dans l’esprit du monde sur l’insuccès ou l’abandon non équivoque du plan de destruction inventé contre la Grande-Bretagne, » ajoutant avec une sanglante ironie que, « s’il avait été possible à sa majesté de faire un sacrifice pour amener la levée de l’embargo, sans se donner l’apparence d’en solliciter la révocation en tant que mesure d’hostilité contre son peuple, il aurait contribué avec joie à en faciliter l’abandon en tant que mesure de contrainte incommode pour le peuple américain. » Les États-Unis avaient eu en effet plus à souffrir que la Grande-Bretagne de l’état de blocus auquel ils s’étaient volontairement condamnés, et Jefferson lui-même n’avait pu se faire longtemps illusion sur l’efficacité de l’embargo comme moyen de coercition diplomatique. Dès le mois de janvier 1808, ce n’était plus à ses yeux qu’un moyen de gagner du temps. « En retenant à l’intérieur nos vaisseaux, nos chargemens et nos marins, il nous fait éviter la nécessité d’être entraînés par leur capture à une guerre immédiate... Jusqu’à ce que les belligérans retrouvent quelque sens moral, nous nous renfermerons chez nous; cela donne du temps : le temps peut produire la paix en Europe, et la paix en Europe suspendra toute cause de querelle jusqu’au jour où une nouvelle guerre éclatera. Ce jour-là, notre dette sera payée, notre revenu dégagé, notre force augmentée. » Deux mois plus tard, le répit que l’embargo avait pour seul mérite de donner au gouvernement américain ne paraissait même pas à Jefferson devoir être bien long, tant cet expédient devenait à charge à la nation! « Lorsque le congrès se réunira au mois de décembre, disait alors le président, il aura à examiner à quel moment la durée de l’embargo devra être regardée comme un plus grand mal que la guerre.» Et en effet cette mesure n’était pas seulement pour le pays une cause de ruine : ses conséquences politiques menaçaient de devenir aussi désastreuses que ses conséquences économiques. Dans les états commerçans et maritimes du nord, la loi, d’abord frauduleusement éludée, fut bientôt ouvertement bravée. En vain Jefferson s’irritait et s’indignait, en vain il parlait d’un ton superbe de briser violemment toutes les résistances : le droit et la force lui faisaient à chaque instant défaut. Ni la législation pénale ni les moyens matériels de répression ne répondaient en Amérique aux besoins d’une politique oppressive et tracassière. Pour soumettre effectivement la population maritime des États-Unis au régime tyrannique de l’embargo, il aurait fallu dépenser autant d’argent, répandre autant de sang que pour la défendre efficacement contre les agressions de la Grande-Bretagne. L’une et l’autre entreprise étaient également impossibles à un gouvernement qui n’avait pour toute armée régulière qu’un petit corps de six mille hommes et pour toute marine qu’une flottille montée par quatorze cents matelots. Dans l’état où se trouvaient les forces militaires du pays, l’idée de faire la guerre et celle de maintenir l’embargo étaient également chimériques. Se croyant obligé de choisir entre ces deux folies, le congrès se prononça pour la seconde (17 décembre 1808).
Jefferson se renferma prudemment dans le silence. La situation était fort critique, la fin de sa présidence approchait. « Sa loyauté lui fit un devoir de laisser le choix des décisions à ceux qui auraient à les exécuter, et de rester lui-même simple spectateur. » Quelle que pût être cependant son opinion sur la politique à suivre, ses amis se souvenaient de lui avoir entendu répéter à plusieurs reprises que si le congrès voulait décidément le maintien de l’embargo, il devait « légaliser tous les moyens qui pourraient être nécessaires pour arriver à ses fins. » De nouvelles règles, antipathiques aux mœurs américaines, furent donc établies pour la recherche, la constatation et la répression des délits relatifs à l’embargo; des croiseurs en plus grand nombre furent mis à la disposition du président (9 janvier 1809).
A la nouvelle de l’adoption de ces diverses mesures, les esprits entrèrent aussitôt en fermentation dans le nord de l’Amérique. A Boston, les navires qui se trouvaient dans le port mirent leur pavillon à mi-mât en signe de deuil; les journaux fédéralistes parurent entourés d’une bordure noire et avec cette devise : « La liberté est morte! » L’assemblée municipale se réunit, et déclara que les décisions du congrès étaient « arbitraires et inconstitutionnelles. » Dans plusieurs localités, les fonctionnaires chargés d’exécuter ces mesures donnèrent leur démission. Ceux qui restèrent à leur poste furent menacés par les commerçans d’être traînés devant la justice du pays, s’ils osaient pratiquer la moindre saisie. La législature du Massachusetts, tout en recommandant à ses concitoyens le calme et la soumission, s’associa à leurs protestations. Dans tous les états de la Nouvelle-Angleterre, les fédéralistes retrouvèrent comme par enchantement leur vieille influence. Le bruit se répandit bientôt sourdement que, tentée par ce retour de popularité, la coterie anglomane surnommée la junte d’Essex, dont John Adams avait secoué le joug à la fin de son administration, complotait la formation d’une confédération septentrionale sous le protectorat de la Grande-Bretagne. John Quincy Adams, le fils de l’ancien président, qui avait pour les ultra de son parti une inimitié héréditaire, accueillit et propagea ces rumeurs avec une haineuse crédulité. Il s’était rapproché des républicains, et son nom donnait à ses assertions sur l’état intérieur du parti fédéraliste un certain poids. Il affirmait confidentiellement à ses nouveaux amis de Washington que la conspiration était sérieuse, qu’elle avait de grandes chances de succès, et que, pour la déjouer, il ne fallait rien moins que la suppression de l’embargo. Un nouveau-venu dans le congrès, M. Joseph Story, homme d’esprit qui se donnait pour républicain, mais qui, en sa qualité d’habitant du district maritime de Salem, portait peu de bienveillance à la ruineuse chimère de Jefferson, confirma, non sans malice, le témoignage de son compatriote. Le congrès fut frappé de terreur, et la majorité républicaine se débanda; ses chefs firent de vains efforts pour la rallier : elle n’entendait plus que la voix du fantôme évoqué par John Quincy Adams et par Story. Le 3 février 1809, Jefferson apprit tout à coup que les aveugles sectaires qui, treize mois auparavant, avaient à sa demande voté l’embargo d’urgence, sans examen, en séance secrète, venaient avec une égale précipitation de le sacrifier à un mouvement d’effroi. A peine remis de leur trouble, mais déjà confus de l’avoir éprouvé, les républicains se réunirent dès le surlendemain pour aviser aux moyens de réparer la honte d’une telle déroute, et ils décidèrent que le congrès reviendrait au moins partiellement sur son vote. Le régime de l’embargo ne disparut que pour être remplacé par celui du non-intercourse; les ports furent rouverts, mais tous rapports soit avec la France, soit avec la Grande-Bretagne, restèrent interdits au commerce américain.
Malgré l’empressement que la majorité mit à faire amende honorable, Jefferson ne put dissimuler le dépit que lui avait causé la marque de faiblesse et d’inconstance donnée par son parti. « Je pensais, écrivait-il le 7 février 1809 à M. Thomas Mann Randolph, je pensais que le congrès avait fermement arrêté de maintenir l’embargo jusqu’au mois de juin et de le remplacer alors par la guerre. Une révolution d’opinion aussi soudaine qu’inexplicable s’est produite la semaine dernière, principalement parmi les membres de la Nouvelle-Angleterre et du New-York. Saisis tout à coup d’une sorte de terreur panique, ils ont décidé que l’embargo serait levé le 4 mars, et à une telle majorité qu’un instant nous avons eu toute raison de croire qu’on ne pourrait les amener à le remplacer ni par la guerre ni par le non-intercourse, — et cela au moment où nous venions d’acquérir la conviction que la junte d’Essex, trompée dans son attente, désespérait d’entraîner le peuple du nord, soit à une séparation, soit à une résistance armée! » Quoi qu’il en fût, Jefferson était trop optimiste pour pleurer longtemps sa mesure favorite; dès le 2 mars 1809, écrivant à M. Dupont de Nemours, il trouvait à la condamnation de l’embargo d’excellentes raisons, et pour toute oraison funèbre de cette bizarre combinaison politique, il prononçait ces quelques paroles qui en sont la plus sanglante satire : « Nous avons supprimé l’embargo parce que le sacrifice annuel de nos exportations pour une valeur de 50 millions représente le triple de ce que nous coûterait la guerre, sans compter qu’avec la guerre nous prendrions quelque chose, tout en perdant moins qu’aujourd’hui... Du reste ce sont là des affaires que je laisse à régler à mon ami, M. Madison. D’ici à peu de jours, je me retire dans ma famille, au milieu de mes livres et de mes fermes. Ayant moi-même gagné le port, je jetterai sur mes amis qui luttent encore avec l’orage un regard d’anxiété sans doute, mais pas d’envie. Jamais prisonnier délivré de ses chaînes n’éprouvera le soulagement que je ressens en secouant le joug du pouvoir. La nature m’avait destiné aux tranquilles recherches de la science, dont elle avait fait mes suprêmes délices; mais les énormités du temps où j’ai vécu m’ont contraint à m’engager dans la résistance qu’on leur opposait et à m’aventurer sur l’océan tumultueux des passions politiques. Je rends grâces à Dieu d’avoir pu échappera leur fureur exempt de blâme, et emportant avec moi les témoignages les plus consolans de l’approbation publique. » Au moment même où il écrivait ces mots, le sénat lui donnait une preuve bien pénible de la fragilité des plus grandes influences dans les états démocratiques.
Jefferson avait eu le mérite d’être le premier parmi ses concitoyens à découvrir les liens naturels qui, en dépit de la diversité des institutions et des mœurs, devaient rapprocher les États-Unis de la Russie, puissance dont ils n’avaient rien à redouter, puisqu’elle n’aspirait point à devenir maîtresse de l’Océan, et dont ils avaient beaucoup à espérer pour la défense des droits des neutres en Europe, et pour le maintien de l’équilibre entre la France et la Grande-Bretagne, les deux nations dont la prépondérance absolue était le moins compatible avec la liberté des mers. Une correspondance personnelle, dont l’empereur Alexandre avait pris l’initiative avec une impériale coquetterie, s’était établie entre le mystique autocrate et le président philosophe. Jefferson crut que, pour rendre plus intime une entente aussi précieuse pour son pays, l’institution d’une mission américaine à Pétersbourg était nécessaire. Craignant sans doute d’être contrarié dans l’exécution de son dessein par quelque opposition subalterne, il profita d’une vacance du congrès pour le réaliser, et, usant des pouvoirs provisoires que la constitution donne au président dans l’intervalle des sessions, il nomma secrètement M. Short, son ami, ministre plénipotentiaire des États-Unis en Russie (29 août 1808), comptant bien que le sénat, placé en présence d’un fait accompli, ratifierait cette nomination dès qu’elle lui serait soumise. C’était d’ailleurs la dernière faveur qu’il eût à demander à son parti avant de rentrer dans la vie privée, et elle ne pouvait lui être refusée sans le faire tomber dans un grand ridicule aux yeux de l’Europe; mais c’étaient là des considérations trop délicates pour toucher bien vivement les amis de Jefferson : il avait souvent répété après eux, pour leur être agréable, que l’Amérique ne devait pas étendre ses relations diplomatiques, et qu’elle pouvait même sans grand inconvénient rappeler par esprit d’économie les ministres qu’elle payait à l’étranger. Le parti démocratique resta fidèle à ces principes. Le 8 mars 1809, l’ex-président Jefferson dut écrire à M. Short, qui avait déjà présenté ses lettres de créance à l’empereur Alexandre : « Je suis bien contrarié d’avoir à vous apprendre que le sénat a opposé son veto à votre nomination... Nous avions cru pouvoir compter que si le sénat éprouvait quelque hésitation, il prendrait du temps, que nos amis dans cette assemblée nous adresseraient des questions, et nous donneraient l’occasion d’expliquer notre conduite et de réfuter les objections; mais à notre grande surprise, et avec une précipitation sans exemple, ils ont rejeté d’emblée notre demande... L’accueil fait par eux à ma dernière communication officielle ne m’a point été insensible. »
Acte choquant d’ingratitude de la part des sénateurs démocrates! Les amis de Jefferson n’avaient pas assurément à se plaindre de lui. Il leur était toujours resté fidèle, et il avait si bien servi leurs intérêts, qu’en se retirant il les laissait en possession incontestée du pouvoir. Il avait mieux fait les affaires de son parti que celles de son pays, non par suite d’une coupable préméditation, mais par une conséquence naturelle du principe dont il avait fait la règle de toute sa politique. Il croyait sincèrement que le premier devoir d’un gouvernement républicain est de complaire aux masses, « de s’incorporer avec la volonté du peuple. » Le peuple désirait le gouvernement à bon marché : Jefferson le lui donna. Le gouvernement à bon marché était incompatible avec le système de la paix aimée : Jefferson proclama que ce système était une absurdité vieillie, une barbare tradition de l’ancien monde; il affirma « qu’après avoir déjà donné tant d’autres leçons utiles à l’Europe, l’Amérique était destinée à lui apprendre encore qu’il y a des moyens pacifiques de réprimer l’injustice; » il inventa l’embargo. Ce moyen économique et pacifique de réprimer l’injustice coûta annuellement aux États-Unis 50 millions de dollars, et conduisit à une guerre qui augmenta de 63 millions la dette nationale, que Jefferson avait cru diminuer de 35 millions par ses ruineuses épargnes. On dirait, à étudier l’histoire de son administration, qu’il avait pris à tâche de mettre à l’épreuve les maximes favorites de l’école radicale. L’épreuve a prononcé contre ces maximes. Les conséquences matérielles et immédiates de cette expérience ont été dommageables aux États-Unis. Les conséquences morales et plus lointaines de la politique à laquelle elles ont présidé ont été pires encore. Le pouvoir exécutif ne s’est jamais relevé aux États-Unis de l’abaissement volontaire dans lequel il est tombé pendant la présidence de Jefferson; il n’a jamais retrouvé la part de dignité et d’indépendance que Jefferson lui a fait perdre, et il serait incapable d’exercer aujourd’hui sur la souveraineté populaire le salutaire contrôle que les auteurs de la constitution ont entendu établir, et que Washington a su pratiquer. La démocratie américaine est maintenant en possession du pouvoir absolu; elle n’a plus de gouvernans, elle n’a que des agens : aussi les choisit-elle non en raison de leur valeur propre, mais en raison de leur exactitude à suivre les fluctuations de sa volonté. Jefferson l’a dit, et en ceci je me garderai bien de le contredire : « il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et de toutes les formes politiques la meilleure est celle qui pourvoit le plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à leur introduction dans le gouvernement. » A en juger par l’expérience des États-Unis, la république démocratique, telle que Jefferson l’a conçue et pratiquée, est l’une des combinaisons les moins propres à assurer ce résultat. L’éloignement dans lequel les classes éclairées et indépendantes sont tenues en Amérique des affaires publiques est peut-être parmi les faits contemporains le plus inquiétant pour l’avenir de ce grand pays. Il a commencé à se produire sous la présidence de Jefferson, et il devait être en effet une conséquence presque inévitable de sa politique.
CORNÉLIS DE WITT.
- ↑ Voyez sur les théories de Jefferson et sur la Formation du parti démocratique aux États-Unis la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1858; voyez aussi la première partie de cette étude dans la livraison du 1er avril 1857.
- ↑ Sur les 80 millions, prix de l’acquisition de la Louisiane par les États-Unis, 60 seulement furent versés dans le trésor français ; les 20 autres furent employés à indemniser le commerce américain des captures illégalement faites par la marine française dans la dernière guerre.
- ↑ La constitution des États-Unis, en refusant au congrès le droit de faire des lois « concernant l’établissement ou l’interdiction d’une religion quelconque » (art. Ier des amendemens à la constitution), n’avait nullement préjugé la question des rapports entre l’église et l’état dans les diverses parties de l’Union. Cette disposition de la loi fondamentale n’avait d’autre but que de déclarer la législature nationale incompétente en matière religieuse, et de réserver toutes les questions de cette nature à la libre appréciation des législatures locales. Dans le sud, celles-ci se prononcèrent pour le système des contributions volontaires. Dans le nord au contraire, elles maintinrent pendant plusieurs années le système des taxes ecclésiastiques.