Thomas Jefferson, sa vie et sa correspondance/02
Pour un homme d’esprit et de bonne compagnie qui a le goût de la politique sans avoir la passion de la responsabilité et de la lutte, et qui aspire aux honneurs sans être tenté par l’ambition d’être, suivant la belle expression de sir Robert Peel, « un hardi pilote au milieu de la tempête, » il n’est pas de plus charmant plaisir que l’activité un peu paresseuse de la vie diplomatique. Avoir l’esprit occupé des plus grandes questions, être mêlé aux plus grandes affaires et n’être que rarement appelé à prendre une décision, avoir pour principale mission d’observer et de plaire, n’agir le plus souvent qu’en vertu d’instructions qui vous couvrent, ne répondre que de soi-même, n’être jugé que par des connaisseurs, ne pas relever du public, servir son pays en pouvant rester étranger aux querelles intérieures qui le divisent, c’est de toutes les situations politiques la plus douce et la moins compromettante. Jefferson était fort sensible aux charmes et aux avantages de la carrière diplomatique, « Ce qu’il y a d’attachant dans mes fonctions actuelles, » écrivait-il pendant qu’il était ministre des États-Unis à Paris[1], « c’est que je puis en remplir les devoirs sans être vu par ceux au profit desquels je les remplis. » Et il faisait vœu de ne jamais sortir de ce demi-jour dans lequel il aimait à vivre. Il fut donc presque aussi contrarié que flatté d’apprendre, en débarquant à Norfolk le 20 novembre 1789, que le président l’avait appelé à la première place dans son cabinet. Le poste de secrétaire d’état, qui lui était offert par Washington, embrassait dans ses attributions le gouvernement des affaires étrangères et d’une partie des affaires intérieures. C’était une lourde charge, mais à laquelle on ne pouvait se soustraire sans s’amoindrir. Jefferson craignait d’ailleurs autant de s’exposer à déplaire au chef tout-puissant de la nation que d’affronter les sévérités du public : après avoir timidement avoué à Washington sa répugnance pour la responsabilité et son désir d’être renvoyé à Paris, il fut assez bon courtisan pour promettre de faire au besoin violence à ses goûts. « Ayez la bonté de me marquer formellement votre désir, et je m’y conformerai de tout mon cœur. Si vous m’ordonnez de rester à New-York, j’aurai pour principale consolation de travailler sous vos yeux, et pour seule sauvegarde l’autorité de votre nom et la sagesse des mesures qui seront dictées par vous et implicitement exécutées par moi. » Washington insista, mais avec une libérale discrétion. Jefferson accepta sans effort. Il n’était ni un patriote assez désintéressé, ni un ambitieux assez impatient pour rechercher les postes difficiles ; mais lorsqu’il les voyait venir à lui, il avait trop de confiance dans sa fortune et dans son savoir-faire pour se laisser longtemps troubler par d’inutiles inquiétudes.
Eût-il été moins optimiste, ses soucis se seraient bientôt dissipés. Il arrivait en Amérique dans un de ces momens qui suivent les révolutions heureuses[2], où les peuples se sentent satisfaits d’eux-mêmes et de ceux qui les guident, et où la bonne humeur publique est pour ainsi dire contagieuse. Affranchis des entraves que l’impuissance du congrès avait longtemps mises à leur essor, débarrassés du pacte fédéral qui les divisait en treize petites républiques, les États-Unis, devenus une nation, entraient, pleins de force, de jeunesse et de santé, dans une ère nouvelle. La constitution votée par la convention de Philadelphie était en vigueur ; Washington et ses amis, portés au pouvoir par la révolution qu’ils avaient provoquée, donnaient un gouvernement à l’Union. Dans ce pays où la presse anglaise ne voyait naguère que corruption et décomposition précoce, mépris du droit, agitations stériles, ruine, fraude et violence, le chef de l’état veillait loyalement à l’exécution des traités, les tribunaux faisaient respecter les conventions privées, le congrès assurait le paiement de la dette publique, les pouvoirs locaux maintenaient partout l’ordre matériel, les citoyens s’enrichissaient ; la justice, la sécurité, la prospérité renaissaient, les mauvaises passions se taisaient, et Washington, parcourant les états qui avaient été le théâtre des soulèvemens socialistes, était accueilli avec un enthousiasme si plein d’idolâtrie, qu’un spectateur chagrin s’écriait : « Nous avons passé par la série des adorations papistes ; le président rentre à New-York tout parfumé d’encens. » Pour démontrer que tout était pour le mieux dans le Nouveau-Monde, il n’était plus nécessaire de faire l’apologie de l’émeute et de la banqueroute. Jefferson avait trop de bon sens pour s’affliger d’un tel changement ; mais ce qu’il voyait ressemblait si peu à l’Amérique telle qu’il l’avait laissée et à la France telle qu’il venait de la quitter, qu’il sentait lui-même « le besoin de se remettre au ton du pays, que l’on perd toujours après une longue absence. Je ne connais que les Américains de 1784, c’est être fort étranger à ceux de 1789. »
Pour n’avoir pas suivi toutes les variations de ton par lesquelles avait passé l’opinion, Jefferson n’en était peut-être que plus en harmonie avec les tendances sociales de ses compatriotes. La situation, les institutions étaient changées, les mœurs ne l’étaient point. C’était d’une réaction contre l’esprit de licence démocratique et d’égoïsme local qu’était sortie la constitution qui régit encore aujourd’hui les États-Unis ; mais ce grand mouvement d’opinion, dont les résultats ont été si durables, était destiné à être lui-même éphémère comme toutes les réactions. Après s’être donné le frein qui le soutient et le contient dans ses écarts, le peuple américain devait se livrer de nouveau à sa pente avec plus d’assurance. Jefferson n’avait jamais cru aux dangers de la pente ; il n’avait jamais cessé d’avoir confiance dans le déploiement naturel des forces et des passions nationales, d’attribuer à une heureuse exubérance de vie les excès démocratiques qui avaient révélé aux auteurs de la constitution les périls contre lesquels il fallait défendre la société américaine, périls si grands que Madison avait pu s’écrier : « Si les leçons que nous avons reçues ne produisent pas sur l’esprit public l’impression convenable, ce sera la preuve que notre cas est désespéré. » Jefferson n’avait vu que de loin le désordre intérieur auquel son ami faisait allusion, « et, disait Washington, il est presque impossible à des personnes qui n’ont pas été sur les lieux de concevoir quels ont été les dangers de notre situation… En formant notre confédération, nous avions eu trop bonne opinion de la nature humaine. L’expérience nous a appris que, sans l’intervention d’un pouvoir coërcitif, les hommes n’adoptent et n’exécutent pas les mesures les mieux calculées pour leur propre bonheur. » Cette trop bonne opinion de la nature humaine que l’expérience avait fait perdre aux fondateurs de l’indépendance, c’était le fond même de la foi politique de Jefferson, et ce qui le rendait plus exactement, plus complètement que tous les autres hommes d’état ses contemporains, le représentant de l’école démocratique dans son pays. Son futur lieutenant Madison, comme ses futurs adversaires Washington, Hamilton, Jay, John Adams, étaient dominés par la pensée que les gouvernemens sont faits pour gouverner, et si c’est là une faiblesse, ils méritaient tous également d’être classés dans cette grande famille des mélancoliques que Jefferson représentait plus tard comme la pépinière des aristocrates. « Par leur tempérament, les hommes se divisent naturellement en deux partis : premièrement, les timides, les faibles, les maladifs, ceux qui craignent le peuple, qui s’en méfient et qui sont portés à vouloir lui retirer tous les pouvoirs, pour les placer dans les mains des classes supérieures ; — en second lieu, les hommes forts, sains et hardis, ceux qui s’identifient avec le peuple, qui ont confiance en lui, qui l’estiment le dépositaire le plus honnête et le plus sûr, sinon le plus sage, des intérêts publics. Dans tous les pays, ces deux partis existent ; dans tous ceux où l’on est libre de penser, de parler et d’écrire, ils entrent en lutte. Qu’on les appelle donc libéraux et serviles, jacobins et ultras, whigs et tories, républicains et fédéralistes, aristocrates et démocrates, sous tous les noms divers qu’ils prennent, ce sont toujours les mêmes partis poursuivant le même but. Cette dernière appellation d’aristocrates et de démocrates est la vraie, celle qui exprime le mieux leur essence. »
Jefferson était l’un de ces flatteurs sincères de l’humanité qui se croient hardis parce qu’ils sont complaisans pour les hardiesses de la multitude, et qui se disent les seuls amis du peuple parce qu’ils sont les adversaires naturels des hommes de cœur qui résistent à ses folies. Il était démocrate par tempérament, et c’était sa supériorité sur ceux de ses amis qui allaient devenir démocrates par ambition ou par faiblesse. Il n’avait aucun effort à faire, aucun principe à renier, pour s’identifier avec les masses ; il abondait instinctivement dans le sens national. Par ses opinions sur la répartition des pouvoirs entre le gouvernement de l’Union et les gouvernemens d’état, comme par sa confiance dans l’intégrité naturelle du peuple, il répondait aux passions et aux préjugés favoris de ses compatriotes. Personne mieux que lui ne savait combien leurs habitudes d’isolement provincial, leur aversion pour toute autorité qui s’exerçait loin de leurs yeux et de leur contrôle, leur méfiance du congrès, avaient affaibli l’action, diminué le renom des États-Unis dans le monde, et pourtant à l’époque même où son expérience diplomatique lui faisait reconnaître la nécessité d’opposer à l’esprit d’indépendance locale de plus fortes barrières que les articles de confédération, il proposait de retirer au gouvernement chargé de veiller aux intérêts généraux de l’Amérique tout pouvoir sur les affaires intérieures. Dans les plans de constitution qu’il avait envoyés de Paris, en 1787, aux membres de la convention de Philadelphie, il avait particulièrement insisté sur ce point. « Voici quelle est mon idée générale : faire de nous une seule nation sur toutes les questions touchant à la politique extérieure, et des nations séparées sur toutes les questions purement domestiques ; » idée simple et grande, très conforme au génie politique des Américains, et qui par la force des choses tendra de plus en plus à prévaloir à mesure que les États-Unis, se répandant dans le Nouveau-Monde, embrasseront des nations et des races de plus en plus nombreuses et diverses, mais qui, en 1787, avait le grand tort de se produire avant l’heure, et de sacrifier les besoins du présent à de lointaines prévisions. La constitution fut faite dans un tout autre esprit. Ce fut, comme nous l’apprend le préambule, « pour former une plus parfaite union, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure, pourvoir à la défense commune, accroître le bien-être général et garantir les bienfaits de la liberté à eux-mêmes et à leurs descendans, » que les citoyens des États-Unis l’adoptèrent. Jefferson l’approuva néanmoins dans son ensemble : ses objections ne portèrent que sur deux points, la rééligibilité indéfinie du président et l’absence d’une déclaration des droits. Sauf ces deux traits, « c’était à ses yeux la constitution la plus sage qui eût jamais été présentée aux hommes, » le plus grand titre de gloire des illustres législateurs de Philadelphie. Il avait été si peu frappé de l’opposition radicale entre leur œuvre et son plan, qu’à la fin de sa carrière, il prétendait encore le retrouver au fond de la constitution, le donner pour base à l’interprétation des passages douteux, et l’invoquer pour contester au gouvernement fédéral le droit de faire des canaux et des routes. « La clé des attributions de nos divers gouvernemens, c’est le fait que voici : au gouvernement fédéral ont été remis tous les pouvoirs extérieurs et fédéraux, aux états tous les pouvoirs purement domestiques… Le gouvernement fédéral est, à vrai dire, notre gouvernement diplomatique ; le gouvernement des affaires étrangères est le seul qui ait été enlevé à la souveraineté des états pris individuellement. » Mais ce qui était devenu en 1824 le symbole intolérant d’un vieux chef de parti n’était en 1789 que la théorie indulgente d’un aimable philosophe, ne demandant aux autres que la liberté de penser à sa guise et de ne s’enrôler sous aucune bannière. « Je n’ai jamais soumis, écrivait-il alors, l’ensemble de mes opinions soit religieuses, soit politiques, soit philosophiques, au symbole d’un parti, quel qu’il fût. Une semblable soumission est un véritable avilissement pour un agent moral et libre. Si je ne pouvais aller au ciel sans un parti, je n’irais pas du tout. »
Raffinement de spectateur que Jefferson devait vite oublier dans l’action ! Il se faisait trop tôt mérite d’une vertu qui n’avait pas été mise bien sérieusement à l’épreuve. Les grands partis qui devaient se disputer le gouvernement de l’Union n’étaient pas encore constitués. Tant que l’activité politique du pays avait manqué de centre, leurs élémens étaient restés épars et disséminés comme les pouvoirs publics ; tant qu’il n’y avait eu que des gouvernemens locaux, il n’y avait eu que des partis locaux. Le vote sur le projet de constitution soumis au peuple des États-Unis par la convention de Philadelphie avait, pour la première fois depuis le triomphe de la cause de l’indépendance, divisé la nation tout entière en deux camps opposés. Les défenseurs de la ratification avaient pris le nom de fédéralistes et donné à leurs adversaires celui d’anti-fédéralistes, les deux partis s’étaient combattus avec acharnement ; mais la constitution votée, ils s’étaient débandés. Formés en vue d’une seule bataille, ils n’avaient point encore reçu la forte organisation de ces armées permanentes qui seules sont capables de survivre à la victoire ou à la défaite. Leur lutte avait laissé des traces profondes dans les esprits, mais sans les classer définitivement. Si la plupart des anti-fédéralistes se montraient enclins à entrer en opposition systématique avec le gouvernement que la constitution avait créé, beaucoup d’entre eux se ralliaient loyalement à lui. Si la plupart des fédéralistes de la veille étaient décidés à soutenir et à fortifier le pouvoir fédéral, plusieurs, et des plus importans, se préparaient à grossir les rangs de leurs anciens adversaires. Ce fut au moment où ce travail de recomposition et de réorganisation des partis commençait que Jefferson vint prendre à New-York sa place dans le cabinet (21 mars 1790).
Depuis plus d’un mois, les plans financiers du colonel Hamilton, secrétaire du trésor, étaient le sujet d’un violent débat dans le sein du congrès. Jefferson n’en fut que mieux accueilli par le monde politique de New-York : chacun voulut prévenir en sa faveur le nouvel arrivant. La querelle était étrangère à son département, il n’avait pas d’avis sur les points en litige ; il se laissa fêter indistinctement par tous ses amis, usant de coquetterie sans calcul égoïste, peut-être même avec la pensée de rendre de bons offices à son collègue du trésor. Il était trop peu au courant de la situation et trop satisfait du chaleureux empressement que tous les membres du cabinet avaient mis à lui souhaiter la bienvenue pour être en humeur ou en mesure de sentir l’antipathie naturelle qu’il y avait entre ses principes et ceux de Hamilton.
Entré à vingt ans dans l’état-major de Washington, Hamilton s’était formé au milieu des camps, sous la tente du général en chef, dans ces sphères supérieures de la carrière des armes où l’esprit, pour peu qu’il soit grand, s’habitue à voir les événemens de haut et dans leur ensemble, à saisir le lien entre l’organisation des sociétés et le sort des batailles, à combiner les mouvemens des armées avec l’action des pouvoirs publics. Les préoccupations de la guerre l’avaient conduit à celles de la politique ; la passion du bon gouvernement était née en lui de l’impatience de vaincre. En voyant les opérations militaires sans cesse entravées par les conflits d’autorité et les désordres administratifs inhérens au régime fédéral, il avait souvent porté un regard d’envie sur la forte unité et la belle ordonnance des monarchies européennes, et il s’était d’autant moins défendu contre ce sentiment, qu’il savait que les libertés locales étaient impérissables en Amérique. Il n’y avait pas à craindre pour elles que la cohésion des provinces pût jamais devenir trop forte. En poussant le pays dans la voie de l’unité nationale, on pouvait aller jusqu’au bout de ce qui était possible sans tomber dans l’excès. Les penchans naturels du peuple ne suffisaient que trop à le mettre en garde contre les dangers de la centralisation. Hamilton en était convaincu, et il s’était voué sans scrupule à la cause du pouvoir central. « Il faut bien, écrivait-il au milieu des loisirs forcés de la campagne de 1780, il faut bien se garder de confondre notre situation avec celle d’un empire gouverné par une hiérarchie de fonctionnaires se bornant à exécuter les décrets du souverain commun. Dans des états aussi simplement constitués, on peut craindre que le pouvoir ne soit trop énergique, et que les parties ne soient opprimées par le tout ; mais c’est contre la tendance opposée que nous avons à lutter. Le danger pour nous, c’est que le souverain commun n’ait pas les pouvoirs nécessaires pour lier entre eux les divers membres et en diriger les forces dans l’intérêt général. » Et il ébauchait dès lors le plan de la réforme constitutionnelle et du système financier qui ont fondé et consolidé l’Union.
Le grand mérite de Hamilton comme secrétaire du trésor, c’est d’avoir fait servir ses combinaisons financières à la grande pensée qui avait inspiré la constitution. En proposant au congrès de mettre à la charge de l’Union et d’acquitter intégralement toutes les dettes contractées pour la cause commune, celles des états particuliers comme celles de la confédération, il ne voulait pas seulement sauvegarder l’honneur national, relever le crédit américain, et donner au pays une leçon de probité par ce grand exemple de respect pour les engagemens publics ; il prétendait encore créer des liens entre les provinces en les unissant financièrement, fortifier le gouvernement central en ralliant autour de lui les capitalistes, introduire un nouvel élément de durée dans les institutions, que tous les créanciers des états seraient intéressés à maintenir. C’est ce caractère politique du projet qui aurait dû lui assurer l’appui de Madison. Personne n’avait plus activement concouru à battre en brèche l’ancien régime fédéral et à établir le nouveau. Personne n’avait autant mérité la haine des anti-fédéralistes et la confiance de Washington. Il avait refusé d’entrer dans le cabinet, mais on pouvait croire que c’était pour prendre le rôle de leader dans la chambre des représentans, dont l’entrée était interdite aux ministres. Il préféra se faire l’avocat des passions de ses électeurs virginiens et rétablir ainsi sa popularité, qui avait été compromise par son dévouement à la bonne politique. Les planteurs virginiens étaient en général fort obérés. Pendant la domination anglaise, ils avaient contracté à Londres des dettes écrasantes, et pendant la période révolutionnaire ils avaient pris l’habitude de ne les pas payer. Elles n’en subsistaient pas moins, grossies d’un énorme arriéré. Arracher l’Amérique au désordre, c’était les menacer de ruine. De là leur humeur contre les principes fédéralistes, humeur que de récens débats sur la question de l’esclavage et sur celle des tarifs de douane avaient encore accrue, en mettant en lumière la diversité de mœurs et d’intérêts économiques qui les séparait de ces états du nord avec lesquels on prétendait les unir. Le but auquel tendait Hamilton leur était odieux ; les moyens par lesquels il se proposait de l’atteindre leur semblaient profondément iniques. Ils étaient agriculteurs, riches en terre, mais pauvres en capitaux. Toujours pressés d’argent, ils avaient été contraints de se défaire à vil prix de leurs titres contre le trésor. C’étaient les porteurs de ces titres, des spéculateurs sans moralité, qui allaient s’enrichir de tout ce que les créanciers primitifs avaient perdu, et ces spéculateurs appartenaient presque tous aux états commerçans du nord. Ce serait donc au profit du nord que s’opérerait la consolidation de la dette fédérale ; ce serait également à son profit que s’établirait l’union financière entre les divers états, car c’était le nord qui avait le plus souffert de la guerre, c’était le nord qui avait le plus de dettes à mettre à la charge du trésor commun. Le sud avait assez des siennes… Tels étaient les sentimens des populations méridionales. Madison chercha vainement à les atténuer en s’en faisant l’écho. Toute la courtoisie de son langage ne put dissimuler ce qu’il y avait d’aigreur dans son argumentation. Les représentans de la Nouvelle-Angleterre s’irritèrent et firent entendre des menaces. Si l’on voulait la banqueroute, plutôt que de s’associer à un tel déshonneur, ils se retireraient du congrès ; si l’on repoussait l’union financière, ils briseraient l’union politique… On put croire et Jefferson crut un instant qu’il n’y avait dans leurs paroles aucune exagération oratoire. À la prière de Hamilton, il consentit à intervenir entre les combattans. Leurs chefs étaient au fond assez inquiets des extrémités auxquelles ils en étaient venus. Tout en se gardant profondément rancune, ils sentaient la nécessité de recourir à l’une de ces transactions auxquelles aboutissent presque toujours les querelles politiques dans ce pays, où, depuis qu’il existe, on se menace de les vider l’épée à la main. Par une singulière bonne fortune, le bill financier n’était pas le seul qui divisât le congrès en sections géographiques. Deux points étaient à la fois en litige entre le nord et le midi, ce qui devait rendre plus facile un échange de concessions et de compensations. La résidence du gouvernement des États-Unis était à choisir. Placerait-on la cité fédérale sur les bords de l’Hudson, sur ceux de la Delaware ou sur ceux du Potomac, — au sein des états libres et commerçans, ou au sein des états agricoles et à esclaves ? Depuis près d’un an que le sujet était à l’ordre du jour, les députés du New-York, de la Pensylvanie et de la Virginie faisaient valoir avec véhémence les prétentions opposées de leurs états respectifs sans pouvoir se vaincre. Promettre gain de cause à la Virginie sur la question de la résidence, si elle promettait de céder sur la question financière, telle fut la base du compromis que Jefferson se chargea de faire accepter par ses amis de l’opposition. Il réunit chez lui les principaux meneurs du congrès, et ce fut à sa table que se conclut le marché. Le bill de Hamilton passa, la cité de Washington fut fondée, le démembrement fut évité.
Le triomphe du bill fut pour le secrétaire du trésor un immense succès. Son renom dans le pays, son ascendant sur le congrès, son influence sur l’esprit de Washington en furent considérablement accrus. Dans les chambres comme dans le cabinet, la prépondérance lui appartint. Ce n’était assurément pas pour la lui donner que Jefferson avait accepté l’honneur d’accommoder le différend. Aussi, quand il en vint à découvrir toute la portée du service qu’il avait rendu à Hamilton, le dépit d’avoir étourdiment contribué à grandir son collègue lui gâta-t-il tout le plaisir d’avoir été utile à son pays. « J’ai été en cette occasion la dupe d’Hamilton, écrivait-il deux ans plus tard au président ; de toutes les erreurs de ma vie politique, c’est celle qui m’a occasionné le plus amer regret. » Mais au moment de l’adoption du bill sa jalousie sommeillait encore, et il était tout entier à la joie et à l’espérance. « Voilà les embarras écartés, je ne vois rien maintenant qui puisse engendrer une lutte d’états à états… Le congrès s’est séparé après avoir retrouvé l’harmonie qui avait caractérisé ses délibérations jusqu’à ces deux malencontreuses questions de la dette et de la résidence… On ne prévoit point qu’il puisse se produire désormais de questions aussi fertiles en dissensions… Les amis du gouvernement espèrent que, cette difficulté une fois surmontée dans les états, tout ira bien. » Les amis du gouvernement se trompaient, et Jefferson avec eux. La pacification n’était qu’apparente. La session terminée, l’agitation se prolongea dans le pays. Le public avait vaguement l’instinct que la querelle financière n’était que le prélude d’une longue guerre entre des principes et des intérêts opposés. On se groupa, on s’excita en vue de la prochaine campagne. La Virginie resta le foyer d’une opposition de jour en jour plus ardente. Le 26 novembre 1790, Jefferson en parlait encore avec un aigre dédain : « Le gouvernement est trop fort pour avoir à s’en inquiéter, » écrivait-il à Gouverneur Morris. Cependant dès le 4 février 1791 tout était changé à ses yeux : c’était l’opposition qui était trop forte pour que le gouvernement n’eût pas à lui céder. « Qu’on ait raison ou qu’on ait tort en théorie, on devrait tenir plus de compte de l’opinion générale, » écrivait-il à Mason, et, afin de joindre l’exemple au précepte, il remettait au président une note pour prouver que l’établissement d’une banque nationale, proposé par le secrétaire du trésor et voté par le congrès, n’était pas constitutionnel. Ce fut son premier acte d’hostilité contre Hamilton. À dater de ce jour, Jefferson fut dans le cabinet le représentant tant de l’opposition dont Madison était l’organe dans le congrès : il travailla aussitôt à la rendre plus unie et plus contagieuse, à rapprocher ceux de ses chefs que séparait encore le souvenir de leurs dissidences, à lui assurer un instrument de propagande en fournissant à Fréneau, rédacteur de la Gazette nationale, des idées, des nouvelles et un traitement de commis dans les bureaux de la secrétairerie d’état. Sous son habile direction, l’opposition devint en peu de mois un parti, un parti national, capable d’étendre ses conquêtes sur toute la surface des États-Unis. Diverses causes l’avaient empêchée jusque-là d’avoir prise sur la masse flottante des honnêtes gens. L’opposition était anti-fédéraliste d’origine, et les opinions anti-fédéralistes étaient devenues suspectes au peuple américain depuis qu’il avait éprouvé les bienfaits de la constitution. L’opposition ne s’était guère recrutée que dans le midi, et toute lutte géographique alarmait les partisans de l’union ; elle n’avait servi que des intérêts locaux, discuté que des questions techniques, et l’on ne peut remuer profondément la foule qu’avec de grandes idées à la fois vagues et simples, qui n’ont pas besoin d’être pleinement comprises pour frapper les imaginations, ou avec de gros mots exagérés et violens qui parlent aux passions et se commentent d’eux-mêmes.
Le plus grand service que Jefferson rendit à l’opposition, ce fut de lui trouver un principe à représenter et des inquiétudes populaires à exploiter. En lui donnant le nom de parti républicain, il lui donna un drapeau et un cri de guerre. La nation tout entière était républicaine, si républicaine que la république aurait pu se passer de défenseurs. « Parmi ceux dont l’opinion vaut quelque chose, il n’y a pas, disait Washington, dix hommes qui songent à transformer le gouvernement en monarchie. » C’est malheureusement l’un des caractères des sociétés démocratiques d’être toujours disposées à se croire menacées, et c’est un titre à la confiance des masses que de donner raison à leurs soupçons, de spéculer sur leur crédulité. Par le nom seul que s’arrogeait l’opposition, elle évoquait sans cesse devant le public le fantôme de la monarchie. — Si des hommes aussi modérés que Madison croyaient devoir se déclarer hautement républicains, leurs adversaires ne pouvaient être que des royalistes et des aristocrates ; l’administration devait nécessairement être engagée dans quelque sinistre complot contre les institutions du pays. Ainsi s’expliquait enfin ce qu’on remarquait depuis quelque temps de suspect dans les allures du gouvernement : le vice-président John Adams se prélassant comme un prince dans une voiture à six chevaux ; Mme Washington saluée lors de son entrée à New-York par une salve de treize coups de canon ; le palais de la présidence et ce luxe, cette étiquette qui le faisaient ressembler à Versailles, les laquais en livrée. les invités en habit de cérémonie, tout le monde debout devant le chef de l’état, enfin ce bal où Washington s’était assis avec la générale sur un canapé qui ressemblait à un trône, et cette commission du sénat qui était allée jusqu’à vouloir décerner au président le titre d’altesse et de protecteur. De telles atteintes à la simplicité des mœurs démocratiques ne pouvaient avoir été conseillées que par les officiers qui avaient, à la fin de la guerre de l’indépendance, offert la couronne au commandant en chef et fondé l’ordre militaire et héréditaire des Cincinnati. Leurs desseins n’étaient pas changés : Hamilton était leur chef. N’avait-il pas, au sein même de la convention de Philadelphie, proclamé sa prédilection pour les institutions britanniques ? — En passant de bouche en bouche, ces propos allaient sans cesse s’envenimant, et ils faisaient de tels ravages, même dans les cœurs les mieux disposés pour le pouvoir, qu’Hamilton écrivait à ce John Adams que l’opinion désignait comme son complice : « Je viens de recevoir une lettre d’un ami de la Virginie parfaitement renseigné. Il me dit : — Toutes les personnes que je rencontre sont heureuses et prospères ; mais la plupart, y compris les amis du gouvernement, semblent s’alarmer d’un système politique supposé qui tendrait à détruire le gouvernement républicain du pays. — Les hommes ont-ils jamais été plus ingénieux à se tourmenter de fantômes ? »
Le correspondant virginien du secrétaire du trésor n’était autre que Washington. Il avait cru devoir exposer à son ministre les griefs de l’opinion, et lui demander ce qu’on avait à y répondre. « À de telles absurdités, écrivit Hamilton, il n’y a d’autre réponse possible qu’un démenti pur et simple, » dédain légitime, mais qui gouvernait trop habituellement la conduite du jeune colonel. Son mépris pour de sottes clameurs l’empêchait de veiller avec assez de soin à ne leur donner aucun prétexte. Il servait loyalement la république, il savait qu’aucune autre forme de gouvernement n’était possible aux États-Unis ; mais il regardait la constitution américaine comme moins parfaite en soi que la constitution anglaise, et il le disait sans ménagement et sans prudence, mettant son honneur à ne point sacrifier la liberté de son langage à de vulgaires préjugés. D’une humeur à la fois vive et sociable, il lui arrivait même parfois, dans le laisser aller de la conversation, après une séance du conseil ou un diner de cabinet, de développer sa pensée sous une forme un peu exagérée et choquante, et de se livrer ainsi à la bonne foi et à la discrétion de ceux qui l’écoutaient. Jefferson ne se faisait faute d’en abuser. Tous les propos inconsidérés de son collègue étaient par lui recueillis avec soin, enregistrés sur ses carnets, répétés à l’oreille de ses amis, puis colportés par eux, interprétés à mal et invoqués comme autant de preuves des mauvais desseins du secrétaire du trésor. Tantôt, et Jefferson « en prenait à témoin le Dieu qui l’avait fait, » il avait entendu Hamilton défendre les bourgs pourris comme un des élémens nécessaires de la constitution britannique, et il se croyait autorisé à en conclure que son rival était un partisan systématique de la corruption politique, que la vénalité des fédéralistes était le secret de son influence dans le congrès, et que le parti républicain était le gardien de la morale publique. Tantôt il avait entendu raconter que Hamilton avait, dans une circonstance solennelle, exprimé « son horreur pour la révolution française. » Tantôt encore il avait ouï dire que, dans un banquet, le colonel avait bu avec plus d’empressement à la santé de George III qu’à celle du président, et en répétant ces misérables commérages il n’avait d’autre but que de faire passer ses adversaires pour des suppôts de M. Pitt. Il prétendait même avoir appris de bonne source « qu’ils s’étaient assuré un asile et des pensions en Angleterre, » et il trouverait encore aujourd’hui des sots pour le croire, si, relisant dans ses vieux jours le papier où il avait consigné sa prétendue découverte, il n’avait été choqué lui-même de sa crédulité ou de son acharnement passé, et s’il n’avait laissé échapper en marge ce cri de sa conscience : « Impossible quant à Hamilton. Il était bien au-dessus de cela. » Mais, tout en cédant à ce tardif retour d’équité, Jefferson entendait bien ne pas détruire tout l’effet ni perdre tout le profit de son anecdote. Il ne la sacrifia point dans le travail d’élimination que, peu d’années avant sa mort, il fit subir au perfide recueil de petits faits préparé par lui pour servir à l’histoire de son temps et entretenir dans l’esprit des générations futures l’impression que de son vivant il avait exploitée avec tant de persévérance dans la ruse. Sous peine de reconnaître qu’il avait fait jouer à l’opposition un rôle odieux ou ridicule, il était condamné à maintenir l’existence de « l’escadron corrompu formé par Hamilton en vue de ramener un roi, des lords et des communes, » et il comptait avant tout sur les révélations contenues dans ce que l’on pourrait appeler les rapports de sa police pour justifier le nom et dissimuler la tactique de son parti : tactique grossière, et qui n’aurait pu réussir sans la passion fanatique avec laquelle elle fut employée.
Jefferson savait trop la puissance de la sincérité pour ne pas se prêter quelque peu à l’illusion dont il était l’auteur. Dans sa correspondance avec ses plus intimes affidés, il parle sans cesse du complot monarchique en homme qui y croit sans froide et hypocrite préméditation. Les augures de la démocratie américaine se regardaient sans rire. Cependant, s’il était trop bien pénétré de son rôle pour n’en pas devenir lui-même la première dupe, Jefferson le trouvait en même temps trop bon et trop commode pour se résigner à en changer. En vain John Adams et Hamilton lui donnèrent-ils sur ce qu’ils voulaient pour leur pays les explications les plus loyales et les plus rassurantes : il lui convenait d’être inquiet, et il lui était doux d’être injuste. Ce spirituel libre penseur avait beaucoup de peine à admettre qu’on put honnêtement contrarier son avis et se trouver sur son chemin. Il avait l’esprit absolu et les nerfs irritables : toute résistance le choquait, toute lutte l’agaçait, tout adversaire devenait à ses yeux un ennemi, ennemi d’autant plus détesté qu’il était plus redoutable. Jefferson conservait encore quelque indulgence pour John Adams, parce qu’il ne prenait pas John Adams fort au sérieux ; mais il ne pouvait pardonner à Hamilton d’avoir sur lui l’avantage de l’autorité naturelle et de la hardiesse politique. C’était le secrétaire d’état qui avait reçu la première place dans le cabinet, et c’était le secrétaire du trésor qui y avait pris la situation d’un premier ministre. C’était Jefferson qui avait le plus ménagé l’opinion, et c’était Hamilton qui, à un moment donné, pouvait exercer directement sur elle le plus d’empire. Il avait un avis sur toutes choses, et pour le faire prévaloir il n’hésitait jamais à pénétrer dans le département de ses collègues, à contrôler leurs actes, au risque de froisser leur amour-propre ou de se compromettre. Il n’avait aucune peur du public ; il savait et il osait lui parler, et il était toujours prêt à prendre la plume pour démasquer ses adversaires et dévoiler leurs sophismes. C’était donc un rude jouteur avec lequel il était dangereux de se mesurer. Ses anciens compagnons d’armes l’appelaient affectueusement « le petit lion, » et après la publication d’un de ses plus efficaces pamphlets, il arrachait à Jefferson ce haineux hommage : « Hamilton est un vrai colosse pour le parti anti-républicain ; à lui seul il fait nombre, et vaut une armée. »
Jefferson ne se sentait pas pressé, on le comprend, de rencontrer un pareil adversaire en bataille rangée. Dans l’intimité, il médisait avec une apparente indiscrétion de tous les actes provoqués par son collègue, il le désignait sans pudeur à la rage de la presse démocratique ; mais il veillait en même temps avec la prudence d’un vieux diplomate à ne jamais lui fournir un motif officiel de plainte, à ne pas empiéter sur ses attributions, à désavouer toute participation dans les articles de journaux qu’il inspirait, à éviter tout éclat qui aurait pu indisposer le président et donner carrière aux grandes qualités d’Hamilton pour la guerre ouverte. Il avait lui-même le sentiment que la situation était délicate et la mesure difficile à garder, et il se lassa bien vite d’avoir à exercer une vigilance qui ne pouvait le mettre à l’abri de tout péril. La lutte était à peine engagée depuis un an dans le cabinet, qu’il parlait déjà de se retirer du combat pour aller vivre de la vie des champs dans sa terre de Monticello. Jefferson n’aimait pas l’effort ; il était l’un de ces politiques qui mettent tout leur art à se placer dans un grand courant et à se faire porter par le flot. Le parti républicain était lancé, et dans une voie naturelle où la démocratie américaine devait nécessairement se précipiter tôt ou tard. L’œuvre de Jefferson était accomplie ; il n’avait qu’à laisser agir la force des choses en attendant que son heure fût venue. Il ne pouvait que gagner à ne pas s’exposer quotidiennement au feu de ses adversaires et à ne pas s’associer publiquement aux petites manœuvres de ses amis. Leur victoire était certaine sans avoir aucune chance d’être prochaine. Leur nombre s’accroissait de jour en jour, mais ils étaient encore en minorité dans le pays comme dans le congrès, et les élections pour la présidence approchaient. Si Washington refusait d’accepter une seconde fois le pouvoir, sa succession devait passer au moins pour quatre ans aux fédéralistes. Aussi Jefferson était-il également préoccupé d’opérer sa propre retraite et d’empêcher celle du chef de l’état, de se ménager pour la présidence et de la faire garder par Washington jusqu’au jour où le parti républicain serait en mesure de la donner à son chef.
Le désir impatient de la retraite était entre Washington et son ministre une passion commune dont celui-ci se servait fort habilement pour pénétrer dans l’intimité du général et s’élever au niveau de ses sentimens, tout en observant respectueusement la distance qui séparait leurs conditions, et le mettait, lui simple secrétaire d’état, à l’abri de la glorieuse servitude que les peuples ont le droit d’imposer aux fondateurs d’empires. S’autorisant de sa lassitude pour faire valoir son désintéressement, et de son désintéressement pour donner du poids à ses dénonciations et à ses avis, il se plaignait à Washington des envahissemens continuels de la trésorerie ; il lui représentait l’importance exagérée de ce département, qui menaçait d’absorber tous les pouvoirs de l’état et de mettre l’autorité du président lui-même en péril. — Hamilton disposait de toutes les places, il avait action sur toutes les fortunes, il était ainsi devenu le maître du congrès, et il l’entraînait à sa suite dans une voie périlleuse où les populations du midi ne consentiraient jamais à le suivre. C’était pour l’arrêter dans cette voie, qui conduisait au démembrement en passant par la monarchie, que l’opposition s’était formée ; mais si Washington abandonnait le pouvoir, s’il laissait le pays livré à lui-même avant de lui avoir donné le temps de reconnaître ses vrais amis, l’opposition serait impuissante à prévenir les maux qu’elle prévoyait. Seul, Washington pouvait empêcher les folies extrêmes des fédéralistes, seul il pouvait rassurer les républicains et servir de lien entre le nord et le midi. Tant que le congrès ne serait pas affranchi du joug de Hamilton, tant que la république serait en danger, le libérateur des États-Unis se devrait à lui-même de ne pas remettre en d’autres mains les destinées de la patrie. Du jour cependant où une majorité honnête et républicaine aurait remplacé le troupeau d’agioteurs anglomanes qui donnait des lois à l’Amérique, Washington serait dégagé de tout devoir exceptionnel envers le pays, et il pourrait satisfaire son goût pour la retraite, avant même d’avoir atteint le terme de sa nouvelle présidence. — Tout cela était dit d’un ton à la fois modeste et caressant, trop apprêté pour ne pas être un peu suspect à Washington, mais trop flatteur pour lui déplaire. Il rendait à Jefferson soins pour soins, et tout en évitant de se prononcer sur ses propres intentions à l’égard de la présidence, il lui adressait sur les embarras que ferait naître la désorganisation du cabinet les plus douces confidences : un homme aussi considérable que lui ne pouvait se retirer sans jeter l’alarme dans les esprits et faire croire à un changement de politique ; son département était en effet le département vraiment politique. Le domaine de la trésorerie était bien moins vaste et sa mission moins haute ; on ne pouvait d’ailleurs se passer de lui : il fallait un contre-poids à l’influence de Hamilton. C’était ainsi que Washington répondait aux ménagemens de l’opposition. Elle affectait de ne point s’attaquer à lui et de le regarder comme parfaitement étranger à la politique qu’elle combattait. Il acceptait la fiction sans en être dupe, et, traité en roi constitutionnel par les meneurs du parti républicain, il les traitait à son tour en amis de la couronne qui conservent envers elle des devoirs, même lorsqu’ils ne sont pas de son avis. Aussi se croyait-il le droit de faire appel aux lumières de Madison et de s’assurer son appui en prenant son conseil toutes les fois qu’il y avait un grand acte à accomplir dans lequel la personne du président était en jeu. Seulement il savait rejeter la fiction lorsque les journaux démocratiques en abusaient pour fomenter impunément le désordre et entraver l’action des lois ; il prenait fièrement pour lui leurs attaques, et il le disait à Jefferson avec une fermeté de langage qui intimidait le factieux secrétaire d’état, pas assez néanmoins pour l’empêcher de s’attirer par ses intrigues de plus cruelles mortifications.
Hamilton n’avait jusque-là exercé contre Jefferson aucunes représailles, mais sa patience était à bout. Il prit la plume, et, se cachant à peine sous le pseudonyme de « un Américain, » il révéla au public, dans les colonnes de la Gazette des États-Unis, les scandaleux rapports du secrétaire d’état avec les ennemis de la constitution et du crédit national, le secret appui qu’il prêtait au journal de Fréneau, les subterfuges qu’il employait pour échapper au blâme des honnêtes gens. Faisant appel à sa dignité, il le somma de choisir entre le gouvernement et l’opposition. Le coup porta. On vit d’où il était parti. Le président, auquel il avait convenu jusque-là de ne pas prendre connaissance de la querelle, ne put continuer à l’ignorer. Il dut interposer son autorité ; les deux rivaux eurent à s’expliquer sur leur conduite. À force d’artifices, Jefferson avait amené la rupture ouverte qu’il redoutait, et il se trouvait, à son grand déplaisir, engagé d’honneur à rester à son poste : au risque d’avoir l’air de céder à ses ennemis, il devait conserver des fonctions qui l’obligeaient à sévir, contre ses amis. À leur instigation en effet, les comtés occidentaux de la Pensylvanie s’étaient coalisés pour empêcher la perception de l’impôt sur les boissons. Par une proclamation, le président menaça les rebelles de les déférer aux tribunaux ; il voulut que cet acte fût contre-signé par Jefferson. Le ministre s’exécuta de bonne grâce. Il remplissait fort exactement les devoirs officiels de sa charge ; mais son dépit d’avoir à servir une politique qui n’était pas la sienne allait s’envenimant de jour en jour, et, tout en se défendant plus que jamais d’être pour rien dans la conduite des républicains, il entrait de plus en plus avant dans leurs passions et leurs affaires.
Ce ne fut assurément pas à son insu que, dans le seul dessein d’agiter l’opinion, les républicains dénoncèrent formellement Hamilton à la chambre des représentans comme coupable de malversations, et que, pour faire une manifestation anti-monarchique, ils combattirent la réélection de J. Adams à la vice-présidence. Hamilton échappa à la censure, mais pendant près d’un mois sa probité avait été publiquement mise en question. John Adams fut nommé, mais 53 voix sur 130 avaient déclaré la république en danger : c’étaient celles du New-York, de la Virginie, du Kentucky, de la Caroline du nord et de la Géorgie. Les fédéralistes l’avaient emporté dans presque toute la région située au nord du Potomac, et où l’influence de la grande bourgeoisie, bien que déjà fort ébranlée, était encore prépondérante. Le clergé, le barreau, la magistrature, les grands capitalistes, banquiers ou armateurs, ceux que des liens commerciaux, des traditions légales ou des affinités religieuses rattachaient à l’Angleterre, ceux que la culture de leur esprit ou la nature de leurs affaires élevait au-dessus des petites préoccupations de localité, ceux qui par leur profession étaient amenés à concevoir le goût ou à éprouver le besoin de l’ordre dans la société, étaient favorables à la politique du gouvernement. Les classes rurales toutefois, plus opiniâtres dans leur rancune contre la mère-patrie et dans leur méfiance contre le pouvoir, plus renfermées dans le cercle étroit de la vie provinciale, moins éclairées, moins prospères, moins touchées des avantages d’un gouvernement régulier, étaient moins défendues contre les séductions de l’opposition. Née au sein de l’aristocratie territoriale du midi, l’opposition tendait naturellement à se répandre parmi les petits propriétaires fonciers de la Nouvelle-Angleterre, et il suffisait d’une secousse venant du dehors pour lui livrer la multitude incertaine des ouvriers et des petits bourgeois. Jefferson était plein de joie et d’espérance. « La marée change ! » s’écriait-il (décembre 1792) en saluant « le vieil esprit de 1770 » qui se réveillait au bruit du canon de Valmy ; « la marée change ! La faiblesse excessive de notre ancien gouvernement avait repoussé violemment le flot dans le sens opposé, et il menaçait de tout recouvrir des oripeaux de la monarchie ; mais le voilà qui reprend une bonne direction et qui va nous conduire, je l’espère, à un gouvernement de lois s’adressant à la raison du peuple et non à ses faiblesses !… La sensation produite par les nouvelles venues d’Europe et le reflet qu’on en trouve dans nos journaux montrent que la tournure de nos affaires dépendait encore bien plus de ce qui se passe en France que les plus avisés n’auraient pu le prévoir… Les succès du républicanisme en France ont donné le coup de mort aux espérances des monocrates. Nos républicains se réjouissent, et ils se targuent aujourd’hui du nom de jacobins qu’on leur infligeait, il y a deux mois, comme un stigmate. »
Un grand changement venait de s’opérer dans le caractère de la lutte entre les partis. Cette lutte avait surtout porté jusque-là sur des questions d’organisation intérieure ; elle allait principalement porter dans l’avenir sur des questions de politique étrangère. La divergence entre les vues diplomatiques des deux partis était aussi ancienne que leur existence ; mais avant la proclamation de la république à Paris et l’explosion de la guerre entre la France et l’Europe, elle n’avait eu aucune grande occasion d’éclater. Dès le début de notre révolution, les hommes d’état fédéralistes avaient entrevu ses faiblesses cachées, éprouvé des doutes sur son succès, et manifesté de la répugnance à lier intimement les États-Unis aux destinées d’une nation dont la force leur semblait devoir être longtemps paralysée par l’anarchie, et dont les exemples leur paraissaient redoutables pour leur propre pays. Le 19 avril 1790, John Adams écrivait à Richard Price, en le remerciant de lui avoir envoyé le fameux Discours sur l’Amour de la Patrie, auquel Burke répondit par ses Réflexions sur la Révolution française : « Depuis 1760, toute ma vie a été consacrée à la défense et à la propagation de l’esprit de liberté… La révolution française ne peut donc m’être indifférente ; mais j’ai appris par une terrible expérience à ne me réjouir qu’en tremblant. Les encyclopédistes et les économistes, Diderot, d’Alembert, Voltaire et Rousseau, ont plus contribué à ce grand événement que Sidney, Locke, Haudley, plus même peut-être que la révolution américaine, et je vous avoue que je ne sais ce qu’on peut faire d’une république de trente millions d’athées. » C’était de même avec un « mélange de plaisir et d’appréhension » que, le 6 octobre 1789, Hamilton faisait compliment à M. de La Fayette des triomphes éphémères du parti constitutionnel. « Comme ami de l’humanité et de la liberté, je me réjouis de vos efforts, tout en craignant beaucoup pour le succès final de l’entreprise et pour le sort de ceux qui y sont engagés… Si vos affaires continuent à bien marcher lorsque cette lettre vous parviendra, vous me demanderez pourquoi ces sinistres présages alors que toutes les apparences sont en votre faveur. Je vais vous le dire : je crains des divisions parmi ceux qui sont encore unis,… je crains la nature véhémente de votre peuple,… je crains l’obstination de votre noblesse,… je crains les rêveries de vos philosophes politiques. Voilà mes craintes, mon cher marquis. »
Jefferson aussi avait eu ses inquiétudes sur l’issue de la révolution française ; mais plus l’événement venait leur donner raison, plus il les rejetait comme indignes d’un bon républicain. La contagion jacobine faisait trop bien les affaires de son parti pour qu’il pût déplorer les ravages qu’elle faisait en Europe. Il lui convenait d’établir une certaine solidarité entre lui et les démagogues parisiens, et il avait pour leurs excès l’optimiste indulgence qu’il avait autrefois professée pour ceux des niveleurs américains. Les massacres de septembre même trouvaient grâce devant, lui. Dans son amitié pour M. Short, secrétaire de la légation américaine en France, il gourmandait paternellement le jeune diplomate au sujet de certaines vivacités de langage sur les bourreaux de l’Abbaye. « Elles risquent fort de n’être pas goûtées par vos compatriotes, lui écrivait-il. Depuis quelque temps, le ton de vos lettres me fait de la peine. » Puis, afin de le ramener à de plus charitables sentimens : « Il est vrai, dans une lutte nécessaire, beaucoup de coupables sont tombés sans toutes les formes de procès, et avec eux quelques innocens. Ceux-ci, je les pleure autant que personne, et je les pleurerai jusqu’au jour de ma mort ; mais je les pleure comme je pourrais le faire s’ils étaient tombés dans une bataille. Il a fallu recourir au bras du peuple, instrument moins aveugle que des balles et des bombes, mais aveugle à un certain degré. Un petit nombre de ses plus chauds amis a reçu de lui le sort destiné à l’ennemi ; mais le temps et la vérité réhabiliteront et parfumeront leur mémoire : leur postérité jouira de cette liberté pour laquelle ils n’auraient pas hésité à donner leur vie. La liberté de toute la terre dépendait de l’issue du combat. Une telle conquête a-t-elle été jamais faite au prix de si peu de sang innocent ? Mes propres affections ont eu à souffrir pour le triomphe de cette cause ; mais, plutôt que de la voir perdue, j’aurais assisté à la dévastation d’une moitié du monde : ne dût-il rester dans chaque pays qu’un Adam et qu’une Eve, un Adam et une Eve libres, tout serait mieux qu’aujourd’hui ! » En 1793, le bonnet rouge était de mise à Philadelphie. Les temps étaient bien changés, lorsque plus tard, dans ses mémoires, Jefferson reprochait aux fédéralistes d’avoir eu « l’impudence de l’identifier avec les sanguinaires jacobins français. » En 1821, il tenait à établir que, s’il avait été membre de la convention, il n’aurait pas voté la condamnation de Louis XVI. J’aime à le croire, et pourtant je ne sais si le ton agréable avec lequel il racontait à Madison, en mars 1793, l’effet produit à Philadelphie par la mort du roi n’est pas plus cruel que le fanatisme de certains régicides. « Les monocrates se prononcent beaucoup moins ouvertement que je ne l’aurais cru ;… il est vrai que, dans la bonne compagnie, les femmes se déchaînent contre les meurtriers d’un souverain, et qu’elles expriment des sentimens que le mari, de sa nature plus circonspect, étouffe avec prudence. Ternant (le ministre du roi à Philadelphie) a enfin arboré ouvertement l’étendard de la monarchie en prenant le deuil de son prince. Je soupçonne qu’il regarde la cessation de ses visites à ma personne comme l’accompagnement nécessaire de ce pieux devoir. Une liaison entre Hamilton et lui paraît s’établir. »
Je me garderai bien de reprocher au colonel Hamilton l’horreur que lui inspiraient les nouveaux maîtres de la France ; mais cette légitime aversion ne saurait, je crois, justifier la politique qu’elle lui suggéra, politique à la fois maussade, chimérique et injuste. Un agent diplomatique accrédité par la convention, M. Genêt, allait succéder à M. de Ternant. Tout « en regrettant qu’un tel incident fût venu placer les États-Unis dans la nécessité de reconnaître la nouvelle république, » le secrétaire du trésor n’alla pas jusqu’à s’opposer à ce que M. Genêt fût reçu par le chef de l’état ; mais, comme pour marquer les doutes conçus en Amérique sur la légitimité du changement survenu dans les institutions françaises, et comme pour mettre le plus de mauvaise grâce possible dans la réception du « citoyen ministre, » Hamilton voulait la faire précéder d’une déclaration par laquelle le gouvernement américain se serait réservé le droit d’examiner si, en succédant à Louis XVI, le pouvoir qui l’avait remplacé avait hérité du traité conclu en 1778 entre le roi et le congrès. Au moyen d’un subterfuge condamné par le droit des gens. les États-Unis auraient ainsi échappé à l’obligation de garantir à la France la possession de ses colonies américaines, obligation que la guerre amenée par la révolution française pouvait sans contredit rendre fort onéreuse, mais qui aurait dû paraître d’autant plus sacrée qu’elle avait été la seule compensation de nos sacrifices pendant la guerre de l’indépendance. Contester la validité de la clause de garantie avant même que le gouvernement français eût manifesté l’intention de s’en prévaloir, c’était d’ailleurs se jeter comme à plaisir au-devant d’une difficulté qui, sans cet empressement à la résoudre, pouvait tarder indéfiniment à naître. Jefferson le prouva sans peine ; le président se rangea à son avis en recommandant le secret sur la question qui avait été agitée dans le conseil. M. Genêt fut reçu sans autre déclaration préalable que la proclamation du 22 avril, par laquelle la neutralité des États-Unis était confirmée.
Dans l’état de l’opinion, c’était déjà beaucoup entreprendre que de vouloir maintenir une stricte neutralité ; c’était déjà mettre le courage politique des amis du gouvernement à une rude épreuve. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’élan des esprits en faveur de la France. « Les journaux monocrates eux-mêmes sont obligés de publier les plus furieuses philippiques contre la Grande-Bretagne, écrivait Jefferson au colonel Monroë. L’autre jour, une frégate française s’empara d’un navire anglais à la hauteur des caps de la Delaware, et envoya ici sa prise. Dès qu’elle fut en vue, les quais se couvrirent de milliers et de milliers d’hommes appartenant au corps des yeomen de la cité. Jamais foule semblable ne s’était entassée dans les rues de Philadelphie, et quand on vit les couleurs anglaises renversées et le pavillon français flottant par-dessus, l’air fut ébranlé par de longs cris de triomphe et d’allégresse. Dieu veuille que nous puissions contenir le sentiment populaire dans les limites d’une juste neutralité ! » M. Genêt n’avait assurément pas pour mission de faciliter cette tâche. Il croyait pouvoir entraîner l’Amérique dans la guerre au secours de sa patrie, et en débarquant à Charleston, il s’était mis aussitôt en devoir de distribuer à grand bruit des lettres de marque, d’armer des corsaires et d’enrôler des Américains pour courir sus aux navires anglais dans les eaux mêmes des États-Unis. Cependant, averti sans doute par quelque secret ami que l’impertinente turbulence de sa conduite n’était pas de nature à réussir auprès de Washington, il lui avait adressé, en remettant ses lettres de créance, un discours plein de caresses pour sa personne, de déférence pour sa politique et de vœux pour que les États-Unis pussent longtemps jouir des bienfaits de la paix. — La France n’avait aucun dessein de les entraîner dans la guerre ; elle faisait abnégation de tout intérêt propre ; elle engageait ses alliés américains à ne consulter que leur propre bien, à ne songer qu’à eux-mêmes ; elle ne leur demandait que d’être heureux, prospères et libres. — Ces maladroites exagérations laissèrent le président froid et soupçonneux, mais elles émurent profondément le secrétaire d’état, qui, dans sa passion pour M. Genêt, écrivait sérieusement à Madison : « On ne peut rien imaginer de plus affectueux et de plus magnanime que sa mission….. Il offre tout, il ne demande rien, et pourtant ses offres seront rejetées. Mon cher monsieur, vous ne pouvez vous faire une idée de ce qui se passe dans notre conclave : il est évident que parmi les membres du cabinet, il en est au moins un ou deux qui, sous prétexte d’éviter la guerre avec une des parties, n’auraient pas grande répugnance à se jeter sur l’autre et à entrer dans la confédération des princes contre la liberté humaine. » Puis il racontait comment, par prudence, et pour mieux assurer le rejet de la politique proposée par Hamilton, il avait adhéré dans le conseil à la proclamation du 22 avril. Il flétrissait « le langage pusillanime du rédacteur, la crainte qu’il avait eue d’y insérer la moindre expression de sympathie pour la France. » Il se refusait à la regarder comme une véritable déclaration de neutralité pouvant engager la politique du pays. « Le pouvoir exécutif n’avait pas le droit de déclarer la guerre, il n’avait donc pas celui de déclarer qu’il n’y aurait pas de guerre. »
Les chefs de l’opposition n’étaient pas les seuls à recevoir ces irritantes confidences. À en croire le ministre de France, cet agent partageait avec eux les dangereuses faveurs du secrétaire d’état, et il avait ainsi a été initié à des mystères de nature à enflammer sa haine contre tous ceux qui aspirent au pouvoir absolu. » Cependant, soit que Jefferson se fût mal expliqué, soit que M. Genêt eût mal écouté, le représentant de la convention commit la faute de confondre étourdiment dans sa pensée Washington et les fédéralistes, il ne tint aucun compte de la fiction qui permettait aux habiles du parti démocratique de battre en brèche le gouvernement sans danger pour leur popularité. Le président devint à ses yeux le jouet d’une petite coterie anglaise et monarchique sans racines dans le pays et sans action sur l’opinion ; les sociétés démocratiques qu’il haranguait et les feuilles républicaines qu’il inspirait lui parurent les seuls véritables organes du sentiment national. Sans cesse la gazette de Fréneau l’excitait à se montrer ferme et hardi ; sans cesse elle lui rappelait que le peuple était pour lui, que le peuple seul était souverain, et que Washington s’était rendu coupable d’usurpation en proclamant la neutralité sans consulter le congrès. À force de l’avoir entendu dire et de l’avoir fait répéter, il se crut en droit et en mesure de tout entreprendre. Jefferson, après avoir regardé le citoyen Genêt comme un précieux instrument d’agitation contre le parti fédéraliste, eut à craindre qu’il ne devînt un sérieux embarras pour le parti républicain. La bataille de Nerwinde et la défection de Dumouriez avaient déjà commencé à ébranler la confiance enthousiaste du public dans le triomphe de la cause révolutionnaire et dans la sagesse des démagogues américains qui l’avaient adoptée. « Si la campagne d’été devient vraiment désastreuse pour les Français, j’ai bien peur, s’écriait Jefferson, que la ferveur républicaine du nouveau congrès, cette ferveur dont j’espérais tant, ne vienne à s’attiédir. » Dans ses efforts pour réchauffer la haine des masses contre l’Angleterre, le ministre de la convention fit tout ce qu’il fallait pour les détacher complètement de la France et du parti français. L’affectation qu’il mit à braver les règlemens américains en armant un corsaire dans le port même de Philadelphie, sous les yeux du pouvoir, ses menaces d’en appeler du président au peuple si l’on osait lui résister, révoltèrent la fierté et le bon sens de la nation. Hamilton et sa politique retrouvèrent un point d’appui dans l’opinion. Jefferson alarmé chercha vainement à modérer l’incommode auxiliaire qu’il s’était si imprudemment donné. « Le choix qu’on a fait de cet homme pour nous l’envoyer est une véritable calamité. C’est un cerveau échauffé, tout imagination, sans jugement, passionné, irrévérencieux jusqu’à l’indécence dans ses communications écrites ou verbales avec le président. Placés sous les yeux du congrès et du public, ses propos exciteraient l’indignation… Sa conduite ne peut être défendue même par le plus furieux jacobin… Il me fait une position horriblement difficile, non qu’il ne me rende justice à moi personnellement : pourvu que je lui donne le temps de décharger sa bile et de se refroidir, je suis avec lui sur un pied à pouvoir le conseiller librement et à lui faire tenir compte de mes avis ; mais il éclate de nouveau à la première occasion, il est incorrigible. » La presse démocratique n’était guère moins ingouvernable ; le secrétaire d’état ne pouvait plus ni l’arrêter ni la suivre dans ses égaremens, et, pour avoir cessé de lui obéir, elle n’en continuait pas moins à le compromettre. Ses amis l’exposaient à l’animadversion des gens de bien en prenant ouvertement fait et cause pour M. Genêt ; ses fonctions rappelaient à porter tout le poids de la lutte contre le séditieux diplomate. Il se trouvait ainsi responsable à la fois de l’opposition et du gouvernement. Le découragement le saisit, et malgré les représentations de Madison, qui lui conseillait d’attendre pour sortir des affaires quelque occasion « dénature à justifier sa retraite aux yeux de tous les bons citoyens, » il remit sa démission entre les mains du président. C’était déserter à la veille de la bataille, et Washington le fit entendre à son ministre. Pour traverser la crise qui se préparait, il avait besoin du nom de Jefferson. Le rappel de M. Genêt allait être demandé au gouvernement de la convention, démarche reconnue nécessaire par le secrétaire d’état, mais qui, en coïncidant avec sa retraite, prendrait inévitablement un caractère hostile à la France et suspect à ses partisans. Un nouveau congrès allait se réunir, plus nombreux et d’un moins bon esprit que le précédent. Il importait qu’au début de la session les républicains ne fussent pas complètement abandonnés à eux-mêmes. Washington insista donc pour que son ministre ne se séparât point de lui avant la fin de l’année. Après mûre réflexion, Jefferson y consentit. Sa situation était en réalité plus désagréable que dangereuse. L’opinion s’était retournée, mais il pouvait se retourner avec elle sans courir le risque de perdre son armée. Les démocrates s’obstinent rarement à tenir tête au public : l’état du pays rendait nécessaire un changement d’attitude ; le parti républicain le comprendrait aisément. Quelques furieux pourraient se séparer un instant de leur chef, mais ils reviendraient à lui. Le jour même où Jefferson retira officiellement sa démission (11 août 1793), il envoya le mot d’ordre suivant à Madison : « Le parti républicain ferait sagement d’approuver sans équivoque l’état de neutralité, d’éviter toute petite chicane sur la compétence du pouvoir qui l’a déclaré, d’abandonner entièrement M. Genêt avec force protestations d’amitié pour son pays. De cette façon nous mettrons le peuple de notre côté, en nous mettant nous-mêmes du bon côté. « Il donna immédiatement à Gouverneur Morris l’ordre de demander à Paris le rappel de M. Genêt, et comme celui-ci, exaspéré par la mesure dont il était l’objet, redoublait d’insolence, Jefferson lui rompit en visière avec un superbe dédain. Ses amis l’approuvèrent, ses ennemis se turent ; Washington lui sut gré de la vigueur avec laquelle il avait soutenu la cause du gouvernement américain. Pour comble de bonne fortune, les actes vexatoires de la Grande-Bretagne sur la presse des matelots et l’approvisionnement de la France par les neutres vinrent bientôt placer les partisans de l’alliance anglaise dans une situation semblable à celle que M. Genêt avait faite aux amis de la France. Jefferson regagna un véritable ascendant sur le conseil. Dans presque toutes les discussions, son avis prévalut, et lorsqu’arriva le terme qu’il avait à l’avance fixé à ses travaux, il se retira triomphalement, emportant la confiance de la nation et de son chef, et léguant à son parti un grand rapport au congrès en faveur d’un système de représailles contre la Grande-Bretagne par voie de règlemens commerciaux, l’un des thèmes favoris de la politique républicaine (31 décembre 1793).
Jefferson éprouva en arrivant à Monticello un vrai soulagement et un vrai plaisir : il était las de partager le pouvoir avec ses adversaires, de passer sa vie dans leur société et sous leurs regards, d’avoir sans cesse à lutter, à dissimuler, à se contenir et à se compromettre ; il retrouvait enfin la paix, le repos, la liberté de ses mouvemens et de son langage. À Philadelphie, toutes ses idées étaient contestées, toutes ses paroles étaient travesties, tous ses actes étaient attaqués. À Monticello, plus de malveillans, plus de contradicteurs : ses voisins lui faisaient la cour ; ses commensaux le prenaient pour oracle ; il n’était entouré que d’adorateurs et de croyans. Néanmoins il s’ennuya vite de ses admirateurs de province et de ses champs, et au bout de deux ou trois mois, il ne célébrait plus les charmes de la vie rurale que par habitude ou parti-pris. Il jurait de ne jamais sortir de sa retraite ; il protestait de son dégoût pour la politique, mais ses lettres en étaient pleines, et il ne pouvait en parler de sang-froid. Ce sage philosophe si détaché du monde avait dans sa solitude de singuliers accès de rage fanatique et d’espérance chimérique. Il disait en regardant l’Europe : « Je compte bien que la honteuse déroute des tyrans envahisseurs de la France allumera la colère des peuples contre ceux qui ont osé les mêler à d’aussi méchantes entreprises, et qu’elle aura pour résultat de faire monter les rois, les nobles et les prêtres sur les échafauds qu’ils ont si longtemps inondés de sang humain. Je me surprends encore à m’échauffer lorsque je songe à ces misérables ; mais je le fais le moins possible, préférant de beaucoup contempler le tranquille accroissement de ma luzerne et de mes pommes de terre. » À l’en croire, un seul spectacle aurait pu lui paraître plus doux, celui de l’envahissement de l’Angleterre par les armées françaises. « Si je parvenais à voir nos bons alliés en paix avec le reste du continent, je ne douterais pas de dîner à Londres avec Pichegru l’automne prochain, car je serais, je crois, tenté de me séparer pour un peu de temps de mes trèfles et d’aller saluer l’aurore de la liberté et du républicanisme dans cette île. » L’Europe n’avait pas seule le privilège de faire sortir de son assiette l’esprit de Jefferson. Il profitait de ses loisirs pour se livrer secrètement à de véritables débauches de langage sur les affaires américaines. Il faisait un crime au gouvernement d’avoir réprimé les troubles de la Pensylvanie, et à l’opposition d’avoir toléré qu’on les réprimât ; il reprochait à Washington d’avoir habilement soulevé l’opinion contre les vrais promoteurs de l’insurrection, les sociétés démocratiques, et à Madison de ne l’avoir point follement bravée pour les défendre. Lui qui avait suggéré à ses amis la prudente évolution dont M. Genêt avait été la victime, il les blâmait vertueusement d’avoir renié de compromettans auxiliaires et de s’être rangés du côté du pouvoir pour ne point se séparer de la nation. N’ayant plus à répondre de la conduite du parti républicain, il se préoccupait beaucoup plus de l’exciter que de le diriger, de le pousser en avant que de lui épargner les faux pas. L’important était de troubler l’état, même au risque de froisser passagèrement l’opinion : de petites réactions au profit du pouvoir ne pouvaient empêcher les fédéralistes de s’user dans la lutte contre le désordre. Ils se retranchaient derrière la constitution et le président, les deux principaux objets du culte populaire : il fallait les poursuivre jusque dans l’arche sainte. Il n’y avait pas grand mal à mettre au néant les dispositions de la loi fondamentale qui tournaient à l’avantage des ennemis de la république, et à enlever un peu de son prestige au grand homme de bien dont les vertus nuisaient à la bonne cause : tâche ingrate, mais que Jefferson entendait réserver aux hommes de peine de son parti. Il était pour lui-même parfaitement décidé à ne jamais passer pour un adversaire de la constitution et de Washington, à ne jamais se mettre en conflit avec ces deux grandes puissances morales. De mauvais bruits couraient-ils sur ses intrigues contre le gouvernement, il s’empressait d’écrire au président pour les démentir, il s’indignait contre les misérables calomniateurs qui osaient transformer ses moindres propos en noirs attentats contre la chose publique, et pour mieux dissimuler sa duplicité, il avouait fièrement l’innocente liberté de ses discours. Le Moniteur en apporta bientôt à Washington un curieux spécimen : se trouvant en querelle avec le gouvernement américain, le directoire crut qu’il était de bonne guerre de révéler ce que l’un des citoyens les plus éminens des États-Unis pensait de Washington et de sa politique. Il fit reproduire dans le journal officiel la lettre suivante adressé par Jefferson à M. Mazzei, diplomate italien fort avant dans sa confidence, quoique fort peu discret : « L’aspect de notre monde politique est bien changé depuis que vous nous avez quittés. À la place de ce noble amour de la liberté et du gouvernement républicain qui nous a fait traverser triomphalement l’épreuve de la guerre, nous avons vu surgir un parti anglais monarchique et aristocratique, qui a pour but avoué de nous donner en substance ce gouvernement anglais dont il nous a déjà imposé les formes. La majeure partie des citoyens reste cependant fidèle à ses principes républicains. Toute la classe des propriétaires fonciers est républicaine, des hommes de talent en grand nombre le sont aussi ; mais nous avons contre nous le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire, deux des trois branches de la législature, tous les fonctionnaires publics, tous ceux qui aspirent à le devenir, tous les hommes timides qui préfèrent le calme du despotisme à la mer orageuse de la liberté, les marchands anglais, ceux des marchands américains qui se servent des capitaux anglais, les spéculateurs, les actionnaires de banque, les détenteurs de la dette publique, toute cette classe qui a été créée pour nous assimiler en toutes chose au modèle anglais, à ses souillures comme à ses vertus. Je vous donnerais la fièvre si je vous nommais les apostats qui ont passé à ces hérésies : des hommes qui ont été des Samson dans la bataille et des Salomon dans le conseil, mais qui ont livré leur tête à l’Angleterre, cette autre Dalila. »
Sachant combien sa renommée en Amérique pouvait avoir à souffrir du moindre antagonisme entre sa mémoire et celle du fondateur de l’indépendance, Jefferson a cherché à établir, après la mort du général, que celui-ci ne s’était pas reconnu et n’avait pu se reconnaître sous les traits de Samson et de Salomon ; mais du vivant de Washington, l’impossibilité ne lui paraissait pas à beaucoup près aussi évidente. Dans l’embarras et le trouble où l’avait jeté la malencontreuse publication de sa lettre, il convenait tristement qu’il ne pouvait « ni la désavouer parce qu’il en était bien vraiment l’auteur, ni l’avouer de peur d’amener un différend personnel entre le général et lui, et de se brouiller avec tous ceux parmi lesquels le nom de Washington était encore populaire, c’est-à-dire avec les neuf dixièmes du peuple des États-Unis. » Certains écrivains fédéralistes sont même allés jusqu’à prétendre que Washington, ayant fait demander des explications à son ancien ministre sur ce singulier document, reçut de lui une lettre d’excuses qui, par une coupable complaisance, disparut plus tard des papiers du général ; mais cela n’est rien moins que prouvé. Un seul fait semble parfaitement établi, c’est qu’après ce désagréable incident ils ne se revirent jamais. À plusieurs reprises Jefferson passa devant la porte de Mount-Vernon sans y frapper. Il fit bien : il avait perdu toute place dans la confiance et l’estime du général ; sa duplicité avait été mise à nu, sa complicité avec les détracteurs systématiques de Washington était devenue évidente. En empruntant à la presse démocratique son insultant langage, il avait établi un lien de solidarité entre lui et les journaux qui parlaient sans cesse du grand citoyen dont il faisait profession d’être l’ami « en termes à peine applicables à un Néron, à un malfaiteur notoire ou à un filou vulgaire, » et qui, le jour où expiraient les pouvoirs du libérateur de la patrie, entonnaient le cantique de Siméon. « Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix, selon ta promesse, car mes yeux ont vu ton salut, — telle fut la pieuse exclamation d’un homme voyant un flot de bonheur se répandre sur l’humanité. Si jamais semblable exclamation fut permise, c’est bien aujourd’hui, car aujourd’hui l’homme qui a été la source de tous les maux du pays descend au niveau de ses concitoyens et perd le pouvoir d’entasser de nouvelles calamités sur les États-Unis. » Ainsi fut célébrée par la gazette l’Aurora, le plus violent organe du parti démocratique, l’inauguration du nouveau président John Adams, l’un des chefs du parti fédéraliste, (4 mars 1797.)
Battus dans les élections pour la présidence, les républicains avaient néanmoins raison de chanter victoire. Si la retraite de Washington ne leur donnait pas le pouvoir, elle leur livrait le pays. Peu de mois avant l’élection, Jefferson écrivait à Monroë : « Les fédéralistes eux-mêmes en conviennent, toute leur force leur vient des mérites du président, de son influence colossale sur le peuple. Le jour où le président se retirera, son successeur, s’il est monocrate, sera dominé par l’esprit républicain de ses constituans ; s’il est républicain, il donnera naturellement carrière à cet esprit, et il rétablira l’harmonie entre le gouvernement et les gouvernés. En attendant, patience ! » La situation était bien changée depuis le temps où l’opposition affectait de regarder Washington comme la meilleure sauvegarde contre le triomphe du parti qui soutenait l’administration. C’était à Washington que ce parti devait tous ses derniers triomphes. À dater de 1793, les fédéralistes avaient perdu la prépondérance dans le congrès, et ils n’y avaient plus obtenu que des majorités factices formées sous la pression du public, « toujours disposé, dit Jefferson, à soutenir l’avis du général contre le sien propre et contre celui de ses représentans. » Le successeur de Washington avait été choisi au milieu d’un de ces coups de vent contraires à la faction républicaine, et malgré cette bonne fortune John Adams ne l’avait emporté que de trois voix sur son concurrent Jefferson, auquel la vice-présidence était échue en partage.
Lorsqu’il avait laissé poser par ses amis sa candidature à la présidence, Jefferson ne s’était exagéré ni les chances de succès ni les inconvéniens d’un échec. Il se résigna de fort bonne grâce à n’être que le second personnage de l’état. Les temps étaient difficiles : au dehors, le directoire avait rompu tout rapport diplomatique avec le gouvernement des États-Unis, la paix était menacée, et l’on entendait déjà gronder le canon des corsaires français ; au dedans, tous les cœurs s’ébranlaient à ces bruits de guerre. Les républicains prenaient les couleurs de la France, les fédéralistes ressuscitaient celles de l’ancienne armée continentale ; l’on se battait dans les rues, la cocarde tricolore ou la cocarde noire au chapeau. « Ce n’était pas le moment de convoiter le gouvernail. » Aussi le vice-président était-il bien résolu à n’accepter aucune part de responsabilité dans la direction des affaires et à rester complètement étranger à la politique active. Ses fonctions le lui permettaient : elles ne lui imposaient d’autre devoir que celui de présider le sénat ; sauf en cas de partage, il n’avait même pas à voter. Rien ne s’opposait donc à ce qu’il fît de son fauteuil un poste d’observation. Placé au milieu de l’arène sans avoir à y descendre, il pouvait prétendre à vivre en bons termes avec tout le monde, et à profiter de ses rapports obligés avec les deux partis pour agir tour à tour sur le gouvernement et sur l’opposition.
Dès que la lutte électorale fut terminée, il y eut entre John Adams et lui échange de coquetteries. Le président se flattait d’employer Jefferson à aplanir les difficultés extérieures et à tenir en échec la fraction du parti fédéraliste qui obéissait au colonel Hamilton. Le vice-président entendait se servir de John Adams pour entretenir la division parmi les anciens amis de Washington et pour empêcher une guerre avec la France, de toutes les éventualités la plus redoutable pour l’opposition, car une guerre, même impopulaire, ne pouvait manquer avec le temps de rallier le pays autour du pouvoir. Ils avaient tous les deux compté sans leurs méfiances réciproques et sans les passions de leurs entours. Aux premiers pas qu’ils firent l’un vers l’autre, ils vinrent se heurter contre des barrières infranchissables, et ils se trouvèrent bientôt, en dépit d’eux-mêmes, plus séparés qu’avant leur tentative de rapprochement. Les haines de partis étaient devenues si furieuses, elles exerçaient un empire si absolu sur toutes les âmes, que Jefferson commençait à les trouver fort gênantes. « Vous et moi, écrivait-il à Edward Rutledge, nous avons assisté autrefois à de violens débats et à de grands mouvemens de passion politique ; mais les hommes d’opinions diverses se parlaient alors, et savaient séparer les affaires de l’état de celles du monde. Il n’en est plus ainsi : de vieux amis qui ont vécu dans l’intimité toute leur vie traversent la rue pour éviter de se rencontrer, et détournent la tête de peur d’avoir à toucher leur chapeau. Tout cela peut aller à la jeunesse, pour laquelle toute passion est une jouissance ; mais cela est affligeant pour des esprits paisibles. La tranquillité est le lait des vieillards. » À qui fallait-il s’en prendre de ce changement dans les mœurs politiques des États-Unis ? La courtoisie dans la lutte suppose un certain degré de loyauté et d’estime réciproque. Les bons rapports sont incompatibles avec les mauvais procédés. Jefferson avait plus que nul autre contribué à introduire l’usage des mauvais procédés dans la vie publique, à altérer le sens moral et à compromettre la dignité des partis. Lorsqu’ils en sont venus à user de moyens comme ceux dont Hamilton allait être la victime, tout sentiment sociable doit nécessairement s’éteindre dans l’arène, et la barbarie l’envahit avec toutes ses brutalités et ses fureurs.
En 1792, alors que les ennemis de Hamilton, à bout d’expédiens contre sa politique, cherchaient à se convaincre qu’ils avaient le droit de mettre sa probité en question, trois des meneurs républicains, MM. Muhlenburg, Venable et Monroë, avaient eu le malheur d’entrer en rapports avec certains aventuriers qui, voulant exploiter la crédulité et la haine de l’opposition, se faisaient fort de lui procurer les moyens de perdre Hamilton. Les trois amis avaient donné dans le piège tête baissée. On leur montre une ou deux lettres du secrétaire du trésor dont le sens leur échappe : ils en concluent qu’elles ont un sens coupable. On leur raconte que Hamilton a souvent assisté de sa bourse et de son crédit Reynolds, le détenteur de ces lettres ; on leur prouve que le secrétaire du trésor a pour Mme Reynolds des soins empressés : ils en infèrent qu’il a quelque secret motif de ménager le mari. On leur affirme que le mari a en effet servi d’intermédiaire à Hamilton pour jouer sur les fonds publics : ils le croient, et ils rédigent aussitôt deux grands mémoires sur les formidables résultats de leur enquête. Forts de ces documens, MM. Muhlenburg, Venable et Monroë se rendent solennellement chez Hamilton, et le menacent de le dénoncer au président s’il ne leur donne des explications satisfaisantes sur cette ténébreuse affaire. À leur grand étonnement, Hamilton ne se trouble point, il reconnaît ses lettres ; il convient qu’afin de cacher une faute, il a dû acheter le silence de Reynolds, mari malheureux qui, pour s’enrichir, avait abusé du droit d’être jaloux, et qui, pour se venger de ne pas s’être enrichi autant qu’il l’espérait, avait monté l’intrigue dont les trois membres du congrès étaient les dupes. Afin de ne laisser aucun doute dans leur esprit, Hamilton entame la lecture d’une longue série de billets doux écrits par Mme Reynolds et de sommations menaçantes envoyées par son mari. Les trois membres du congrès, confus de leur sotte intervention dans une affaire aussi peu politique, refusent d’en entendre davantage. En se retirant, ils s’excusent auprès de Hamilton et se disent pleinement convaincus de son innocence ; mais en rentrant chez eux, ils se bornent à déclarer dans un mémoire secret qu’ils ont « laissé Hamilton sous l’impression que leurs soupçons étaient dissipés. » Ils promettent de veiller à ce que les pièces de la procédure ne puissent pas retomber entre les mains des intrigans qui en ont fait un si odieux usage, et pourtant Monroë rentre en rapports avec ces misérables. À leur suggestion, il en vient à penser que Hamilton ne s’est peut-être accusé de galanterie que pour échapper à l’accusation de péculat, et il consigne ses suppositions dans un nouveau mémoire, qu’il joint aux autres pièces confiées à sa garde. Avant de partir pour la France, où il allait représenter son pays, il laissa ce dangereux dossier entre les mains « d’un respectable ami virginien » qui, sans doute trop absorbé dans la politique, veilla mal sur le dépôt. En 1797, toute la collection parut dans un venimeux annuaire publié par Callender, cynique écrivain dont le métier était alors de vilipender les honnêtes gens qui se trouvaient en mauvais termes avec Jefferson. Sommé de déclarer s’il croyait fondées les imputations contenues dans son dernier mémoire, Monroë refusa obstinément de s’expliquer : il ne pouvait, disait-il, se faire un avis sur la question avant d’avoir entendu la défense de Hamilton. En vain le colonel fit appel à sa loyauté, en vain il lui adressa les plus offensans reproches sur son indélicatesse : Monroë resta impassible, et tout en se disant prêt à terminer la querelle par un combat singulier, si Hamilton voulait bien le provoquer directement, il se montra décidé à ne pas prendre l’initiative d’un duel qui pourrait à trop bon marché tirer son adversaire d’embarras. Hamilton se trouvait ainsi placé dans la cruelle alternative de prouver publiquement son adultère, ou de rester convaincu de concussion, — de blesser toutes les bienséances, ou de sacrifier son renom de probité. Malgré la légèreté de sa conduite, il aimait tendrement Mme Hamilton, et il lui répugnait de la faire entrer dans la confidence de ses secrètes amours. Il n’hésita point cependant : il préféra pour lui-même et pour les siens le scandale au déshonneur, et l’on ne peut, sans garder rancune à Monroë, lire cette douloureuse confession arrachée à un noble cœur par l’implacable et basse malice d’un adversaire politique. « L’aveu d’une telle faute n’est point fait sans en rougir. Je ne me ferai jamais l’apologiste d’un vice, quel qu’il soit, parce que l’ardeur de la passion aura pu m’y entraîner : je ne cesserai jamais de me reprocher le coup que je vais porter à un cœur digne de ma reconnaissance, de ma fidélité et de mon amour ; mais ce cœur approuvera que, même à un tel prix, j’efface une tache plus déshonorante imprimée sur un nom qu’il chérit avec autant d’élévation que de tendresse. Le public aussi me pardonnera, je l’espère, une pareille confession. Elle est nécessaire pour me défendre contre une plus odieuse accusation, sans quoi je n’aurais pu me résigner à une aussi pénible inconvenance. »
Dans les luttes entre les partis comme dans les luttes entre les nations, il y a des lois de la guerre dont on ne s’affranchit jamais impunément ; il y a des armes défendues dont on ne peut se servir sans les mettre aux mains de ses adversaires. Les républicains eurent bientôt à se repentir d’avoir fait tomber la vie privée dans le domaine public. Par un juste hasard, ce fut précisément Callender, leur principal instrument de diffamation, qui se fit le vengeur des fédéralistes. Jefferson ne s’en était point servi sans quelque inquiétude et sans quelque répugnance. Il savait combien de tels auxiliaires sont compromettans, mais il ne pouvait s’empêcher de jouir au fond du cœur de certains excès de polémique que sa raison blâmait, et il se contentait de mépriser ceux qu’il aurait pu contenir. Lorsqu’il parvint au pouvoir, Callender demanda une place. Pour toute réponse, Jefferson lui envoya cinquante dollars. Le pamphlétaire indigné exposa au pays ses titres à la faveur de son ancien patron. C’était au service de ce grand personnage qu’il avait, disait-il, écrit ses plus injurieux libelles ; il avait reçu de lui de l’argent et des renseignemens, il lui avait même soumis les épreuves de certains articles avant de les publier : des documens autographes en faisaient foi. Il ne se contenta pas de les imprimer. Afin d’apprendre à tous que les plus purs représentans des principes républicains pouvaient avoir leur côté faible et se trouver dans la nécessité de ménager un homme qui osait tout dire, il fit pénétrer le public dans la demeure de Jefferson ; il raconta le désordre de ses mœurs, ses efforts pour séduire la femme d’un voisin de campagne, ses amours avec une servante mulâtresse, sœur naturelle de sa femme et mère d’une nombreuse famille de petits quarterons restés esclaves dans la maison de leur père. Les fédéralistes triomphèrent ; ils avaient les rieurs de leur côté, et à leur tour ils abusèrent de cet avantage. Jefferson fut touché au vif par leurs cruelles représailles, et lui, qui était plus que personne responsable des habitudes brutales et presque féroces contractées par la presse américaine sous la présidence de Washington et de John Adams, il en mesura enfin la dangereuse portée ; il comprit qu’elles finiraient par dégoûter des affaires publiques les cœurs fiers et les esprits élevés. « Le cercle des hommes qui sont à la hauteur des premières situations n’est pas déjà trop étendu ; il sera encore restreint par la retraite volontaire de ceux qui sont plus sensibles aux outrages que confians dans la justice de l’opinion. J’ai connu et je connais des hommes éminemment propres au maniement des affaires publiques qui ne sauraient tenir contre le choc brutal de ces héros des halles. Je puis affirmer, pour l’avoir bien connu, que nous aurions perdu les services du plus grand homme de notre pays, s’il avait été assailli avec la licence éhontée qui est de mise aujourd’hui. La torture à laquelle le mettaient de rares et faibles attaques suffit à prouver que, s’il avait été exposé à celles dont les bandes fédéralistes se montrent capables, il aurait rejeté le gouvernail dans un accès d’indignation. »
En même temps que le respect d’autrui s’affaiblissait, l’usage de se rendre justice à soi-même prenait droit de cité aux États-Unis. Les duels politiques, les voies de fait se multipliaient ; on commençait à se rendre au congrès un assommoir à la main ou des pistolets dans les poches. Tantôt c’était M. Lyon qui, dans la chambre des représentans, répondait à une impertinence de M. Griswold en lui crachant au visage ; tantôt c’était M. Griswold qui, après huit jours de réflexion, abattait M. Lyon à ses pieds et l’envoyait rouler au milieu de ses collègues. Tantôt encore c’était une troupe d’officiers qui tombaient à bras raccourci sur un rédacteur de l’Aurora pour l’engager à ne plus médire de la milice, ou bien c’était un jeune orateur plein de talent et d’avenir, M. John Randolph, qui, en plein congrès, parlait de l’état-major de l’armée comme « d’un tas de gueux, » et qui le lendemain se voyait arraché de sa loge et jeté à la porte du théâtre, déplorables excès qui semblent avoir passé dans les mœurs américaines, mais qui étaient restés sans précédens jusqu’à l’avénement de John Adams.
Depuis que Washington avait renoncé au pouvoir, aucun frein ne modérait plus la fureur des partis. Sa retraite avait eu pour conséquence immédiate le déchaînement des mauvaises passions ; elle n’avait pas néanmoins tourné à l’avantage des républicains aussi promptement que Jefferson l’avait prédit. Il n’avait pas réussi à gagner John Adams, et il avait perdu beaucoup de ses soldats. Dans son découragement, il écrivait au ‘colonel Burr le 17 juin 1797 : « J’avais toujours espéré que lorsque la popularité du dernier président serait retirée de la balance, les penchans libéraux du peuple suffiraient à rétablir entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif l’équilibre, un instant détruit par le poids supérieur de cette popularité ; j’avais toujours cru que les instincts honnêtes du peuple résisteraient à l’ingrate prédilection du pouvoir pour la Grande-Bretagne. Malheureusement la politique extérieure du dernier gouvernement nous avait déjà aliéné la France ; elle avait suscité dans ce pays une réaction contre nous, et cette réaction a sur l’esprit de nos concitoyens des effets qui suppléent à ceux que produisait autrefois la popularité de Washington. Ces effets se sont manifestés d’une façon bien sensible dans plusieurs élections, et c’est ce qui explique pourquoi la majorité républicaine se trouve affaiblie dans le congrès. Quand sera-t-elle renforcée ? Cela dépend des événemens, et il est si impossible de les calculer, que je regarde l’avenir de nos institutions comme tout à fait problématique. »
Les événemens vinrent porter un coup terrible au parti républicain ; il resta néanmoins maître de l’avenir. En blessant l’honneur national des États-Unis, le directoire paralysa pour un temps la faction française en Amérique ; mais en voulant trop exploiter cette bonne fortune, les fédéralistes en perdirent tout le profit, et l’accident qui avait paru devoir retarder le cours naturel des choses l’accéléra.
« La France prétend lever tribut en Amérique ! » Telle fut la nouvelle qui, au mois d’avril 1798, répandit soudain la consternation parmi les alliés du directoire et l’indignation contre eux dans les masses. « Des millions pour nous défendre, pas un centime pour acheter la paix, » tel fut le cri public qui partout imposa silence à l’opposition. Les imaginations s’échauffèrent : on se représenta l’indépendance menacée, le sol national envahi, l’Amérique asservie à des maîtres sanguinaires et corrompus ; on vit dans tout partisan de la paix un agent de la France, dans tout citoyen français un espion jacobin ; on fit appel à la vigueur du gouvernement, on proclama le besoin d’une dictature. Au milieu de cette effervescence populaire où l’effroi se mêlait à l’enthousiasme, le vertige s’empara des fédéralistes : ils se crurent tout possible et tout permis ; ils se persuadèrent que le moment était venu d’écraser les ennemis du pouvoir et de mettre fin aux cabales des factions. « Nos foudres de guerre, écrivait Jefferson, ne parlent plus que de septembriser, de déporter, d’emprunter au gouvernement français sa façon de châtier les séditieux. » John Adams ne fit rien pour modérer ces dangereux emportemens. Tout entier au plaisir de répandre les flots de sa chaleureuse parole sur les députations qui, de tous les coins de l’Amérique, venaient lui apporter des témoignages de sympathie et des offres de concours, il sortit de la réserve que commandaient et sa situation et sa politique. Trop honnête pour ne pas souhaiter sincèrement le maintien de la paix avec la France et le rétablissement du calme à l’intérieur, il fut en même temps trop dominé par sa vanité pour contenir de belliqueux mouvemens d’éloquence qui exaltèrent de plus en plus le sentiment public. Hamilton s’alarma. « Ce n’est pas notre métier, écrivait-il à l’un des membres du cabinet, c’est encore bien moins celui du gouvernement d’engendrer un esprit irrégulier et violent. » Jefferson manifesta plus de surprise que d’inquiétude. « Le souffle qui enflamme la population des villes est en vérité merveilleux, s’écriait-il ; elles vomissent des adresses sans fin offrant vie et fortune… On peut pardonner des déclarations indiscrètes et des expressions passionnées à une multitude qui cède à l’impulsion du moment, mais on ne peut s’attendre à ce qu’une nation étrangère reste aussi insensible aux réponses du président, plus fanfaronnes encore que les adresses… Et ce n’est pas contre la France seule, c’est contre ses propres concitoyens qu’il dirige ses menaces. N’a-t-il pas dit l’autre jour que a l’intervention de l’autorité deviendrait nécessaire pour dissiper les illusions dangereuses et déjouer les interprétations malveillantes qui égarent tant de citoyens, » faisant ainsi allusion aux lettres des députés à leurs constituans ?… Moi qui ai horreur des mystères, des insinuations et des demi-confidences, je me vois dans l’impossibilité d’écrire librement, tant les infidélités de la poste rendent dangereuse toute correspondance sincère. Je ne sais ce qui me mortifie le plus, de n’oser écrire ce que je pense ou de voir mon pays supporter un tel état de choses… Il aurait été impossible au politique le plus clairvoyant de prévoir, il y a sept ans, que le peuple de ce grand pays pût jamais s’abandonner à un effroi aussi fantastique et prendre assez peur de lui-même et de son propre pouvoir pour le livrer spontanément à ceux qui veulent l’entraîner à une forme de gouvernement dont les principales branches seront placées au-dessus de son contrôle. Heureusement cette fièvre ne durera pas. En dépit de tout, le pays reste essentiellement républicain. Il conserve au fond du cœur les principes de 1776 dans toute leur pureté, et ceux qui ont la conscience de n’avoir pas changé n’ont rien à craindre à la longue. »
Pour frapper de terreur ceux « qui avaient la conscience de n’avoir pas changé, » de rigoureuses mesures de sûreté générale furent proposées au sein du congrès. C’était dans la tourbe des réfugiés et des émigrans européens que l’armée démocratique recrutait le plus facilement ses soldats. Un alien act, qui conférait au président le droit d’expulser les étrangers du territoire, fut voté par les deux chambres. Quelques furieux osaient encore contester ouvertement la justice de la cause américaine. Un projet de loi fut soumis au sénat pour punir de mort tout citoyen convaincu d’avoir entretenu des intelligences avec les Français et pour frapper d’un emprisonnement dont le terme n’était pas défini ceux qui, par leurs propos ou par leurs écrits, se seraient rendus coupables d’avoir cherché à justifier le directoire ou à diffamer le gouvernement des États-Unis. À la lecture de ce projet, Hamilton fut effrayé de l’extravagance de ses amis : « N’établissons pas la tyrannie, écrivait-il à Olivier Wolcott, secrétaire du trésor sous John Adams ; ne confondons pas l’énergie avec la violence. Si nous ne faisons point de faux pas, nous resterons unis ; mais si nous poussons les choses à l’extrême, nous donnerons à l’esprit de faction un corps et un lien. » La loi dont le souvenir odieux s’est perpétué en Amérique sous le nom de sedition act ne fut portée à la chambre des représentans qu’après avoir été fort adoucie par le sénat. Elle subit encore plusieurs amendemens avant d’être définitivement adoptée ; mais elle resta mauvaise en soi et dangereuse pour le gouvernement qui avait à l’appliquer. Toute restriction apportée par le pouvoir fédéral à la liberté de la parole et de la presse était contraire aux mœurs du pays et à l’esprit de la constitution. Il était impossible que la nation ne se prononçât point contre de semblables nouveautés, après être sortie du délire dans lequel la crainte des jacobins l’avait fait tomber. L’augmentation des impôts, rendue indispensable par les grands préparatifs militaires qu’avait autorisés le congrès, contribua beaucoup à guérir « cette maladie des imaginations. » — « Le médecin s’approche sous l’habit d’un percepteur, écrivait malicieusement Jefferson. La majorité actuelle a pour principe l’excès dans les dépenses : le budget de cette année dépasse celui des années les plus coûteuses de la guerre de l’indépendance. La bourse du peuple, c’est là le vrai siège de sa sensibilité : elle le rendra accessible à bien des vérités qui n’auraient pu lui parvenir par un autre organe. »
Au plus fort de la crise, Jefferson conserva cette clairvoyance et ce sang-froid. Alors que la plupart des meneurs démocrates se retiraient du congrès abattus ou indignés, et se préparaient soit à rendre les armes aux fédéralistes, soit à pousser les états républicains à se détacher de l’Union, il sut espérer et attendre. Il resta fermement à son poste, ranimant le courage des timides et calmant l’impatience des exaltés ; il empêcha son parti de se cantonner dans un coin de l’Amérique et de renoncer à la conquête du pays. Il tint l’opposition en haleine et le gouvernement en échec ; mais en même temps qu’il sentait l’importance de ne pas renoncer à la lutte au centre de la confédération, il reconnaissait l’insuffisance de ses moyens d’action dans le congrès et la nécessité de trouver dans les assemblées provinciales un point d’appui pour soulever l’opinion. La Virginie et le Kentucky étaient les places fortes du républicanisme ; les législatures de ces deux états reçurent de Jefferson la mission d’arborer le drapeau de la résistance contre les mesures que ses amis avaient en vain combattues à Philadelphie comme inconstitutionnelles. Ce fut l’un des actes les plus considérables et les moins retentissans de sa carrière politique. Il agit en conspirateur, non en tribun. Vingt-trois ans après avoir rédigé les résolutions célèbres par lesquelles la Virginie et le Kentucky prononcèrent l’annulation du sedition act et de l’alien act et provoquèrent les autres états à suivre leur exemple, il ne racontait encore que sous le sceau du secret, au fils de l’un de ses complices, la part qu’il avait prise à cette grande machination. Elle était en effet difficile à avouer et à justifier. Sous prétexte de défendre la constitution, il lui avait porté une terrible atteinte, la plus terrible atteinte qu’elle ait jamais reçue. En posant le principe que les législatures locales pouvaient mettre le veto sur les actes du congrès, il avait introduit dans le droit public américain une doctrine subversive de tout gouvernement régulier, et qui de nos jours a failli plonger les États-Unis dans l’anarchie. Elle ne trouva heureusement que peu de faveur en 1709. Aucun état ne répondit à l’appel du Kentucky et de la Virginie, plusieurs législatures crurent même devoir protester contre le nouveau dogme. Le vice-président-fut néanmoins d’avis de le maintenir dans toute sa rigueur. Moins hardi, parce qu’il était plus directement aux prises avec les difficultés, Madison crut devoir émousser cette arme révolutionnaire plutôt que de s’exposer à blesser l’opinion. Dans la réponse qu’il fit pour la Virginie aux objections soulevées par les résolutions de 1798, il en atténua autant que possible la portée : il insista particulièrement sur le caractère inconstitutionnel du sedition act et de l’alien act ; il s’attacha à les rendre odieux sans effaroucher les sentimens conservateurs. La masse flottante du public, déjà ébranlée par les résolutions de Jefferson, fut gagnée par le rapport de Madison. Rien ne la défendait plus contre les séductions de l’opposition ; rien ne justifiait plus à ses yeux les violences et les dépenses excessives de l’administration. La patrie n’était plus en danger.
Sans consulter son cabinet plus que son parti, John Adams avait brusquement renoué des relations pacifiques avec la France, et il avait ainsi glacé l’enthousiasme national, la seule passion publique dont il put disposer. Par cet acte honnête, mais intempestif, il désarma le parti fédéraliste et accéléra sa dissolution. Elle avait commencé le jour où la succession politique de Washington s’était ouverte. Personne parmi ses amis n’avait pu la recueillir. En devenant le chef de l’état, John Adams n’était pas devenu le chef de l’état-major fédéraliste. Le cabinet que lui avait légué son glorieux prédécesseur n’avait jamais accepté son autorité. Hamilton le regardait comme impropre au gouvernement, et il ne se consolait de le voir à la tête des affaires qu’en cherchant à le tenir en tutelle au moyen de ses ministres. Bien qu’absent de Philadelphie et en apparence étranger au gouvernement, l’ancien secrétaire du trésor était par eux secrètement instruit de tout, consulté sur tout, et ses avis faisaient loi tant que le président n’imposait pas les siens en agissant seul et par surprise. De là, au sein de l’administration, des intrigues et des coups de théâtre continuels, point de confiance réciproque, point de politique suivie, nulle unité dans le commandement et dans l’action. Depuis plus d’un an, le cabinet gouvernait en vue de la guerre lorsque le président prit sur lui de rétablir la paix : ce fut presque une défection aux yeux des meneurs fédéralistes, et bien que le gros du parti fût resté fort attaché à John Adams, bien que son nom fût le meilleur à opposer à celui de Jefferson, ils commencèrent à se demander s’il n’y aurait pas duperie à le porter une seconde fois à la présidence. « Les principaux amis du gouvernement sont en présence d’un triste dilemme, écrivait Hamilton le 5 janvier 1800. S’exposeront-ils au risque de produire un schisme dans le parti en cherchant à amener un changement, ou consentiront-ils à s’annihiler et à compromettre leur cause en continuant à soutenir ceux qui les soupçonnent et les détestent, et dont la seule politique sera probablement de les contrarier ? » Et le 10 mai 1800 : « Pour moi, mon parti est pris ; je n’appuierai pas M. Adams, cela dût-il entraîner l’élection de Jefferson. » Eût-il appuyé M. Adams, l’élection de Jefferson n’en aurait pas moins été inévitable. La réaction républicaine avait une force irrésistible. « La question n’est plus pour nous, écrivait M. Fisher Ames, de bien combattre, mais de bien tomber, de tomber comme Antée, et de nous relever par notre chute. » Les fédéralistes ne surent même pas tomber dignement. Sentant leur cause perdue, ils ne songèrent plus qu’à satisfaire leurs fantaisies et leurs rancunes, ou qu’à survivre à la mort de leur parti ; ils s’accusèrent réciproquement de leur insuccès, ils étalèrent devant le public leurs plaies secrètes. John Adams renvoya outrageusement de son cabinet les principaux amis de Hamilton, il le dénonça dans ses conversations comme le chef d’une faction anglaise intéressée à brouiller les États-Unis avec la France ; il s’attacha à rejeter sur lui les perfides épithètes que l’opposition avait indistinctement appliquées à tous les défenseurs du gouvernement. Hamilton publia contre John Adams un amer pamphlet. Déjà fort amoindris par ces mesquines récriminations, les fédéralistes se perdirent tout à fait dans l’estime publique en cherchant, par une manœuvre déloyale, à fausser le résultat de l’élection. Comme on pouvait le prévoir, le vote fut défavorable à John Adams ; mais le colonel Burr, le candidat des républicains à la vice-présidence, réunit exactement le même nombre de suffrages que Jefferson, leur candidat à la présidence. D’après la constitution, c’était à la chambre des représentans de décider lequel des deux élus serait le chef de l’état, question douteuse en droit strict, non en équité. Il était impossible de se méprendre sur l’intention des électeurs. Ils avaient voulu placer Jefferson au premier rang et Burr au second. La chambre ne pouvait intervertir cet ordre sans abuser de son droit et sans faire violence aux sentimens du pays ; la majorité fédéraliste ne pouvait trouver ni assez de force en elle-même ni assez d’appui au dehors pour mener à bien un tel coup d’état. Un mauvais sentiment et un mauvais calcul la conduisirent à le tenter. Elle voulut mortifier Jefferson et gagner Burr, empoisonner le triomphe de ses adversaires et l’escamoter à son profit. Le colonel Burr était un aventurier militaire perdu de dettes et de débauches, d’un esprit souple et brillant, d’un tempérament audacieux et impérieux, plein de mépris pour la liberté, courtisan de la multitude, et qui, dès 1792, faisait dire à Hamilton que le renversement de la république n’était rêvé qu’au sein du parti républicain, et que la démagogie américaine avait son Catilina. Il était chimérique de songer à se l’attacher ; la politique conservatrice ne pouvait servir ses desseins, la présidence ne pouvait satisfaire son ambition. Hamilton s’opposa vigoureusement à l’adoption d’un tel homme par ses amis. « Au nom du ciel, ne nous rendons pas responsables de son élévation, leur écrivait-il avec un honnête et patriotique effroi. S’il est quelqu’un que je doive détester, c’est Jefferson : j’ai toujours été au contraire dans de bons rapports personnels avec Burr ; mais le bien public avant tout !… Soyez certains que Burr profiterait de son succès pour tenter dans le gouvernement une réforme à la Bonaparte. C’est un des hommes les plus corrompus et les plus dangereux qu’on puisse citer en aucun pays. Jamais un plus parfait Catilina ne tint à minuit un conclave de conspirateurs… Si le parti le fait président et le prend pour chef officiel, je me verrai contraint de me regarder à l’avenir comme un homme isolé. Mes sentimens d’honneur et mes convictions politiques ne me permettraient pas de rester dans un parti qui se serait dégradé et qui aurait dégradé le pays. On s’exagère d’ailleurs beaucoup les défauts de Jefferson. Je crois avoir été l’un des premiers à dévoiler son vrai caractère aux dépens de ma popularité, et je ne saurais me faire aujourd’hui son apologiste. J’en conviens, sa politique est entachée de fanatisme ; il prend sa démocratie trop au sérieux ; il a combattu en ennemi acharné les principales mesures de notre administration ; il est rusé et tenace dans la poursuite de ses desseins ; il est peu scrupuleux dans le choix des moyens ; il a peu de souci de la vérité, et c’est un méprisable hypocrite. Tout cela est vrai ; mais il est faux qu’il soit assez zélé pour faire quoi que ce soit dans l’application de ses principes qui puisse compromettre sa popularité ou son intérêt. Il est aussi temporisateur que personne. Selon moi, son caractère nous promet un système de temporisation, non de violence. » Vains efforts ! les fédéralistes n’écoutaient plus personne. « Leur amour-propre est devenu si chatouilleux sur le chapitre des influences, qu’il devient dangereux de citer une opinion, écrivait Gouverneur Morris à Hamilton. Vous qui êtes sobre, vous n’avez peut-être jamais remarqué ce qu’il y a de gauche dans la situation d’un homme qui reste maître de son esprit alors que tout le monde est ivre. »
Le ballottage entre les deux compétiteurs commença le 11 février 1801. Les états se divisèrent par moitié ; trente-cinq tours de scrutin donnèrent successivement le même résultat. Pendant sept jours, la chambre resta en permanence, présentant le plus sombre aspect : les fédéralistes, inquiets sur la sagesse de leur conduite, mais s’obstinant à poursuivre leur folle entreprise ; les républicains, prêts à prendre les armes pour s’opposer à une usurpation ; le public, d’abord étonné et consterné, puis bientôt indigné. De guerre lasse, les partisans de M. Burr se rendirent enfin, mais trop tard pour effacer la mauvaise impression produite par leur résistance au vœu national. Au trente-sixième tour de scrutin, trois d’entre eux s’abstinrent, et Jefferson fut nommé président. Le parti fédéraliste était tombé pour ne plus se relever. Ni l’habileté de ses adversaires, ni ses propres fautes, ni l’épuisement de ses forces après le rude assaut qu’il avait soutenu, ni la division de ses chefs après la retraite du grand homme autour duquel il s’était groupé, ne suffisent à expliquer cette défaite définitive. Une cause plus profonde de faiblesse condamnait ce parti à périr. Il n’était pas en sympathie avec la nation, les esprits n’allaient pas naturellement à lui. Son autorité n’avait été acceptée que par un effort de raison, sous l’empire de la nécessité et sur la recommandation de Washington. Pour fonder le gouvernement de l’Union, pour lui faire traverser la crise produite par la révolution française, la démocratie américaine avait senti le besoin de remettre ses intérêts entre les mains des hommes les plus dignes et les plus capables de la conduire ; mais le gouvernement fondé, le danger passé, Washington mort, elle avait cédé à ses penchans : elle avait remplacé ses sages conseillers par des amis plus complaisans et plus agréables, elle avait donné l’empire à ses flatteurs et à ses favoris. Les fédéralistes la choquaient par leur supériorité d’esprit un peu exigeante, par leur sentiment presque européen de la dignité du pouvoir et de l’honneur de l’état, par leur passion de l’ordre et de la règle, par ce qu’on pourrait appeler leur besoin du superflu dans le bon gouvernement. La démocratie américaine avait des goûts moins élevés et moins délicats ; l’à-peu-près suffisait à son grossier bon sens, et elle se sentait à la fois gênée et humiliée par ce luxe de préoccupation du bien public. Hamilton lui-même reconnaissait que « l’erreur de son parti avait été de trop compter sur la rectitude et l’utilité de sa politique, ‘et de trop négliger la faveur populaire ; » mais il confessait en même temps son peu d’aptitude pour le rôle de courtisan des masses. « Chaque jour me prouve de plus en plus que ce monde américain n’était pas fait pour moi. Singulière destinée que la mienne ! Personne aux États-Unis n’a plus sacrifié pour la constitution actuelle, et cela malgré les plus tristes présages sur son sort. Je travaille encore à étayer le frêle et pauvre édifice, et, pour toute récompense, je ne recueille que les murmures de ses amis et les malédictions de ses ennemis. Qu’ai-je de mieux à faire que de me retirer de la scène ? »
Hamilton se sentait plus affligé qu’étonné par le triomphe du parti démocratique. À ses yeux, le jeu naturel des institutions américaines devait presque inévitablement amener au pouvoir ceux qui promettaient de le mettre au service des passions de la multitude. Il n’avait jamais cru au succès de la grande expérience tentée par son pays d’adoption. La république démocratique n’avait nulle part encore été essayée sur une aussi vaste échelle. Il lui paraissait également impossible que les divers peuples de cet immense empire pussent marcher simultanément d’accord dans les voies de la raison, et qu’en l’absence de tout pouvoir permanent, de toute autorité indépendante de la fantaisie populaire, le gouvernement pût faire son métier, conserver assez de force de résistance contre ses maîtres pour les défendre contre leurs mauvais penchans, pour les empêcher de se quereller, de se diviser, de se combattre, pour mettre l’Amérique du Nord à l’abri du fléau qui est devenu le mal chronique des républiques de l’Amérique du Sud, la guerre sociale au sein des provinces et la guerre civile entre elles. Le danger n’était évidemment pas aussi grand ni le mal aussi prochain que le croyait Hamilton ; ses tristes présages sur le sort de la constitution américaine ne se sont point réalisés. La république démocratique de l’Amérique du Nord a trouvé précisément un élément de stabilité dans cette division du pays en états distincts et dans cette étendue gigantesque de son territoire qui avaient tant alarmé certains de ses fondateurs.
Hamilton avait-il néanmoins tout à fait tort de douter de la durée de son œuvre ? L’avenir le dira. Jefferson lui-même portait parfois un regard inquiet sur l’avenir. Lui qui se vantait d’avoir, sinon fait, du moins voulu cette révolution pacifique de 1801 qui avait donné libre carrière aux instincts du pays, il se plaignait un jour à M. Correa de Serra, ministre de Portugal aux États-Unis, de la puissance irrésistible du flot démocratique, qu’aucune digue ne contenait plus. Son malicieux interlocuteur lui répondit : « Quel dommage que vous n’ayez pas bouché le trou par lequel vous êtes passé ! »
CORNÉLIS DE WITT.
- ↑ Voyez la première partie dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1857.
- ↑ Pendant le séjour de Jefferson en Europe, la plus heureuse révolution s’était en effet opérée en Amérique. Lorsqu’il avait quitté son pays en 1784, l’indépendance des États-Unis était déjà conquise ; mais le gouvernement de l’Union n’était pas encore fondé : Washington et ses amis n’avaient encore accompli que la première moitié de leur œuvre. Le pacte fédéral, connu sous le nom d’Articles de confédération et d’union perpétuelle, qui tenait alors lieu de constitution aux États-Unis, ne semblait avoir été conclu qu’en vue d’accuser l’impuissance du congrès, seul lien entre les états, seul pouvoir central, pouvoir sans moyens d’action, sans droit de coercition, et qui, pour faire exécuter ses décrets, avait besoin du libre assentiment de treize petites républiques souveraines et rivales. Ce fut pour tirer les États-Unis de la division et de l’anarchie où ils étaient tombés par suite de la faiblesse du lien fédéral, ce fut pour réunir les treize états en un corps de nation que s’assembla la convention de Philadelphie le 14 mai 1787. Sous la direction de Washington, de Franklin, de Hamilton, de Madison, de Gouverneur Morris, elle fit cette admirable constitution, qui, depuis plus de soixante ans, règle les destinées de l’Amérique. La nouvelle loi fondamentale entra en vigueur le 4 mars 1789, et Washington, porté à la présidence par le vœu unanime de ses concitoyens, accepta la mission de mettre en mouvement la puissante machine politique que la convention de Philadelphie avait créée. C’est cette grande réforme du gouvernement des États-Unis que l’on a quelquefois appelé en Amérique la révolution de 1789.