Thomas Jefferson, sa vie et sa correspondance/01

THOMAS JEFFERSON


SA VIE ET SA CORRESPONDANCE





I.
LA REVOLUTION AMERICAINE ET LA REVOLUTION FRANCAISE.


The Writings of Thomas Jefferson, being his Autobiography, Correspondance, Reports, Messages, Addresses, and other writings, official and private ; published by the order of the joint committee of Congres on the library, from the original manuscriptes, deposited in the department of State ; » 9 vol., New-York 1853-1854.




Washington a conquis l’indépendance nationale et fondé le gouvernement de l’Union américaine ; Jefferson a établi au sein de ce gouvernement le culte des libertés locales et l’empire des principes démocratiques. Washington a vaincu l’Angleterre et tiré les États-Unis de l’impuissance et de l’anarchie ; Jefferson a vaincu le parti fédéraliste et étouffé dans son pays tout germe de centralisation et de monarchie. Washington a fait la révolution de 1776 et celle de 1789 ; Jefferson a fait celle de 1801. Si je ne me trompe, c’est ainsi que les radicaux américains établissent les états de service des deux hommes dont le nom et les exemples sont le plus souvent invoqués aux États-Unis.

Tout en se défendant avec une modestie calculée d’avoir accompli « à lui seul » d’aussi grandes choses, Jefferson a constamment cherché à faire regarder son avènement à la présidence en 1801 comme à une révolution pacifique, aussi réelle que celle de 1776, révolution non dans la forme des pouvoirs, mais dans les principes du gouvernement, qui a fait sortir le vaisseau de l’état du courant monarchique où l’avait engagé pendant le sommeil du peuple une faction d’énergumènes, anglomanes, royalistes et aristocrates, et qui l’a replacé dans sa voie naturelle, la voie républicaine et démocratique. » Avoir chassé du pouvoir les amis de Washington, avoir donné pleine satisfaction aux passions que Washington avait cherché à modérer, c’est ce que Jefferson a fait valoir auprès de son parti comme son plus grand titre à la reconnaissance nationale. Tel n’a point été cependant son dernier mot sur ce qu’il avait fait pour son pays. Sans doute il avait senti lui-même que pousser les États-Unis sur leur pente, cela ne pouvait paraître aux hommes sensés et impartiaux une œuvre bien originale ni bien glorieuse, et, voulant se présenter devant la postérité avec des titres moins contestables ou moins compromettans, il a préparé pour son tombeau cette inscription : « Ci-gît Thomas Jefferson, auteur de la déclaration de l’indépendance américaine, du statut de la Virginie pour la liberté religieuse, et père de l’université de la Virginie. »

Bien des fonctions élevées et des actes importans sont à dessein omis dans cette épitaphe, qui ne touche qu’aux deux termes extrêmes d’une carrière longue et heureuse. En cherchant à retracer la vie et le rôle de Jefferson, nous le verrons successivement réformateur radical de la législation encore aristocratique de la Virginie et gouverneur de cet état, ministre du congrès à Paris au moment de la chute de l’ancien régime, et conseiller sagace des révolutionnaires français pendant qu’à leur exemple il se livrait lui-même aux rêveries les plus déréglées ; — secrétaire d’état sous la présidence de Washington, vice-président sous celle de John Adams, et chef d’une opposition factieuse contre le gouvernement dont il était l’un des principaux et des plus habiles fonctionnaires ; — deux fois président et ayant su manier avec assez de dextérité le pouvoir au profit de ses idées et de son parti pour le transmettre à l’un de ses lieutenans, puis se retirant dans sa terre de Monticello pour y vivre jusqu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans, entouré du respect des générations nouvelles, et y mourir au milieu d’embarras financiers qui sont à la fois une marque de sa probité dans l’administration des deniers publics et de son désordre dans l’administration de ses affaires privées. Telle fut en résumé la destinée de cet homme singulier, politique aussi habile dans l’action que chimérique dans la spéculation, libre penseur humanitaire de l’école du XVIIIe siècle, qui a caractérisé lui-même ses opinions religieuses et politiques par ces paroles : « Je n’ai différé de Washington qu’en un point ; j’avais plus de confiance que lui dans l’intégrité et la discrétion naturelle du peuple… Je ne suis pas d’accord avec Jésus-Christ sur tous les points. Je suis un matérialiste : Jésus-Christ avait pris le parti du spiritualisme. »

I

Le 2 avril 1743, trente-sept ans après Franklin et onze ans après Washington, Thomas Jefferson naissait en Virginie, dans l’habitation rustique d’un planteur, aux avant-postes de la civilisation, sur le territoire montagneux et sauvage du comté de Goochland, dont son père avait été l’un des premiers occupans. Pierre Jefferson était un grand propriétaire, dont la famille, Galloise d’origine, était depuis longtemps déjà Américaine d’habitudes et de mœurs ; c’était un hardi colon, d’un jugement droit, d’un esprit ferme, actif et curieux, qui avait réparé par la lecture les lacunes d’une éducation trop simple et trop rude, et qui savait assez le prix des lettres pour faire enseigner à son fils le français, le latin et le grec, chez un pasteur écossais, son voisin. Il mourut dans la force de l’âge, laissant à sa femme le soin de sept enfans, dont l’aîné, Thomas, n’avait que treize ans. L’illustre chef du parti démocratique aux États-Unis a pris soin de nous apprendre qu’elle était une Randolph, famille considérable en Amérique, et dont les membres « faisaient remonter leur origine à des temps reculés dans l’histoire d’Angleterre et d’Ecosse. » C’est le seul détail qu’il nous ait laissé sur sa mère ; puis, comme pour se faire pardonner cette petite réminiscence de sa noble origine, il s’est empressé d’ajouter avec une désinvolture qui à elle seule doit paraître à certains de ses partisans la marque d’un esprit supérieur : « A quoi chacun attachera d’ailleurs la créance et le prix qu’il voudra. »

À dix-sept ans, Thomas Jefferson fut envoyé à Williamsburg pour compléter ses études classiques au collège de William and Mary. C’était alors un grand et maigre jeune homme, la charpente osseuse, les traits accentués et un peu durs, le teint et les cheveux roux, l’air indépendant, éveillé et rusé ; sachant déjà se servir de ses camarades pour obtenir de ses maîtres ce qu’il lui répugnait de demander directement ; d’ailleurs bon compagnon, aimable, plaisant, toujours prêt à courir ces petites aventures qui font la joie et la popularité de la jeunesse, assez entreprenant auprès des jeunes filles, hardi chasseur, bon cavalier, et ne refusant jamais d’égayer une fête au son d’un violon, dont il jouait fort bien, disent ses panégyristes.

John Page, qui plus tard fut son compétiteur dans les élections pour la charge de gouverneur de la Virginie sans jamais cesser d’être son ami, était alors le confident le plus familier de ses joies et de ses peines. Jefferson lui écrivait de longues lettres où il lui racontait tout ce qui lui venait à l’esprit dans ce langage à la fois burlesque et pédant qu’affectionnent les écoliers, parlant avec une gaieté plus impertinente que licencieuse de ses amies de Williamsburg, auxquelles il n’hésitait point à faire demander des jarretières brodées à son intention ou des nouvelles de leurs adorateurs, médisant d’un ton fort peu révérencieux du diable et de Job, de ses maîtres et de l’étude, déjà esprit fort par besoin de montrer sa verve, mais se souvenant encore des pieuses leçons de sa mère dans les momens où quelque souci passager le mettait d’humeur grave et sentencieuse, car il avait des soucis, comme tous ceux qui aiment sans savoir si leur amour est agréé. Au sortir du collège, à l’âge de vingt ans, il recherchait une jeune fille du nom de Rebecca Burwell, mais que, pour dérouter les indiscrets et se donner le plaisir du mystère, il appelait dans sa correspondance avec John Page tantôt Belinda, tantôt, en renversant l’ordre des lettres, Αδνιλεβ, tantôt encore, en traduisant en latin un assez mauvais jeu de mot, Campana in die [Bell in day). Belinda était sans doute assez coquette, car Jefferson avait son portrait, ce qui ne l’empêcha point d’être éconduit. À en juger par ses propres récits, il avait du reste pour ce cher portrait des soins plus passionnés que délicats. Un soir il l’avait placé à côté de son lit ; en se réveillant, il trouva tout sens dessus dessous dans sa chambre. « S’il y a en ce monde telle chose qu’un diable, il doit avoir été ici la nuit dernière et avoir trempé dans tout ceci. » Et en effet les rats avaient mangé son portefeuille, emporté ses belles jarretières de soie, et dévoré une demi-douzaine de ses plus charmans menuets ; la pluie avait envahi son petit appartement, une mare s’était formée autour de sa montre, qui en « avait perdu la parole. » Et pour comble de calamité, le portrait de Belinda flottait dans l’eau. Dans son empressement à le faire sécher, il le déchira :


« C’est là, m’écriai-je, le dernier coup que Satan me réservait. Il savait qu’en tout autre point j’étais invulnérable, et il était décidé à tenter ce dernier et fatal expédient : Multis fortunae vulneribus percussus, huic uni me imparem sensi et penitus succubui ! J’allais verser des larmes amères, mais je me suis dit que cela était indigne d’un homme, et surtout d’un homme qui se rappelle τῶν ὄντων, τὰ μεν ἐφ’ ἡμῖν, τὰ δ’ οὐϰ ἐφ’ ἡμῖν.

« Bien que la peinture soit effacée, il y a dans mon âme une image si vivante de sa personne, que je crains bien dépenser à elle trop souvent pour la paix de mon esprit, trop souvent pour venir cet hiver à bout du vieux Coke[1]. Eh ! vraiment, Page, que le diable l’emporte, ce vieux Coke ! Jamais en ma vie je n’ai été aussi fatigué d’un vieil ennuyeux scélérat. Eh quoi ! ne s’attache-t-il point assez d’inquiétude à ces quelques instans que nous passons sur la terre sans que nous allions nous charger de mille autres ennuis ! Ou, comme le disait le père Job (qui, par parenthèse, commençait à gémir un peu sous l’affliction), âmes jours ne sont-ils pas en petit nombre ? Qu’il me donne donc du relâche, qu’il s’éloigne de moi, et que je respire un peu avant que j’aille, pour n’en plus revenir, dans le pays des ténèbres et de l’ombre de la mort ! » Mais les vieilles gens disent qu’il faut lire pour acquérir de la science, et acquérir de la science pour être heureux et admiré. Pur jargon ! Y a-t-il en ce monde telle chose que le bonheur ? Et quant à l’admiration, je suis sûr que celui qui se poudre le plus, qui se parfume le plus, qui se charge le plus de broderies et dit le plus de sottises est le plus admiré. »


Malgré sa passion, le jeune sceptique allait parfois jusqu’à faire profession de ne pas plus croire à l’amour qu’au bonheur et à l’admiration. « Faisons ensemble le tour de l’Europe, mon cher Page, cela nous prendra au moins deux ans, et si à notre retour nous ne sommes pas tous deux guéris de l’amour, c’est que le diable s’en mêlera. » Toute cette belle philosophie ne l’empêchait pas d’être fort tourmenté, d’envier le sort de Page, dont « le cœur était alors libre, » de jurer que « si Belinda refusait ses services, il ne les offrirait jamais à d’autres, » et de préparer de jolis projets de déclaration « bien émouvans, » qui, malgré de nombreuses répétitions, « n’aboutissaient au milieu du bal qu’à quelques phrases en désordre. » Avec le temps, il se remet cependant un peu : viennent alors avec la jeune fille des explications moins confuses, où il se montre étrangement préoccupé de ne pas déranger ses projets de voyage en Europe, de ne pas s’engager vis-à-vis du tuteur de Belinda, de concilier ses démarches secrètes avec les convenances, et d’étouffer certains scrupules assez honnêtes qui lui viennent à l’esprit sur ce qu’il n’a point « fait son siège dans les règles : » — « Je n’ai posé aucune question qui exigeât une réponse catégorique ; mais j’ai fait entendre à Aδνιλεβ que de telles questions lui seraient un jour adressées… Elle doit avoir la certitude que je lui ferai des propositions, et si elle a l’intention de les accepter, elle négligera celles des autres. Mon sort dépend des résolutions présentes d’Aδνιλεβ. Par elle, je tomberai, ou je resterai debout. » Il « tomba, » sans que nous sachions bien pourquoi ni comment ; mais le cas était déjà depuis longtemps prévu, et il était à l’avance parfaitement décidé à ne pas prendre trop tristement ses infortunes.


« Si elle consent, je serai heureux ; sinon, il me faudra faire effort pour l’être autant que possible… Le seul moyen de fortifier nos âmes contre le malheur, c’est de nous imposer une résignation parfaite à la volonté divine, c’est de regarder tout ce qui arrive comme devant arriver, et de nous dire que par notre inquiétude nous ne pouvons détourner le coup qui va nous atteindre, mais que nous pouvons ajouter à sa force après qu’il nous a frappés… De semblables considérations peuvent nous rendre capables de supporter avec un passable degré de patience le fardeau de la vie, et de marcher avec une résignation pieuse et inébranlable, jusqu’à ce qu’arrivés au terme de notre voyage, nous remettions notre dépôt entre les mains de celui qui nous l’a confié, et que nous recevions de lui la récompense proportion née à notre mérite… Si cette lettre venait à tomber entre les mains de l’une de nos joyeuses connaissances, l’on correspondant et ses solennels principes exciteraient probablement beaucoup de rire et de raillerie ; mais je crois pouvoir me hasarder à te l’envoyer. »


Singulier mélange de libertinage d’esprit et de dévotion ! Je comprends que Jefferson se sentît un peu embarrassé de ses a solennels principes. » Dans sa bouche, ces saintes formules ressemblaient un peu à une recette contre la tristesse et l’inquiétude. Il était optimiste par tempérament et par système, et cinquante-trois ans après avoir oublié Mlle Rebecca Burwell, il avait le même parti pris de vivre satisfait et confiant, sans éprouver le même besoin de faire appel aux sentimens religieux pour s’affermir dans son dessein.


« Vous me demandez si je voudrais recommencer mes soixante-dix ou plutôt mes soixante-treize ans ? A quoi je réponds sans hésiter : Oui, je trouve comme vous qu’à tout prendre ce monde dans lequel nous vivons est bon, qu’il a été organisé dans un sentiment de bienveillance, et que nous y recevons en partage plus de plaisir que de douleur. Il y a bien (qui pourrait le nier ?) des esprits mélancoliques et hypocondriaques, tristes habitans de corps malades, toujours dégoûtés du présent et désespérant de l’avenir, qui vivent sans cesse dans l’attente du mal, parce qu’il peut arriver. Je rappelle à ces gens-là toutes les douleurs causées par des maux qui ne se sont jamais réalisés. Mon tempérament est sanguin et confiant. Je dirige ma barque, l’espoir en tête, laissant derrière moi la crainte. Mes espérances me trompent quelquefois, mais pas plus souvent que les tristes présages des mélancoliques. »


Cette confiance impétueuse dans l’avenir, qui inspire le mépris du danger parce qu’elle empêche de le prévoir, mais qu’il ne faut point confondre avec le courage, bien qu’elle en tienne parfois lieu, ce fut bien souvent le secret de la force et des fautes de Jefferson. La jeune ardeur qui l’animait encore dans ses vieux jours lui faisait aborder à vingt ans l’étude du droit, des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de la philosophie, des arts et des lettres, avec cette curiosité encyclopédique qui est assez ambitieuse pour vouloir franchir les limites imposées par Dieu à la science humaine, et qui est trop impatiente pour les atteindre. Son goût naturel pour les plaisirs et les témérités de l’esprit trouva de bonne heure un aliment dans les leçons du docteur Small, savant professeur écossais de l’université de Williamsburg, et dans les conversations de Fauquier, gouverneur de la Virginie, à qui le jeune étudiant avait plu par ce mélange de sérieux et de légèreté qu’on recherchait dans les salons du XVIIIe siècle. Fauquier était un homme de cour, libertin de mœurs et de principe, qui avait mis à la mode, dans le petit cercle des habitués de son palais, l’impiété railleuse, la morale relâchée, les goûts littéraires et les belles manières de Shaftesbury et de Bolingbroke ; mais le joyeux correspondant de John Page devait être plus séduit que choqué par la gaieté licencieuse de cet aimable seigneur que, dans son gouvernement, les gens du monde regardaient comme un modèle de politesse et d’élégance. Tout en se défendant mieux que d’autres des vices de son patron, Jefferson semble avoir aussi mieux profité de ses brillans exemples, à en juger du moins par la réputation de bel air et de bel-esprit qu’il a toujours eue parmi ses compatriotes. Peut-être néanmoins un connaisseur comme Fauquier aurait-il trouvé dans le dilettantisme de son élève des élans d’enthousiasme un peu naïfs et attardés qui sentaient encore la province, et je doute que, malgré sa grande politesse, il eût pu s’empêcher de sourire en lisant cette lettre que Jefferson, a enhardi par d’anciennes relations de société, » écrivait en 1773 à un certain M. Mac Pherson, sans doute parent du spirituel mystificateur qui en Angleterre était depuis plusieurs années déjà convaincu d’avoir donné sa poésie pour celle d’Ossian :


« Les poèmes d’Ossian ont été et seront pour moi toute ma vie une source de plaisirs élevés et quotidiens. Les tendres et sublimes émotions de l’esprit n’ont jamais atteint sous la main de l’homme à un semblable degré d’élévation. Je confesse sans honte qu’à mes yeux ce rude barde du nord est le plus grand poète qui ait jamais existé. Rien que pour le plaisir de lire ses œuvres, je veux apprendre la langue dans laquelle il a chanté et posséder ses chants dans leur forme originale… Je vous prie donc de vouloir bien vous employer auprès de M. Mac Pherson afin d’obtenir en ma faveur l’autorisation de faire prendre une copie manuscrite des originaux qui sont entre ses mains. Je la voudrais écrite d’une belle main ronde, sur du beau papier, avec une bonne marge, reliée aussi élégamment que possible en parchemin, le titre sur le dos, et la tranche dorée ou marbrée. Peu m’importe la dépense… Le rayonnement chaleureux d’une belle pensée est pour moi d’un plus grand prix que l’argent. »


Il n’y avait nulle affectation dans ces mouvemens d’amour désintéressé pour les lettres, et si plus tard Jefferson se montre un peu plus préoccupé de se donner à bon marché les nobles plaisirs de l’esprit, c’est qu’on est au milieu de la guerre de l’indépendance, et que, dans ces temps critiques, il faut bien ou se refuser absolument toute fantaisie trop coûteuse, ou tourner habilement la difficulté. Voulant se procurer l’agrément d’avoir chez lui des concerts économiques, il invente un procédé dont un Européen ne se serait certainement point avisé.


« S’il est une jouissance que j’envie à un peuple quelconque en ce monde, c’est bien celle d’entendre de la bonne musique, que l’on goûte dans votre pays. La musique, c’est la passion favorite de mon âme, et le sort m’a jeté dans un pays où elle est encore dans un état déplorable de barbarie… Les limites d’une fortune américaine ne nous permettent pas de prendre à notre service une troupe de musiciens ; mais j’ai pensé que la passion pour la musique pouvait se combiner avec cette économie qui nous est imposée. Au nombre de mes gens à gages, j’ai un jardinier, un tisserand, un ébéniste et un tailleur ; je voudrais avoir en outre un vigneron. Dans un pays comme le vôtre, où la musique est cultivée et pratiquée dans toutes les classes, je pense qu’il ne serait point difficile de trouver des ouvriers de ces diverses professions qui sussent jouer du cor de chasse, de la clarinette, du hautbois et du basson. On pourrait ainsi avoir un orchestre composé de deux cors de chasse, de deux clarinettes, de deux hautbois et d’un basson, sans rien ajouter à sa dépense domestique. »


Idée assez plaisante, qui ne pouvait naître qu’au sein de la « barbarie, » mais qui n’en est pas moins inspirée par un besoin élevé des jouissances que donnent les arts en parfaite harmonie avec les goûts et les prétentions de la bonne compagnie européenne au XVIIIe siècle ! Jefferson ne voit l’Europe que de loin. Malgré son désir de l’imiter, il n’est ni bien vite ni bien exactement au courant de ce qui s’y passe ; mais il suit le mouvement général qui emporte les esprits dans l’ancien monde, le souffle philosophique du XVIIIe siècle l’anime. C’est de lui qu’il tient cette passion pour les sciences, les arts et les lettres, cette curiosité avide et superficielle, cette confiance un peu présomptueuse dans la puissance intellectuelle de l’homme, tous ces traits qui lui donnent une physionomie si originale au milieu des planteurs virginiens qui l’entourent, esprits actifs, entreprenans, éclairés et ouverts, mais sages, simples, pratiques, attachés aux traditions anciennes, encore pieux par habitude sans être bien fervens, et dont l’indépendance et la hardiesse ne s’exerçaient guère qu’à défendre les droits des colonies contre la métropole et qu’à étendre les conquêtes de l’homme sur le désert.

Jefferson n’était point d’ailleurs un phénomène isolé en Amérique. Dans presque toutes les colonies anglaises, le salon du gouverneur royal était, avant la révolution, le centre d’une petite société polie et cultivée composée d’avocats, de professeurs, de magistrats, de hauts fonctionnaires, tous plus ou moins préoccupés de s’élever au niveau du monde lettré de la métropole, tous plus moins atteints par les idées et les passions du temps. La plus grande partie de la classe supérieure restait étrangère à leurs prétentions, mais subissait peu à peu l’influence de leurs conversations, de leurs écrits, de leurs leçons, de leurs discours, et sous cette influence les esprits s’élargissaient, les mœurs s’adoucissaient ; partout se répandaient sans bruit ces sentimens de tolérance et d’humanité que les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle n’ont assurément point inventés, mais qu’ils ont eu la gloire de mettre en honneur parmi les nations chrétiennes, qui trop longtemps avaient méconnu tout ce que renferme l’idée de charité.

Au XVIIe siècle, les puritains du Massachusetts, venus en Amérique pour y chercher un refuge contre les persécutions de l’église établie, donnaient eux-mêmes naissance à la colonie de Rhode-Island par leurs proscriptions religieuses ; ils bannissaient les catholiques et les baptistes, pendaient les quakers et les sorciers, exterminaient les Indiens « comme des Cananéens et des Amalécites, » et condamnaient leurs prisonniers de guerre à un esclavage perpétuel. La charte de Rhode-Island proclamait de la façon la plus absolue le principe de la liberté religieuse, et la loi déclarait ce principe non applicable aux papistes ! La loi imposait aux propriétaires d’esclaves nègres l’obligation de les affranchir après dix ans de servitude, et les mœurs n’en permettaient point l’exécution ! Les catholiques, dont le Maryland avait été longtemps le seul asile dans tout l’empire britannique, y établissaient le principe de la liberté religieuse, « au profit de tous ceux qui croient en Jésus-Christ, » et les protestans, devenus peu à peu les maîtres du pays à la faveur de ce principe, l’abolissaient sans scrupule ! Les anglicans de la Virginie fermaient les ports de la colonie aux non conformistes et punissaient l’hospitalité des fidèles qui leur donnaient refuge. Seuls, les quakers de la Pensylvanie accordaient sans restriction aux autres hommes les privilèges religieux qu’ils réclamaient pour eux-mêmes ; presque partout en Amérique, les droits de la conscience n’étaient défendus que par des minorités opprimées, et même dans les colonies d’où devait sortir plus tard le mouvement abolitioniste, les protestations de quelques âmes généreuses contre l’esclavage restaient sans écho.

Au XVIIIe siècle, l’assemblée du Massachusetts votait des lois pour indemniser les descendans des quakers et des sorciers qui avaient subi la peine capitale ; elle affranchissait les quakers et les baptistes des taxes ecclésiastiques, prohibait l’importation des esclaves de race indienne, et entrait en lutte avec le gouverneur sur la question de la peine de mort, qu’elle refusait d’appliquer aux faussaires. À plusieurs reprises, le jury de Boston reconnaissait à des esclaves le droit d’exiger de leur maître un salaire. En dépit des lois, les catholiques du Maryland pratiquaient librement leur culte, et plus de la moitié de la population de la Virginie était dissidente. Partout en Amérique, les droits de la conscience étaient respectés, sinon reconnus, et même dans les colonies qui de nos jours résistent encore avec colère aux efforts des abolitionistes, l’émancipation des esclaves avait ses partisans.

L’influence lointaine de la philosophie du XVIIIe siècle n’avait point accompli à elle seule une semblable transformation. Le progrès des esprits, le développement naturel des sentimens de charité qui, même au milieu de l’âpreté religieuse des premiers temps, germaient dans quelques âmes d’élite, avaient eu leur part dans ce changement. L’esprit religieux s’était uni à l’esprit philosophique pour l’accomplir ; il s’était approprié les principes que les moralistes modernes avaient empruntés au christianisme en l’attaquant ; il avait donné satisfaction aux aspirations généreuses ; il n’avait point, comme ailleurs, combattu les idées de tolérance et d’humanité sous prétexte qu’elles étaient défendues par les ennemis de la foi. Aussi le mouvement des âmes au XVIIIe siècle avait-il eu en Amérique un caractère bien moins violent et moins aventureux qu’en Europe. « On sait, dit M. Guizot, comment au XVIIIe siècle, poussée par le progrès de la richesse, de la population, de toutes les forces sociales, et aussi par le cours impétueux de sa propre activité, la pensée humaine tenta la conquête du monde. Les sciences politiques prirent leur essor, et au-dessus des sciences, l’esprit philosophique, superbe, intraitable, aspirant à pénétrer et à régler toutes choses. Sans emportement, sans secousse, plutôt en suivant sa propre pente qu’en se jetant dans des voies nouvelles, l’Amérique anglaise entra dans ce grand mouvement. »

Rien en effet dans l’Amérique anglaise qui ressemble à ce fanatisme dans l’incrédulité et à ces aveugles préjugés philosophiques qui remplaçaient en France les superstitions d’un autre âge, rien qui corresponde à cette impiété populaire qui annonçait les excès de la révolution française. Les hommes qui ont fait la révolution américaine n’étaient point tous des croyans : à des degrés divers, Jefferson, Franklin, Gouverneur Morris étaient de libres penseurs, mais sans intolérance, sans arrogance, sans ironie affichée, sans bruit, presque en secret, car les masses restaient pieuses. Pour ne point les choquer, il fallait parler avec respect des choses saintes ; pour produire sur elles une vive impression, il fallait faire appel aux sentimens religieux, et les prières, les jeûnes publics étaient encore un moyen d’action pour les agitateurs populaires.

Dans l’ordre politique comme dans l’ordre religieux, l’invasion des doctrines étrangères fut contenue par les traditions nationales : aussi la littérature française n’a-t-elle exercé sur les idées politiques des révolutionnaires américains qu’une influence très indirecte. Les rapports entre les deux pays étaient trop rares, les habitudes d’esprit trop différentes pour que les conceptions sociales des sujets de Louis XV pussent alors devenir populaires en Amérique. Sauf Montesquieu, nos écrivains y étaient peu lus et peu cités. Coke, Milton, Harrington, Locke, Grotius, et surtout la Bible, la grande charte, le commonlaw, l’histoire d’Angleterre, les chartes et les histoires locales, telles furent les autorités qu’invoquèrent les tribuns, les prédicateurs et les pamphlétaires qui excitèrent le peuple américain à combattre pour ses droits. Je n’ai jamais rencontré dans leur bouche ni le nom de Rousseau, ni l’expression de souveraineté du peuple. La doctrine que la volonté générale doit être toujours obéie, qu’elle est nécessairement raisonnable et juste, avait peut-être traversé certains esprits, mais vaguement et sans les dominer. Patrick Henry, le tribun de la Virginie, affectait de « s’incliner devant la majesté du peuple, » mais sans attacher à ses paroles un sens absolu et théorique. Otis, le tribun du Massachusetts, proclamait que « les hommes sont égaux, que les peuples ne sont pas faits pour les rois, et que leur consentement est nécessaire pour valider l’imposition des taxes. » Il osait rappeler que « la violation de ces principes avait coûté la tête à un roi d’Angleterre et le trône à un autre, » mais même au milieu des emportemens oratoires qui le conduisirent à la folie, la folle pensée que tout doit céder au grand nombre et que tout lui est permis ne lui vint jamais à l’esprit. Malgré leurs instincts démocratiques, les hommes qui ont fondé la république des États-Unis ne subordonnaient point la question du bon gouvernement à celle du gouvernement par les masses, et le triomphe de la volonté populaire était si peu la préoccupation exclusive des auteurs des premières constitutions locales, que Jefferson se croyait obligé, en 1816, de parler de leur science politique avec un dédain qui, pour être fort injuste, n’en est pas moins significatif : « Nous nous figurions alors que tout ce qui n’était pas la monarchie était la république. Nous n’étions point encore parvenus à l’idée mère que les gouvernemens sont républicains en raison de l’exactitude avec laquelle ils expriment et exécutent la volonté de leur peuple. Aussi nos premières constitutions n’étaient-elles dominées par aucun principe. »


II

Au moment où éclata la lutte entre l’Angleterre et ses colonies, Jefferson était encore un joyeux étudiant, amoureux avant tout des lettres et du plaisir. Ce fut au spectacle de la résistance provoquée par les actes arbitraires du parlement qu’il ressentit ses premières émotions politiques. Il avait vingt-deux ans, et Patrick Henry, l’un de ses compagnons de plaisir, qu’une brillante plaidoirie contre un abus de la prérogative royale avait fait sortir tout à coup de l’obscurité, siégeait pour la première fois dans la chambre des bourgeois de Virginie, lorsque l’acte du timbre vint répandre dans toute l’Amérique une morne stupeur qui semblait annoncer le désespoir et l’impuissance (mai 1765). Tels étaient encore dans le sein de l’aristocratie virginienne les sentimens de piété filiale à l’égard de la mère-patrie, que les membres les plus considérables et les plus sages de l’assemblée restaient silencieux et perplexes, n’osant aborder le sujet de la consternation publique. Malgré sa popularité naissante, Patrick Henry se sentait encore novice, inconnu et mal à l’aise au milieu de cette assemblée de patriciens, et il hésitait à prendre l’initiative du débat. Cependant la fin de la session approchait, et la taxe allait être perçue sans que la chambre eût protesté contre l’usurpation du parlement. Il prit son parti, écrivit à la hâte quelques lignes sur un vieux livre de droit, puis, se levant gauchement, il proposa d’une voix mal assurée ces résolutions célèbres contre l’acte du timbre qui mirent le feu à l’Amérique : « Seule, l’assemblée générale de cette colonie a le droit et le pouvoir d’imposer des taxes aux habitans de cette colonie ; toute tentative d’investir de ce pouvoir une personne ou un corps quelconque autre que ladite assemblée générale tend manifestement à détruire à la fois les libertés britanniques et les libertés américaines. »

C’est par cette déclaration de principes que se terminait la proposition de Patrick Henry. De nombreuses interruptions accueillirent ses paroles ; un débat violent s’engagea. D’un couloir de la chambre, Jefferson assistait, curieux et inquiet, à cette lutte parlementaire, où les conseils des sages et des puissans vinrent se heurter contre la fougue révolutionnaire d’un jeune orateur sans position dans le monde, sans expérience, presque sans culture. Patrick Henry était de ceux que la contradiction excite et que le tumulte enhardit. Il se remit bientôt de son trouble ; s’anima peu à peu en s’entendant parler, s’abandonna à sa brillante imagination, et se redressant avec majesté, se dépouillant, pour ainsi dire, de sa laideur, et promenant sur l’assemblée un regard ardent et pénétrant, il l’entraîna à sa suite dans tous les détours d’une argumentation à la fois désordonnée et puissante, qui se résumait par de frappantes images ou de brusques explosions de colère et d’invective. « Il me semblait, dit Jefferson, entendre parler comme Homère avait écrit. Jamais en ma présence homme n’a parlé comme cet homme. » Il avait senti son cœur tressaillir d’enthousiasme en voyant son ami se lancer d’un bond jusqu’aux limites de l’insurrection, puis, averti par les clameurs de l’assemblée, s’y maintenir avec fermeté sans les franchir. « Tarquin et César ont eu chacun leur Brutus, Charles Ier a eu son Cromwell, et George III… — Trahison ! s’écria l’orateur de la chambre. — Trahison, trahison ! répétèrent de toutes parts les amis du gouvernement… — profitera sans doute de leur exemple, » reprit fièrement Patrick Henry sans même prendre le soin de recommencer la phrase interrompue. L’assemblée vota ses propositions par 20 voix contre 19.

Telle fut la première scène politique à laquelle assista le jeune étudiant qui était appelé à devenir l’organisateur et le chef du parti républicain ; tel fut le premier triomphe politique de ce Patrick Henry que la légende révolutionnaire représente comme le plus grand orateur du Nouveau-Monde. Petit-neveu de Robertson, après avoir été coureur de bois par passion de la liberté et de l’oisiveté, puis marchand et cultivateur par nécessité, Patrick Henry avait fait deux fois banqueroute pour avoir, derrière son comptoir, trop joué du violon, trop lu Tite-Live, et plus songé à observer le caractère de ses pratiques qu’à les faire payer. Gendre d’un aubergiste par amour et son associé par obligeance, il était resté longtemps un beau parleur de cabaret faute d’un plus noble auditoire, puis avait étudié le droit pendant six semaines, s’était fait avocat, et avait bientôt surpris, séduit et entraîné par les éclats d’une éloquence colorée ceux de ses rivaux qui se préparaient à rire de la grossièreté de ses vêtemens, de la difformité de sa taille, de la gaucherie de ses manières, de l’incorrection de son langage et des vices de sa prononciation. De tous les révolutionnaires américains, le plus artiste et le moins politique par tempérament, d’humeur à la fois indolente et hardie, sociable et capricieuse, enjouée et méditative ; ignorant et sensible aux charmes des lettres ; moraliste plein de sagacité, bien que paresseux d’esprit et bienveillant de cœur ; généreux, sympathique, toujours tout entier à ses émotions, et les communiquant à ses auditeurs autant par l’ardeur du geste, du regard et de l’accent que par l’éclat des expressions ou la force des argumens ; lutteur habile dans une assemblée un jour de bataille, mais presque toujours trop dominé par ses impressions pour agir en vertu d’un plan longuement suivi ou de principes bien arrêtés ; également étranger à l’esprit de gouvernement et à l’esprit de parti, également amoureux de la popularité et de la patrie. Pendant dix ans, Patrick Henry fut dans les assemblées de la Virginie l’orateur de l’opposition sans en être le chef, plus soucieux de tenir l’opinion en éveil que de la diriger, d’enflammer l’imagination des masses que de prendre de l’ascendant sur ses collègues, toujours à l’avant-garde et les devançant de quelques pas, — l’un des premiers à prévoir et à souhaiter l’indépendance, l’un des premiers à partager les dangers de ceux qu’il excitait à la révolte, — tour à tour tribun et soldat, instigateur et compagnon d’amies des insurgés virginiens.

Quatre ans après lui, Jefferson, devenu avocat, entrait dans l’assemblée et venait s’y ranger parmi les plus fermes défenseurs des libertés américaines. Il n’avait ni la richesse d’imagination et d’émotion, ni l’abondance et l’ampleur de parole, ni la chaleur sympathique et l’enthousiasme soldatesque de Patrick Henri. C’était déjà un politique légiste, philosophe et homme du monde, l’esprit vif, net, actif, délié, fécond en argumens et en combinaisons, très généreux dans ses spéculations sur les droits de l’humanité, très sincère dans sa philanthropie, mais par nature plus décidé que dévoué, très hardi dans ses théories sur les droits des colonies, très confiant dans la justice et le succès de leur cause, mais sans aspiration forte vers l’indépendance, sans acharnement contre la couronne, sans fiel contre ses adversaires ; — point encore aigri par la lutte, mais trouvant déjà quelque plaisir à s’exercer aux petites machinations de parti ; — animé, séduisant, habile et ouvert dans ses rapports avec ses amis et ses affidés, quelquefois expansif jusqu’à l’indiscrétion dans le secret ; — en public, soit embarras, soit prudence, naturellement contenu, exposant alors ses idées non sans facilité et sans clarté, mais avec une sobriété de développemens oratoires qu’il fut bien obligé d’ériger en système.

Malgré la bienveillance que lui portaient les principaux meneurs de l’assemblée, ses débuts furent loin d’être brillans. La chambre se préparait à répondre au discours d’ouverture du gouverneur, lord Botetourt, et c’était sans doute en Virginie, comme cela est encore en Angleterre, l’usage de réserver aux jeunes membres la présentation du projet d’adresse, pour leur donner dès le début de la session une occasion de se produire. M, Pendleton, une des lumières de la chambre, invita donc Jefferson à rédiger, les résolutions destinées à servir de base à l’adresse. C’était une courtoisie de vétéran. « Mes résolutions, nous dit Jefferson, furent adoptées par la chambre, et Pendleton, Nicholas, moi et quelques autres, nous fûmes nommés membres d’un comité chargé de préparer l’adresse. Le comité me pria de la rédiger ; mais lorsque je lui présentai mon projet, on trouva qu’il suivait de trop près le texte des résolutions, et que les divers points n’étaient pas suffisamment amplifiés. M. Nicholas surtout le combattit, et fut chargé par le comité d’en faire un plus développé. Les amplifications ne manquèrent point au sien, qui fut adopté. Étant à la fois un très jeune homme et un très jeune membre, cette scène fit sur moi une impression proportionnée à la sensibilité de cet âge. »

Jefferson ne se découragea point cependant, et fit un peu plus tard, dans la même session, un nouvel essai de ses forces. Ce fut au service d’une noble cause à laquelle il ne voulut jamais renoncer, mais pour laquelle il aurait peut-être déployé dans la suite un plus grand zèle, si, à son entrée dans la vie, il n’avait failli apprendre à ses dépens combien il était compromettant de la défendre. « J’avais attiré, dit-il, l’attention du colonel Bland sur la malheureuse condition des esclaves nègres, C’était l’un des membres les plus anciens, les plus respectables et les plus capables ; il chercha avec infiniment de mesure à faire étendre la protection des lois à ces pauvres gens. Je secondai sa motion, et, en ma qualité de jeune membre, je fus un peu plus épargné dans le débat ; mais il fut dénoncé comme un ennemi de son pays et traité de la façon la plus inconvenante. »

De semblables orages n’étaient pas de nature à féconder le talent de Jefferson. Il avait instinctivement peu de goût pour ces joutes oratoires où l’on se rencontre en champ clos, à ciel découvert, sans autre arme et sans autre armure que la parole, où il faut s’exposer de sa personne aux coups, les rendre sur l’heure sans prendre le temps de choisir souterrain ou de tourner l’ennemi, et s’attendre à ne sortir vainqueur de l’arène que meurtri et sanglant. Il se sentait mieux dans son élément au milieu de ces luttes plus sourdes et plus lointaines où les coups se méditent dans le silence et le secret du cabinet, et où le danger, non moins réel, est moins présent. Aussi abandonnait-il volontiers à ses amis politiques l’honneur d’exécuter des plans de campagne souvent conçus par lui.

De toutes les machines de guerre dressées par les citoyens américains contre les ministres de George III, les plus redoutables sans contredit, ce furent les comités de correspondance entre les colonies. La création en fut décidée, en 1773, dans un petit conciliabule dont Jefferson était l’un des meneurs les plus actifs. L’idée première n’était pas de son invention. À plusieurs reprises, les patriotes de Boston avaient cherché à la mettre en pratique ; mais leurs tentatives avaient avorté, et c’était Jefferson qui, reprenant leur projet, avait le plus contribué à échauffer l’esprit de ses collègues en faveur d’un moyen d’action qui allait merveilleusement à ses instincts politiques. « On me proposa de présenter à la chambre le projet ; mais, à ma demande, M. Carr, mon beau-frère et mon ami, fut chargé de ce soin. Je voulais lui offrir une occasion de faire connaître à l’assemblée sa grande valeur et son talent. »

Un an plus tard, réunion du même conciliabule aboutissant à un résultat analogue. En punition des émeutes sur le thé, le parlement avait ordonné la fermeture du port de Boston. Le bill venait d’arriver en Amérique ; il ne produisait point sur les masses tout l’effet que l’opposition devait en attendre, leur apathie devenait inquiétante : il s’agissait d’exciter des esprits engourdis. En quête d’expédiens, les agitateurs virginiens se réunissent dans la bibliothèque de la chambre des bourgeois, et donnent carrière à leur imagination. L’idée de faire appel aux sentimens religieux du peuple se présente à eux, elle paraît excellente à tous, et l’on se décide à monter un jeûne ; mais grand embarras, ils ne sont rien moins que dévots, et ils ne savent comment s’y prendre pour parler le langage qui convient à la situation.


« Nous nous mettons, dit Jefferson, à fouiller dans l’histoire de la révolution d’Angleterre pour y retrouver les formules bibliques des vieux puritains, et à l’aide de quelques bouquins, en rajeunissant quelques phrases, nous parvenons à cuisiner tant bien que mal des résolutions fixant un jour de jeûne, d’humiliation et de prières, pour supplier le ciel de détourner de nous les maux de la guerre civile, de nous inspirer un ferme courage, et d’incliner à la modération et à la justice les cœurs du roi et du parlement. Et pour donner à notre proposition un plus grand air de solennité, nous nous rendons le lendemain chez M. Nicholas, dont le caractère grave et pieux était plus que les nôtres en harmonie avec notre langage, et nous le chargeons de l’affaire. »


L’affaire eut un plein succès. La chambre vota par acclamation ; elle fut immédiatement dissoute. Les membres se retirèrent dans la salle d’une taverne pour délibérer sur les moyens de mettre à profit une semblable crise. Ils convinrent de recommander aux autres colonies la réunion d’un congrès général, de remettre à une convention populaire le soin de choisir les délégués, et de faire coïncider le jour du jeûne avec celui des élections. Le 1er juin 1774, les églises retentirent des plus patriotiques paroles. « Le peuple s’y pressait en foule, la consternation peinte sur les visages. Ce fut dans toute la colonie comme un choc électrique, réveillant tous les hommes et les remettant sur leurs pieds. Tous les comtés envoyèrent des députés à la convention » Moi-même je fus nommé par le mien. »

Dans tout le cours de sa carrière, Jefferson conserva cette intelligence des masses, cette habileté à les remuer, et cette répugnance à s’adresser aux assemblées publiques autrement que par écrit ou par intermédiaire. Aussi le bouillant et vaniteux John Adams, qui avait été un orateur plus fleuri et un politique moins habile que Jefferson, nous raconte-t-il dans ses mémoires, d’un ton à la fois victorieux et dénigrant, que son vainqueur dans les élections pour la présidence des États-Unis avait été l’un des membres les plus silencieux du congrès : « Je ne l’ai jamais entendu dire deux mots de suite. » Jefferson tirait vanité de son silence. Il avait pour la race des orateurs restés avocats dans la vie politique, « gens dont le métier est de tout mettre en question, de ne rien céder, et de parler à l’heure, » un dédain légitime, et il a adressé à ses compatriotes, sur l’abus des débats parlementaires et la surabondance des hommes de loi dans les assemblées nationales, d’excellens conseils posthumes qu’ils n’ont pas toujours suivis, mais qui, Dieu merci, sont encore à leur usage :


« Au milieu d’un débat oiseux et verbeux, siégeait à côté de moi l’un de ces membres que dévore jusqu’à la rage la maladie de la discussion, homme d’un esprit ardent, d’une imagination vive et d’une riche faconde, qui ne pouvait sans impatience écouter d’autre logique que la sienne. Il me demanda comment je pouvais rester tranquillement assis à écouter en silence de mauvais raisonnemens qu’un mot suffirait à réfuter. « Réfuter est facile, lui répondis-je, mais réduire au silence est impossible. Lorsque je propose une mesure, je prends en main l’aviron, comme c’est mon devoir ; mais en général je suis disposé à écouter. Lorsque les bons argumens et les objections valables ont déjà été produits par l’un des nombreux orateurs, cela suffit. Ai-je remarqué une omission, je me borne à la relever, sans répéter ce que d’autres ont déjà dit. » Avant la révolution, j’ai servi avec le général Washington dans la législature de la Virginie. Pendant la révolution, j’ai été le collègue du docteur Franklin dans le congrès. Je ne les ai jamais entendus parler plus de dix minutes de suite, et c’était sur le point capital, celui qui devait emporter la décision. Ils se bornaient à donner un coup d’épaule aux grandes questions, sachant bien que les petites suivraient d’elles-mêmes. En imitant ces exemples, on ferait en un jour ce qui prend une semaine ; mais si le congrès actuel (celui de 1821) pèche par l’abus de la parole, comment pourrait-il en être autrement dans une assemblée où le peuple envoie cent cinquante avocats ? Le corps législatif muet de Bonaparte, qui ne disait rien et faisait beaucoup, ne serait-il pas préférable à une assemblée où l’on parle beaucoup et où l’on ne fait rien ? »


Heureux ceux qui peuvent impunément se livrer à de semblables boutades, et qui n’ont pas contre les institutions de leur pays de plus sérieux griefs ! Jefferson pouvait louer à son aise les muets. Il était d’un pays où on ne le devient pas. Je ne sais si les muets trouveront quelque consolation dans les observations de John Adams, qui croyait avoir appris par expérience que le métier d’orateur est en définitive un très mauvais métier, plus compromettant que profitable, et qui ne convient nullement aux ambitieux. « L’éloquence dans les assemblées politiques n’est pas le moyen le plus sûr de faire son chemin et sa réputation. L’exemple de Washington, de Jefferson et de Franklin suffit à prouver que le silence et la réserve en public sont plus efficaces que l’argumentation et l’art oratoire. Un homme qui, jour par jour, vient justifier ses mesures et répondre aux objections de ses adversaires, devient trop familier au public, et s’attire inévitablement des ennemis par ses sarcasmes et ses reparties. »

Les exemples de John Adams sont mieux choisis que ses raisons. Dans la révolution américaine, aucun orateur n’a joué un aussi grand rôle que Jefferson, Franklin et Washington. La dissémination des assemblées locales, les règlemens du congrès, le caractère particulier de cette révolution, qui dut sa victoire non à une lutte intestine de classes et de partis, mais à une guerre étrangère, s’opposaient à ce qu’un homme d’état conquît la première place en Amérique par la puissance de la parole. Chaque province, chaque ville avait son tribun. Les États-Unis n’avaient point de tribune nationale d’où un orateur pût parler au pays tout entier. Le congrès délibérait à huis clos ; ceux de ses membres qu’il chargeait de proclamer les résolutions qu’il avait prises avaient seuls l’occasion de faire connaître leurs services au public. L’acte par lequel il consomma la révolution, en mettant fin aux hésitations du peuple, mit aussi fin à tout grand débat intérieur, ne laissa plus subsister qu’une question de droit international, qui ne pouvait se décider que sur les champs de bataille ou dans les chancelleries, et fit désormais dépendre le succès de la révolution, non de la véhémence des discours, mais du courage des soldats et de la dextérité des diplomates. Abstraction faite de l’inégalité des mérites, les patriotes qui, dans les délibérations secrètes du grand conseil national, firent prévaloir par leur éloquence la politique de l’émancipation des colonies, ne pouvaient prétendre à un renom aussi universel que l’heureux écrivain qui a annoncé au monde la déclaration, de l’indépendance, l’habile négociateur qui l’a fait accepter par l’Europe, et le vertueux général qui en a imposé la reconnaissance à l’Angleterre.


Jefferson avait trente-trois ans lorsqu’il fut chargé par le congrès de rédiger la déclaration de l’indépendance. John Adams en avait quatre-vingt-six lorsqu’il expliquait, non sans dépit, comment un aussi jeune homme avait pu être revêtu d’une semblable mission :


« Cushing, Samuel Adams, Paine et moi, tous quatre délégués du Massachusetts au congrès, tous quatre sans fortune, nous nous rendions ensemble à Philadelphie, dans la même voiture, comme de pauvres pèlerins. À Francfort, nous trouvâmes plusieurs des plus zélés fils de la liberté de Philadelphie, venus à notre rencontre pour nous donner quelques renseignemens et quelques avis. « Prenez garde, nous dirent-ils ; dans leur correspondance avec leurs amis de la Pensylvanie et du midi, les amis du gouvernement à Boston vous ont représentés comme de francs aventuriers, de vrais fous. Vous passez tous les quatre pour de pauvres diables, ne pouvant vivre que de leur popularité. On vous soupçonne tous d’avoir en vue l’indépendance. Gardez-vous donc de prononcer le mot ou de faire la moindre allusion à l’idée, soit dans le congrès, soit dans vos conversations particulières. Cela suffirait à vous perdre, car l’idée de l’indépendance est aussi impopulaire dans la Pensylvanie et dans tous les états du centre et du midi que l’acte du timbre lui-même. Personne n’ose en parler. Vous êtes d’ailleurs les représentans de l’état qui a souffert, Boston et le Massachusetts sont sous une verge de fer ; vous avez été longtemps persécutés ; vos sentimens ont été froissés, vos passions excitées ; on vous croit trop chauds, trop zélés, trop confians. Il vous faut donc être très prudens. Ne mettez en avant aucune proposition hardie ; n’ayez pas la prétention de vous placer à la tête du mouvement. La Virginie est l’état le plus peuplé. Les Virginiens sont fiers de leur antique origine. Ils croient avoir le droit de tout diriger, et les états du centre et du midi ne sont que trop disposés à le leur reconnaître. Placez-les en tête de toutes choses. » Ces conseils avaient un tel cachet de sagesse et de bon sens, qu’ils laissèrent une profonde impression dans notre esprit. Les faits et les principes invoqués par nos amis de Philadelphie ont donné à toute la politique des États-Unis jusqu’à ce jour sa couleur et son caractère. Sans la conversation de Francfort, M. Washington n’aurait jamais commandé nos armées, et M. Jefferson n’aurait point été l’auteur de la déclaration de l’indépendance. Entré au congrès dans le courant de juin 1775, il avait apporté avec lui la réputation d’avoir de la littérature, de la science, et un heureux talent de composition. Bien qu’il fût très silencieux dans l’assemblée, il était si vif, si franc, si explicite, si prononcé dans les comités et la conversation, qu’il s’empara bientôt de mon cœur, et lorsqu’il s’agit de composer le comité chargé de préparer la déclaration de l’indépendance, je lui donnai ma voix, et je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui en procurer d’autres. Il obtint, je crois, une voix de plus que tous ses collègues, et fut ainsi placé à la tête du comité. Je le suivais immédiatement, ce qui me donna la seconde place. Le comité, composé de Th. Jefferson, de John Adams, de Benj. Franklin, de Roger Sherman et de Robert Livingston, se réunit, discuta le sujet, et nous chargea, Jefferson et moi, de mettre en œuvre les divers articles qu’il avait adoptés. Le sous-comité se réunit. Jefferson m’engagea à préparer la première rédaction. « Je m’y refuse absolument, répondis-je. — Et pourquoi ? — Oh ! j’ai bien des raisons. — Quelles peuvent être vos raisons ? — D’abord vous êtes de la Virginie, et je suis du Massachusetts ? vous êtes un homme du midi, et moi je suis un homme du nord ; ensuite je me suis tellement compromis au service de l’idée de l’indépendance, je suis devenu si suspect et si impopulaire en la défendant, que tout projet venant de moi sera désapprouvé par le congrès. De plus, vous écrivez dix fois mieux que moi. — Eh bien ! reprit Jefferson, si vous êtes décidé, je ferai de mon mieux. — Fort bien, lorsque vous aurez terminé votre travail, nous l’examinerons en commun. »

« C’est ce que nous fîmes en effet. À la lecture, je fus charmé de la fierté du ton et des beaux mouvemens d’éloquence qui abondaient dans la pièce de Jefferson. Je fus surtout enchanté de son morceau contre l’esclavage des nègres ; je savais bien que ses frères du midi ne souffriraient pas que de semblables paroles obtinssent la sanction du congrès[2], mais je me serais bien gardé de les combattre. Il y avait bien quelques expressions dont je ne me serais pas servi, si j’avais tenu moi-même la plume, surtout celle de tyran appliquée au roi. Je trouvai cela trop personnel, trop passionné, trop dans le ton de la gronderie pour un document aussi grave et aussi solennel. Cependant, comme Franklin et Sherman devaient le revoir à leur tour, je pensai qu’il était plus convenable de ne pas biffer moi-même l’expression, et je consentis à présenter la déclaration au conseil des cinq. Je ne me souviens pas d’y avoir fait ou suggéré la moindre altération, je ne me souviens pas non plus que Franklin ou Sherman aient adressé à Jefferson la moindre critique. Nous étions fort pressés, le congrès était impatient, et le document lui fut présenté écrit de la main de Jefferson et tel qu’il l’avait rédigé. Le congrès en retrancha un bon quart, effaçant ce qu’il y avait de mieux, et laissant tout ce qui pouvait présenter matière à objections. Je me suis longtemps demandé pourquoi la première ébauche de Jefferson n’avait jamais été publiée ; je suppose que c’est à cause de sa véhémente philippique contre l’esclavage des nègres. On a eu raison de remarquer d’ailleurs que la déclaration de l’indépendance ne contenait pas une idée qui n’eût été cent fois rebattue depuis deux ans dans le congrès. »


Reproduit par Timothée Pikering dans un morceau historique écrit en 1823, à l’occasion de l’anniversaire de la déclaration de l’indépendance, puis colporté par les journaux, le récit de John Adams arriva jusqu’à Jefferson. Il eut pour lui tout le piquant et l’attrait de la nouveauté. Les scènes auxquelles on le faisait assister, les paroles qu’on lui faisait prononcer, c’étaient là à ses yeux de véritables découvertes. Il se savait bien l’auteur de la déclaration de l’indépendance, mais non le petit protégé de John Adams. Il trouvait naturel qu’on lui apprît ce qui avait pu se passer à Francfort entre les fils de la liberté de Boston et ceux de Philadelphie, mais non qu’on lui révélât ce qu’il avait fait lui-même dans le congrès. Il écrivit à Madison pour rétablir la vérité, et nous avons ainsi deux récits opposés de l’un des plus grands événemens de l’histoire moderne, écrits par les deux hommes qui y ont pris la plus importante part : ils avaient vu différemment.

On dit que sir Walter Raleigh, prisonnier à la Tour de Londres et se consolant de ses souffrances en écrivant l’histoire du monde, fut un jour troublé dans son travail par un grand bruit de paroles : on se querellait dans la cour du donjon. La solitude rend curieux. Sir Walter envoya deux de ses gens pour voir ce qui se passait. Au bout d’un instant, ils revinrent, racontant l’histoire chacun à sa manière. En vain il les interrogea dans tous les sens, en vain il voulut les mettre d’accord ; plus ils parlaient, plus la contradiction devenait évidente. Eux aussi ils avaient vu différemment. « Si je ne puis, dit l’historien, savoir la vérité sur ce qui s’est passé sous leurs yeux et sous mes fenêtres, comment raconter l’histoire du monde ? » Et il jeta son manuscrit au feu. Je pourrais l’imiter, je préfère donner la parole à Jefferson. Je ne sais s’il a raison contre John Adams ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il a sur lui l’avantage de l’esprit, du bon goût et du bon ton.


« Ces détails sont parfaitement inexacts, la mémoire de M. Adams l’a évidemment trompé. À quatre-vingt-six ans, cela n’a rien d’étonnant, et moi, qui en ai quatre-vingts, je ne voudrais pas abuser, pour le contredire, du petit avantage que me donne la différence, si mes souvenirs ne s’appuyaient sur des notes écrites par moi au moment même et sur les lieux. Voici donc la vérité. Le comité des cinq nommé par le congrès se réunit. Il ne fut pas un instant question de quoi que ce fût qui pût ressembler à un sous-comité. À l’unanimité on me pressa, moi et moi seul, de rédiger le projet. J’y consentis. Je l’écrivis ; mais, avant de le remettre au comité, je voulus en donner communication au docteur Franklin et à M. Adams. C’étaient les deux membres au jugement et aux amendemens desquels j’attachais le plus de prix. J’ai encore le manuscrit original avec les corrections interlinéaires et autographes du docteur Franklin et de M. Adams. Elles sont fort peu nombreuses et ne portent que sur des mots. Je fis une copie du document, et je la présentai d’abord au comité, qui ne lui fit subir aucun changement, puis au congrès. C’est cette communication personnelle et volontaire de mon travail à M. Adams que sa mémoire a transformée en délibération d’un sous-comité. Il dit que la pièce ne contenait aucune idée neuve, et notait qu’une compilation de lieux communs cent fois rebattus depuis deux ans dans le congrès. Tout cela peut être vrai, et je ne suis pas bon juge de la question. Qu’il me soit seulement permis de dire que je ne m’étais nullement cru obligé par ma mission à inventer des idées entièrement nouvelles, ni à développer des sentimens encore inconnus. Si M. Adams s’était imposé cette gêne, le congrès aurait perdu le profit de ses revendications hardies et frappantes des droits de la révolution, car c’est M. Adams plus qu’aucun autre, ce sont ses discours brûlans et confians qui nous ont encouragés et soutenus au milieu des difficultés qui nous environnaient, et qui pesaient sur nous comme l’action incessante de la gravité. Quoi qu’il puisse penser aujourd’hui de la déclaration de l’indépendance, je veux dire, à l’honneur de M. Adams, qu’il l’a soutenue avec habileté et avec zèle, et qu’il a intrépidement combattu pied à pied pour la défense du moindre mot. Quant à moi, je crus devoir en cette occasion rester un auditeur passif des opinions des autres, juges plus impartiaux que moi du mérite ou du démérite de mon œuvre… J’étais assis à côté du docteur Franklin, qui s’aperçut que je n’étais pas insensible aux mutilations qu’on lui faisait subir. « J’ai pour règle, me dit-il, d’éviter autant que possible les fonctions de rédacteur des papiers d’état qui sont destinés à être revus par un corps public. J’ai tiré cette leçon d’un incident que je vais vous raconter. Quand j’étais ouvrier imprimeur, l’un de mes compagnons, apprenti chapelier, ayant terminé son apprentissage, était sur le point d’ouvrir boutique pour son propre compte. Son premier soin fut d’avoir une jolie enseigne avec une inscription à l’avenant. Il la composa ainsi : John Thompson, chapeliers, fait et vend des chapeaux argent comptant. Au-dessous, le portrait d’un beau chapeau. Cela fait, il voulut soumettre son idée à l’avis et aux amendemens de ses amis. « Le mot chapelier est une tautologie, lui dit le premier, puisqu’il est suivi des mots fait des chapeaux, ce qui indique assez l’état de chapelier. » Le mot fut retranché. « Pourquoi, dit le second, ne pas omettre fait ? Peu importe aux pratiques qui fait les chapeaux. S’ils sont bons et à leur goût, ils les achèteront sans demander qui les a faits. » Il effaça le mot. Un troisième fit remarquer que argent comptant était inutile. Ce n’était pas la coutume du lieu de vendre à crédit. Tous les acheteurs s’attendaient à payer. Argent comptant fut sacrifié ; il ne restait donc plus de l’inscription que John Thompson vend des chapeaux. « Vend des chapeaux ! lui dit un autre ami ; allons donc ! personne ne s’attend à ce que vous les donniez pour rien. À quoi bon ces mots ? » Ils furent biffés ; chapeaux partagea leur sort : il y en avait un peint sur l’enseigne, c’était bien assez. En définitive, l’inscription fut donc réduite à ceci : John Thompson, et au-dessous l’image d’un chapeau. »


III

La déclaration de l’indépendance adoptée, Jefferson découvrit bien vite qu’il n’y avait plus pour lui rien de grand à faire dans le congrès. Il ne pouvait y rester sans s’amoindrir ; il en sortit pour se consacrer à l’œuvre la plus importante qu’un citoyen étranger à l’armée et à la diplomatie pût alors accomplir, la réforme de la législation civile dans la Virginie, sa colonie natale. Depuis un an, cette réforme était impatiemment attendue par les politiques du nord de l’Union. Il y avait dans l’esprit et l’état social des colonies coalisées contre l’Angleterre de frappantes dissemblances. Au sud, le sol appartenait à de grands propriétaires entourés d’esclaves et de petits cultivateurs. Les substitutions et le droit d’aînesse perpétuaient les richesses et le pouvoir dans une aristocratie qui occupait presque toutes les fonctions publiques. Le culte anglican était celui de l’état. La société et l’église étaient constituées d’une façon hiérarchique. Au nord au contraire, l’esprit d’égalité régnait dans la société comme dans l’église. « Je crains beaucoup les effets de cette diversité de mœurs et d’institutions, écrivait John Adams à Joseph Hawley le 28 novembre 1775. Elle deviendra fatale, si de part et d’autre on ne met beaucoup de prudence, de tolérance, de condescendance. Des changemens dans les constitutions du midi seront nécessaires, si la guerre continue ; ils pourront seuls rapprocher toutes les parties du continent. »

Ce n’était pas seulement dans le désir de rendre les Ëtats-Unis plus homogènes, et de faire cesser toute cause de division et de séparation, que John Adams souhaitait une semblable révolution intérieure dans le midi. Des passions moins pures se mêlaient à cette patriotique pensée, et lorsqu’il apprit que Patrick Henry partageait ses vues et se montrait disposé à les réaliser en Virginie, il savoura le mauvais plaisir qu’un plébéien envieux trouve dans l’humiliation des grands : « Les dons, les pachas, les nobles, les patriciens, les sachems, les nababs, appelez-les comme vous voudrez, soupirent, gémissent et se tourmentent ; ils frappent du pied, ils écument, ils jurent, mais c’est en vain. Le décret est lancé, il ne saurait être rappelé ; une liberté plus égale que dans toute autre partie du monde doit s’établir en Amérique. Cette exubérance d’orgueil qui a produit la domination insolente d’un petit, très petit nombre de familles opulentes et accapareuses, sera rabaissée. Ils seront contraints à se tenir plus près des confins de la raison et de la modération qu’ils n’y sont habitués. Voilà tout le mal qu’ils auront à endurer. Cela leur sera bon dans ce monde et dans tous les autres. L’orgueil n’a été donné à l’homme que pour le tourmenter. »

Jefferson ne partageait pas ces passions haineuses ; mais un sentiment plus orgueilleux et plus révolutionnaire encore que celui de John Adams l’animait : le mépris du passé, la prétention de refaire la société à l’image de ses idées. Il appartenait à l’aristocratie virginienne, et il se proposait de la détruire, non pour se donner une satisfaction de vainqueur, non pour mettre les lois de son état en harmonie avec celles des autres parties de l’Union, mais pour se donner une satisfaction de logicien, et pour mettre le droit civil en harmonie avec l’idée qu’il se faisait du gouvernement républicain. « Quand je quittai le congrès en 1776, ce fut avec la conviction que tout notre code devait être revu et adapté à notre forme républicaine de gouvernement. Il était nécessaire de le corriger dans toutes ses parties, en ne tenant compte que de la raison. »

Par la raison, Jefferson entendait la sienne. Le gouvernement républicain peut régir et a régi en effet des sociétés profondément diverses. L’esprit de Jefferson ne concevait pas la république sans la démocratie, ni la démocratie sans la puissance souveraine et incontestée du grand nombre. Tout ce qui dans la société virginienne pouvait contenir et limiter cette puissance, tout ce qui n’en relevait pas directement, tout ce qui pouvait conserver une existence indépendante et propre fut sacrifié dans son plan de révolution. Il ne se borna point à proposer à l’assemblée de la Virginie le rappel des lois, tombées d’ailleurs en désuétude ; qui portaient atteinte au principe de la liberté religieuse ; il lui demanda la séparation absolue de l’église et de l’état, parce qu’un clergé qui tient de l’état son salaire n’est pas dans la dépendance immédiate des masses. Il ne se borna point à recommander la suppression du droit d’aînesse, qui portait atteinte à la liberté de tester ; il voulut annuler les substitutions par lesquelles les fondateurs de la Virginie avaient librement disposé de leurs biens et assuré la perpétuité de leurs familles, parce que les grandes fortunes héréditaires donnent un pouvoir que le peuple reconnaît, mais qui ne vient point de lui. Il Je n’ai pas la prétention, a dit Jefferson, de m’attribuer à moi seul le mérite d’avoir fait adopter ces mesures, j’eus dans le débat d’habiles coadjuteurs ; je me borne à rappeler que les mesures furent proposées et rédigées par moi. Je les regardais comme les divers élémens d’un système destiné à déraciner le moindre germe d’une aristocratie ancienne ou future et à poser les bases d’un gouvernement vraiment républicain. »

Si les grands propriétaires virginiens s’étaient placés en dehors du droit commun par la jouissance de privilèges fiscaux ou politiques, si dans la lutte contre l’Angleterre ils avaient séparé leur cause de celle du pays, s’ils s’étaient rendus odieux au peuple ou dangereux pour les défenseurs de l’indépendance américaine, je comprendrais l’empressement de Jefferson à miner leur prépondérance ; mais en fait personne dans la colonie n’était exempt de l’impôt. Tout franc tenancier avait le droit de prétendre aux fonctions et à l’influence : le seul privilège des gentilshommes virginiens, c’était le prestige qui s’attache à la richesse, prestige naturel, dont l’opinion ne s’alarmait nullement, dont elle ne réclamait point la destruction, et qui jetait sur la colonie tout entière un éclat dont la cause de l’indépendance avait profité. C’était la classe supérieure qui avait fait la grandeur et la puissance de la Virginie, c’était elle qui avait entraîné les masses dans le mouvement révolutionnaire, et donné des chefs à l’armée et au congrès. Jefferson ne pouvait la regarder ni comme un ennemi à désarmer, ni comme une victime à sacrifier aux fantaisies populaires. Sans nécessité politique, il a prématurément brisé cette aristocratie qui avait été la gardienne des libertés publiques contre l’Angleterre, et qui pendant longtemps encore pouvait rester la gardienne des libertés publiques contre la démocratie.

La démocratie a besoin d’être contenue, sans quoi elle se livre à des emportemens qui la perdent. C’est pour elle une bonne fortune que de n’être pas entièrement livrée à elle-même, et de trouver à ses côtés un élément aristocratique qui, sans se mettre en opposition avec ses aspirations légitimes, ose combattre ses impatiences et ses excès. Elle est naturellement envahissante ; elle tend naturellement à renverser toutes les barrières qu’on lui oppose. Ce que Jefferson a fait pour elle sans qu’elle le demandât, elle n’eût été que trop vite amenée à le faire elle-même ; pourquoi a-t-il devancé son vœu ? « Parce qu’il fallait, dit-il, profiter du moment où nos gouvernans étaient honnêtes et où nous étions unis pour établir nos droits essentiels sur une base légale. À partir de la conclusion de la guerre, nous commencerons à descendre la colline. On n’aura plus alors sans cesse besoin de faire appel à l’appui du peuple. On l’oubliera dès-lors, et l’on ne se préoccupera plus de ses droits. Il s’oubliera lui-même, il ne pensera plus qu’à faire de l’argent, il ne songera plus à s’unir pour faire respecter ses droits. Les chaînes qui n’auront pas été brisées à la fin de cette guerre subsisteront longtemps, et deviendront de plus en plus lourdes, jusqu’à ce qu’enfin nos droits revivent ou succombent au milieu des convulsions politiques. » Sombre prophétie, qui ne devient que trop vraie lorsque, la détournant de son chimérique objet, l’église anglicane et la grande propriété, on l’applique à l’esclavage ! C’étaient là les chaînes qu’il fallait briser avant que les idées de droit, de justice et de liberté mises en mouvement par la guerre de l’indépendance eussent perdu leur empire, avant que les esprits fussent rentrés dans leur ornière égoïste et matérialiste, et que le mal fût devenu assez invétéré et assez insupportable pour qu’on ne pût le guérir qu’au prix de convulsions sociales dans lesquelles les droits de l’humanité et l’unité de l’Amérique sont également exposés à succomber. L’esclavage, c’était le seul privilège odieux de l’aristocratie virginienne, le seul obstacle à l’amélioration du sort de la classe inférieure, la seule cause sérieuse de division entre les états du nord et ceux du midi, le seul germe de mort qu’il fût urgent d’extirper du sein de la jeune société américaine.

À ce fléau public, Jefferson n’a su opposer que de bonnes intentions. Ce réformateur téméraire, ce logicien impitoyable qui n’avait pas hésité à sacrifier brusquement à de fausses théories l’organisation traditionnelle de son pays, s’en remit à l’avenir du soin de renverser une institution détestable dont l’avenir ne pouvait que développer la force et les vices. Tout ce qu’il eut le courage d’entreprendre contre l’esclavage dans l’assemblée de la Virginie, ce fut de proposer en 1778 un bill prohibant l’importation des esclaves. Courage trop facile ! Lui-même nous apprend qu’en fait l’importation des esclaves avait été suspendue par la guerre, et que le bill ne fût combattu par personne. Il était profitable pour tout le monde ; c’était un règlement protectioniste en même temps qu’une mesure d’humanité. Les propriétaires virginiens étaient déjà et sont toujours restés les ennemis intéressés de la traite. Produisant eux-mêmes un nombre d’esclaves supérieur à leurs besoins et souvent à leurs ressources, ils se trouvaient placés dans la dure nécessité de vendre des hommes nés et élevés dans leur famille aux états qui, comme la Caroline du sud et la Géorgie, manquaient encore de bras, et de spéculer sur les idées de justice alors répandues dans le monde, pour rendre ce monstrueux commerce plus lucratif. Supprimer l’importation, c’était supprimer la concurrence que les négriers faisaient aux éleveurs et donner à ceux-ci le monopole d’un trafic qui passe à bon droit pour le trait le plus odieux de l’esclavage en Amérique. Devenue générale aux États-Unis depuis 1808 par un acte du congrès, la prohibition des esclaves étrangers au sol a de plus en plus donné aux esclaves américains le caractère d’une marchandise, sans empêcher leur nombre de s’élever du chiffre de six cent quatre-vingt-dix-sept mille, qu’il avait atteint en 1790, à celui de trois millions deux cent mille, que donne le recensement de 1850. Jefferson avait prévu cette effrayante progression. Ce qu’il fallait faire pour l’arrêter, il ’la indiqué dans ses mémoires en racontant les travaux de la commission chargée de réviser les lois de la Virginie :

« Notre bill au sujet des esclaves ne fut qu’un digeste de toutes les lois qui les concernaient. Il n’y était nullement question d’un plan d’émancipation générale et future. On pensa qu’il valait mieux tenir ce plan en réserve, et ne tenter de le produire que par voie d’amendement et quand le bill serait présenté. On convint cependant des principes de l’amendement : donner la liberté à tous ceux qui naîtraient après un jour déterminé, puis les déporter à un âge convenable ; mais on trouva que l’opinion publique n’était pas encore en état de supporter une semblable proposition ; elle ne l’est pas davantage aujourd’hui. Le jour pourtant n’est pas éloigné où il faudra qu’elle la supporte et qu’elle l’adopte, sans quoi de plus grands maux s’ensuivront. Rien n’est plus clairement écrit dans le livre du destin : il faut que ces hommes soient libres, et il n’est pas moins certain que les deux races également libres ne peuvent vivre sous le même gouvernement. La nature, l’habitude, l’opinion ont établi entre elles des lignes indélébiles de démarcation. Il est encore en notre pouvoir de régler la marche de l’émancipation et de la déportation, d’accomplir la réforme paisiblement, et assez progressivement pour que le mal disparaisse d’une façon presque insensible, et que la place des nègres soit prise pari passu par des travailleurs blancs et libres. Si au contraire on abandonne la solution à la force des choses, la nature humaine doit frémir à la perspective qui s’ouvre devant nous. On chercherait en vain des exemples dans la déportation et l’extermination des Maures par les Espagnols. Ce précédent resterait bien au-dessous de notre cas. »


Au moment où Jefferson écrivait ces paroles à l’adresse de la postérité, comment parlait-il à ses contemporains ? C’était en 1821. Les États-Unis sortaient à peine d’une crise terrible. Un nouvel état, le Missouri, demandait à entrer dans l’Union. Pour y être admis, serait-il ou non obligé de renoncer à l’esclavage ? Telle était la question qui avait partagé l’Amérique en deux camps ennemis.


« Chaque état, écrivait alors Jefferson, a seul le droit de régler la condition des différentes classes d’hommes qu’il renferme. Aucun article de la constitution ne leur a enlevé ce droit pour le donner au gouvernement général… La vraie question pour les états affligés de cette malheureuse population, c’est de savoir si l’on fera présent à nos esclaves de la liberté et d’un poignard, car si le congrès a le pouvoir de régler la condition des habitans des divers états au sein de ces états, il pourra, en vertu du même pouvoir, décréter la liberté pour tous. Dans la situation actuelle, nous tenons le loup par les oreilles, et nous ne pouvons sûrement ni le tenir, ni le lâcher. Dans un des plateaux de la balance, la justice ; dans l’autre, la sûreté de nos personnes… Au fond, la question du Missouri n’est pas une question morale, c’est une question de prépondérance,… c’est un coup de parti. Les chefs du fédéralisme n’ont pu conquérir le pouvoir en ralliant des partisans au principe monarchique, principe qui pouvait amener des divisions personnelles, non des divisions locales. Ils virent de bord aujourd’hui ; ils jettent à la baleine un nouveau harpon. Ils profitent des sentimens vertueux du peuple pour amener une division de partis qui coïncide avec des divisions géographiques. »

Jefferson ne se bornait donc point à représenter les assemblées locales comme le seul instrument possible de l’émancipation ; il manifestait des doutes sur la possibilité de l’émancipation elle-même, il accusait le congrès de vouloir s’en faire juge et les fédéralistes d’inventer au profit de leur parti des nouveautés dangereuses. Il y avait là un singulier manque de mémoire et de bonne foi. De tout temps, le congrès s’était reconnu impuissant à guérir le mal dans les états anciens, mais de tout temps il avait cherché à le circonscrire dans leurs limites, et le nom de Jefferson était resté attaché à la mesure la plus radicale qui eût jamais été proposée à cet effet. En 1784, alors que les passions publiques n’étaient point encore en jeu dans cette question, et qu’il n’y avait aucun danger à être franchement de son avis, il avait voulu que l’esclavage fût exclu de tous les états qui pourraient se former sur le territoire que l’Union possédait dans l’ouest, et après de longues hésitations le congrès n’avait adopté cette idée qu’en la mitigeant, et en restreignant l’exclusion à la région qui s’étend au nord-ouest de l’Ohio. Les mémoires de Jefferson sont aussi curieux par ce qu’ils omettent que par ce qu’ils renferment. On n’y trouve pas la moindre allusion à ce projet, dont celui qui l’avait présenté aurait pu se faire honneur. C’est qu’en 1821 Jefferson ne se souciait pas de cet honneur-là. L’institution de l’esclavage avait porté ses fruits dans la Virginie. « Cet état est dans une effroyable détresse, écrivait-il. J’ai vu vendre des terres pour le revenu d’une seule année, et l’on me dit qu’au-delà des montagnes, de bons esclaves se vendent pour 100 dollars et de bons chevaux pour 6. » Le seul moyen d’éviter une ruine complète, c’était d’ouvrir de nouveaux débouchés à des produits humains qu’on ne pouvait plus nourrir, et qui dépérissaient sur place ; il fallait répandre le mal au dehors pour diminuer son intensité à l’intérieur. « Voilà des états de bonne volonté qui consentent à partager le mal avec nous. L’effort fait par un parti pour les en empêcher est regardé par l’autre comme le meilleur moyen de rendre le mal incurable en le concentrant, et de détruire toute chance d’une extirpation finale… Je sais bien une chose : c’est qu’en laissant les esclaves du midi se répandre dans l’ouest, on ne fera point partager leur misérable condition à un seul être humain de plus, que leur diffusion sur une grande surface les rendra individuellement plus heureux, facilitera leur émancipation en divisant le fardeau sur un plus grand nombre de coadjuteurs, et hâtera le moment où nous pourrons nous débarrasser de cette plaie. Ceux qui en souffrent l’attendent avec plus d’impatience que les bruyans politiques qui prétendent s’arroger le monopole de l’humanité. » Attente stérile, et qui restera toujours telle tant qu’à l’exemple de Jefferson, les hommes d’état du midi sacrifieront la justice et la bonne politique sur l’autel de la popularité !

Dans les délibérations secrètes du congrès, dans ses conversations particulières, dans sa correspondance intime, dans ses mémoires posthumes, Jefferson a tenu à honneur de marquer explicitement son avis au sujet de l’esclavage. Il ne pouvait penser sans émotion et sans effroi aux misères que l’esclavage entraîne et aux terribles conséquences de l’antagonisme entre les deux races ; il ne voulait pas en être responsable aux yeux de la postérité, mais il ne voulait pas davantage entrer en lutte avec l’opinion de ses contemporains. « Si nous ne faisons rien, écrivait-il à M. Tucker après le massacre des blancs à Saint-Domingue, nous serons les meurtriers de nos enfans. » Et pour s’absoudre à ses propres yeux de n’avoir rien fait, il sentait le besoin de se dire que « s’il était resté dans les conseils de son état, il n’aurait jamais laissé perdre la question de vue. »

Il se trompait lui-même. « Je tremble pour mon pays lorsque je songe que Dieu est juste, » avait-il dit aussi dans des Notes sur la Virginie rédigées à la requête de M. de Marbois et destinées à ne recevoir qu’une publicité de salon ; mais lorsque le général de Chastellux lui demanda l’autorisation de les publier dans le Journal de Physique, Jefferson ne consentit à la donner qu’à la condition expresse de supprimer toutes les attaques contre l’esclavage. Le Journal de Physique pouvait tomber dans les mains du premier venu. Lui-même nous a appris qu’il était de ceux auxquels il répugne également de taire leur avis et de le publier, de se condamner à la réserve et de se compromettre. « Je n’ai jamais eu, en politique ou en religion, une opinion que j’aie craint d’avouer ;… mais je n’aime pas à attirer l’attention, et je tiens à ne pas livrer mon nom aux journaux, car je trouve l’ennui causé par un peu de censure, même imméritée, plus vif que le plaisir d’être beaucoup loué. » Avec une singulière hardiesse d’esprit et de langage, Jefferson n’avait point de courage politique.

Le courage militaire lui manquait-il comme le courage politique ? Ses ennemis l’ont beaucoup dit, et ils se sont appuyés sur sa conduite comme gouverneur de la Virginie pendant l’invasion de la province par les troupes anglaises en 1781. De l’aveu de tous, tant que le théâtre de la guerre fut éloigné, tant que la mission militaire du gouverneur se réduisit à pourvoir d’hommes, d’argent, de vivres, de munitions et de renseignemens l’armée du général Washington devant New-York, et celle du général Greene dans les Carolines, il fit preuve de beaucoup d’activité, de jugement et de décision. Puis, lorsque le danger se rapprocha, soit que les attaques de l’ennemi fussent réellement irrésistibles, soit que Jefferson les jugeât trop facilement telles, il resta impuissant et inactif. Arnold, suivi de quelques centaines de soldats, put impunément se jeter sur la Virginie comme sur une proie, pénétrer jusqu’au cœur d’une province qui se vantait de compter cinquante mille hommes de milice, occuper la capitale, chasser devant lui le gouverneur et l’assemblée, et se replier sur la côte après avoir tout saccagé sur son passage. Cette brusque invasion devint le signal d’une série de razzias qui coûtèrent plus de soixante-quinze millions de francs aux propriétaires virginiens, et mirent plus d’une fois la vie des patriotes en danger. L’assemblée, réunie à Charlotteville, faillit tomber tout entière entre les mains du colonel Tarlton. Surpris lui-même dans sa maison par un corps de cavalerie, Jefferson ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval. « Croirait-on, a-t-il dit, que cette fuite est devenue, entre les mains des hommes de parti, la matière de je ne sais combien de volumes d’injures ? On l’a chantée en vers, et l’on a dit en humble prose comment, oubliant le noble exemple du héros de la Manche et ses moulins à vent, je m’étais refusé à entrer seul en guerre contre une légion, et à accepter un combat dans lequel il eût été glorieux de vaincre. » Jefferson ne s’est jamais senti fort jaloux d’imiter don Quichotte, et il y aurait mauvaise grâce à le lui reprocher, si, dans un temps où tout citoyen se faisait soldat et où tout gouverneur pouvait se trouver transformé en général, il n’eût pas été forcé de reconnaître un peu trop tard son peu de vocation pour le métier des armes. « A la fin de la seconde année de mon administration, je me démis de ma charge. Le pays était sous le coup d’une invasion ; les services militaires pouvaient seuls être utiles. Ne me sentant pas préparé par mon genre de vie et mon éducation au commandement des armées, je crus devoir ne point me placer sur le chemin de talens plus appropriés que les miens aux circonstances où se trouvait alors le pays. Je proposai donc moi-même à mes amis dans la législature de nommer gouverneur le général Nelson, qui commandait la milice de l’état. »

À tort ou à raison, les masses ne sont guère disposées à comprendre des actes d’abnégation de cette nature. Accusé par la clameur populaire de n’avoir pas su mettre le pays en état de défense, d’avoir trop veillé à sa sûreté personnelle et d’avoir abandonné au moment du péril un poste qu’il devait à la confiance de ses concitoyens, Jefferson fut un instant menacé d’être appelé à répondre de sa conduite devant l’assemblée générale. Bientôt pourtant la prise de Yorktown par Washington vint faire oublier à la Virginie les souffrances qu’elle avait endurées, dissiper l’irritation publique, et rendre l’opinion à des sentimens plus indulgens ou plus justes. La demande de mise en accusation n’eut pas de suite, et l’assemblée, émue de l’humiliation excessive qui avait été infligée à Jefferson, adopta même une déclaration où, « afin de repousser toute censure imméritée, elle adressait ses remercîmens sincères à Th. Jefferson, écuyer, pour son administration impartiale, intègre et attentive, » mais en appuyant sur ses qualités civiles avec une insistance qui pouvait passer pour de la malice, et qui empoisonnait un peu la consolation donnée a l’ex-gouverneur. Il avait grand besoin de consolation. Les sarcasmes dont il avait été l’objet l’avaient profondément froissé, sa confiance en lui-même était ébranlée, et bien qu’il ait souvent cherché, à faire plus de bruit qu’alors de sa passion pour la retraite, il ne se sentit jamais aussi sincèrement dégoûté de la vie publique. Monroe le pressait d’y rentrer ; il s’y refusa.


« J’ai bien examiné mon cœur, répondit-il, pour savoir si j’étais radicalement guéri de toute ambition politique, et s’il n’en restait pas quelque atome caché qui pût venir me tourmenter un jour, lorsque je me serais définitivement renfermé dans les limites de la vie privée. Je me suis convaincu que la dernière fibre de cette passion avait été arrachée. J’ai recherché alors si j’avais le droit de me retirer. Je me suis dit que par un sacrifice constant de mon temps, de mon travail, de mes devoirs envers ma famille et mes amis, loin de gagner l’affection de mes concitoyens, seule récompense que j’aie jamais demandée, et dont je puisse sentir le prix, j’ai même perdu le peu d’estime dont j’avais joui autrefois. J’aurais pu me consoler de la désapprobation de braves gens mal renseignés ; mais celle de leurs représentans a été un coup auquel je ne m’attendais pas. Sans doute elle a été suivie d’une déclaration qui me disculpe ; mais cela n’empêche pas que j’aie été soupçonné aux yeux du monde, sans qu’on lui ait jamais rien dit publiquement qui puisse l’empêcher de supposer que j’ai été accusé de trahison du cœur en même temps que de faiblesse d’esprit. Je sens que cet outrage a fait à mon cœur une blessure que la tombe, qui guérit tout, pourra seule guérir. »


Peu de mois après, la tombe s’ouvrait à ses côtés, non pour lui, mais pour « la compagne chérie dont l’affection, toujours égale et toujours partagée, lui avait donné dix ans de bonheur. » Son désespoir fut profond et touchant. L’une de ses filles, Mme Randolph, a raconté comment il soigna et pleura celle dont la mort vint le rendre insensible aux cuisantes blessures dont il avait cru ne pouvoir trouver la guérison que dans son propre tombeau.


« Jamais femme n’a rempli les fonctions de garde-malade avec autant de tendresse et de sollicitude : lui, ses sœurs et ma tante Carr veillaient tour à tour ma pauvre mère. Elle languît pendant quatre mois, et pendant tout ce temps il se tint sans cesse auprès d’elle, ne quittant le chevet de la malade que pour aller écrire dans un petit cabinet dont la porte donnait sur le lit. Un instant avant la fin, sa sœur, Mme Carr, l’entraîna loin de la chambre dans un état voisin de la défaillance. Elle eut beaucoup de peine à l’amener jusque dans sa bibliothèque, où il s’évanouit et resta si longtemps couché et insensible, que l’on crut ne pouvoir point le rappeler à lui. Je ne fus pas témoin de la scène qui suivit ; mais je n’oserai jamais décrire la violence de son chagrin, lorsque, le soir, j’entrai dans sa chambre à la dérobée. Il se renferma chez lui pendant trois semaines. Je ne le quittai pas un instant. Jour et nuit, il se promenait incessamment en long et en large, ne consentant à se reposer que lorsque ses forces étaient épuisées, et se jetant alors sur un grabat qu’on avait placé par terre au moment où il s’était trouvé mal. Il quitta enfin sa chambre, se fit amener son cheval, et depuis ce moment on le vit sans cesse errant dans les montagnes, dans les sentiers les plus écartés et dans les bois. Je fus souvent sa compagne dans ces tristes promenades et le témoin solitaire de ses brusques transports de douleur. »


Il retrouva enfin un peu de calme, et le 26 novembre 1782, deux mois après la mort de sa femme, il écrivait au chevalier de Chastellux :


« Votre lettre m’a trouvé sortant un peu de la stupeur, d’esprit qui m’avait rendu aussi mort au monde que celle dont la perte l’avait causée. Votre lettre a rappelé à ma mémoire qu’il y a encore parmi les vivans des personnes à l’affection desquelles j’attache quelque prix… Avant cet événement, mon plan de vie était arrêté ; je m’étais retiré dans les bras de la retraite, je me reposais de mon bonheur futur sur mes affections domestiques et sur mes travaux littéraires. Un seul événement a emporté toutes ces vues d’avenir, et laissé dans ma vie un vide que je ne me sentais pas le courage de combler. Un appel du congrès, qui m’oblige à passer l’Atlantique, m’a trouvé dans cet état d’esprit, et afin qu’au devoir vînt s’ajouter la tentation, j’ai appris en même temps, par son excellence le chevalier de la Luzerne, qu’un vaisseau de guerre sur lequel vous devez passer en France met à la voile dans le milieu de décembre. J’ai accepté la nomination, et ma seule préoccupation est aujourd’hui de surmonter tous les obstacles qui peuvent retarder mon départ, et m’empêcher de vous rejoindre et de faire le voyage avec vous ; je mesure tendrement votre affection à la mienne, et je ne vous demande pas si vous consentez. »


« Résider à Paris auprès d’une cour polie, et vivre dans la société des literati du premier ordre, » c’était, depuis que les États-Unis avaient une diplomatie, le rêve favori de Jefferson. Par deux fois déjà, le congrès lui avait offert le moyen de le réaliser ; et sa tendresse pour les siens, « qu’il ne voulait ni laisser derrière lui, ni exposer aux dangers de la mer et aux attaques des croiseurs anglais, » l’avait seule empêché, en 1776 et en 1781, de devenir collègue du docteur Franklin à Paris. Appelé en 1782, sur la proposition de Madison, son ami, à prendre part à la négociation de la paix avec l’Angleterre, il n’avait pu cette fois résister à la tentation. Après les malheurs politiques et domestiques dont il avait été frappé, « il sentait le besoin de changer de scène, » et il attendait avec impatience l’occasion de s’exercer sur un nouveau théâtre, lorsque son espoir fut déçu par la nouvelle de la conclusion de la paix. Il rentra chez lui triste et mécontent ; mais, décidé à ne pas rester, dans la retraite, il se fit envoyer au congrès par son état. Ce n’était évidemment pour lui qu’un pis-aller. Mal constitué, impuissant à faire exécuter ses réquisitions, le congrès avait perdu depuis la paix le peu d’autorité dont il avait été nominalement revêtu dans les temps difficiles, et il s’agitait vainement pour la reconquérir. Jefferson ne pouvait s’y sentir à sa place, et au milieu des longs et monotones débats sur le système monétaire des États-Unis, sur le mode de ratification du traité avec l’Angleterre, et sur le gouvernement du territoire occidental, il songeait à l’Europe. Aussi, dans un rapport sur l’état des relations extérieures, s’empressa-t-il de faire ressortir avec force la nécessité de conclure des traités de commerce avec tous les peuples, et d’entamer promptement à ce sujet des négociations dont Paris devait être le centre, et auxquelles il se promettait d’assister. En vain les délégués du Massachusetts cherchèrent-ils à le dégoûter de la diplomatie en faisant réduire le traitement des ministres étrangers de 11,000 dollars à 9,000. Il n’était pas avide, et il était décidé à réussir. Ne pouvant toutefois proposer lui-même ses services au congrès, il se remit de ce soin à la complaisance de l’un de ses collègues virginiens. L’idée soumise au congrès obtint son assentiment, et une commission générale, composée de Jefferson, de Franklin et de John Adams, fut chargée de proposer simultanément des traités de commerce à l’Angleterre, à la ville de Hambourg, à la Saxe, à la Prusse, au Danemark, à la Russie, à l’Autriche, à la république de Venise, au saint-siège, au roi de Naples, à la Toscane, à la Sardaigne, à la république de Gênes, à l’Espagne, au Portugal, à la Porte, aux régences d’Alger, de Tripoli, de Tunis, et à l’empire du Maroc !


V

Le séjour de Jefferson en Europe est l’une des portions les plus curieuses de sa vie, moins par ce qu’il y a fait que par ce qu’il y a vu et pensé. Un radical du Nouveau-Monde, l’esprit encore imbu des traditions anglo-saxonnes, venant juger l’Europe et lui emprunter en les modifiant les idées et les passions anarchiques qui surgissaient au sein de l’ancien régime, c’est un spectacle intéressant en lui-même et qu’il importe d’étudier avec soin pour comprendre le rôle que Jefferson joua plus tard dans son pays à la tête du parti démocratique. Ce fut en France qu’il apprit à détester la vieille organisation sociale de l’Europe et tout ce qui s’y rattachait encore en Amérique ; ce fut en France qu’il prit en haine la puissance de l’aristocratie et du clergé qu’il avait jusque-là attaquée sans colère ; ce fut en France qu’emporté par le mouvement philosophique du XVIIIe siècle, cet esprit naturellement aventureux s’enhardit jusqu’à la folie. Tout est mis en question sous ses yeux. Les grands problèmes de la science politique sont posés devant lui, et il les aborde avec une intrépidité présomptueuse et une assurance dogmatique qui tiennent autant de la légèreté que de la force, et qui indiquent plus de goût que d’aptitude pour les généralisations philosophiques. Il veut se rendre compte de ses idées, de ses passions, de ses instincts, et il les exagère en les traduisant en maximes tranchantes et hasardées qu’il a le bon sens de ne pas prendre trop au sérieux ; il se lance dans des théories qui auraient paru chimériques à Rousseau et anarchiques à Babeuf, sans perdre jamais entièrement en présence des faits, dans le conseil ou dans l’action, cet esprit politique et cette intelligence de la liberté qu’il avait reçus en héritage de ses pères, et qui ont manqué à tous les radicaux français.

Il arriva le 6 août 1784 à Paris, porteur de ses instructions. Franklin ne put s’empêcher de leur faire un accueil un peu ironique : « Vous voyez, écrivait-il à John Adams, qu’on nous a taillé bien de la besogne. Nous avons à conclure en deux ans des traités avec quelque chose comme une vingtaine de puissances : nous ne pourrons pas manger le pain de paresse, et de peur que nous ne nous laissions aller à trop manger, nos maîtres viennent de diminuer nos appointemens. J’approuve leur économie, et je vais l’imiter en diminuant mes dépenses. Nous avions trop bien traité nos compatriotes lorsqu’ils venaient ici. De retour chez eux, nos hôtes se sont empressés de raconter à notre désavantage notre libéralité excessive ; on en a été choqué. À l’avenir, ils n’auront qu’à se contenter comme moi de bœuf rôti et de pudding. Les lecteurs des journaux du Connecticut ne seront plus épouvantés par les récits de notre extravagance. Pour ma part, si je pouvais me mettre à table en face d’un morceau de leur excellent porc salé et de leurs potirons, je ne donnerais pas un liard de toutes les recherches du luxe parisien. »

C’était surtout des recherches de l’esprit français que Jefferson était avide ; il ne tarda pas à se convaincre qu’elles auraient à le dédommager de bien des déceptions, et à lui tenir lieu du plaisir de faire grande figure et d’accomplir de grandes choses pendant son ambassade. Les États-Unis étaient alors justement décriés dans le monde. Le congrès payait encore moins ses créanciers que ses agens ; les négocians américains imitaient le congrès ; les tribunaux américains protégeaient les négocians ; les législatures locales encourageaient les tribunaux, blâmaient le pouvoir central de ne point approuver leur sympathie pour les banqueroutiers, refusaient d’obéir à ses réquisitions, et usurpaient ses fonctions sans pour cela mieux remplir les leurs. On pouvait croire et l’on croyait en Europe qu’il n’y avait plus en Amérique ni gouvernement ni justice. Le moment n’était pas opportun pour rechercher des alliances. Malgré le respect dont Franklin était entouré, et qui rejaillissait dans une certaine mesure sur ses collègues, leur situation était souvent désagréable et fausse. Assainis par les réclamations d’anciens officiers français qui attendaient encore leur solde, mis en demeure par l’Angleterre et par la France d’expliquer la violation d’engagemens financiers et diplomatiques que les articles de confédération donnaient au congrès le droit de prendre, mais non d’exécuter, bafoués par les journaux de Londres, qui leur demandaient s’ils étaient assez nombreux pour représenter treize petites républiques rivales, exposés jusque dans les salons de Paris à entendre reprocher à leur gouvernement son impuissance et sa mauvaise foi, à leur pays son état de division et, d’anarchie, ils n’avaient guère autre chose à faire que des vœux pour que l’excès du mal fit sentir à leurs concitoyens la nécessité du remède et l’urgence de réformer la constitution. « Au milieu de leurs belles qualités, s’écriait Jefferson, nos compatriotes ont un gros défaut : c’est l’infidélité à remplir leurs engagemens… Aussi le renom de l’Amérique dans l’ancien monde n’est-il pas très flatteur pour ses citoyens. Nous trouvons qu’il est très difficile de faire ici des arrangemens commerciaux. Il n’y a point de confiance en nous. On nous reproche surtout le non paiement de nos dettes et le manque d’énergie de notre gouvernement ; ce n’est que depuis qu’il est question en Amérique d’augmenter les pouvoirs du congrès que je puis découvrir en Europe la moindre trace de respect pour les États-Unis. »

Ces paroles ont le ton d’une bien grande liberté d’esprit, mais les hommes de race anglo-saxonne ne courent guère le danger de pousser trop loin l’humilité nationale, et après d’amers aveux, il faut toujours s’attendre de leur part à de brusques retours d’orgueil patriotique. En dépit de l’Europe et de sa propre humeur, Jefferson restait bien convaincu de la supériorité de son pays sur tous les autres. « Quoi qu’on en dise, il n’y a point sous le ciel de gouvernement plus paisible et de peuple plus heureux et plus content… Si tous les maux qui peuvent sortir de notre forme républicaine de gouvernement à dater de ce jour jusqu’au jour du jugement dernier pouvaient être mis dans une balance et comparés à ceux que la monarchie impose à la France en une semaine et à l’Angleterre en un mois, la balance pencherait du côté de l’Europe. Par modestie, on se fait souvent injure ; nos compatriotes abusent de cette vertu. Ils ne se doutent pas assez de leur supériorité. »

Exagération imprudente, qui dans toute autre bouche passerait pour de l’ironie. Jefferson la prenait fort au sérieux, et il attachait tant d’importance à trouver des argumens en faveur de sa thèse, qu’il invoquait à son profit les réformes comme les abus de l’ancien régime, l’édit de 1787 pour rendre l’état civil aux protestans comme la révocation de l’édit de Nantes, et au lieu de savoir gré à Louis XVI du premier pas qu’il avait fait pour se rapprocher du principe de la liberté religieuse, il se donnait l’orgueilleux plaisir de montrer combien la France était encore éloignée du but que l’Amérique avait atteint. « L’édit sur les protestans, si longtemps attendu, vient enfin de paraître, écrit-il. En voici une analyse. Il reconnaît aux protestans le droit d’engendrer des enfans, le droit de mourir, le droit de nuire à la salubrité publique quand on ne les enterre pas (jusqu’ici les lois leur refusaient ces divers privilèges). L’édit ne les autorise ni à penser, ni à parler, ni à prier Dieu. Il énumère toutes les humiliations qu’ils continueront à subir, tous les fardeaux injustes qu’ils auront à supporter. Que faut-il penser de la condition de l’esprit humain dans un pays où une aussi misérable concession a causé des convulsions au sein de l’état ? Et combien nous devons bénir notre situation, nous qui vivons dans un pays dont le plus ignorant campagnard est un Solon en comparaison des auteurs de cette loi ! » Ce n’était pas seulement de la liberté de son pays et de l’esprit politique de ses concitoyens que Jefferson était fier ; au moment où tant d’observateurs superficiels regardaient la révolution américaine comme avortée, et doutaient que la nouvelle république pût jamais se faire admettre dans la famille des nations, il avait foi dans l’avenir des États-Unis, et il parlait de leur force d’expansion avec toute l’insolence d’un annexioniste américain de nos jours. « Notre confédération est le nid destiné à peupler l’Amérique au nord et au sud ; mais gardons-nous d’exercer trop tôt une pression sur les Espagnols. L’immense territoire qu’ils occupent ne peut être provisoirement en de meilleures mains ; toute ma crainte, c’est qu’ils ne soient trop faibles pour le conserver jusqu’au jour où notre population sera en état de le leur enlever pièce à pièce. »

Ce sentiment hautain des grandes destinées de sa race ne suffisait pas à mettre Jefferson au-dessus des petites susceptibilités d’amour-propre national. Souvent blessé par les sarcasmes des journaux anglais, son patriotisme était même devenu singulièrement irritable, et se manifestait parfois avec une naïveté amusante à observer chez un homme aussi peu naïf. Les fermiers du New-Jersey mettaient depuis longtemps à leurs charrettes des roues dont la circonférence était d’une seule pièce. Un charron de Londres, auquel Franklin avait révélé ce fait, vint à prendre un brevet pour exploiter sa découverte. Je ne sais quel journal français lui en attribua tout le mérite, et affirma, dans son enthousiasme pour la merveille du jour, que l’ouvrier, homme fort lettré, avait puisé son idée dans Homère. Jefferson se crut obligé de prendre la plume : « Voilà encore, écrivait-il à M. de Crèvecœur, qu’ils nous volent une de nos inventions pour la donner aux Anglais… Si l’idée est d’Homère, nos fermière ont seuls pu l’y trouver. Ce sont les seuls fermiers du monde en état de lire Homère. Vous qui écrivez bien et facilement le français, envoyez promptement une ligné au journal afin de revendiquer l’honneur pour nos compatriotes. »

Les calomnies contre le climat de l’Amérique mises à la mode par l’Histoire philosophique des deux Indes le troublaient encore bien davantage, Elles avaient déjà excité l’impatience de Franklin et donné au grand art qu’il avait d’illustrer la vérité par des exemples une charmante occasion de s’exercer. Un jour, il donnait à dîner à Passy ; la moitié des convives se composait d’Américains, l’autre de Français. Parmi ces derniers était l’abbé Raynal, qui s’empressa de développer sa théorie favorite avec son éloquence habituelle. À l’en croire, toutes les races d’animaux dégénéraient en Amérique, et l’homme lui-même n’échappait point à cette fatale influence. Franklin jeta un rapide coup d’œil sur ses hôtes : « Allons, monsieur l’abbé, lui dit-il, tâchons de régler aujourd’hui cette importante question. J’ai le plaisir de compter à ma table autant d’Américains que de Français ; mes compatriotes sont tous assis du même côté, mes amis français se sont placés de l’autre. Les deux partis n’ont qu’à se lever ; nous verrons chez lequel des deux peuples la nature a dégénéré. » Franklin avait si spirituellement profiter d’une singulière bonne fortune : ses Américains étaient tous grands et robustes ; lui-même était d’une prestance imposante. Les Français de l’abbé Raynal étaient au contraire fort petits, et quant à l’abbé lui-même, il était remarquablement chétif. Obligé de décliner le défi, il ne voulut pas cependant s’avouer vaincu : « Cela ne prouve rien, monsieur le docteur, les grands hommes sont partout des exceptions. »

Jaloux d’un aussi beau succès et pressé de marcher sur les traces de son vénérable collègue, Jefferson voulut aussi entrer en lice pour la beauté des races américaines. Ce fut contre Buffon. Il s’agissait cette fois, non de l’homme, mais des animaux, et moins heureux que Franklin, Jefferson n’avait pas ses preuves sous la main. Pour démontrer à son illustre contradicteur qu’il faisait tort aux œuvres de Dieu dans le Nouveau-Monde, Jefferson pria le général Sullivan de lui procurer le squelette et la peau d’un élan d’Amérique. Il s’agissait de l’honneur du pays. Le général se mit en campagne avec autant de zèle et de vigueur que si on lui avait donné à enlever un corps d’armée anglais. La campagne coûta 1,000 francs. Avant d’en connaître les détails, Jefferson trouva que le chiffre était un peu gros ; mais après avoir reçu le rapport du général, il dut se féliciter de n’avoir point à payer plus cher une expédition dont il récapitulait ainsi lui-même les beaux épisodes : « Les troupes mises en marche au mois de mars ; — beaucoup de neige ; — un troupeau attaqué ; — un élan tué dans le désert ; — une route percée ; — vingt milles parcourus la pioche à la main ; — le cadavre traîné des frontières de l’état à la maison du général ; — les ossemens nettoyés. — Enfin le brave homme s’est réellement donné beaucoup de mal, beaucoup plus que je n’aurais voulu ; il l’a fait de bon cœur ; je me sens son obligé. Et cependant, digne catastrophe d’une si belle tragédie, la caisse, les ossemens, tout est perdu. Ce chapitre d’histoire naturelle restera donc en blanc ; mais j’ai écrit au général de ne point le remplir : je laisserai ce soin à mon successeur, lorsque je ferai ma révérence pour quitter Paris. »

Ce n’était point en France que Jefferson avait pu apprendre ces raffinemens un peu puérils de la petite vanité nationale. Il était alors de bon ton à Paris de tomber dans l’excès opposé. On ne disait plus : « Comment peut-on être Persan ? » On commençait à dire : « Comment peut-on être Français ? » et l’on se croyait bien à tort moins ridicule en médisant à tout propos de son pays qu’en le vantant sans mesure. Les révélations indiscrètes de quelqu’un de ses amis français avaient sans doute mis à nu devant Jefferson les plaies morales de la brillante société dans laquelle sa position le faisait vivre. Un an à peine après son arrivée à Paris, il était déjà au courant de ces mystères de la vie de famille que, même dans les pays où le relâchement des mœurs est le plus grand, il est toujours difficile à un étranger de pénétrer sans guide. « Vous êtes peut-être curieux de savoir, écrivait-il à M. Bellini, quelle impression ont produite sur un sauvage des montagnes de l’Amérique ces scènes si vantées du grand monde. Une impression très peu avantageuse, je vous l’assure. L’amour conjugal étant banni de tous les cœurs, le bonheur domestique, dont l’amour conjugal est la base, est ici entièrement inconnu. On le remplace par des intrigues qui nourrissent et fortifient toutes nos mauvaises passions, et qui ne donnent que de courts momens d’extase au milieu de jours et de mois entiers d’inquiétudes et de tourmens. Combien ces jouissances passagères sont inférieures à la félicité tranquille et permanente que les liens domestiques font goûter à presque tous les habitans de l’Amérique, les laissant libres de s’adonner à des occupations que la raison et la santé approuvent, et rendant vraiment délicieux les intervalles de repos ! » Et ailleurs : « Croyez-moi, la morale à tirer de tout ce qu’on voit ici, c’est qu’il nous faut vivre en paix avec leurs personnes, mais en guerre avec leurs mœurs… Gardez-vous d’envoyer vos jeunes gens en Europe… Ils y apprendraient à regarder la fidélité conjugale comme une pratique indigne d’un homme de bonne compagnie. »

Jefferson n’était pourtant point un censeur assez intraitable pour ne pas trouver à la facilité et à la frivolité des mœurs françaises une explication et une excuse. « Pour un peuple dans leur situation, leur manière de vivre est peut-être, après tout, la plus propre à donner le bonheur, » s’écriait-il avec l’indulgence d’un moraliste assez peu rigide. « Quelque trompeurs que soient leurs plaisirs, ils n’en sont pas moins la distraction la plus efficace qu’on puisse chercher au milieu de semblables maux ; ils leur permettent d’oublier la dureté du régime sous lequel ils vivent. On a peine à comprendre au premier abord comment un aussi bon peuple, gouverné par un aussi bon roi et par des ministres aussi bien intentionnés, favorisé d’un si beau climat et d’un sol si fertile, soit rendu incapable de produire le bonheur humain par une seule malédiction, une mauvaise forme de gouvernement ; mais c’est un fait… La France est le pays le plus riche et le plus mal gouverné de la terre ; ses finances sont délabrées… De tous les états, c’est celui qui a le moins de crédit : elle ne pourrait emprunter un sou en Hollande. »

Il ne faut pas demander à Jefferson une connaissance bien approfondie des vices de ce régime, dont il peignait avec tant de force les mauvais effets. S’il avait été appelé à les corriger, il serait peut-être arrivé, à les comprendre ; mais il était de ceux qui ne voient juste et loin que lorsqu’il s’agit de se conduire. Tant qu’il se renfermait dans le rôle passif de spectateur, il se donnait en général le facile plaisir d’esprit d’observer avec partialité et avec légèreté, et de trouver dans les faits la confirmation des banalités révolutionnaires qu’il croyait utile de répéter à ses compatriotes. Pour les prémunir contre les séductions de la monarchie, il n’hésitait donc pas à mettre, sans plus ample examen, sur le compte de la royauté tous les maux de l’ancienne France. « Les rois, les nobles et les prêtres en sont seuls responsables, disait-il. Que ceux qui croient que les rois, les nobles et les prêtres sont de bons conservateurs du bonheur public viennent ici !… S’il entrait dans l’esprit de quelqu’un de nos concitoyens de souhaiter un roi, donnez-lui à lire la fable d’Ésope sur les grenouilles qui demandent un roi ; si cela ne suffit pas à le guérir, envoyez-le ici ; il retournera chez lui bon républicain… Nous devrions tous assiéger le trône de Dieu de nos prières pour qu’il extirpe de la face de la terre toute la classe de ces tigres et de ces lions humains, de ces mammouths qu’on appelle des rois. Périsse tout homme qui ne dira point d’eux : « Seigneur, délivre-nous de ce fléau ! »

Jefferson n’était pas assez fanatique pour adresser ces belles tirades aux hommes par lesquels il tenait à être pris au sérieux, il se serait bien gardé d’envoyer de semblables déclamations à Washington ; mais elles étaient bonnes pour la plèbe de ses correspondans américains. Ses correspondans français étaient traités avec un peu plus de respect ; loin de leur prêcher le renversement de la monarchie et l’extirpation des mammouths, il leur recommandait la prudence dans les réformes, la mesure dans les désirs, l’esprit de conciliation et de compromis, la méfiance des nouveautés non encore éprouvées, et leur proposait pour modèle non la république américaine, mais la monarchie constitutionnelle anglaise. Le 28 février 1787, peu de jours après la réunion de l’assemblée des notables, il écrivait à M. de La Fayette : « En gardant sans cesse devant les yeux le bon modèle de vos voisins, vous pourrez arriver pas à pas à une bonne constitution » Bien que le modèle ne soit point parfait, comme il a plus de chance de réunir beaucoup de suffrages que tout autre nouveau plan, il vaut mieux l’avoir en vue. Et quand même il faudrait acheter chaque progrès en remplissant d’or les coffres royaux, ce serait de l’argent bien employé. Il faut que le roi, qui a de si bonnes intentions, soit encouragé à répéter ces assemblées. Vous voyez combien, nous autres républicains, nous sommes portés à prêcher, lorsqu’une fois nous abordons la politique. » Et à la comtesse de Tessé, le 20 mars 1787 : « Si les notables veulent tenter des innovations pour lesquelles l’esprit public n’est point encore mûr, ils peuvent tout perdre et retarder indéfiniment le jour où l’on pourra atteindre le but auquel ils aspirent. »

Malgré ce sentiment de la supériorité du génie politique des Anglais, Jefferson n’éprouvait pour eux aucune sympathie ; il les regardait encore comme des ennemis. L’hostilité naturelle qu’il avait conçue contre eux pendant la guerre de l’indépendance avait pris de jour en jour, depuis la conclusion de la paix, un caractère plus amer et plus systématique ; La diplomatie américaine les avait trouvés sur son chemin dans toutes ses négociations. Grâce à leur malveillance et au mauvais renom qu’ils avaient partout donné aux États-Unis, les efforts de la commission générale pour contracter de nouvelles alliances en Europe étaient restés stériles, à ce point qu’elle avait vu arriver avec joie l’expiration de ses pouvoirs. Franklin était retourné à Philadelphie. Nommé son successeur à Paris, Jefferson n’éprouvait de la part du gouvernement et de la société polie que des marques de bienveillance. Envoyé en qualité de ministre plénipotentiaire à Londres, John Adams n’y rencontrait au contraire que mauvais vouloir et dédain. Le cabinet anglais se refusait non-seulement à exécuter le traité de 1783, à évacuer le territoire de l’Union et à ouvrir ses ports aux navires américains, mais encore à envoyer un ministre à New-York, et à rendre à la nouvelle république la politesse qu’il en avait reçue. En vain Jefferson, pour donner plus de poids aux réclamations des États-Unis, était-il allé rejoindre son collègue à Londres. Au bout de quelques semaines, il était revenu à Paris sans avoir rien obtenu, profondément irrité de l’accueil disgracieux que lui avaient fait le roi et la reine, et du peu d’égards que lui avaient montré ses compatriotes d’autrefois. « Sans manquer à son honneur et à sa dignité, le congrès ne peut pas renouveler ma commission auprès de cette cour, lui écrivait le 1er mars 1787 John Adams ; un plus long séjour ici me paraîtrait si peu compatible avec mon propre honneur et ma propre dignité, que si le congrès pouvait oublier la sienne, je n’oublierais pas la mienne, et je lui renverrais sa commission, à moins que sa majesté britannique ne consentît à envoyer un ministre au congrès. » L’humeur de Jefferson affectait des formes encore plus vives, et le 25 septembre 1787 il écrivait à John Adams, à propos des troubles de Hollande et de la guerre entre la France et l’Angleterre qui menaçait d’en sortir : « J’espère qu’on nous laissera libres de profiter des avantages de la neutralité. Et pourtant j’ai bien peur que les Anglais ou plutôt leur stupide roi ne nous obligent à en sortir, car je raisonne ainsi : en nous forçant à entrer en guerre avec eux, ils s’engagent dans une guerre dispendieuse sur terre et sur mer. Le sens commun indique donc qu’ils doivent nous laisser rester neutres : ergo ils ne nous laisseront pas rester neutres. Je n’ai pu encore découvrir d’autre règle générale pour prédire ce qu’ils feront que de rechercher ce qu’ils doivent éviter de faire. »

Jefferson ne confondait pas la neutralité et l’indifférence. Tout en reconnaissant en principe que « les États-Unis ne devaient prendre aucune part aux querelles de l’Europe, mais vivre en paix et en relations commerciales avec tous les peuples, » il pensait que son pays pouvait et devait avoir des préférences diplomatiques, aimer ses amis, haïr ses ennemis et le leur prouver pacifiquement. Il ne comprenait pas que l’on songeât en Amérique à « mettre le commerce de la France et de l’Angleterre sur le même pied. » — « Donner comme excuse d’une semblable impartialité que la reconnaissance ne doit jamais entrer dans les motifs de la conduite nationale, c’est ressusciter un principe qui a été enterré depuis des siècles avec ses semblables, la légitimité de l’assassinat, de l’empoisonnement, du parjure, etc. Tout cela pouvait être bon dans la nuit obscure des siècles qui sépare la civilisation ancienne de la civilisation moderne ; mais au XVIIIe siècle tout cela est condamné et tenu pour exécrable. Je ne connais qu’un code de morale pour les hommes, qu’ils agissent seuls ou collectivement. Celui qui dit : « Je serai un coquin lorsque j’agirai en compagnie de cent autres, et un honnête homme lorsque j’agirai seul, » risque fort de n’être cru que dans sa première assertion. »

Morale excellente, mais que Jefferson a trop souvent oubliée pour qu’elle suffise à expliquer sa politique. Ce n’était pas seulement par devoir et par reconnaissance qu’il était attaché à la France ; il l’aimait pour elle-même. Le « sauvage des montagnes de l’Amérique » avait été séduit par les attraits de la société française, par sa politesse aimable, son mouvement d’esprit, ses aspirations généreuses vers la liberté. Il resta toujours sous le charme, et trente ans après son retour en Amérique, il terminait le récit de ce qu’il avait vu à Paris en s’écriant : « Je ne puis quitter ce grand et bon pays sans exprimer mon sentiment sur sa prééminence parmi toutes les nations de la terre… Quand on le compare à d’autres pays, on lui trouve cette marque de primauté qui fut donnée à Thémistocle après la bataille de Salamine : chaque général vota pour lui-même la première récompense offerte à la valeur, et la seconde à Thémistocle. De même interrogez les voyageurs de toutes les nations. Demandez-leur : « Dans quel pays voudriez-vous vivre ? — Dans le mien, où sont mes amis, mes parens, les premières et les plus chères affections, les premiers et les plus chers souvenirs de ma vie. — Et quel serait votre second choix ? — La France. »

On se souvient souvent avec exagération des plaisirs passés, mais il n’y avait nulle exagération dans les souvenirs affectueux que Jefferson avait conservés de la France. Sa correspondance de Paris en fait foi :


« Comment trouvez-vous l’Angleterre ? écrivait-il le 30 juin 1787 à Mme de Corny. Je sais que votre goût pour les arts et métiers vous donne une petite disposition à l’anglomanie. Les ouvriers anglais l’emportent certainement sur tous les autres dans quelques parties ; mais soyez juste envers votre nation. Vos compatriotes n’ont pas, il est vrai, la patience de rester du matin au soir à polir une pièce d’acier, comme peut le faire un léthargique Anglais tout chargé de porter ; mais comparez leur bienveillance, leur gaieté, leur amabilité, à l’humeur et aux manières hargneuses du peuple au milieu duquel vous vous trouvez, cela compensera amplement le manque de patience. J’espère que lorsque la splendeur des boutiques, la seule chose qui vaille la peine d’être vue à Londres, aura perdu le charme de la nouveauté, vous soupirerez après Paris et ses habitans, et vous sentirez que vous ne pouvez être nulle part aussi heureuse qu’en leur compagnie. »

« Je suis enchanté, dit-il ailleurs, des habitans de ce pays. Toutes les aspérités et les rudesses de l’esprit humain sont si parfaitement effacées, qu’il semble qu’on pourrait se glisser toute sa vie au milieu d’eux sans être une seule fois coudoyé… Je voudrais que, sans trop sacrifier la sincérité du langage, mes compatriotes voulussent bien adopter de la politesse européenne tout juste ce qu’il faut pour être prêts à tous ces petits sacrifices du moi qui rendent les manières européennes si parfaitement aimables, et qui soulagent la société des scènes désagréables auxquelles la grossièreté la soumet trop souvent… Si je voulais vous peindre les jouissances que me donnent leur architecture, leur peinture, leur musique, je manquerais d’expressions. »


Rien ne donne plus de force à la passion que d’être contrariée, ni plus de vivacité au plaisir que d’avoir été longtemps attendu. « Le génie des arts semblait avoir répandu ses malédictions sur le pays de sa naissance, » tel était le secret de l’enthousiasme et des joies que causaient à Jefferson les œuvres de l’art européen. Ce n’était pas seulement lorsqu’il, s’agissait des arts que Jefferson affectait ces airs d’amateur et de connaisseur. Il s’intéressait à tout, savait de tout, parlait de tout avec l’étourderie d’une jolie femme philosophe du XVIIIe siècle. Il jugeait la nomenclature chimique, de Lavoisier du même ton qu’un opéra ; il condamnait les théories physiques de Newton avec autant d’assurance que les institutions monarchiques. C’était également à ses yeux des erreurs vieillies dont le progrès des lumières devait faire justice. Rejeter avec un superbe scepticisme les opinions anciennes, accueillir avec un enthousiasme crédule les nouvelles, douter de ce que les hommes avaient toujours cru, et ne jamais douter de soi et de son temps, c’étaient les règles les plus saisissables de sa critique. Aussi croyait-il avec autant de religion à l’existence de certains mammouths vivans qu’un malicieux voyageur prétendait avoir rencontrés dans les montagnes du Nouveau-Monde qu’à la férocité des mammouths politiques de l’Europe, et il regardait sans hésitation comme démontré que les Peaux-Rouges descendaient des Carthaginois, et que les couches géologiques du globe étaient dues à une végétation analogue à celle qui produit les couches ligneuses des arbres. À en juger par un conseil qu’il donne à son neveu Peter Carr, jeune collégien qui sentait le besoin de se faire une religion, Jefferson apportait dans l’examen des questions théologiques plus de réserve, de prudence, de sérieux et de critique que dans la solution des problèmes scientifiques. « Résistez au penchant pour les nouveautés et les opinions singulières, lui écrivait-il ; il est plus dangereux en cette matière qu’en toute autre. » Mais que l’on continue la lecture de la lettre, et l’on verra que ce ne sont là que les précautions oratoires d’un libre penseur insouciant, qui ne veut ni effaroucher son disciple, ni être responsable des faux pas qu’il pourra faire dans la voie où il l’engage. « Secouez toutes les craintes et tous les préjugés serviles par lesquels tant d’esprits faibles se laissent servilement écraser. Fixez votre esprit dans une ferme assiette, et citez devant son tribunal tous les faits, toutes les opinions… Ne vous laissez pas détourner de cet examen par la crainte des conséquences. S’il a pour résultat la croyance qu’il n’y a point de Dieu, vous rencontrerez des encouragemens à la vertu dans le plaisir et le charme que vous trouverez à la pratiquer, et dans l’amour des autres qu’elle vous procurera. Si vous découvrez des raisons de penser qu’il y a un Dieu, le sentiment que vous agissez sous son regard et qu’il vous approuve sera un grand encouragement de plus. Si vous êtes conduit à croire à une vie future, l’espoir d’une existence heureuse dans l’autre monde rendra plus ardent votre désir de la mériter. Si Jésus vous paraît avoir été un Dieu, vous serez consolé par la foi en son secours et en son amour. En un mot, je vous le répète, il faut mettre de côté tout préjugé, et ne croire ni ne rejeter rien parce que certaines personnes l’ont rejeté ou cru. Votre propre raison est le seul oracle qui vous ait été donné par le ciel, et vous êtes responsable non de la rectitude, mais de la droiture de ses décisions. »

Peu importait donc au fond à Jefferson qu’on fût athée ou déiste, spiritualiste ou matérialiste, unitairien ou trinitairien, pourvu qu’on « n’eût pas cherché sa religion en dehors des inspirations de sa propre raison et des sentimens de son propre cœur, » et qu’on se fût refusé à admettre un ordre surnaturel, impénétrable à la raison, pourvu, en un mot, qu’on se fût fait soi-même une religion, c’est-à-dire qu’on eût une religion qui n’en fût pas une, car c’est méconnaître le caractère distinctif de la religion et la confondre avec la philosophie que de la faire descendre du génie de l’homme. De même qu’il croyait que, laissé à lui-même, l’esprit humain peut arriver à la vérité, à toute la vérité, et qu’il ne doit suivre aucun guide, n’accepter aucune règle, ne se soumettre à aucune autorité, de même il pensait que, laissée à elle-même, la liberté humaine va au bien, et que les sociétés doivent autant chercher à se passer de lois et de gouvernement que la pensée. Aussi y avait-il dans ses idées sociales presque autant de confusion et d’inconséquence que dans ses idées religieuses. L’homme lui paraissait naturellement enclin au bien ; mais les gouvernemens, qui sont composés d’hommes, lui paraissaient fatalement enclins au mal. Les fautes des gouvernés s’expliquaient surtout à ses yeux par des erreurs d’esprit qui pouvaient presque toujours se corriger d’elles-mêmes, les abus des gouvernans par la perversité de leur cœur, qui avait toujours besoin d’être dominée par la crainte des soulèvemens populaires. Est-il nécessaire de dire que c’était singulièrement méconnaître le cœur humain ? En arrivant au pouvoir, l’homme ne change pas de nature ; il reste ce qu’il était en le subissant ou en y aspirant, un être essentiellement faillible et peccable, et il ne faut des freins pour contenir ceux qui ont à gouverner que parce qu’il en faut pour contenir ceux qui sont à gouverner. La prétention de Jefferson était de n’en imposer qu’aux premiers, de donner à l’autorité pour seule garantie les lumières du peuple éclairé par la presse, et à la liberté pour principale sauvegarde la méfiance des masses, usant et abusant du droit à l’insurrection. Aussi n’hésitait-il point à préférer l’absence de gouvernement à l’absence de journaux, à admirer l’état social des Indiens, et à regarder l’émeute comme une des plus précieuses institutions politiques de son pays.


« Le peuple est le seul censeur de ceux qui le gouvernent, et ses erreurs mêmes contribuent à retenir ceux-ci attachés aux vrais principes de leur institution. Punir ces erreurs trop sévèrement, ce serait supprimer la seule sauvegarde des libertés publiques. Le moyen d’empêcher ces interventions irrégulières du peuple, c’est de lui donner une connaissance parfaite de ses affaires par le canal des papiers publics, et de faire pénétrer ces papiers jusqu’au cœur de la masse tout entière. La base de nos gouvernemens américains étant l’opinion du peuple, le point capital est que l’opinion ne s’égare pas. Si donc j’avais à choisir pour nous entre un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas à préférer la dernière combinaison ; mais je voudrais que tout homme reçût ces papiers publics et fût en état de les lire. Je suis convaincu que les sociétés qui (comme celles des Indiens) vivent sans gouvernement jouissent, à les prendre dans leur ensemble, d’un degré de bonheur infiniment plus grand que celles qui vivent sous les gouvernemens européens… Je me demande même si cette forme de la société n’est pas la meilleure de toutes… Parmi les Indiens, l’opinion tient lieu de loi, et elle est pour les mœurs un frein aussi puissant que les lois aient jamais pu l’être ailleurs. En Europe, sous prétexte de gouverner, on a divisé les nations en deux classes, les loups et les brebis. Je n’exagère pas. C’est un vrai tableau de l’Europe. Entretenez donc avec soin l’esprit public et l’ardeur de notre peuple, tenez son attention en éveil. Ne soyez pas trop sévère pour ses erreurs, mais corrigez-les en l’éclairant. Si jamais il en venait à laisser languir son attention sur les affaires publiques, vous et moi, le congrès et les assemblées, les juges et les gouverneurs, nous deviendrions tous des loups. »


C’était en réponse à ceux qui s’effrayaient et s’affligeaient trop, selon lui, des soulèvemens socialistes dont le Massachusetts venait d’être le théâtre, que Jefferson improvisait ces singulières doctrines ; dans son empressement à représenter ce formidable déchaînement de mauvaises passions comme un symptôme rassurant pour l’avenir de son pays, il se serait volontiers écrié avec Pangloss : « Ceux qui ont dit que tout est bien ont dit une sottise. Il fallait dire que tout est pour le mieux. » — « Dieu nous garde, écrivait-il à ses amis, de rester jamais vingt ans de suite sans une semblable insurrection !… Je tiens pour avéré que de temps en temps une petite émeute est une bonne chose, et aussi nécessaire dans le monde politique que les orages dans le monde physique… L’arbre de la liberté a besoin d’être rafraîchi quelquefois dans le sang des tyrans et des patriotes… Il est vrai qu’en échouant les rébellions confirment généralement les empiétemens de droit qui les ont fait naître. L’observation de cette vérité doit rendre un honnête gouvernement républicain assez modéré dans la compression des révoltés pour ne pas trop en décourager le peuple. »

De semblables paradoxes sont plus dangereux pour les badauds qui s’y arrêtent en les lisant que pour les gens d’esprit qui les écrivent en passant. Ils n’empêchaient nullement Jefferson de parler d’un l’on impitoyable des « misérables, » des « coquins, » des « brigands » du faubourg Saint-Antoine tués devant la maison de Réveillon pour avoir trop sérieusement cru que « l’arbre de la liberté avait besoin d’être rafraîchi dans le sang des tyrans et des patriotes. » Les excès de ces bandes sanguinaires qui venaient de faire leur première apparition dans les rues de Paris lui inspiraient d’ailleurs plus de répugnance et de mépris que d’effroi. Les violences de la populace n’étaient à ses yeux que des accidens inévitables, communs à toutes les révolutions, et qui ne pouvaient rien contre celle dont il suivait les progrès avec la curiosité bienveillante d’un connaisseur sympathique. Seulement ce qui venait parfois le troubler dans ses prévisions optimistes sur l’issue de la révolution française, c’était l’état intellectuel et moral de ce peuple qui, par une brusque émancipation, sans éducation préalable, allait subitement passer d’une tutelle oppressive à une indépendance sans limite. C’était la confiance présomptueuse et presque puérile encore de ces réformateurs improvisés dans leur force et dans leur science politique ; c’était la précipitation à la fois impétueuse et systématique de leurs allures, leur inexpérience de la liberté, leur ignorance des conditions auxquelles elle s’établit, le peu de goût naturel qu’ils avaient pour les institutions qui en sont la plus ferme garantie. « Jusqu’où pourront-ils aller en définitive dans la réforme radicale des abus, c’est ce qu’il est impossible de prévoir, écrivait-il à Washington le 4 décembre 1788. Selon moi, une influence dont aucun de leurs plans de réforme ne tient compte les déjouera tous, l’influence des femmes dans le gouvernement. Les mœurs de la nation leur permettent de visiter seules tous les gens en place, de solliciter pour les affaires de leur mari, de leur famille, de leurs amis, et leurs sollicitations mettent au défi les lois et les règlemens… » Et à Madison : « Le malheur est qu’ils ne sont pas assez mûrs pour recevoir les bénédictions auxquelles ils ont droit. Je doute par exemple que le corps de la nation, si l’on pouvait prendre son avis, fût disposé à accepter une loi d’habeas corpus dans le cas où elle serait offerte par le roi. » Et après la réunion de l’assemblée constituante : « Ils se flattent de faire une meilleure constitution que la constitution anglaise. Je crois qu’elle sera à la fois meilleure et pire : meilleure sur le chapitre de la représentation, qui sera plus égale, pire en ce que leur situation les oblige à conserver la dangereuse machine des armées permanentes. Je doute aussi qu’ils obtiennent le jugement par jury, parce qu’ils n’ont pas le sentiment de sa valeur… Et je le regarde cependant comme la seule ancre efficace qui ait jamais été inventée par l’homme pour tenir un gouvernement attaché aux principes de sa constitution… Il n’y a jamais eu de pays où l’habitude de trop gouverner ait pris plus profondément racine et fait plus de mal… Nous sommes leur modèle, modèle dans lequel ils introduisent les changemens rendus nécessaires par la différence des situations, et quelques autres qui ne sont ni nécessaires ni avantageux, mais auxquels ceux-là seront toujours tentés d’avoir recours qui sont versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement, qui ne connaissent les hommes que tels qu’on les voit dans les livres, et non tels qu’ils sont dans le monde… L’un de mes plus grands sujets d’inquiétude, c’est le grand nombre des membres de l’assemblée. En tous pays, en toutes circonstances, il est bien difficile à douze cents personnes réunies, à quelque classe qu’elles appartiennent d’ailleurs, de ne pas tomber dans le tumulte et dans la confusion. Et quand ces douze cents personnes font partie d’une assemblée qui n’a encore ni règlemens, ni habitude de l’ordre et de la discipline, quand par-dessus le marché il s’agit de Français, parmi lesquels il y a toujours plus de prêcheurs que d’auditeurs, il y a là un grand écueil à redouter… Il est à craindre que leur impatience de rectifier toute chose à la fois n’effraie le cœur et ne l’amène à ne plus compter que sur la force. »

Quand on a raison, on a presque toujours plus raison qu’on ne le croit. Jefferson ne savait pas lui-même à quel point ses passagères inquiétudes étaient fondées. Au milieu des impressions un peu confuses et contradictoires qu’il recevait jour par jour des événemens qui s’accomplissaient sous ses yeux, ce qui dominait en lui, c’était la confiance, confiance enthousiaste qui se déployait de plus en plus à mesure que le flot révolutionnaire montait, emportant acteurs et spectateurs. « Il y a plaisir, dit Pascal, à être sur un navire battu par la tempête, lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point. » Personne n’a plus vivement goûté ce plaisir que Jefferson, et lorsqu’il dut s’y arracher, il quitta le navire avec la conviction que l’orage le poussait vers le port. « La révolution française sera terminée dans un an, » se disait-il en s’embarquant à contre-cœur pour New-York le 8 octobre 1789. La révolution française durait encore lorsqu’il reprochait, en 1821, à ceux qui avaient eu la prétention de la gouverner de n’avoir pas suivi les conseils qu’il leur avait donnés au début de la crise, dans les premiers jours de juin 1789, alors que les états-généraux n’avaient encore rien fait ni rien compromis, mais qu’ils étaient déjà sur le point de se lancer dans les voies hasardeuses où depuis ils se sont égarés. Réunie depuis plus d’un mois, l’assemblée n’était pas encore parvenue à se constituer. La querelle qui s’était élevée entre les trois ordres sur la question de la vérification des pouvoirs s’envenimait de jour en jour. Les communes, irritées de la résistance que leur opposait la noblesse, et ne connaissant encore, dans leur inexpérience politique, d’autre moyen de vaincre un obstacle que de le briser, commençaient à concevoir le projet de supprimer violemment toute distinction entre les ordres, projet révolutionnaire « dénotant, nous dit Jefferson, plus de courage que de calcul. » Non moins inhabile, la cour, dans sa stérile perplexité, ne savait plus que songer aux partis extrêmes. Tout annonçait une rupture entre ces divers pouvoirs qui, depuis si longtemps, avaient perdu l’habitude de faire en commun les affaires de l’état. Pour les empêcher de s’entre-détruire, il fallait à tout prix mettre fin à une situation violente qui, en se prolongeant, pouvait compromettre le principe récemment reconquis de l’intervention du pays dans ses affaires. Clore immédiatement les débats, remettre à des temps plus paisibles la discussion et l’élaboration d’une constitution détaillée, se borner pour le moment à l’acceptation pure et simple d’une charte royale confirmant en peu de mots le droit de la nation, se séparer immédiatement après l’avoir fait signer par le roi et par les membres des trois ordres, tel fut l’expédient proposé par Jefferson ; mais laissons-le parler lui-même :


« J’étais fort alarmé, dit-il. Je regardais les chances de succès de cette grande réforme du gouvernement de la France qui devait entraîner et assurer une réforme générale en Europe comme mises à néant par les fautes des divers pouvoirs de l’état. J’étais lié avec les principaux patriotes de l’assemblée. J’appartenais à un pays qui avait passé avec succès par une semblable réforme ; ils étaient disposés à me rechercher, et ils avaient quelque confiance en moi. Je les pressais avec instance d’avoir immédiatement recours à un compromis, d’assurer ce que le gouvernement était alors disposé à accorder, et de se reposer sur l’avenir du soin de faire naître l’occasion de compléter ce qui pourrait manquer. Il était alors bien entendu que le roi accorderait en principe 1° la liberté individuelle, 2° la liberté de conscience, 3° la liberté de la presse, 4° le jugement par jury, 5° la représentation législative, 6° la périodicité des réunions, 7° le droit d’initiative, 8° le droit exclusif de voter les taxes et d’en régler l’emploi, 9° la responsabilité des ministres. Munis de tels pouvoirs, ils auraient pu obtenir avec le temps tout ce qui serait devenu nécessaire à l’amélioration et l’affermissement de leur constitution. Ils en ont jugé autrement, et les faits ont prouvé leur lamentable erreur. Ils ne prévoyaient pas (et qui aurait pu les prévoir ?) les tristes suites d’une persévérance qu’ils déployaient à bonne intention. Ils ne savaient pas qu’exploitée par un tyran usurpateur, leur force ne servirait qu’à mettre sous ses pieds l’indépendance et l’existence même des nations, et qu’après trente années de guerres civiles et étrangères, la perte de millions d’hommes, la ruine du bonheur privé, l’occupation de leur pays par les armées de la coalition, ils ne devaient obtenir rien de plus que ce qui leur avait été proposé. Et cela même le possèdent-ils sûrement ? »


Jefferson n’avait peut-être pas le droit de juger aussi sévèrement la conduite de ses amis français, car il avait partagé leur enivrement d’esprit, et, tout en blâmant leurs fautes, il avait, au milieu du trouble jeté dans ses idées par la révolution française, rêvé de plus absurdes chimères que les leurs. Le même homme qui avait si sagement et si sobrement indiqué les bases sur lesquelles il convenait d’établir la constitution française s’était demandé s’il ne serait pas utile et légitime d’y inscrire le droit de faire banqueroute tous les dix-neuf ans, et au moment où il parlait avec le plus de dédain de « ces politiques versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement, qui connaissaient l’homme tel qu’ils le voyaient dans leurs livres et non tel qu’il est dans le monde, » il se laissait éblouir par les fausses lumières de ces livres et entraîner par la hardiesse de ces théories. « Elles sont, disait-il, bien au-dessus de la portée des Anglais ; apaisés et engourdis, pour ainsi dire, par une demi-réforme politique et religieuse, ils ne sont excités par rien de ce qu’ils voient ou de ce qu’ils sentent à mettre en question les préjugés subsistans. Un Français au contraire ne rencontre partout où il porte son regard, sur le trône comme sur l’autel, que de monstrueuses absurdités qui éveillent son esprit, l’excitent à penser et à examiner à fond toutes choses. Aussi les écrivains de ce pays, affranchis de tout préjugé par la surabondance même des préjugés qui les entourent, nous tireront-ils des erreurs avec lesquelles nous avons été bercés. »

Le principe qu’un peuple doit toujours rester fidèle à ses engagemens était l’une de ces erreurs avec lesquelles Jefferson avait été bercé, et dont il était revenu pendant son séjour à Paris. Il se flattait de s’en être affranchi sans le secours de personne. Las de marcher à la suite des autres penseurs révolutionnaires, il avait voulu à son tour ouvrir la voie à de nouvelles découvertes dans la science politique, faire faire de nouveaux progrès à l’esprit humain, et il s’était mis en devoir d’examiner si une génération d’hommes a le droit d’en lier une autre. « Cette question n’a encore jamais été abordée de front ni en Europe, ni en Amérique, écrivait-il à Madison le 6 septembre 1789, et cependant par son importance, elle mérite non-seulement d’être décidée, mais de prendre place parmi les principes fondamentaux de tout gouvernement. Les réflexions dans lesquelles nous sommes plongés ici sur les principes élémentaires de la société m’ont conduit par leur cours naturel à soulever cette question. Il faut y répondre par la négative, et c’est ce que l’on peut prouver. » Puis il développait longuement son idée. La voici, je crois, dans sa nudité et sa rigueur :

On ne peut transmettre un droit ou une obligation qu’on n’a point. On ne peut avoir un droit ou une obligation quand on n’est point. Les morts ne sont plus. Ils n’ont donc plus rien, ils ne doivent donc plus rien, ils ne peuvent donc plus rien transmettre. La part matérielle qu’ils avaient dans le domaine du monde leur survit seule, et le droit naturel l’attribue au premier occupant, mais sans faire renaître les charges dont ils pouvaient l’avoir grevée, et qui se sont éteintes avec eux. La terre est le patrimoine, non des morts, mais des vivans. Les morts ne sauraient lier les vivans. Ce principe de la loi naturelle, la loi civile peut légitimement le modifier ; elle peut, dans l’intérêt de tous, ressusciter des obligations et des droits éteints par la mort, et former de l’ensemble de ces droits et de ces obligations une personne morale qui s’appelle une succession ; elle peut donner à cette succession des héritiers et des créanciers, et en créant au profit des premiers certains avantages, y mettre certaines conditions au profit des seconds. La société peut tout sur ses membres, mais le droit public ne saurait imiter le droit civil. Le droit civil ne s’applique qu’à des individus qui sont soumis à la société ; le droit public s’applique à la société tout entière, qui ne relève pas d’elle-même. Une génération, c’est-à-dire une société tout entière qui en remplace une autre, entre naturellement en possession des biens laissés par ses prédécesseurs, mais sans succéder aux charges dont ils pouvaient l’avoir grevée et qui se sont éteintes avec eux. Cette génération, cette société nouvelle n’est soumise à aucune autorité supérieure en état de créer une succession politique. Nul ne peut lui imposer des dettes qu’elle n’a pas contractées, des engagemens qu’elle n’a pas pris, des lois qu’elle n’a pas faites, et dont le droit naturel l’affranchit. Une génération ne peut donc en engager une autre, et toute loi dont la durée dépasse celle de la génération qui l’a faite est contraire au droit. La durée d’une génération peut se calculer d’après les lois de la mortalité. En suivant les tables de Buffon, on trouve qu’au bout de dix-neuf ans la majorité des hommes arrivés à l’âge de raison et capables de s’engager fait place à une majorité nouvelle. Au bout de dix-neuf ans, toute constitution, toute loi, tout contrat national est donc nul. Tous les dix-neuf ans, la banqueroute, la révolution, le remaniement de la société est nécessaire et légitime.

Jefferson avait trop d’esprit de conduite pour se rendre lui-même aux yeux du public responsable d’une théorie choquant à ce point le bon sens. Aussi voulut-il que tout l’honneur de la produire dans le monde revînt à Madison. « Retournez ce sujet dans votre esprit, lui écrivait-il, et développez cette doctrine avec la puissance de logique qui vous est propre. Votre position dans les conseils de notre pays vous donne l’occasion d’appeler sur elle l’attention publique et de la faire entrer dans la discussion. À première vue, on pourra en rire et la regarder comme le rêve d’un théoricien ; mais après mûr examen, on la trouvera solide et salutaire. » A première vue, Madison ne la trouva pas « de tous points compatible avec le cours des affaires humaines. » Sans oser contester en principe la doctrine de Jefferson, sans voir peut-être lui-même bien clairement en quoi l’idée fondamentale de son ami était fausse, il lui soumit quelques objections pratiques, et avec un singulier mélange de déférence et d’ironie douce, il déclina l’honneur de développer une thèse au-dessus de la portée de ses compatriotes. Jefferson approuva sans doute la prudente réserve de son ami, car, tant qu’il resta activement mêlé à la vie publique, il ne pensa plus à sa théorie ou du moins il n’en par la plus ; mais il avait une ténacité d’esprit au moins égale à la facilité avec laquelle il pouvait mettre de côté celles de ses idées qui menaçaient de devenir pour lui embarrassantes ou compromettantes. Après avoir volontairement négligé pendant vingt-quatre ans toutes les occasions que sa situation officielle lui donnait d’appliquer son idée, elle lui revint avec une force nouvelle dans sa retraite de Monticello, et le 24 juin 1813 il écrivait à son gendre, M. Eppes, représentant de la Virginie dans le congrès et président du comité des voies et moyens : « Cette lettre, sera consacrée à la politique, car, bien que je ne me permette pas d’y penser souvent, elle vient parfois s’imposer à mon esprit et m’inspirer des idées que je suis alors tenté de poursuivre. Comme vous êtes à la tête du comité des finances, je viens me hasarder à vous dire quelques-unes de mes vues financières, mais ceci pour vous seul, et pour les personnes auxquelles vous pouvez vous fier : cela n’est pas fait pour un comité de composition mêlée. » Et il revenait sur sa doctrine qu’une génération ne peut en lier une autre, et que tout emprunt contracté pour plus de dix-neuf ans est un abus de pouvoir.

Quand on craint à ce point d’avouer ce qu’on dit, c’est qu’on doute un peu de la valeur de ce qu’on pense. À la rigueur, le mystère dont Jefferson entourait sa doctrine suffirait à la condamner ; mais nous avons appris à nos dépens qu’il est aussi nécessaire de réfuter que légitime de mépriser de pareils sophismes. Au dire des médecins, de toutes les maladies la plus contagieuse, c’est la folie, et les politiques n’ont guère le droit de les contredire. Je n’ai pas la prétention d’avoir retenu la liste exacte des détestables paradoxes que nous avons vu ressusciter en 1848. Je crois cependant me rappeler que, dans la collection des copies de leurs grands maîtres que les socialistes nos contemporains ont voulu nous donner pour des originaux, ils ont oublié de placer l’œuvre de Jefferson. C’est un oubli qu’à l’occasion ils répareront sans doute avec d’autant plus d’empressement que l’erreur de l’illustre démocrate américain découle exactement du même principe que celles dont ils se sont fait les démonstrateurs. Cela est si vrai que je trouve dans la Démocratie en France de M. Guizot un passage écrit en réponse à M. Proudhon, qui répond en même temps à Jefferson. Voici ce qu’ont également oublié Jefferson et M. Proudhon :

« L’homme, ce n’est pas seulement les êtres individuels qu’on appelle les hommes ; c’est le genre humain, qui a une vie d’ensemble et une destinée générale et progressive : caractère distinctif de la créature humaine, seule au sein de la création.

« A quoi tient ce caractère ? À ce que les individus humains ne sont pas isolés ni bornés à eux-mêmes et au point qu’ils occupent dans l’espace et dans le temps. Ils tiennent les uns aux autres ; ils agissent les uns sur les autres par des liens et par des moyens qui n’ont pas besoin de leur présence personnelle et qui leur survivent, en sorte que les générations successives des hommes sont liées entre elles et s’enchaînent en se succédant.

« L’unité permanente qui s’établit et le développement progressif qui s’opère par cette tradition incessante des hommes aux hommes et des générations aux générations, c’est là le genre humain ; c’est son originalité et sa grandeur ; c’est un des traits qui marquent l’homme pour la souveraineté dans ce monde et pour l’immortalité au-delà de ce monde.

« C’est de là que dérivent et par là que se fondent la famille et l’état, la propriété et l’hérédité, la patrie, l’histoire, la gloire, tous les faits et tous les sentimens qui constituent la vie étendue et perpétuelle de l’humanité au milieu de l’apparition si bornée et de la dispersion si rapide des individus humains. »

La théorie de Jefferson supprime tout cela ; elle abolit le genre humain. S’il s’était donné la peine de regarder jusqu’où allait son idée, il aurait sans doute hésité à l’accepter ; mais il était un de ces esprits actifs et faciles qui se laissent éblouir par leurs propres vues, et qui n’appliquent le principe du libre examen qu’aux doctrines de leurs adversaires.

Dans presque toutes les carrières, il est certaines époques décisives où les opinions s’arrêtent et où les sentimens se fixent. Telle fut pour Jefferson l’époque de la révolution française. Aucun bomme d’état américain n’en a plus profondément ressenti l’influence. Il emporta de Paris la plupart des idées qui jouèrent un rôle dans sa conduite en Amérique, idées désintéressées encore, dont il ne songea que plus tard à faire une politique. Comment il fut amené à les prendre pour arme et pour drapeau et à grouper autour d’elles une faction, comment son cœur s’altéra et s’aigrit dans la lutte, c’est ce que nous essaierons de montrer en racontant les origines, l’organisation et le triomphe du parti démocratique aux États-Unis.


CORNELIS DE WITT.

  1. Célèbre jurisconsulte anglais du temps d’Elisabeth, auteur des Institutes du droit d’Angleterre.
  2. Jefferson prend soin de faire remarquer dans ses mémoires que « ses bons frères du nord s’étaient aussi sentis un peu atteints par ses attaques contre l’esclavage, car, bien qu’ils ne fussent eux-mêmes possesseurs que d’un petit nombre de nègres, ils avaient été souvent les pourvoyeurs des autres colonies. » Cette remarque, combinée avec celle de John Adams, est la meilleure critique de la violente diatribe que le congrès eut le bon sens et le bon goût de supprimer. Des marchands et des propriétaires d’esclaves n’avaient guère le droit de mettre la protection de la traite au nombre des crimes politiques de George III qui légitimaient la déclaration de l’indépendance.