Thomas Browne le médecin philosophe de Norwich/01
Les ressuscités, les écrivains qui renaissent soudain de leurs cendres, comme notre vieux Ronsard, sont une partie intéressante et fort significative de la littérature de chaque époque. Ils ont beau n’être que d’étranges contemporains d’outre-tombe qui parlent sans pouvoir entendre, qui influent sur la génération et qui n’ont subi aucune de ses influences ; ils sont souvent plus actuels que les vivans eux-mêmes. Il est possible qu’un homme de chair et d’os soit une exception et un anachronisme au milieu de son siècle ; mais un auteur mort qui reprend en quelque sorte une seconde existence ne saurait être sans parenté avec les temps où il revoit le jour : si l’ombre est sortie de sa tombe, c’est seulement parce qu’elle a été évoquée, et maintenant, comme à l’époque d’Orphée, il n’y a que l’amour qui ait le don de rendre les morts à la vie. Que signifient pourtant ces alternatives de popularité et de discrédit ? comment expliquer la destinée de ces hommes qui étaient tombés dans l’oubli après avoir été glorifiés, et qui, avec la même voix que nos pères entendaient sans émotion, ont retrouvé tout à coup la puissance de nous remuer ? A mon sens, il y aurait hâte et présomption à ne voir là qu’une erreur commise et rectifiée, à nous dire simplement que ces écrivains avaient été dédaignés parce que nos pères ne savaient pas distinguer leurs mérites, et qu’ils sont rentrés en honneur parce que nous avons su reconnaître la valeur qui n’avait jamais cessé d’être en eux. Les choses se passent moins simplement dans ce monde. S’il existe en effet des écrivains qui ont ainsi une valeur permanente, ou, pour mieux dire, qui possèdent à la fois de quoi satisfaire aux exigences contraires dont la succession fait la vie morale de l’espèce humaine, il en est d’autres qui, avec des qualités très réelles, ne peuvent avoir qu’un prestige intermittent. Ils sont beaucoup aimés par une génération, parce qu’ils parlent beaucoup à ses instincts ; mais, faute de répondre assez aux besoins opposés, ils passent avec elle pour rester éclipsés jusqu’à ce qu’une nouvelle réaction ait ramené au pouvoir la tendance qui regarde du côté de leurs qualités. En général, les ressuscités sont des esprits de ce genre. On pourrait les comparer à des astres que notre terre ne saurait apercevoir pendant une moitié de son évolution, mais qui reparaissent naturellement sur son horizon chaque fois que, en oscillant suivant ses lois, elle revient à l’autre moitié de son orbite. Et c’est à ce mouvement même qu’ils doivent leur importance particulière, car c’est lui qui nous donne le moyen de computer nos propres saisons. En étudiant le vieil auteur qui, sans changer lui-même, a subi ces vicissitudes, nous comprenons mieux où se portaient les préoccupations de nos pères alors qu’elles s’éloignaient de lui, et dans quel sens nous avons dû nous retourner nous-mêmes pour le retrouver sur la ligne de nos yeux. En rencontrant chez lui une phase morale qui s’accorde avec la nôtre et un travail commencé dont notre propre activité n’est que la reprise, nous acquérons une conscience plus nette de ce qui se passe en nous, en même temps que nous sentons mieux comment nous ne sommes ni le commencement ni la totalité de l’univers.
C’est sur un ressuscité de l’Angleterre actuelle, — sir Thomas Browne, de Norwich, — que je voudrais aujourd’hui appeler l’attention. Par sa naissance, il nous reporte à l’époque la plus merveilleuse de l’esprit anglais, et, je le crois, de l’esprit moderne, à la fin de ces cent années d’abondance qui ont produit Spenser et Shakspeare, Bacon et Milton. Fort célèbre de son vivant et traduit plusieurs fois dans les principales langues de l’Europe, encore lu et partiellement réimprimé jusqu’en 1756, mais délaissé depuis lors ou du moins rejeté dans l’ombre pendant tout le règne de la raison, il est soudain remonté dans l’opinion publique aussitôt que ce flux de raisonnement a commencé à redescendre. Dès les premiers jours de notre siècle, il avait déjà trouvé chez Coleridge un esprit préparé à le goûter, et à partir de ce moment il a de plus en plus reçu droit de cité dans la littérature contemporaine. On l’a étudié et on l’a discuté ; on a publié ses œuvres complètes en y recueillant les lettres et les morceaux inédits qui restaient de lui, et la même édition, avec notes et commentaires, a eu les honneurs d’une réimpression populaire assez récente (1852). Bien plus, Browne a été un favori autant qu’un objet de curiosité : sans redevenir précisément un écrivain influent, j’entends un de ceux dont les idées se font adopter, il a au moins agi assez vivement sur les imaginations, et pour tout le public qui s’occupe de lettres, il a certainement fourni sa quote part à la circulation intellectuelle de ces dernières années.
Jusqu’à un certain point, Browne en cela n’a fait que partager le sort de son époque entière. Dans toute l’Europe en général, le XVIIIe siècle avait à peu près renié la littérature de la renaissance et de la réforme. C’est seulement depuis 1800, — un peu plus tôt en Allemagne, — qu’il s’est produit à cet égard une révolution complète. En Angleterre, les contemporains de Shakspeare ont été les premiers l’objet d’une ovation nationale, et bientôt l’intérêt s’est étendu sur leurs héritiers immédiats, sur les écrivains encore inspirés, mais déjà prétentieux, du temps de Jacques Ier et de son successeur. En France, nous avons réhabilité la période correspondante des Valois et des deux premiers Bourbons. Un peu partout, comme on l’a remarqué à propos des Vies des Poètes anglais, par Johnson, la génération moderne a délaissé les froides célébrités qui avaient alors accaparé toutes les niches dans les cours de littérature et les recueils du Parnasse, et elle s’est choisi un nouveau panthéon parmi les vieux auteurs que les Johnson et les Laharpe ne jugeaient pas même dignes d’être mentionnés. Que cet amour pour la fin du XVIe siècle et pour le commencement du XVIIe tienne bien à une réaction qui nous a rapprochés de nos arrière-ancêtres en nous éloignant de nos prédécesseurs directs, qu’il soit bien l’effet et le signe d’une ressemblance frappante entre leur manière de sentir et la nôtre, il me semble que les écrits de Browne sont vraiment propres à nous le faire voir ; car, parmi les diverses contrées de l’Europe, il n’en est point, je crois, où les caractères des deux demi-siècles qui nous occupent se soient développés aussi franchement qu’en Angleterre, et tout ce que ces caractères ont de plus analogue à nos propres dispositions est éminemment en évidence chez le médecin de Norwich. Sir Thomas Browne représente surtout on ne peut mieux les dernières années de la grande époque, ces vingt ou trente années qui s’étendent depuis Bacon jusqu’à l’avènement de l’influence française et de la littérature méthodique, et que j’appellerais volontiers la période des cultures fleuries et des belles plantations, comme l’âge de Shakspeare était celle des puissantes végétations. C’est là un moment tout particulier où déjà les esprits tournent à la prose et au raisonnement, tout en conservant encore beaucoup d’imagination et de poésie. C’est une saison intermédiaire où la science débute avec des ardeurs enfantines dans la voie ouverte par Bacon, où les idées religieuses, la philosophie et les lettres traversent aussi une crise, qui est trop éclipsée pour nous par la veille et le lendemain. On n’en est pas encore aux écrivains réguliers, et on n’en est plus aux génies inspirés ; on en est aux prosateurs ravissans, à Jeremy Taylor, à Bunyan, à Walton, à Evelyn, à George Herbert.
C’est dans ce groupe d’écrivains que Browne se place en première ligne. Entre eux tous, il est l’esprit le plus original, celui qui doit le plus à la nature, et autant qu’aucun autre il a droit de figurer dans la bibliothèque des auteurs charmans : — ce qui n’est point en somme une distinction vulgaire, quoique de son temps elle ait pu être relativement plus commune ; — car, si l’on comptait les hommes qui ont mérité ce titre depuis le commencement du monde, on les trouverait peut-être encore moins nombreux que les grands génies. Je ne parle pas seulement, bien entendu, des auteurs qui plaisent à la lecture : il arrive tous les jours qu’un roman ou une pièce de théâtre nous enlèvent agréablement à nous-mêmes par le mouvement ou par les contrastes de leurs scènes ; mais la secousse à peine passée, si nous voulons juger, l’œuvre amusante nous apparaît souvent sous des couleurs tout autres : pour notre esprit, elle n’a plus que des laideurs. Tout au contraire d’autres livres, bien moins entraînans, semblent s’embellir dans nos souvenirs. Il se peut que par instans ils nous aient fatigués, il se peut même qu’aucune de leurs idées isolées n’ait obtenu notre plein assentiment ; mais quand nous nous recueillons, il se trouve que leurs idées, en nous revenant toutes à la fois, acquièrent le don de nous séduire. C’est sans doute parce qu’elles forment en nous à elles toutes une image de l’auteur lui-même ; ses manières de voir ne s’accordaient pas avec les nôtres, sa manière d’être devient pour nous tout aimable. Tel est le genre d’attrait que possède Browne : il inspire l’affection. Si la génération qui a précédé notre siècle n’a point paru le goûter, c’est qu’en vérité elle avait pour habitude de ne pas écouter ses impressions. Elle était trop occupée à rechercher si chaque opinion et chaque locution partielle étaient conformes aux décisions absolues de la raison, et d’ailleurs elle eût cru se déshonorer en ayant la faiblesse d’aimer ce qui était aimable, ce qui avait puissance d’exciter de l’amour. Elle se faisait gloire de juger toujours, et de tenir seulement pour bon ce qu’elle voyait raison de réputer tel.
Ce n’est pas à dire toutefois que ceux qui ont pu dédaigner Browne n’aient point eu pour cela de motifs valables. De fait, il y a en lui du caméléon. Il change complètement d’aspect suivant le point de vue sous lequel on le regarde. Si on lit ses écrits avec la curiosité morale qui s’intéresse surtout à la nature humaine et qui aime à surprendre dans les pensées et les sentimens le caractère qu’ils dénotent, on n’éprouve plus, comme je le disais, que des impressions agréables : ses illusions elles-mêmes n’attestent que de gracieuses dispositions et de rares facultés ; mais si on vient à l’envisager en naturaliste, si on a l’esprit tourné comme le XVIIIe siècle, qui concentrait toute son attention sur les choses du dehors et pour qui toute pensée ne représentait rien qu’une bonne ou mauvaise définition de la manière d’être des choses, Browne alors devient beaucoup moins satisfaisant. Non-seulement ses conclusions ne sont pas toujours admissibles pour nous ; il s’en faut encore que lui-même soit un esprit sûr, une tête remarquablement organisée pour échapper à l’erreur. Et le plus curieux, c’est qu’il est presque impossible de séparer ses mérites de ses défauts. Chez lui, les mêmes idées qui provoquent la contradiction quand on les considère comme des appréciations sont souvent celles qui nous attirent vers lui par les confidences qu’elles nous font sur son propre compte.
La vie de Browne nous présente du reste à première vue une contradiction analogue. De sa jeunesse à sa mort, nous le voyons se livrer sans partage à l’étude de toutes les sciences d’observation, et son plus long ouvrage est un Traité contre les erreurs populaires, traité où il fait preuve d’une grande indépendance d’esprit, et où il a porté en effet un coup sérieux aux habitudes crédules du moyen âge. Pourtant le seul incident public qui nous soit connu de sa carrière nous le montre dans une cour de justice où il vient déposer de sa foi complète aux enchantemens et aux pactes avec le diable. C’était le 10 mars 1664, à Bury-St Edmund. Deux femmes, Amy Duny et Rose Cullender, comparaissaient, sous une inculpation de sorcellerie, devant le célèbre sir Matthieu Hale, baron de l’échiquier. « Sir Thomas Browne, l’illustre médecin de son temps, se trouvant dans la salle, fut invité par le juge à donner son avis sur l’affaire, et il se déclara clairement convaincu que les accès étaient naturels (il s’agissait des personnes ensorcelées), mais qu’ils étaient augmentés par la coopération du démon, qui, aux instances des sorcières, prêtait son aide à leur malice pour accomplir ces vilenies. À quoi le déposant ajouta qu’en Danemark on avait récemment découvert des magiciennes du même genre, qui tourmentaient leurs victimes en leur faisant entrer des épingles dans le corps. » C’est le docteur Hutchinson, cité par Aikin, qui rapporte ce fait dans son Essai sur la Sorcellerie. Les deux accusées furent condamnées, et Browne, le savant Browne, bien qu’il n’ait pas contribué probablement à leur condamnation, se trouve avoir donné son assentiment à l’une des dernières exécutions qui aient eu lieu en Angleterre pour cause de sorcellerie.
Comme le remarque l’éditeur de Browne, il ne faudrait pas oublier sans doute que cette croyance aux sortilèges[1] était partagée par les plus grandes intelligences de l’époque, par Bacon, l’évêque Hall, Baxter, Hale, etc. Toujours est-il que la déposition de Browne touche réellement à un côté faible de son imagination. Ses écrits démontrent assez qu’en matière de magie il faisait plus que partager l’opinion de son siècle. Par nature, il avait le cœur tendre pour les esprits et les agens surnaturels. Les hommes et les choses de ce monde lui apparaissaient volontiers comme des poupées et des décors dont les fils étaient entre les mains des anges et du démon.
Que signifie cette étrange alliance de l’esprit d’examen et des rêveries thaumaturgiques ? Comment expliquer cet expérimentaliste visionnaire dont l’intelligence semble donner tour à tour tant de signes de force et de faiblesse ? Plus d’une fois déjà Browne a été discuté comme une énigme, et les oracles ont eu peine à s’entendre sur son compte. Les uns ont tranché la difficulté en rejetant ses préjugés sur l’époque pour n’attribuer à lui-même que son évidente sagacité ; les autres l’ont considéré seulement comme un esprit chimérique qui n’aimait le savoir que pour alimenter les rêves de son imagination. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de prononcer des jugemens aussi exclusifs. Il me semble que sa raison et ses illusions n’ont rien au fond d’incompatible, qu’elles sont bien les deux faces d’une nature unique, d’un même tempérament, qui suffisaient pour faire de lui tout à la fois un critique et un visionnaire, un observateur très apte à distinguer le vrai du faux dans le domaine des faits, et une imagination très féconde en apparitions merveilleuses. C’est ce caractère que je voudrais suivre dans les écrits du médecin de Norwich, et plus spécialement dans un de ses ouvrages qui a en partie gardé le privilège de parler encore à notre condition, comme disait le quaker George Fox. Nous avons été trop habitués à nous représenter l’imagination comme la folie qui est le contraire même du bon sens scientifique, et ce préjugé suffirait pour transformer tout le passé en un chaos d’inconcevables contradictions ; mais en réalité la folle du logis a rendu de bons services, et, si je ne me trompe, il s’en faut que notre observateur visionnaire soit purement une anomalie. Avec ce qu’il a de plus insolite pour nous, avec son développement particulier qui ne serait plus possible de nos jours, il nous donne, une image assez fidèle de l’esprit qui animait tous les premiers pères de nos sciences, ceux qui ont ouvert la voie des progrès au nom desquels nous sommes peut-être trop disposés à les dédaigner.
Thomas Browne naquit à Londres le 19 octobre 1605. Il était fils d’un riche marchand issu d’une souche de gentilshommes, et dont la biographie se réduit à un seul trait, à la vérité fort significatif : on raconte de lui, comme du père d’Origène, que chaque soir il avait coutume de découvrir la poitrine de son fils au berceau et d’y déposer un baiser en priant le ciel que le Saint-Esprit en vînt faire sa demeure. Cela seul nous laisse deviner un intérieur domestique à la fois tendre et solennel. L’enfant toutefois ne grandit pas sous cette influence : il perdit de bonne heure son père, et sa jeunesse reçut plutôt les leçons de l’isolement. Sa mère s’étant peu après remariée, il resta confié aux soins d’un tuteur qui le plaça d’abord dans une école près de Winchester. De là il passa à l’université d’Oxford, où il fut reçu bachelier en 1626 et maître ès-arts en 1629. Puis, après avoir commencé d’exercer la médecine dans le comté d’Oxford, il leva assez brusquement sa tente pour parcourir l’Irlande en compagnie de son beau-père, sir Thomas Dutton, alors chargé d’en inspecter les châteaux et les forteresses. Il semble que cette excursion ait éveillé en lui le goût des voyages, car, de 1630 à 1633, nous savons qu’il visita la France et l’Italie, qu’il résida à Montpellier et à Padoue, sans doute pour y suivre des cours, et qu’avant de rentrer en Angleterre, il prit à Leyde son diplôme de docteur. Du reste, On n’a retrouvé dans ses papiers aucun journal de ses courses, ce qui a lieu d’étonner, quand on connaît sa curiosité omnivore et son habitude de mettre par écrit tout ce qui le frappait. Dans les lettres qu’il adressait plus tard à ses fils pendant leur tour d’Europe, il ne cesse pas de leur indiquer des problèmes d’érudition à résoudre sur les lieux, des livres à lire sur les contrées qu’ils traversent, des itinéraires à suivre pour rencontrer sur leurs routes des villes intéressantes ou des écoles célèbres. Tout en désirant qu’ils se ménagent, il les engage à faire un croquis des monumens, à étudier le gouvernement des cités et des états, à s’aboucher avec les savans et les autres notabilités ; il veut d’ailleurs qu’ils visitent les mines en exploitation, qu’ils observent les procédés industriels, et qu’ils n’oublient ni de prendre la recette des remèdes particuliers qu’on emploie dans chaque pays, ni de parcourir les marchés pour noter et dessiner au besoin les poissons et les espèces de gibier qui s’y vendent. Il est fort probable qu’il avait fait lui-même ce qu’il recommande à ses fils, et que ses notes ont été brûlées ou perdues. Quoi qu’il en soit, nous pouvons être certains qu’il n’avait pas plus gaspillé ses années de voyage que ses années d’université. Dans tout ce qu’on connaît de lui, rien n’indique un homme chez qui l’activité morale ne s’est éveillée que tardivement, et qui a dû changer de voie en passant par le repentir. D’ailleurs il n’avait pas trente ans quand il composa sa Religio medici, où se révèle déjà un long passé d’observation, de pensée et d’érudition.
La Religio medici (le livre, bien qu’écrit en anglais, est ainsi intitulé) est une œuvre qui appartient à la littérature générale de l’Europe, car elle a été traduite en hollandais, en allemand, en latin, en italien aussi, dit-on, et en français. Je ne cite que pour mémoire cette dernière version que la Biographie universelle attribue à Nicholas Lefebre : c’est une copie de la copie hollandaise et un tissu de contre-sens délayés dans un style illisible. La traduction latine que l’on doit à John Merrywater, et qui est élégante au jugement des connaisseurs, parut en 1644 à Leyde, où une seconde édition vit le jour en 1650. L’année même de la publication, elle était reproduite à Paris, avec une nouvelle préface où l’auteur est présenté comme catholique de cœur et ad sectam anglicanam per vim malignam nativitatis aut fortunoe prœter voluntatem advectum. Le même texte latin fut encore imprimé trois fois à Strasbourg (1652, 1665 et 1677), avec un amas de commentaires par Levinus Nicolas Moltkenius, et j’en ai moi-même une autre édition, qui n’est pas mentionnée par M. Wilkin (Eleutheropoli, 1743, juxta exemplar lugdunense). Quant à la sensation que l’ouvrage produisit en Angleterre, elle est attestée par les quatorze réimpressions qui se succédèrent jusqu’en 1736, et par une multitude d’imitations qu’il fit surgir, telles que de Religione laici, Religio jurisconsulti, Medici Catholicon, Religio stoici, — clerici, — militis, — bibliopolœ, etc. Grâce à M. Wilkin, j’en pourrais citer bien d’autres encore.
« Il est arrivé ici d’Hollande, écrivait Guy Patin en octobre 1644, un petit livre nouveau intitulé Religio medici. C’est un petit livre tout gentil et curieux, mais fort délicat et tout mystique. L’auteur ne manque pas d’esprit ; vous y verrez d’étranges et ravissantes pensées. Il n’y a encore guère de livres de cette sorte ; s’il était permis aux savans d’écrire aussi librement, on nous apprendrait beaucoup de nouveautés. Il n’y eut jamais gazette qui vallût cela ; la subtilité de l’esprit humain se pourrait découvrir par cette voie. » Guy Patin revient encore trois fois sur l’ouvrage de ce mélancholiaue agréable, comme il l’appelle (16 avril 1645, — 26 juillet 1650, — 19 juin 1657).
Les accusations et les réfutations ne manquèrent pas non plus au triomphe. Un certain Alexandre Ross, qui par la suite devait encore descendre dans l’arène pour soutenir contre Browne la cause des erreurs vulgaires, ne tarda pas à lui répondre par son Medicus medicatus, ou la Religion d’un médecin guérie par une potion lénitive. Un fait à noter, c’est que ce champion des absurdités les plus flagrantes, ce même Ross dont la crédulité universaliste ouvrait les bras à toutes les vieilles fables, s’attaque à la Religion d’un médecin parce qu’il la trouve trop peu exclusive, trop complaisante pour les papistes, l’astrologie judiciaire et autres hérésies. Un plus illustre personnage, le très docte et très chimérique sir Kenelm Digby, « de l’école admirable des Schott, des Kircher, des Gaffarel et des Borelli » (c’est Disraeli le père qui le caractérise ainsi), écrivit en une seule séance et au fond d’une prison, où il avait été jeté pour cause politique, ses Observations sur la Religio medici. C’est le même chevalier Digby qui fut reçu dans l’intimité de Descartes, et qui fit bruit en France par sa poudre de sympathie, dont une pincée, dissoute dans un bassin d’eau, avait soulagé la main blessée de James Howell à l’instant même où sa jarretière tachée de sang touchait la solution magique. C’est lui encore qui s’était tellement épris de la beauté de sa jeune femme, qu’il la tua, dit-on, en imaginant de lui faire manger constamment des volailles nourries de serpens pour lui assurer une jeunesse sans fin. Le chevalier Digby, à vrai dire, n’est pas uniquement un contradicteur. S’il est souvent en désaccord avec Browne, il lui témoigne aussi du respect et lui donne parfois sa pleine approbation. « L’auteur me plaît infiniment, lit-on dans ses Observations, quand il déclare qu’en religion il n’y a pas assez d’impossibilités pour une foi active. » Digby était catholique, et il est vraisemblable, ainsi que le remarque le docteur Fortin, qu’il avait cru reconnaître dans cette déclaration et dans plus d’un autre passage des tendances favorables à son église. Il semble du reste que Browne, avec son esprit original et sa large bienveillance, ait été destiné à se voir renié et revendiqué par toutes les communions. À Paris, il avait été recommandé comme un esprit tellement gagné à l’orthodoxie romaine, qu’il ne méritait pas même le nom d’hérétique, et que sans doute la crainte des persécutions l’empêchait seule d’abjurer le protestantisme. À Rome, son livre fut mis à l’index. À Norwich, un quaker du nom de Duncon lui écrivit une lettre fort obligeante où perçait l’espoir de l’attirer à la société des amis. « En Allemagne, écrit le docteur Aikin, il fut accueilli par de sévères censures, et les théologiens, more theologico, le dénoncèrent comme un incrédule et même un athée, quoique chacune de ses pages attestât la ferveur de sa piété et la docilité de sa foi. » De telles aberrations font tristement sentir à quel point la masse des hommes, même de ceux qui ont le don de la parole, sont sujets à ne pas voir clair et surtout à ne pas ouvrir les yeux. Au lieu de regarder pour juger, ils aiment mieux raisonner pour conclure qu’un homme chez qui la foi ruisselle doit être un athée, et ne peut être qu’un athée, parce qu’il a émis telle opinion qui, suivant leur opinion à eux, ne peut provenir que de l’athéisme, ou ne peut manquer d’y conduire.
C’est au retour de ses voyages, très probablement entre 1633 et 1635, que Browne avait composé sa Religio medici. Il y a lieu de croire qu’il était alors établi près de Halifax, à Shipden-Hall, où, en sa qualité de jeune médecin, il devait avoir d’amples loisirs pour examiner sa conscience. Lui-même nous raconte qu’il avait écrit son soliloque sans intention aucune de publicité, mais que, son manuscrit ayant été copié et imprimé à son insu avec de nombreuses inexactitudes, cela le décida à se présenter sous son nom devant le public. L’édition anonyme et subreptice à laquelle il fait allusion est de 1642 ; l’édition qu’il donna lui-même est de l’année suivante. Le docteur Johnson, qui a écrit une Vie de Browne, y rapporte ces faits, « qu’il ne songe pas, dit-il, à contester. » Cela ne l’empêche pas de présenter le récit du médecin de Norwich comme fort suspect, parce qu’en général il faut se défier des publications soi-disant subreptices « qui le plus souvent ne sont qu’un subterfuge employé par des auteurs affamés de notoriété, mais effrayés d’en avoir l’air, et qui voudraient satisfaire leur vanité en gardant les apparences de la modestie. » Le docteur n’a pas été heureux ici en faisant choix de Browne comme d’un crochet pour y suspendre ses vérités générales sur la généralité des auteurs, et ce n’est pas la seule fois qu’il ait péché de la sorte. Quoique Johnson, ait dû une bonne partie de sa célébrité à ses biographies, je doute que le génie du biographe fût au nombre de ses qualités. Il avait peu le sentiment des caractères, et il avait beaucoup trop, comme son siècle, la passion des axiomes universels. Sa philosophie morale se réduisait quelque peu à concevoir d’après tout le monde une idée banale de l’homme, pour l’appliquer ensuite à n’importe quel individu. Ainsi procède-t-il à l’égard du médecin de Norwich. Tandis que Browne, tel qu’il s’est daguerréotype dans ses œuvres, est avant tout une nature candide qui craint le bruit et qui n’a guère que des vanités d’imagination, tandis qu’il est dominé par ses sympathies au point d’avoir peine à penser à l’effet qu’il peut produire, son biographe n’a qu’un mot à la bouche pour donner la clé de sa vie : l’amour-propre. Si le manuscrit de Browne est resté assez longtemps hors de ses mains pour qu’il fût possible de le copier, c’est que, « en recevant, je suppose, les louanges exubérantes dont tous les hommes paient la faveur de parcourir une œuvre inédite, il n’a pas été très pressé d’abréger les adulations en réclamant ses cahiers. » Si Browne écrit dans sa Religio medici cette phrase où il se résume si bien : « Ma vie a été un miracle de trente années ; la raconter ne serait pas de l’histoire, ce serait un morceau de poésie qui paraîtrait une fable, » Johnson n’est point frappé par tous les instincts rêveurs et les silencieux étonnemens qui se laissent pressentir sous ces paroles ; il n’y voit qu’une assertion mal fondée qu’il explique encore comme tout le reste. « Probablement, dit-il, il s’agissait de merveilles qui s’étaient passées dans son esprit ; il n’est pas de vie d’homme où l’amour-propre, aidé d’une imagination vigoureuse et fertile comme la sienne, ne soit capable de découvrir ou d’imaginer des prodiges. »
Lorsque la réputation vint trouver Browne malgré lui, il habitait déjà Norwich, où il avait été attiré par plusieurs gentilshommes du voisinage, autrefois ses compagnons d’université, et où il s’était bientôt enraciné en s’alliant à une bonne famille du pays. Un contemporain nous décrit ainsi sa compagne Dorothée Mileham : « Elle était de proportions tellement symétriques avec son digne époux, tant pour les grâces du corps que pour celles de l’esprit, qu’ils semblaient appelés l’un vers l’autre par une espèce de magnétisme naturel. » Comme médecin, Browne s’était d’ailleurs donné un nouveau titre à la confiance de ses concitoyens d’adoption en se faisant recevoir docteur à Oxford, et les succès qu’il obtint dans sa pratique nous sont attestés par plusieurs témoignages du jour. Sa réputation n’était point renfermée dans les murs de Norwich ; les malades venaient de loin recourir à ses lumières. Un fait assez remarquable, c’est que, sauf une lettre, on n’a de lui aucun écrit qui roule sur la science à laquelle il donnait une si grande partie de son temps et de ses pensées. Ce n’est pas le seul indice qui trahisse sa répulsion pour les idées fixes. Il n’est point dans sa nature de se laisser asservir par une préoccupation unique, et, en prenant la plume, il cherche le plaisir de s’étendre librement dans tous les sens. Malgré ce silence sur sa profession, plus d’un passage de ses écrits permet d’affirmer qu’en médecine il n’était pas du même bord que son admirateur Guy-Patin, le farouche ennemi des chimistes, des apothicaires et des cuisineurs de drogues. Ses habitudes d’esprit suffiraient, je crois, pour le faire deviner, car la médecine, aussi bien que la politique et la littérature, oscille entre deux extrêmes qui correspondent aux humeurs des hommes. Tour à tour elle va de l’empirisme au raisonnement. Avant le XVIIe siècle, elle avait été, ce me semble, tout adonnée à la recherche des spécifiques, quoiqu’elle eût, il faut le dire, une étrange manière de les reconnaître : elle croyait que les noix devaient être bonnes pour le cerveau, parce qu’elles en portaient la signature (la ressemblance), et que le cristal ne pouvait manquer de guérir la fièvre, puisque l’idée de cristal renfermait une idée de froid qui était le contraire de l’inflammation des fièvres. Ce n’était pas moins là un grossier empirisme. Vers l’époque de Browne au contraire, elle tendait à se rejeter vers le rationalisme : avec les partisans des purgatifs et des saignées, elle voulait se faire des moyens qui ne fussent déduits que de ses principes et s’en tenir aux traitemens dont la convenance pouvait être expliquée et comme prédite par sa théorie. Elle était un peu comme le digne Ross, qui, sous prétexte « qu’on ne peut fournir aucune raison pour que le fer attire l’aimant, » conclut victorieusement que cela n’est pas, et que le privilège d’attirer appartient seulement à l’aimant comme « à la matrice commune des métaux. » De nos jours enfin, l’homœopathie, les électriseurs et les consultations de somnambules accusent assez haut un retour vers l’expérience, et malheureusement aussi vers les chimères qui en sont inséparables. Si les raisonneurs sont portés à être trop exclusifs, les hommes qui ont une sage disposition à juger d’après les faits sont follement habiles parfois à apercevoir des faits imaginaires pour se persuader que l’expérience atteste précisément ce que leurs idées les entraînaient à supposer.
Entre ces deux écoles, c’est évidemment vers celle de l’expérience ou de l’empirisme que Browne inclinait d’instinct. J’ai cité une des recommandations qu’il faisait à son fils aîné : celle de noter les remèdes particuliers qu’il verrait employer dans chaque pays. Le même fils, alors qu’il pratiquait la médecine à Londres, écrit à son père pour le consulter sur divers électuaires assez compliqués, et ce seul nom d’électuaires est fort éloquent : il évoque le souvenir de ces recueils où les médecins érudits ramassaient toutes les recettes qu’ils avaient rencontrées dans les vieux auteurs. Est-ce à dire que Browne croie les yeux fermés à ces incroyables mélanges ? Ce n’est nullement ma pensée ; mais ici comme partout, il reste volontiers entre le oui et le non. Ce qui le rend si original, c’est précisément le nombre des suppositions qui lui reviennent à l’esprit sans qu’il puisse les secouer, et auxquelles cependant il ne livre pas sa foi. Il a la tête meublée de toutes les visions, de toutes les assertions des anciennes autorités. Il a tellement la grande imagination qui se rappelle à la fois toute chose et qui embrasse sans cesse les immensités de l’inconnu, que nul fait n’est assez incroyable pour l’épouvanter. À moins de preuves, il ne dira jamais : Cela est impossible ; mais à moins de preuves, il ne dit pas : Cela est vrai, et en attendant que les preuves arrivent, l’homme pratique se décide pour la prudence. La règle qu’il suivait sans doute à l’égard de ses malades, la voici telle qu’il nous l’expose à propos de l’or employé comme médicament, et rien qu’à lire ces sages paroles on comprend comment il est devenu célèbre dans sa profession : « Que l’or ainsi administré ait des effets incontestables, nous ne nous prononcerons pas impérieusement à cet égard, bien que beaucoup d’autres exemples se joignent à ceux que nous avons rapportés pour nous engager à l’affirmative ; mais puisque le point est douteux et n’a pas encore été décidé d’une façon authentique, ce serait manquer de jugement que de s’en rapporter à des remèdes controversables. Dans les cas qui présentent un danger connu, il convient plutôt de recourir à des médicamens d’une activité également connue et attestée, car, outre le bénéfice qui en revient au malade, on évite ainsi une erreur grossière qui se commet tous les jours quand on emploie simultanément des drogues incertaines et des remèdes plus authentiques, celle d’attribuer la guérison au médicament imaginaire, ou d’en reporter l’honneur là où l’on avait porté à l’avance sa bonne opinion. »
La renommée littéraire de Browne vint encore élargir le cercle de ses relations. Il fut recherché par les célébrités de tout genre, et il se plut à rester en commerce avec elles. Il me semble que le groupe de ses connaissances est aussi un renseignement biographique. On a de lui des lettres adressées à Lilly, l’astrologue, et quoiqu’il n’ait point fait acte de foi à l’égard du grand œuvre, il comptait parmi ses amis et ses correspondans deux alchimistes enthousiastes : le riche sir Thomas Paston, qui était en outre un érudit et un zélé collectionneur, et le docteur Arthur Dee[2], qui, « fréquemment, personnellement et indubitablement, avait vu transmuter en or et en argent les métaux vils. » Sans avoir montré non plus qu’il crût au don royal de guérir les écrouelles, il nous apprend par ses lettres qu’il donnait souvent des certificats d’humeurs froides à ceux qui voulaient se faire toucher. Charles II, suivant le témoignage d’un de ses médecins ordinaires, John Browne, ne toucha pas moins de quatre-vingt-douze mille cent sept personnes de 1660 à 1683. Ce détail peint bien, à mon sens, la position d’observateur que le médecin de Norwich aimait à garder vis-à-vis de toutes les hypothèses et de toutes les traditions du passé.
Quelles étaient d’ailleurs les occupations et les études qu’il trouvait moyen de concilier avec les fatigues de sa profession ? Un de ses amis va nous le dire : c’est le révérend John Whitefoot, qui « tenait pour une faveur spéciale de la Providence d’avoir pu le connaître intimement pendant les deux tiers de sa vie, » et qui, après la mort de Browne, a recueilli, sur la prière de sa veuve, les souvenirs de cette longue familiarité. Ses Minutes, comme il les appelle, offrent une si curieuse combinaison de bonne foi et de rhétorique surannée, elles paraissent si délicieusement embarrassées entre la crainte de manquer à la vérité et la peur de manquer aux belles convenances du langage et aux majestés de l’érudition, que je me garderai bien de ne pas les citer textuellement :
« L’horizon de son intelligence dépassait de beaucoup en étendue notre hémisphère du monde. Il comprenait si bien tout ce qui est visible dans les cieux, que sous leur voûte on eût trouvé peu d’hommes qui en fussent aussi instruits. Il était capable de dire le nombre des astres qui se montrent au-dessus de notre horizon, et de désigner par leur nom tous ceux qui en ont un. De la terre il avait une connaissance géographique aussi minutieuse et aussi exacte que s il eût été institué par la divine Providence arpenteur et archiviste général de toute la sphère terrestre, y compris ses productions : minéraux, plantes, animaux. Il était si subtil en botanique, que, sans se contenter des distinctions d’espèces, il a fait de délicates et curieuses observations aussi utiles que délectables. Sa mémoire, quoiqu’elle n’ait pas égalé celle de Sénèque ou de Scaliger, était vaste et tenace au point qu’il n’était pas un livre, une fois qu’il l’avait lu, dont il ne se rappelât tous les passages et les traits remarquables. Sir Thomas entendait la plupart des langues européennes : à savoir, toutes celles qui sont dans la Bible, de Hutter dont il usait. Pour le latin et le grec, il les possédait critiquement. Des langues orientales, qui ne furent jamais natives dans cette partie du monde, il pensait que leur utilité ne compenserait jamais le temps et la peine de les apprendre. Pour autant, il avait en si grande révérence leur matrice, je veux dire l’hébreu, où Dieu a énoncé ses oracles, qu’il n’avait pas voulu l’ignorer complètement. Dans les poètes latins, il savait par cœur tout ce qui est fin et incisif. Il avait lu la plupart des historiens anciens et modernes, et y avait fait des remarques singulières portant sur des points qui échappent aux lecteurs ordinaires. »
Whitefoot n’exagère en rien, et ses Minutes demanderaient plutôt à être complétées ; elles suffisent à peine pour mettre en lumière toute une moitié de cette infatigable activité. Browne, outre ses ouvrages destinés au public, a laissé un journal qu’il tenait pour lui-même, un recueil d’extraits et suggestions, et c’est là qu’il faut le voir à l’œuvre. Il serait difficile de dire vers quels points des espaces réels et imaginaires il ne voyage pas dans ces pages. — Les relations historiques sur l’influence des anniversaires, et la raison des petits trous que les bichons ont sur le crâne en dehors des sutures ; les pierres précieuses qui guérissent au simple toucher les yeux malades, et le sens des lustrations où les Romains, lors des Palilia, employaient du sang de cheval mêlé à des fanes de fèves et aux cendres d’un veau pris dans le ventre de sa mère ; rechercher pourquoi, dans la Genèse, le second jour de la création n’est pas béni comme les autres, et savoir si on doit l’attribuer à un mystère numérique, à l’imperfection du nombre deux, qui est le premier écart en dehors de l’unité ; — toutes ces questions et bien d’autres encore, sans parler de sujets plus sérieux, arrêtent tour à tour le médecin de Norwich, et sur toutes il est clair qu’il a beaucoup réfléchi, quoiqu’il aboutisse régulièrement à un point d’interrogation et à un : « C’est douteux ! » Mais ces notes, et en général toutes celles qui sont inspirées par des lectures ou des cogitations, ne forment que la broderie du journal. Le corps du recueil est composé de remarques et de mémentos qui ont une origine entièrement différente. On croirait que deux personnes ont tour à tour tenu la plume. Browne est un dévoreur de livres comme les Cardan et les Scaliger, et il est en outre un homme de laboratoire qui annonce le savant moderne. Malgré ses goûts de cabinet, il ne craint pas de mettre la main à la pâte des expériences, et sans perdre de vue ses doctes spéculations, il est capable de donner son attention aux boîtes et aux creusets où il poursuit des recherches pratiques qui durent parfois des années. Il dissèque des animaux et des végétaux, il établit un jardin botanique, il imagine de mesurer l’humidité de l’air au moyen d’une éponge placée sur une balance d’or ; il enregistre minutieusement quelles plantes il est parvenu à faire vivre dans l’eau avec ou sans leurs racines, à quel moment il les avait coupées ou arrachées, si elles ont fleuri et porté des semences, et si ces semences ont été fécondes. Puis il lui vient une idée de génie : il se demande « si une eau colorée par une teinture ne pourrait pas transmettre une nuance à la plante qui se trouve réduite à ce seul aliment ; si, par un procédé analogue, il ne serait pas possible de communiquer des senteurs aux végétaux, ou de corriger ceux qui purgent, ou de donner des vertus purgatives à ceux qui n’en ont pas. » Et la suite prouve qu’il l’a essayé, en essayant encore comment les plantes se comportaient dans le vin, le vinaigre, l’eau salée et d’autres liquides, en particulier dans un mélange de deux onces d’eau pour deux ou trois cuillerées d’eau de roses, « où la menthe a pris une odeur plus forte. »
Mais la partie du journal qui nous ouvre le mieux la porte de son laboratoire est celle qui traite de la congélation et de la coagulation. Là, nous sommes en présence de l’investigateur qui imagine et continue résolument une série d’expériences dirigées vers un même but et destinées à s’éclairer l’une l’autre. Il ne faudrait pas supposer pour cela que nous avons affaire à un analyste du XIXe siècle, à un méthodique travailleur qui choisit une question pour la creuser. La tâche du savant de nos jours est bien aride : quoique, dans le cours de ses recherches, il puisse tomber sur une observation inattendue, sur un fait de nature à lui suggérer à la longue une vaste théorie, ou à lui donner l’enivrante vision d’un agent universel, en général il n’est amené à ses recherches que par d’assez pauvres espérances, et il prévoit à peu près ce qu’il a chance de découvrir. Les nombreuses connaissances dont il a hérité limitent étroitement son droit à l’illusion. Au temps de Browne, les choses se passaient bien autrement. On avait fait table rase de toute l’ancienne science, et les curiosités qui trouvaient autrefois leur satisfaction dans les opinions reçues aboyaient maintenant comme des meutes affamées. Suivant un mot de Macaulay, « l’esprit de Bacon, avec son admirable mélange d’audace et de prudence, était partout à l’œuvre. » Mais la prudence était seulement dans les moyens, dans la manière dont on croyait devoir interroger la nature. Quant aux révélations qu’on attendait d’elle, tout de ce côté n’était qu’audace, et audace sans mesure, sans limites, sans pensée de derrière. Le monde des secrets que l’expérience pouvait ouvrir était mystérieux comme un premier rêve d’amour ; c’était une contrée qui n’avait pas soulevé son voile, et dont les brumes renvoyaient à chacun le mirage de tous ses désirs. Il était permis de tout ambitionner, il était possible de s’attendre à tout, et, remarquons-le bien, ces mêmes hommes qu’un besoin nouveau entraînait vers l’observation des réalités étaient des esprits qui avaient grandi sous l’influence de la thaumaturgie, de la nécromancie, de toutes les ivresses mystiques du XVIe siècle. Pendant que la science se prêtait plus que jamais aux transports de l’imagination, jamais l’imagination n’avait été plus puissante et plus surexcitée. « C’était un beau temps, s’écrie I. Disraeli, un temps de prodiges indéfinissables et de merveilles impossibles à démontrer, de caprices occultes qui commençaient sans cesse et ne finissaient jamais, une succession d’enchantemens aussi délicieux que ceux de l’Arioste. À cette heure de demi-jour, ce que l’on apercevait était encore plus merveilleux que l’inconnu ; les physiciens avaient peur eux-mêmes de leurs joujoux et de leurs automates : en regardant à travers leurs lunettes, ils croyaient voir dans l’avenir. »
Browne est un de ces heureux savans. Ce qui le pousse à son œuvre, c’est toute la partie ardente, aventureuse et passionnée de son être. Il recourt au témoignage des faits pour satisfaire de fabuleuses curiosités, pour savoir ce que l’expérience peut lui apprendre sur l’influence des dates ou sur les nombres de Pythagore. S’il tâche de pénétrer dans la secrète organisation des choses, c’est pour y poursuivre de charmantes visions, et à chaque détour de la route il ne serait pas trop étonné de déboucher sur le royaume des fées. Devant la force insaisissable pour lui qui fait congeler les liquides, l’idée lui vient que peut-être les cataractes et les apoplexies sont aussi l’effet d’un esprit congélateur. En contemplant la croûte arborescente et foliacée dont l’eau se couvre en gelant, il se demande s’il n’assiste pas à une résurrection et à une seconde vie de l’essence des végétaux, à la preuve qu’ils portent en eux une sorte d’âme ou d’individualité indestructible, car il croit avoir observé que ces formes de plantes se produisaient surtout « sur les eaux qui contenaient quelque sel ou quelque germe végétal. » A la vue du lait ou du sang qui se caille, il est pris d’une espérance encore plus magnifique : n’y aurait-il pas là quelque chose d’analogue à la formation de l’oiseau dans l’œuf ou à cette coagulation du chaos qui a enfanté notre monde ?
Que l’on ne s’arrête pas trop cependant à ces présomptions et à ces conjectures qui dirigeaient les recherches du médecin de Norwich. Cela était du temps : quand on ne sait pas ce qui est, on ne peut arriver à le découvrir qu’en cherchant ce qui n’est pas. Pour bien juger Browne, il convient de mesurer surtout ce qu’il a fait. Replaçons-le au milieu des savans de son époque, des Robert Fludd, des docteur Dee et des Digby ; rappelons-nous combien le XVIIe siècle à son début se ressentait encore du XVIe, combien, avec sa méthode expérimentale, il se bornait volontiers à changer la magie noire en une sorte de magie naturelle ou de physique prestigieuse, — et nous nous apercevrons vite que Browne n’est point un continuateur de la science chimérique, qu’il marche au contraire sans repos pour s’en éloigner, et que la tendance à laquelle il obéit est bien celle qui devait finir par l’expulser. Il a toute l’imagination de ses devanciers, et il a leur curiosité encyclopédique et décousue ; il aime autant qu’eux le bonheur de concevoir et de créer des idées, mais il a un autre besoin qui creuse un abîme entre lui et l’école du passé : il a la soif de la vérité. S’il étudie la nature, ce n’est point dans l’intention de se livrer et de s’arrêter aux pensées les plus attrayantes qu’elle pourra lui suggérer, c’est vraiment pour voir de son mieux. Non qu’il soit un observateur modèle : il est plutôt un collectionneur de faits ; mais son observation est singulièrement patiente et impartiale. Il est sans pitié pour ses peines, sans faiblesse pour ses penchans ; il ne s’inquiète pas si une chose peut lui paraître évidemment fausse ou évidemment vraie : en dépit de toute vraisemblance et de toute invraisemblance, il veut essayer ce qui en est. Je lui laisserai raconter à lui-même une de ses expériences ; il y est question des aiguilles sympathiques, c’est-à-dire d’une télégraphie magique que l’on croyait pouvoir établir au moyen de deux espèces de boussoles ayant des aiguilles touchées sur le même aimant et portant à leur circonférence les lettres de l’alphabet. « La tradition, dit Browne, prétendait que deux personnes munies de pareils cadrans n’avaient qu’à fixer une heure pour correspondre, et que si l’une d’elles dirigeait son aiguille vers une lettre, l’autre aiguille, à n’importe quelle distance, allait d’elle-même se placer sur la même lettre ; mais en cela j’avoue que mon expérience n’a pu découvrir aucune vérité, car, ayant façonné tout exprès deux cercles de bois et les ayant divisés, suivant le nombre des lettres latines, en vingt-trois degrés ; ayant ensuite placé au centre deux aiguilles tirées du même acier et touchées sur le même aimant, et au même point, j’ai eu beau conduire l’un des styles sur une lettre de son cadran, le second style, même à la petite distance d’un demi-empan, n’a pas cessé de demeurer aussi fixe que les piliers d’Hercule. » A quoi l’auteur ajoute une réflexion qui n’est pas moins caractéristique, c’est que « quand même la propriété eût été vraie, elle n’eût pas été au service de tout le monde, car ce n’est pas une simple affaire d’almanach, mais bien un problème mathématique que de trouver la différence des heures en des lieux différens. »
Cette existence si laborieusement dévouée à l’étude des livres et à l’étude des faits ne tarda pas à produire de nouveaux fruits. En 1646, — trois ans après la publication de la Religio medici, — Browne fit paraître ses Recherches sur un grand nombre d’opinions reçues et de vérités présumées qui se trouvent, après examen, n’être que des erreurs vulgaires et communes. Et ce qui peint bien sa position mitoyenne entre le passé et l’avenir, c’est qu’il emprunta à la langue savante du moyen âge et de la renaissance le titre principal du livre qu’il destinait à réfuter leurs illusions : il l’appela Pseudodoxia Epidemica (la fausse science épidémique). L’image était aussi d’un philosophe et d’un poète. Quant à l’œuvre, elle était réellement d’un hercule, comme l’a dit l’Allemand Reimman. C’étaient les écuries d’Augias de la science et de l’histoire que Browne avait entrepris de balayer. Rien n’était plus urgent, rien n’était plus indispensable au progrès des connaissances ; avant de pouvoir apprendre, les hommes avaient besoin de beaucoup oublier. Cela n’avait pas échappé à Bacon. Parlant des fausses apparences [idola) qui égarent l’intelligence, et mentionnant dans le nombre la précipitation à conclure, Bacon avait dit : « C’est pourquoi je nommerai parmi les desiderata un calendrier des doutes (points douteux) ou des énigmes de la nature, et j’approuve comme une entreprise utile la compilation d’une pareille œuvre. Il serait encore fort avantageux de joindre à cette table des doutes et des non liquet un calendrier des faussetés et des erreurs populaires qui passent sans conteste dans les doctrines et dans l’histoire naturelle, afin que désormais les sciences ne soient plus égarées et dégradées par ces mensonges. » Est-ce à cette suggestion que Browne a dû l’idée première de son œuvre ? Il n’en dit rien, bien que dans sa préface il mentionne honnêtement plusieurs traités contre les erreurs qui avaient précédé le sien. Quoi qu’il en soit, Browne était comme prédestiné à réaliser le vœu de l’auteur du de Augmentis scientiarum. Placé à la limite de deux âges, également attiré par la poésie de l’érudition et par l’exactitude de la science expérimentale, sa vocation irrésistible était de passer la moitié de sa vie à apprendre par cœur toutes les extravagances qui s’étaient engendrées dans le cerveau humain, pour passer l’autre moitié à s’assurer par de minutieuses épreuves qu’elles n’étaient que des erreurs. Il n’y a pas jusqu’à sa demi-crédulité qui ne le rendît plus propre à son œuvre de détrompeur. Avec plus de scepticisme, il se fût dispensé des expériences qui pouvaient seules fournir des réfutations convaincantes.
Comme la Religio medici, la nouvelle production de Browne était réservée à un grand succès. Pendant sa vie, la Pseudodoxia eut six éditions, qu’il put revoir et augmenter, et elle fut d’ailleurs traduite au moins en trois langues, en allemand, en hollandais, en français[3]. On n’a pas de peine à comprendre cette brillante fortune de l’ouvrage. Quoiqu’il s’attaquât aux préjugés, il prenait l’époque par ses deux passions : il l’entretenait de la nature, et il lui servait un somptueux festin d’érudition. La forme même qu’avait adoptée l’écrivain lui était favorable ; son livre n’était point un traité méthodique d’une seule haleine, c’était une collection de notes et d’essais écrits au hasard de ses lectures ou de ses réflexions, et classés ensuite par ordre de matière. Dès les premières pages de cet omniana, on se sent transporté en un âge d’or littéraire où le domaine de l’intelligence n’est pas encore partagé en provinces distinctes, assignées chacune à une classe différente d’esprits. La chimie et l’interprétation de la Bible, l’astronomie et l’histoire, les sciences naturelles et la peinture ne sont pour Browne qu’un seul et même monde, qu’il parcourt en tout sens afin d’y pourchasser l’erreur. Bien plus, il en appelle à ses souvenirs d’érudit pour illustrer son anatomie ; au milieu de ses raisonnemens, il laisse éclater la poésie de ses émotions personnelles ; à travers sa science, il laisse apercevoir sa conscience et son imagination. Il en résulte une impression de plénitude comme celle que donne une musique largement orchestrée. Cœur, âme et raison, nous avons sous les yeux un être vivant tout entier. La méthode de nos savans modernes a sans doute de grands avantages : en se renfermant strictement dans le sujet qu’ils veulent traiter et en n’exprimant que les pensées qui peuvent mener à fin leur thèse, ils donnent à leur exposé un haut degré de précision ; mais ils sont bien arides aussi. Leur logique, suivant un mot de Carlyle, est une logique d’hommes d’affaires, et dans leurs écrits il n’y a plus rien littéralement que la matière dont ils dissertent. En France particulièrement, nous poussons bien loin le principe de Geoffroy Saint-Hilaire, — qu’il ne s’agit pas de s’émerveiller. Nous avons d’admirables traités scolaires, mais il nous manque une autre littérature scientifique, celle où l’homme, en exprimant ses connaissances, exprime aussi les sentimens qu’elles éveillent en lui. À la longue, ce défaut pourrait tourner au détriment de la science. Si les livres impersonnels de nos savans sont excellens pour enseigner, ils sont très mauvais pour inspirer le désir d’apprendre, et faute de la littérature dont je parlais, nous risquons d’éloigner des sciences les natures de génie et d’initiative.
La Pseudodoxia se compose de sept livres, dont le premier est consacré à des considérations générales sur les sources des erreurs. C’est le même sujet que Bacon a creusé dans quelques-unes de ses plus nobles pages, et on est naturellement invité à un parallèle qui met vivement en relief les contrastes des deux esprits. Il ne faudrait point demander à Browne la massive grandeur de son devancier. Chez Bacon, tous les organes de l’esprit sont comme engrenés l’un dans l’autre ; l’imagination fait corps avec l’intelligence, et c’est avec toutes les forces de son être à la fois qu’il poursuit la vaste pensée qui est en même temps son ambition, sa poésie, sa doctrine, sa morale même, — la pensée de découvrir, par une scrupuleuse analyse des faits, l’essence absolue des qualités et des manières d’être, afin d’arriver par là à la puissance de transporter à volonté dans tel ou tel corps la nature d’un autre corps[4]. À côté de cet homme si fortement centralisé, Browne a l’air d’un faisceau délié de facultés. Ainsi un moment il s’élance à la suite de son imagination loin du domaine de son jugement : il veut remonter jusqu’à la cause première des erreurs, et il la trouve dans Satan, dont il fait un véritable dieu, créateur de tout mensonge et révélateur de tout mal, qui ne laisse plus d’autre rôle aux hommes que celui de céder ou de résister à ses instigations ; mais, à peine redescendu sur la terre, il reprend l’entière lucidité de sa raison. Parmi les propagateurs de la fausse science, il passe en revue les principaux écrivains de l’antiquité, et il les caractérise avec une justesse et un équilibre d’aperçus qui sont tout à fait supérieurs. À l’égard des infirmités d’esprit que nous portons en nous, il ne montre pas moins de perspicacité, quoiqu’ici encore il ne sache pas se concentrer. Tandis que Bacon résume dans un nerveux axiome une multitude d’observations faites sur le vif, lui, il suit volontiers la nomenclature des formes d’erreur qui ont reçu un nom dans les écoles, et son expérience comme ses réflexions s’énoncent plutôt par fragmens et en manière de glose. En somme, il n’y a rien chez lui qui soit à beaucoup près aussi fort et aussi complet que le génie intellectuel de Bacon, et pourtant la comparaison n’est pas toute à son désavantage. Il a aussi sa largeur particulière ; c’est un instrument capricieux, et dont les cordes ne vibrent que successivement, mais c’est un riche instrument, qui rend certains sons qu’on entend mal chez l’auteur des Essais et du Novum Organon. La science qui enseigne à l’homme l’art de réussir le préoccupe moins exclusivement. Il a une grande élévation morale, il a des bouffées de pur enthousiasme ; il a encore je ne sais quoi d’instinctif et d’involontaire qui lui donne une indicible grâce comme celle des mouvemens de l’enfance. Ses pensées sont pour ainsi dire agitées par un jeu constant d’impressions et d’inspirations naïves.
Le second livre de la Pseudodoxia s’ouvre par deux dissertations où l’auteur touche à des questions de haute chimie et de haute physique. Dans l’une, il combat l’opinion encore accréditée qui regardait le cristal comme de l’eau cristallisée ; dans l’autre, il traite, et avec des connaissances fort exactes, de l’aimant et du magnétisme terrestre. Il n’est pas seulement au courant de tout ce qu’on savait alors sur les deux mouvemens de l’aiguille aimantée, sur l’aimantation naturelle du fer, sur les modifications que subissent ses propriétés magnétiques quand on le chauffe ou qu’on le refroidit de diverses manières : il est encore à même de fournir quelques documens nouveaux qu’il doit à ses propres expériences, et ce qui n’est pas moins digne de remarque, il a la sagesse de s’en tenir à constater les faits sans hasarder aucune hypothèse sur les causes. Un autre intérêt de ce chapitre, c’est que, grâce à l’érudition de Browne, il renferme en abrégé l’histoire universelle des fausses suppositions auxquelles l’aimant a donné lieu, si bien qu’on y peut distinguer, comme dans un tableau synoptique, la manière dont se développe l’erreur. Les hommes avaient observé un fait inexplicable pour eux ; de cette donnée vraie nous voyons sortir des interprétations enfantant elles-mêmes des rameaux sur lesquels poussent des végétations parasites. La sensibilité que possède le fer est d’abord attribuée à l’argent et à divers métaux ; bientôt elle s’étend jusqu’aux cendres des plantes qui ont poussé sur des mines d’or, de mercure ou de tout autre métal. Une fois qu’elle en est là, arrive Michel Sundevogis, qui en fait le partage de tout le règne végétal. Il sait qu’un fil de fer rougi au feu et refroidi dans une position verticale acquiert la propriété de se redresser par lui-même en portant vers le ciel la pointe qui regardait le ciel pendant le refroidissement. Dès lors, l’esprit tout obsédé par l’idée de cette propriété, il croit la revoir dans les bâtons qu’on plonge au fond de l’eau pour les laisser ensuite remonter librement à la surface. Suivant lui, l’extrémité du bâton, qui pendant qu’il était une branche croissait au sommet, est précisément celle qui revient la première au-dessus de l’eau. Pour couronner l’œuvre, voici Eusebius Nurembergius, un docte jésuite espagnol, qui vient soutenir que nous sommes nous-mêmes des aimans, et qu’un bateau portant un homme étendu de tout son long ne peut rester en repos tant que le bord où s’appuie la tête ne s’est point tourné vers le nord. Dans une autre direction, l’épanouissement des hypothèses n’est pas moins vigoureux. Nous apprenons par AEtius, Marcellus Empiricus et d’autres médecins, que l’aimant tenu dans la main guérit les podagres, que, porté en amulette, il est un remède contre le mal de tête, que, réduit en poudre et mêlé à un emplâtre, il fait sortir du corps les pointes de flèche et les balles. Selon Dioscoride, il veille sur la fidélité conjugale : la femme incontinente ne peut rester au lit quand on en place un fragment sous son oreiller. Suivant Albert et notre compatriote Marbodeus, il est l’ami des voleurs : allumez des feux aux quatre coins d’une maison, puis jetez sur les flammes un peu d’aimant, — aussitôt il s’élèvera une fumée qui mettra en fuite les habitans du lieu, et vous pourrez piller à l’aise. Quant à Cardan, nous connaissons par lui le fameux aimant de Laurentius Guascus qui communiquait aux aiguilles et aux armes le don de faire des blessures insensibles. La légende de l’aimant avait du reste commencé de bonne heure : Orphée rapportait déjà comment un aimant aspergé d’eau répondait avec une voix d’enfant aux questions qu’on lui adressait.
Après avoir achevé la revue des erreurs relatives aux minéraux, Browne examine successivement celles qui ont trait au règne végétal, au règne animal, et enfin à l’homme. Le voyage qu’il nous fait faire dans ces régions chimériques de l’histoire naturelle est rempli de péripéties. Il semble par momens que l’on descende dans un hadès où grouille dans l’ombre la paléontologie ressuscitée de l’esprit humain, et où à chaque pas on se sent frôler par les revenans les plus informes. Ici c’est le phénix qui renaît de ses cendres à côté du griffon qui promène sa tête d’aigle sur des épaules de lion ; là c’est la salamandre qui s’ébat dans le feu, tandis que le serpent amphisbœne, au corps boulonné de deux têtes, ne sait où est son occident et son orient. Plus loin apparaît le terrible basilic, le roi des reptiles, qui naît d’un œuf de coq couvé par un crapaud. On est heureux de l’avoir aperçu avant qu’il ait retourné sa tête surmontée d’un diadème, car son regard tue comme la foudre quand c’est lui qui vous voit le premier.
La végétation, dans cet empire des vapeurs, est digne des animaux. On y rencontre la rose de Jéricho, qui fleurit le jour de Noël, jamais avant, jamais après, et la sferra cavallo, qui brise les serrures et arrache le fer des chevaux qui la foulent. On y trouve le basilic, qu’il ne faut pas respirer de trop près, car son odeur engendre des scorpions dans le cerveau, et cependant cet homonyme du roi des serpens est aussi un puissant antidote pour vaincre le venin du peuple des reptiles. On y découvre la mandragore, qui s’engendre, sous les gibets, de l’urine et de la graisse des pendus, et dont les racines a forme humaine poussent des cris quand on les arrache. Ce sont de formidables racines, comme Pline a soin de nous en avertir. Pour pouvoir les enlever sans danger de mort, il est nécessaire d’abord de prendre le haut du vent, puis de décrire autour d’elles trois cercles avec un glaive, et de creuser ensuite la terre en regardant vers le couchant.
Je cite seulement la mythologie la plus fantastique des annales de l’erreur ; mais il s’en faut qu’elle soit la manifestation la plus humiliante de la fragilité humaine. Après tout, ces monstres et ces cauchemars avaient le mérite de représenter ce que l’on aperçoit dans l’ombre où il n’y a rien ; s’ils n’étaient point le réel, ils étaient le grotesque ou le terrible, l’emblème poétique d’une forme d’émotion dont nous avons tous en nous le principe. D’ailleurs c’étaient des copies d’après des originaux qui n’avaient aucune existence, et en bonne logique, ceux qui tenaient à y croire pouvaient toujours se dire ce qu’un adversaire de Browne trouvait à répondre en faveur des griffons : si l’on n’en rencontre jamais, « c’est qu’ils se sont retirés dans les lieux inaccessibles, comme il y en a beaucoup dans les vastes contrées de la Scythie[5]. » Mais ce qui confond bien autrement l’esprit, c’est la tourbe des absurdités banales, de celles qui nous présentent l’homme butant où il n’y a pas de pierre, s’égarant sans être séduit par aucune sirène, faisant des contre-sens par pure insouciance de regarder, ou tout au plus par cet amour naturel du faux et de l’anormal qui échappe tellement à la description et qui se rattache si intimement à la meilleure comme à la plus mauvaise partie de notre nature : à la conscience de notre ignorance et à nos instincts de dérèglement. Ainsi les hommes ont cru et répété qu’un vase rempli de cendres pouvait recevoir autant d’eau que s’il était vide, que les feuilles d’euphorbe devenaient un purgatif ou un vomitif suivant qu’on les cueillait la pointe en haut ou la pointe en bas, qu’une coupe en bois de lierre séparait l’eau du vin en ne laissant fuir que l’eau par ses pores, etc. Je laisse de côté les éléphans dont les jambes n’ont point d’articulations, les castors qui se châtrent eux-mêmes à coups de dents pour échapper aux chasseurs, les loups qui rendent muet celui qu’ils regardent avant d’être regardés, les alcyons dont le corps mort suspendu par le bec à un fil tourne constamment sa poitrine vers le point d’où vient le vent, et peut ainsi servir de girouette naturelle ; les lièvres qui sont à la fois mâle et femelle, les autruches qui digèrent le fer, les jeunes vipères qui crèvent le ventre de leur mère pour venir au monde, les Juifs qui ont une puanteur naturelle, etc.
On connaît la théorie du XVIIIe siècle, qui expliquait toutes les erreurs par les mensonges intéressés d’un imposteur, et qui de la sorte trouvait moyen d’accuser tout le passé de superstition sans admettre pour cela que les hommes fussent sujets à se tromper. En bonne conscience, les faits ne viennent pas à l’appui de cette complaisante hypothèse ; ils ne prouvent pas qu’il soit besoin d’un trompeur pour qu’il y ait un trompé, et ils ne permettent guère mieux de rejeter sur la longue ignorance des masses la faute des aberrations de notre race. Grands et petits, lettrés et ignorans, tous ont trop souvent péché dans le cercle de leur expérience de tous les jours, dans leurs opinions sur les choses qu’ils étaient le plus en état de connaître. Il faut bien nous l’avouer, c’est la raison humaine elle-même qui s’est convaincue d’être essentiellement sujette à l’inattention, à l’incurie, à l’illusion, aux égaremens de la logique. Pour répéter une exclamation du médecin de Norwich à l’égard de Lœlius Bisciola, « il est merveilleux de voir comment des savans, écrivant à loisir, ont pu répéter que dix onces d’aimant, si on y ajoutait une once de fer, ne pesaient toujours que dix onces ; la vérification était aussi facile que la relation, et il n’en eût pas plus coûté pour découvrir l’erreur que pour la répéter : pourtant ils n’ont pas pris la peine de s’assurer du fait, ils ont préféré redire le ouï-dire. »
La manière dont Browne se comporte envers ces populations d’erreurs est constamment à son honneur. Quelles que soient ses propres illusions, il montre, comme juge et comme investigateur, une trempe d’esprit admirable. Il n’aime pas les superlatifs. « Comme il n’y en a qu’un, dit-il, dans chaque classe, il est dangereux de vouloir le déterminer, et il ne faut pas le tenter sans grande circonspection. » Il n’aime pas les généralités et les axiomes qui, en s’appuyant sur les analogies, négligent la différence des choses. Parlant des mouvemens des astres et du calendrier qu’on a voulu y chercher pour régler les travaux de l’agriculture, il remarque que « ces signes ne doivent pas être pris en considération absolue, d’autant qu’entre ce monde inférieur et le monde supérieur, et même entre telle chose de l’un et telle chose de l’autre, les rapports sont si particuliers et si compliqués que toute règle générale est dangereuse, et que le plus sûr est de marcher avec la précaution des circonstances. » C’est ainsi qu’il marche toujours, en portant autour de lui des yeux qui sont assez larges pour embrasser la variété infinie et l’incessante mobilité des élémens de la création. Si la sagesse pouvait s’apprendre uniquement par des préceptes, la Pseudodoxia fournirait assez de leçons pour l’enseigner. Dans un chapitre où l’auteur cherche à évaluer la population de la terre avant le déluge, il termine ainsi ses calculs : « J’ai énoncé quelques idées personnelles et vraisemblables touchant cette question ; mais quant à en trouver la solution certaine, cela n’appartient qu’à l’arithmétique du jugement dernier, et pour notre part nous ne devons pas espérer plus de science sur ce point que n’en peuvent donner la raison et les probabilités. Il serait a désirer seulement que les hommes ne dévorassent pas les choses douteuses comme des certitudes, et ne prissent pas pour des principes les propositions essentiellement contestables. Il s’agit en effet pour nous d’adhérer dubitativement, et d’une manière présomptive, à ce qui n’est que présumable, vu qu’il est sensé pour chaque homme de varier ses opinions suivant les variations de sa raison et d’affirmer un jour ce qu’il a nié l’autre. De la sorte, en dernier terme, si nous manquons la vérité, au moins mourons-nous dans des erreurs innocentes et inoffensives, ayant donné notre assentiment à ce qui nous était recommandé par notre raison et nos honnêtes enquêtes. »
Ce qu’on attendrait moins peut-être du tempérament de Browne, c’est sa ferme attitude sur les deux questions qui sont les plus glissantes pour les natures imaginatives aussi bien que pour les époques qui débutent dans les sciences d’observation en n’ayant encore que des observations nébuleuses et mal comprises : je veux parler de la question des propriétés secrètes et de celle des causes finales.
Il nous est malaisé de concevoir exactement ce qu’on entendait par une propriété occulte. L’idée que l’on rendait par ce mot tenait à des notions que nous n’avons plus, et supposait l’absence de toutes les notions que nous avons. Pour notre chimie moderne, qui ne considère que la matière des corps, une propriété est simplement un mode d’action qui appartient à une substance simple ou composée, et qui dans un sens n’a rien de spécial, d’individuellement propre à l’objet où il s’exerce : il peut se reproduire dans d’autres objets où entrent les mêmes élémens ; tout au moins il se rattache pour nous au même genre d’action qui, dans d’autres corps, résulte d’une constitution analogue. Autant que je puis ressusciter la pensée morte de nos pères, il n’en était point ainsi de leurs propriétés, et quand ils les qualifiaient de secrètes, ils ne voulaient pas seulement indiquer un phénomène encore inexpliqué ; ils voulaient désigner une énergie absolument inexplicable, un effet dont il y aurait eu folie à chercher la cause naturelle, vu qu’il n’en avait aucune. En réalité, ils supposaient plus ou moins (et Bacon en était encore là) que la nature même des choses était indépendante de leur substance. Sans bien s’en rendre compte, ils se représentaient les modes d’existence comme des types de pensée qui s’étaient arrêtés en Dieu de par ses seules intentions, et qui étaient descendus tout formés dans des morceaux de matière avec lesquels ils n’avaient aucun rapport nécessaire. La matière était seulement l’étoffe où toutes les formes venaient prendre leur vêtement. À plus forte raison, les propriétés, telles qu’on les concevait, n’avaient point leur siège dans cette enveloppe inerte des types. Une propriété occulte, c’était un pouvoir tout personnel qui n’était possédé que par une seule espèce d’êtres, et qui tenait à la commission que le Tout-Puissant avait donnée à cette espèce ; c’était une instruction secrète remise à un messager, ou encore (car les opinions n’étaient pas bien nettes) c’était une sorte d’attribut dont l’idée était impliquée dans l’idée même d’une chose. De toute façon, ce qui ressemble le plus à ces propriétés occultes de nos pères, ce sont les dons que les fées, dans nos contes, viennent accorder à un enfant, et qui doivent rester en lui toute sa vie sans provenir en rien de ce qu’il a apporté dans ce monde.
L’attrait bien marqué qu’avait pour Browne cette philosophie ne rend que plus frappante la force d’intelligence avec laquelle il la combat. Il revient maintes fois à la charge contre ces mystérieuses affinités qui occupaient encore toutes les positions où la science du jour n’avait pas réussi à saisir un lien entre les propriétés et les élémens matériels des corps. Ce qu’il cherche à inculquer, c’est que ces vertus occultes ne sont que des actions naturelles dont l’agent est encore à découvrir : « En dernier lieu, écrit-il à la fin de sa dissertation sur l’aimant, nous devons dire quelques mots des relations magiques où nous rangeons tous les effets dont la paternité est imputée aux qualités occultes, aux formes spécifiques, aux antipathies et aux sympathies, et qui ne s’appuient sur aucune raison fournie par la science accréditée. Sur ces choses, les récits sont étranges et nombreux, les hommes étant portés en tout temps à multiplier les merveilles, et les savans traitant volontiers les substances admirables comme les historiens traitent les personnages éminens, à qui ils attribuent en vertu de leurs hauts faits maints autres actes qui ne sont pas seulement faux, mais impossibles, et dont la relation dépasse autant la réalité que le héros lui-même a dépassé les autres hommes. Parmi ces récits, nous en mentionnerons brièvement quelques-uns, qui sont faits par des auteurs de bon renom, afin que par eux nous puissions montrer les inventions des uns, la simplicité crédule des autres, et le grand tort que les uns et les autres font à la vérité en accroissant le nombre des obscurités dans la nature et en préconisant des qualités secrètes qui sont fausses, tandis que pour les sages esprits c’est déjà un sujet de honte qu’il en reste tant de vraies. »
À l’égard des causes finales, Browne se tient dans le juste milieu où est, je crois, la raison. Il n’est pas de ceux qui ne sont jamais égarés par leurs rêveries sur les intentions divines, parce qu’il ne leur vient aucune réflexion à cet égard, et qui ont la sagesse de ne pas dépasser les conclusions fondées sur des observations, parce que leur esprit est incapable de s’élancer au-delà. Son esprit à lui n’est ni épuisé, ni satisfait en arrivant aux limites que sa science ne peut franchir, et, après avoir vérifié ce qui est vérifiable, il use encore de tous ses autres droits : il exerce largement toutes les forces qu’il possède pour admirer, présumer, s’interroger sur les origines et les destinations. S’agit-il de la bizarre croyance que les oursons viennent au monde comme une masse informe de chair, et que c’est la mère qui leur donne en les léchant la figure de son espèce, il s’abandonne à l’émotion qui lui dicte cette magnifique page :
« Les hommes font là un grand outrage aux mains de Dieu en attribuant à la langue d’une bête ce qui est, de tous les actes de la nature, le plus sur prenant chef-d’œuvre, je veux dire la formation du jeune être dans la matrice, et cela non-seulement chez l’homme, mais encore chez tous les vivipares. Avec une matière qui paraît homogène et de substance similaire, la puissance plastique ou formative édifie des os, des membranes, des artères, et avec ces élémens elle sait façonner chaque partie en la formant, pour le nombre, la place et la figure, suivant les lois de l’espèce ; — ce qui est si loin d’être l’ouvrage d’un agent extérieur, qu’une partie omise ou déformée par une méprise du Phidias intérieur ne saurait être restituée par qui que ce soit et quoi que ce soit au monde. Et en conséquence les paroles : Mire une plasmaverunt manus tux, quoiqu’elles aient rapport à la génération de l’homme, peuvent également s’appliquer à celle des animaux, qui tous, après être entrés sous forme de simples matériaux, sortent avec un ensemble d’organes déterminés et avec le souffle parfait de la vie. Celui qui considère du dehors ces transformations ne peut s’empêcher d’imaginer qu’il a dû se passer au dedans d’étonnantes opérations. Les contempler serait un spectacle qui vaudrait presque qu’on le payât de sa vie, un spectacle au-dessus de tout ce qui s’est vu et de tout ce qui eût jamais pu se voir, à moins que l’homme n’eût été créé en premier et n’eût pu assister aux créations des cinq autres jours. »
Mais, d’un autre côté, nul n’est plus opposé que lui à l’imagination ou au raisonnement intempestifs qui commencent à expliquer avant d’avoir constaté, et qui font intervenir les causes finales qu’ils supposent pour prononcer les yeux fermés sur les faits qui existent. Voici ce qu’il écrit à propos des nègres et de la facile physiologie qui rendait compte de leur couleur en la présentant comme l’effet d’un châtiment céleste.
« C’est une méthode très préjudiciable à la science et un perpétuel encouragement à l’ignorance que d’en finir vite sur les points qui restent obscurs, et qui ne se prêtent pas à une solution immédiate en allant se réfugier dans les miracles ou en recourant à une intervention directe des mains inscrutables de Dieu. C’est ainsi que, pour la mauvaise odeur qui est attribuée aux Juifs, les chrétiens, sans informer sur la vérité du fait et sans nulle investigation des causes, ont sous la main une condamnation ad hoc qu’ils tirent de la passion du Sauveur. De même encore, touchant les étonnans effets du climat de l’Irlande et l’absence de tout animal venimeux sur son sol, la crédulité du préjugé vulgaire attribue cette immunité à la bénédiction de saint Patrick, comme Bede et Gyraldus l’ont rapporté. Ainsi de nouveau, l’âne ayant sur le dos une sorte de croix formée par une bande noire qui lui parcourt l’échine et par une autre barre qui descend transversalement ou à angle droit sur ses deux épaules, l’opinion commune explique cette figure comme un signe particulier de distinction que l’animal a reçu pour avoir eu l’honneur de porter notre Sauveur. Certainement c’est là un procédé encore plus désespéré que le recours aux sympathies ou aux qualités occultes ; car, dans ce cas, nous nous permettons, par un acte de foi final et péremptoire, de rejeter sur la cause première et générale de toute chose un des effets ultimes et particuliers, tandis que, dans le cas des qualités secrètes, nous nous contentons de pallier les jugemens incomplets où nous nous arrêtons, en attendant que nos efforts, poussés plus loin, effacent totalement ou résolvent en partie leurs réticences évasives. »
Assurément il y a beaucoup de sagesse dans toutes les paroles que nous venons d’entendre, et, chose plus importante, ce ne sont pas là seulement des vérités que Browne a eu la raison de reconnaître, c’est l’expression littérale de ce qu’il fait, même de ce qu’il fait sans le vouloir et par suite de ses seuls penchans. La procédure qu’il suit toutes les fois que le sujet le permet (et par exemple quand il discute les récits apocryphes sur les animaux exotiques) se laisse assez bien entrevoir dans ce court passage où il est question du cerf et de sa longévité de Mathusalem : « Puisque nous n’avons pas d’observations authentiques en faveur de cette assertion, puisque la raison et l’expérience générale sont contre elle, puisque enfin les considérations sur lesquelles l’opinion s’appuie sont fausses et fabuleuses, nous ne voyons pas de motifs d’y souscrire. » Il aime à porter la cause en litige devant deux tribunaux : il consulte la raison, c’est-à-dire qu’il juge de la probabilité ou de l’improbabilité d’un fait d’après les lois générales qui résultent de l’ensemble de ses connaissances ; mais il ne permet pas à la raison de décider du possible et de l’impossible, et il la tient seulement pour l’autorité secondaire. Ce qui passe en premier lieu, c’est l’expérience. À ses yeux, elle seule a droit de certifier ce qui est ou n’est pas, et tant qu’elle n’a pas apporté son attestation, il doute. « Par rapport aux choses temporelles, nous dit-il, il n’y a pas de conviction indubitable sans le concours des sens ou de la raison en qui résident les principes de la persuasion… De même que le témoignage des hommes ne suffit pas pour donner la foi et que nous ne saurions avoir l’incontestable intuition des choses célestes sans l’aide de l’esprit de Dieu et de l’inclination inspirée, de même, en ce qui touche aux certitudes ordinaires, il faut que nous ayons une impression réelle de nos sens, ou au moins que notre raison ne fasse pas opposition, pour que nous puissions vraiment donner notre consentement. »
En tout cas, il est bien positif qu’il ne donne pas son adhésion à meilleur marché et que le besoin de s’assurer par soi-même sort chez lui de la bonne source. Ce n’est pas la suite d’une disposition méfiante et méprisante ; c’est la suite d’une honnête crainte de l’erreur, qui le pousse à prendre autant de précautions contre lui-même que contre les autres. Si j’avais à nommer la qualité qu’il porte au degré le plus éminent, je citerais sans hésiter sa logique, sa manière de raisonner sur les faits que lui fournit l’expérience. Ce n’est pas qu’il soit un parfait logicien comme on l’entend trop souvent, un homme qui excelle à déduire toutes les conséquences de ses principes en ne tenant compte que de ses principes, et qui croit qu’une chose est obligée d’exister dans le monde parce que l’opinion qu’elle existe résulte forcément d’une autre opinion qu’il a admise. — Il est tout l’opposé des raisonneurs de cette famille : il excelle à ne jamais conclure d’après les données qu’il a devant l’esprit, avant d’avoir regardé au préalable s’il n’y en a pas d’autres qui empêchent le résultat que les siennes produiraient à elles seules. Après l’enquête de commodo, il passe scrupuleusement à cette enquête de incommodo que recommandait Bacon, à ce second examen qui doit s’ouvrir contre les opinions que toutes nos connaissances sont pour nous une raison d’adopter, et qui doit convoquer tous les phénomènes de l’univers à déposer ce qu’ils ont à dire pour les convaincre de fausseté. On n’a que l’embarras du choix pour donner des preuves de cette prudence. En argumentant contre la superstition qui attribuait au sang de chèvre la puissance de dissoudre le diamant, il rencontre naturellement sur sa route la conséquence que la médecine en avait tirée : l’idée qu’un tel dissolvant ne pouvait manquer d’être souverain pour guérir de la pierre. Un logicien ordinaire eût probablement sauté de la fausseté des prémisses à celle des conséquences ; mais ce n’est pas Browne qui s’aventurerait de la sorte. Il affirme ce qu’il a vérifié, que le sang de chèvre ne dissout pas le diamant ; quant à l’autre propriété qu’on lui attribue, cela est différent, car, remarque-t-il, « s’il est probable qu’on a supposé au sang de chèvre cette vertu médicale parce qu’on le croyait propre à fondre le diamant, il ne serait pas impossible que le contraire eût eu lieu, et qu’on fût arrivé, parce que le sang de chèvre était excellent contre les pierres de la vessie et parce que nombre de médecins l’avaient recommandé comme dissolvant les plus dures, à lui imputer, par amplification, la puissance de réduire le diamant. »
S’il y a excès, c’est toujours du côté des scrupules. Il passe la moitié de son temps à soulever contre lui-même des objections auxquelles nul ne songerait, à chercher par mer et par terre des faits ou des apparences qui aient l’air d’appuyer ce qu’il attaque, à supposer dubitativement des agens à lui inconnus et auxquels il ne croit pas, mais qui pourraient exister, et qui dans ce cas rendraient possible ce que ses preuves l’obligent à nier. Il semble qu’il trouve plus de satisfaction à imaginer toutes les possibilités imaginables qui défendent de conclure sans réserve qu’à pouvoir dire en façon d’oracle : Cela est, et il n’y a que cela. Ainsi, dans le morceau où il discute si l’or est un cordial, il ne se contente pas de cette prudente réflexion : que, malgré la nature inaltérable de ce métal, et malgré le fait constaté qu’il ne subit aucune déperdition en traversant le corps, on n’est pas autorisé à lui contester toute vertu médicale ; que certaines matières peuvent, sans rien perdre de leur poids, exercer une action incontestable ; que cela se voit, par exemple, dans l’aimant, dont les effluves sont continus et efficaces sans nulle diminution de substance… Pour n’omettre aucune chance, il fait encore comparaître les amulettes, dont il n’eût certainement pas affirmé l’authenticité, quoique peut-être il n’en eût pas affirmé davantage la fausseté. « En troisième lieu, dit-il, si les amulettes opèrent par des émanations et des effluves sur les parties qu’elles touchent, et si on n’a pas encore observé qu’elles perdissent rien de leur poids, si elles produisent des effets visibles et réels par des émissions invisibles et impondérables, il serait injuste de nier l’efficacité possible de l’or par la seule raison qu’il sort du corps sans avoir perdu aucune parcelle pondérable. »
N’oublions pas toutefois qu’à cette époque on n’avait pas conçu les espèces d’agens qui s’appellent pour nous électricité ou calorique, et que l’amulette était, parmi toutes les notions conçues, celle qui embrassait le plus naturellement les actions de ces forces physiques, Nos corsets et nos chaînes galvaniques ressemblent on ne peut plus aux talismans comme les comprenait le XVIIe siècle, avec sa théurgie moitié rationaliste.
Ce que j’en dis du reste n’est point pour laver Browne de toute interprétation moins légitime du mot, ni pour le présenter en général comme exempt d’illusions : cela serait fort éloigné de la vérité. On allongerait beaucoup la liste des erreurs qu’il a cherché à extirper si on y ajoutait toutes celles dont il n’avait pas réussi à se défaire lui-même. Ainsi, avec Bacon et bien d’autres, il ne veut pas admettre que le gui se propage par semence ; il en fait « une excroissance arborale ou plutôt une supravégétation, issue d’une sève visqueuse et superflue, et qui, en conséquence, ne pousse pas suivant la forme (le type) de l’arbre dont elle procède, mais bien suivant une autre forme qui réside secondairement dans la sève. » Cela se rattache chez lui à une conviction plus générale qui, par rapport à ses habitudes, est fort affirmative. Il a foi aux générations équivoques ou putrides ; il est persuadé que le taureau corrompu se change en abeilles et le cheval en frelons ; il fait mention des poux qui s’engendrent des humeurs viciées de l’homme, et quoiqu’il conteste les souris qu’on fait avec du blé, comme van Helmont en donne la recette, il déclare gravement que, outre les grenouilles ordinaires, il en est d’autres qui proviennent d’une putréfaction et qu’on nomme temporariœ, en raison de leur courte existence. Bref, la génération par corruption[6] est à ses yeux un des moyens réguliers employés par la nature, et comme il n’est pas homme à emprunter une tradition sans y rien mettre de sa propre imagination, il présumerait volontiers que les animaux dont la pourriture fait ainsi tous les frais doivent être ceux-là mêmes qui ne sont pas énumérés parmi les espèces conservées dans l’arche.
En astronomie, il tient, comme Bacon encore, pour la doctrine de Ptolémée, que le soleil avec la voûte entière du ciel tourné autour de la terre. Ajoutons pourtant qu’il n’est pas sans inquiétude sur ce point, et que, dans les dernières éditions de son œuvre, il a fait un pas de plus vers le système de Copernic.
Tout en combattant la fausse opinion que le corail est mou au fond de la mer et qu’il se durcit seulement au contact de l’air, il ignore, comme tous les savans de son temps, que le corail appartient au règne animal. Il hésite à décider « si c’est une plante que les esprits de sel coagulateurs et le jus lapidifique de la mer ont convertie en une substance pierreuse, ou si plutôt ce ne serait pas un minéral qui, en vertu des esprits de sel germinatifs, aurait la propriété de se développer en manière de rameaux. » Par ces esprits germinatifs, il est clair qu’il entend quelque chose d’analogue à la force qui s’appelle pour nous attraction moléculaire, et qui est à l’œuvre dans les cristallisations, car il a bien observé que « la conformation du cristal de roche ne lui était pas imposée par le moule des objets circonvoisins ; » mais, ainsi que le relève M. Brailey, qui a fourni de bonnes notes scientifiques à l’édition de M. Wilkin, les phénomènes de cristallisation se distinguent mal pour lui des phénomènes d’organisation, et ce qu’il a su voir dans le cristal ne sert qu’à l’encourager dans une autre erreur, qui alors était également universelle. Il croit que les bélemnites, les cornes d’Ammon et bien d’autres fossiles sont aussi des minéraux qui croissent et prennent une figure d’animal par l’effet d’une énergie intérieure de la même nature.
Relativement à la chaleur et au froid, il n’est pas sorti non plus des ténèbres où étaient encore ses contemporains. Il est porté à considérer la vaporisation comme la simple fuite d’un esprit (d’un gaz) qui se trouve emprisonné dans la substance en vapeur. Il a d’amusantes réflexions sur le fumier des pigeons, « qui doit contenir bien du feu, puisqu’il est capable, en fermentant, d’incendier une maison, » et qui lui semble prouver le chaud tempérament des oiseaux de Vénus. Dans la congélation des liquides placés sur un bain de sel et de neige, il ne sait pas que c’est le calorique du liquide qui en est soustrait ; il pense plutôt que ce sont les esprits congélateurs de la neige qui s’en échappent pour aller congeler le corps voisin.
Dans toute sa chimie d’ailleurs, il a beau rendre un compte fidèle des opérations de la nature : sous ses faits les mieux constatés, on entrevoit encore, comme des cailloux au fond de l’eau, maints débris des théories primitives. Il n’est pas bien émancipé de cette métaphysique venue des Grecs qui inclinait à ne reconnaître que quatre essences, parce qu’il n’y a pour nous que quatre apparences principales, l’air, le feu, la terre et l’eau, et qui se bornait quelque peu à concevoir les actions des corps à l’instar des actes de l’homme, et la constitution des substances à l’image de celle des maisons, qui sont faites de moellons unis par un ciment, le tout suivant un plan exécuté par une volonté. On dirait parfois qu’il se représente chaque forme d’effet comme l’œuvre d’un agent unique dont le propre est de façonner ce produit. Parfois encore il semble admettre que, pour chaque espèce de réalités, il existe des élémens spécialement destinés à lui servir de matière et une force plastique appelée tout exprès à l’organiser avec cette matière. Au moins est-il tenté de supposer que les parties constituantes des corps y gardent une manière de quant-à-soi et d’individualité inaltérable, que la combustion ne fait que dégager les esprits volatils et les principes humides, qui s’envolent avec leur nature intacte, et que les cendres qui restent nous donnent les parties terreuses telles qu’elles étaient dans le composé. En un mot, l’idée des combinaisons, et surtout des combinaisons qu’entraîne l’invasion d’un nouvel élément, n’est pas nette dans son esprit, et cela seul le condamne à recourir au vocabulaire du passé, à se figurer les propriétés des choses sous l’image d’une volonté ou d’une affection qui les anime, à parler d’elles comme si toute matière aspirait par amour vers une manière d’être où était sa fin et pour ainsi dire son hôtellerie. Au fond, il ne croit pas à ces théories ; le plus souvent il ne les admet que dans sa nomenclature ; pourtant il n’en est pas non plus entièrement détaché : faute de rien avoir à mettre à leur place, il y est ramené à chaque instant par la force du vide.
On n’aurait jamais fini du reste si l’on voulait relever ainsi toutes les idées chimériques qui, sans être positivement ses croyances, montrent plus ou moins leurs silhouettes à l’arrière-plan de son esprit. Browne s’obstine tellement à contempler le mystère de la génération des plantes et des animaux, que ses yeux s’emplissent de nuages et d’hallucinations érudites. Il est poursuivi par Platon et ses prototypes ; il l’est par la cabale et par les quatre ou cinq âmes dont elle dotait les choses, en particulier par cette âme de la figure visible, qui, suivant les cabalistes, descendait dans les corps pour y devenir la cause efficiente de leur physionomie. Il examine (en se décidant, il est vrai, pour la négative) si les diverses parties du corps des géniteurs ne fournissent pas chacune au germe l’idée (la virtualité) de leur forme partielle, pour composer ainsi une virtualité totale, ou, en d’autres termes, une délégation complète qui donne au germe la vertu de reproduire le corps entier. De là à la philosophie alchimique, ou du moins au dogme des germes et de l’œuf[7], il n’y a pas bien loin, surtout pour un homme qui regarde les fossiles et le corail comme des espèces d’organismes minéraux, et en effet Browne semble avoir été fort séduit, alors qu’il était jeune, par la palingénésie des adeptes. Dans un ouvrage antérieur à la Pseudodoxia, il parle avec complaisance de cette forme (nous dirions cette essence) des corps altérables, « qui, lorsque ceux-ci sont en apparence détruits par le feu, ne périt pas et n’abandonne pas entièrement sa demeure, comme nous l’imaginons, mais se retire et se replie dans leurs parties incombustibles, où elle reste protégée contre l’atteinte de l’élément dévorant. »
Il n’y a pas jusqu’à la première des superstitions, jusqu’à l’astrologie, qui n’inspire encore à Browne un reste de respect, — et je ne dis pas l’astrologie rationnelle de Bacon, l’idée que les positions des astres relativement à notre planète peuvent influer sur les températures, les orages, les épidémies, les disettes, et partant sur les soulèvemens des peuples et le renversement des trônes : — je dis la vieille astrologie judiciaire, qui croyait à un rapport absolu entre les choses d’en haut et les choses d’en bas, à une communauté de nature et de destination qui mettait les êtres et les événemens de la terre à la remorque de ceux du ciel.
De fait, Browne est sujet à l’illusion qui est la mère de toutes les autres : il se laisse tromper par la vivacité des conceptions qui n’existent que dans sa tête, et il est disposé à les prendre pour des faits extérieurs qu’il perçoit dans les objets. Il est allé jusqu’à écrire que nul sarcasme ne le débouterait de la doctrine d’Hermès : « que ce monde visible est simplement une image de l’invisible. » Et véritablement les idées qu’une chose lui suggère sont aussi réelles pour lui que la chose elle-même. Avec son immense savoir, il n’en faut pas davantage pour que toutes les formes d’illusions qui ont jamais possédé le cerveau humain aient tour à tour leur palingénésie dans son esprit ; mais c’est là justement ce qui fait un des grands charmes de son œuvre. Nous y retrouvons des données expérimentales qui nous rappellent nos propres connaissances, et sous cette superficie de science moderne nous découvrons le monde des pensées mortes, à peu près comme la terre, sous sa croûte habitée par les vivans, renferme les catacombes des monstrueux sauriens et l’éternel musée des formes où s’essayait la nature antédiluvienne. Les cauchemars de l’intelligence humaine mal éveillée du néant, les ombres des théologies de l’Orient et des philosophies de l’Occident, les chimères et les avortons enfantés par la corruption des vérités ou par l’alliance d’une ambition déréglée et d’une connaissance incomplète, — toutes les curieuses erreurs enfin qui sont les ancêtres de nos opinions, et que nous n’aurions pas le courage d’aller étudier dans leurs vieilles archives, reparaissent là dans une pénombre où elles se dessinent assez pour que nous puissions faire connaissance avec elles, et où leurs formes flottantes acquièrent le prestige d’une évocation fantasmagorique. Si nous les rencontrions dans leur personne vivante et avec la foi qu’elles avaient en elles-mêmes, nous serions seulement choqués par leur impertinence ; si elles nous étaient décrites par un incrédule, mille lambeaux de notions étrangères défigureraient leur physionomie dans ses descriptions. Chez Browne, ce sont bien leurs véritables esprits qui reviennent, leurs esprits humiliés, comme il convient à des morts, et pour nous c’est une fête pleine de surprise, c’est en même temps une émotion constante d’imagination, que de deviner ce qu’elles nous cachent et de reconstruire leur relief, de nous perdre en étonnemens sur leur origine, et d’entrevoir entre leurs fantômes le fantôme du monde moral où vivaient nos pères.
Je le répéterai toutefois, la plupart de ces erreurs sont plutôt, je l’ai dit, des pensées qui se trouvent dans l’esprit de Browne que des pensées à lui, et en définitive, si l’on considère tout le terrain qu’il a lui-même arraché aux hypothèses fabuleuses, si l’on remarque dans quels cas il affirme et dans quels cas il se borne à conjecturer, ou à user, faute de mieux, d’une ancienne conjecture, la partie scientifique de la Pseudodoxia ne peut laisser qu’une impression, celle d’une œuvre éminemment judicieuse. L’auteur, tel qu’il s’y montre, n’a pas le génie créateur de la science : il voit trop en détail ; il n’est pas non plus un esprit sûr, car il est trop peu maître de ses préoccupations ; mais, chose très frappante, c’est seulement du côté des idées qu’il est facile à surprendre et à demi crédule, ou plutôt qu’il hésite à dire non. Du côté des faits, il est tout autre. Il faut qu’il ait vu de ses yeux pour qu’il se décide à croire, et il emploie courageusement son temps et toutes ses facultés à tâcher de bien voir. Il est bon physicien ; en chimie, il a signalé le premier l’adipocire, qui fut trouvée plus tard dans le charnier des Innocens ; il a des connaissances étendues dans toutes les branches de l’histoire naturelle ; le scalpel en main, il a poussé fort loin dans l’étude de l’anatomie comparée et de la physiologie végétale. Il a enfin une nature heureuse pour qui les erreurs de théorie deviennent inoffensives et n’entraînent point d’erreurs pratiques. Quoiqu’il caresse l’idée alchimique des semences, il est remarquablement dégagé de l’alchimie proprement dite, et il a même deviné que la pierre bleue de vitriol pouvait bien être de la nature du cuivre. Quoiqu’il n’ose affirmer que l’astrologie soit entièrement mensongère, la même prudence qui l’empêche de la nier en général l’empêche encore davantage de souscrire en particulier à ses diverses décisions. Qu’il se trouve en face de telle ou telle assertion spéciale, et par exemple du préjugé sur les jours caniculaires, il n’est plus frappé que par l’insuffisance des preuves et par les objections qui se présentent. Avec son œil de myope et son habitude de tout creuser, il découvre, pour ne voir dans cette soi-disant vérité qu’une affirmation bien présomptueuse et bien mal appuyée, des multitudes de motifs qu’un incrédule ne trouverait pas.
Je me suis arrêté longtemps sur la partie scientifique de la Pseudodoxia : aussi m’en tiendrai-je à quelques mots sur les derniers livres de l’ouvrage. Dans le cinquième, l’auteur relève les idées fausses qui ont été propagées par les images des peintres, et en général par les symboles. Dans le sixième, qui a rendu, je crois, de grands services, il traite des longitudes et des latitudes, de la valeur toute relative des positions que nous nommons l’orient et l’occident, de l’existence simultanée de toutes les saisons à prendre le globe dans son ensemble, en un mot de la cosmographie et la géographie, y compris plus d’une excursion conjecturale par-delà le déluge. Pour le dernier livre, il y est question des erreurs populaires et des traditions mensongères qui se rapportent à l’histoire et à la Bible. Dans toute cette dernière partie, l’érudition de Browne est en pleine débauche ; mais c’est de l’érudition avec du génie et un vif sentiment poétique pour la mettre en mouvement. À propos des images, il sent et fait sentir on ne peut mieux l’immense rôle que l’interprétation littérale des emblèmes a joué dans la multiplication des erreurs, et à chaque page son honnêteté et sa passion pour l’exactitude se révèlent avec un don-quichottisme aussi noble qu’amusant. Il n’est pas de ceux qui aiment seulement la vérité quand ils croient qu’elle peut servir à quelque chose ; il l’aime pour elle-même, sans intérêt et sans calcul. Il poursuit le faux jusque dans les enseignes qui représentent le pélican avec un plumage vert ou jaune et de la taille d’une poule, alors qu’il est blanc et gros comme un cygne. Il ne peut pas accepter les estampes où saint Jean-Baptiste est vêtu d’une peau de chameau, ce qui ne s’accorde point avec une stricte interprétation des textes. Il ne peut pas surtout laisser passer le nombril que les peintres donnent à Adam et Eve, car, remarque-t il, cela est inadmissible, à moins d’attribuer au Créateur une aberration dont la nature nous semble incapable, celle d’aimer les superfluités. Le seul nombril ; la seule partie conjonctive qu’on puisse supposer chez Adam, c’était son rapport de dépendance envers son Créateur.
Et il ne se borne pas à relever « ces erreurs grossières qui sont de nature à provoquer la contradiction d’un ami ordinaire de la vérité. » Il est choqué que les tableaux et les gravures se permettent de présenter en quelque sorte comme un fait certain ce qui est tout au plus un fait douteux. Il a peine à comprendre comment on s’accorde à dessiner les sibylles au nombre de dix ou douze, quand les témoignages contradictoires des auteurs prouvent seulement que nous ne connaissons pas leur nombre véritable. Il s’élève également contre le dogmatisme des images qui nous montrent toujours Cléopâtre mordue au sein par deux aspics, quand en réalité les écrivains de l’antiquité s’entendent à peine sur son genre de mort. Pour lui, en un mot, il n’existe pas d’erreur ou de mensonge sans importance. Tout l’arrête et le retient, tout lui est une occasion de s’adresser des questions sans fin, d’exercer toutes ses forces et d’en appeler à toutes ses connaissances. Il est curieux de savoir en vertu de quelles autorités et de quelles raisons le serpent qui tenta Eve porte dans les gravures une tête humaine. Il réfléchit que la licorne des armes d’Angleterre est mal en harmonie avec la tête de cerf et la queue de sanglier que Westomarius assigne à cet animal, et qu’en lui faisant les sabots fendus, on contredit le principe d’Aristote : — que le sabot double entraîne la double corne. Il lui vient à la pensée que les sirènes des tableaux ne répondent pas, comme beaucoup se l’imaginent, à la forme des anciennes sirènes qui cherchèrent à séduire Ulysse, puisque ces dernières étaient mi-partie femme et mi-partie oiseau, avec la partie féminine tantôt en haut, tantôt en bas, suivant AElianus, Suidas, Servius, etc. Le plus curieux, c’est la verve et l’attrait avec lesquels il examine ces problèmes. Rien ne sent la lampe ; Browne a la joyeuse incontinence d’un homme qui ne peut pas se lasser de repasser en esprit les trésors de sa mémoire. À propos des peintures sur la cène où le Christ est communément assis sur un banc, il se garde bien de s’en tenir à la question qu’il s’est posée, à celle de savoir comment se sont passées les trois parties de la pâque, et s’il n’est pas probable que l’usage romain de manger couché avait été adopté par les Juifs. Il se donne à cœur joie le spectacle des banquets de l’antiquité, des triclinium (ou triple couche), avec l’ordre dans lequel les invités étaient disposés suivant leur rang et avec les places destinées aux ombres ou bouche-trous, etc. Il recourt même à un dessin pour mieux nous faire voir d’après Salluste comment Perpenna avait dû ranger ses invités afin que lui-même, qui occupait, en sa qualité de maître de maison, le haut bout du lit de gauche, pût frapper Sertorius, qui tenait le poste d’honneur, c’est-à-dire l’extrémité inférieure du lit du milieu. À propos du supplice d’Aman, que la plupart des peintres suspendent à un gibet, « bien qu’il ne soit pas facile de décider si ce mode de châtiment était employé chez les Perses, » son imagination s’emplit de teintes funèbres. Les squelettes des vieux auteurs sortent de leur tombe pour l’entretenir de croix, de potences, de lapidations, du satrape Oroste qui crucifia Polycrate, le tyran samien, de la mère d’Artaxerxès qui fit écorcher et mettre en croix son eunuque. Tout ce qui n’est pas exécution a cessé d’exister pour lui.
Pour les gourmets de ces bizarreries d’érudition, il serait impossible de trop recommander la Pseudodoxia. D’après le titre et le sujet du livre, on pourrait s’attendre à un écrivain agressif, dont la première pensée est de contredire ; mais il n’en est rien. La nature de Browne est encore plus imaginative que critique, plus portée à créer qu’à détruire. S’il a écrit son traité sur les erreurs, ce n’est point pour le plaisir de les mépriser, c’est pour réjouir sa curiosité en les passant en revue. Avant de se décider à les réfuter, il se donne la satisfaction de tourner longtemps autour d’elles, de s’abandonner à tous les souvenirs qu’elles peuvent faire naître en lui, d’accorder audience à toutes les pensées, les conjectures et les rêveries qu’elles peuvent lui suggérer. C’est un magicien qui se plaît à user de sa baguette, et qui est sous le coup de ses évocations. Il a la foi poétique comme Coleridge la décrivait, — la suspension momentanée d’incrédulité qui nous laisse croire à nos rêves comme à des réalités tant qu’ils sont devant nous. La Bible, l’histoire et la fable ont pour lui une vérité qu’elles n’ont plus maintenant pour personne. Le festin de Balthasar et l’instant exact où la reine entra dans la salle, la manière dont Jaël cloua à terre la tête de Sisara en lui perçant non pas le front, mais les deux tempes, la conduite précise de la femme de Putiphar, qui s’efforça seulement de retenir Joseph sans tous ces apprêts de nudité et de coucher qu’on a inventés, — toutes ces choses ne sont pas seulement devant lui comme des événemens qu’il aurait vus la veille dans sa maison, ce sont des événemens qui ne cessent pas de se passer devant lui. Il connaît Moïse, Aaron ou César mieux que ses amis intimes, et il cite Sisyphe ou Tantale à l’appui de ses leçons d’anatomie : il les a disséqués en esprit, et il voit les muscles qui sont violentés par leur supplice. Cette tendance de son esprit nous apparaîtra plus vivement encore dans les ouvrages où Browne quitte la science pour la spéculation, et nous verrons à quel point sa philosophie et sa théologie en ont ressenti l’influence.
J. MILSAND.
- ↑ Jacques Ier, à son avènement, avait fait brûler en place publique le livre de Reginald Scott, qui avait osé jeter des doutes sur la sorcellerie, et c’est sous son règne que l’on vit des hommes se faire une profession de découvrir les sorciers. En 1668 encore, Joseph Glanvil, un des fondateurs de la Société royale, écrivait son Saducismus triumphatus pour défendre contre les sceptiques l’existence de la magie noire.
- ↑ Arthur Dee était fils du fameux docteur John Dee qui, en sa qualité d’astrologue, fut chargé de fixer le jour le plus propice pour le couronnement d’Elisabeth, et qui parcourut les capitales et les cours de l’Europe eu compagnie d’Edouard Kelley, l’alchimiste. À en croire les biographes, il fut un des ancêtres de M. Hume, l’évocateur américain, et, sous le nom de skryer, il eut aussi son médium. C’était Kelley qui remplissait près de lui cet office. Dee avoue qu’après avoir perdu ce skryer, il ne trouva personne pour le remplacer : ce qui me ferait croire qu’il était pleinement convaincu, et que, s’il y avait un trompeur, c’était son acolyte. Le docteur possédait aussi un miroir magique où se montraient des formes et des inscriptions révélatrices de l’avenir. « Des esprits, dit-il, lui apparaissaient sous des verres pleins d’eau, d’où sortaient des voix étranges. » Cinquante ans après sa mort, Meric Casaubon publia un de ses nombreux manuscrits : La Relation fidèle de ce qui s’est passé entre John Dee et quelques esprits. Un fait à noter, c’est que Dee, comme la plupart des thaumaturges de son temps, n’était point un esprit vulgaire. Il était bon mathématicien ; il a travaillé à la réforme du calendrier ; il a eu de grandes vues et des idées de génie. Disraeli le père suppose que, pendant ses courses en Europe, il était un agent secret d’Elisabeth. Le même auteur a retracé en grand peintre une scène frappante et solennelle de sa vie, celle où le vieillard, réduit à la misère et assis chez lui entre ses manuscrits et les attestations qu’il a recueillies dans les cours, reçoit majestueusement les commissaires grands seigneurs que la reine, à sa requête, a nommés tout exprès pour s’enquérir de ses titres à la reconnaissance publique.
- ↑ La version française est attribuée par Moréri à l’abbé Souchay. Elle est intitulée : Essai sur les erreurs populaires, ou Examen de plusieurs opinions reçues comme vraies qui sont fausses ou douteuses, traduit de l’anglais de Thomas Browne, chevalier et docteur en médecine. Suivant Moréri encore, elle parut en 1733 et fut réimprimée en 1744. M. Wilkin cite encore une édition de 1738. Je n’ai parcouru que quelques pages de cette traduction : elles m’ont paru écrites avec élégance et facilité, quoique avec des contre-sens ; mais ce qui fait la physionomie du style de Browne, ce qui manifeste l’auteur lui-même dans la manière dont il parle des choses, je ne l’ai pas retrouvé dans le français de son interprète, et je doute fort que ce dernier ait songé à le rendre. Le XVIIIe siècle manquait absolument de curiosité morale ; il avait l’horreur des singularités, de tout ce qui peut distinguer un homme des autres hommes.
- ↑ Voyez le de Augmentis scientiarum et le Novum Organon. Pour Bacon, le but dernier de la science est l’art de transmuter à volonté les corps ou d’enter une nouvelle manière d’être sur une substance donnée. Comme il le dit, il veut que les savans s’appliquent à découvrir non-seulement quelle est la nature et la cause de la blancheur dans la neige, mais encore et surtout quelle est la nature et la cause de la blancheur en elle-même, de l’essence absolue qui est le fond de toutes les blancheurs. De même à l’égard de toutes les autres qualités ou manières d’être, qu’il désigne sous le nom de formes. « C’est ainsi, écrit-il, qu’en observant en détail toutes les qualités concourantes dans l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant et de telle pesanteur spécifique, malléable ou ductile à tel degré, etc. Et qui connaîtra les formes et les procédés nécessaires pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, etc., et qui connaîtra en outre les moyens de produire ces qualités à différens degrés, verra les moyens et pourra prendre les mesures nécessaires pour réunir ces qualités dans tel ou tel corps, d’où résultera sa transformation en or. » Novum Organon, liv. II. « Et, s’écrie-t-il avec transport (de Augmentis, liv. III, chap. 4), en parlant de cette science des formes, c’est bien là la sagesse que les anciens définissaient la science des choses divines et humaines. Celui à qui la forme est connue connaît aussi le plus haut degré de possibilité d’introduire la nature en question dans toute espèce de matière… C’est ce même genre de science que Salomon décrit dans ces paroles : Tes voies ne seront point réservées, et en courant tu ne rencontreras pas de pierre d’achoppement. »
- ↑ L’argument est de Ross, l’auteur de l’Arcana microcosmi, ou les secrets cachés du corps humain mis en lumière dans un duel anatomique entre Aristote et Galien touchant les parties d’icelui, comme aussi par une révélation des maladies, symptômes et accidens étranges et merveilleux du dit corps de l’homme, etc. C’est Ross encore qui comprend très bien qu’on voie rarement le phénix, et qu’il ait l’instinct de se tenir éloigné de l’homme, le grand tyran des créatures. « Tout unique qu’il est, si Héliogabale, l’effréné glouton, l’eût trouvé sur son chemin, il l’aurait dévoré sans scrupule. »
- ↑ Il est curieux de voir combien de raison et de réflexion il a dépensé pour donner à cette théorie un caractère scientifique et pour fixer les lois d’après lesquelles la pourriture engendre. À propos du phénix, qui, disait-on, se putréfiait d’abord pour se convertir en un ver qui plus tard devenait un phénix, il s’indigne contre ceux qui mettent le désordre dans la nature et le chaos dans la philosophie en assimilant les générations putrides aux naissances séminales, et en supposant dans les effets équivoques une conformité univoque avec leur cause efficiente. « S’il y a, dit-il, un grand nombre d’animaux qui sont vermipares et qui se reproduisent à distance et en quelque sorte de seconde main, comme les papillons, l’enfantement dans ce cas ne sort pas d’une corruption, mais bien d’un germe spécifique qui garde en lui l’idée de l’original, bien que pour un temps il joue son rôle sous d’autres formes ; mais que par putréfaction un être puisse reproduire son semblable, c’est ce qu’il serait malaisé de montrer. Ce serait là une confusion des générations par semence et par corruption, et un attentat contre la vertu séminale qui a été confiée aux animaux lors de la création. On n’aurait plus que faire du problème : pourquoi n’aimons-nous pas notre vermine autant que nos enfans ? Et l’arche de Noé eût été superflue ; la tombe des animaux eût été la matrice la plus féconde ; la mort, au lieu de détruire, n’aurait fait que repeupler le monde. »
- ↑ M. Figuier a raconté dans un ouvrage récent la faveur dont l’alchimie jouissait au XVIIe siècle, et l’alchimie, comme il le rappelle, ne consistait pas exclusivement dans la croyance à la pierre philosophale ; c’était aussi une théorie qui embrassait l’ensemble des phénomènes, et qui tendait à expliquer non-seulement la génération des métaux, mais encore celle des autres corps par des semences et un embryon, par la conjonction de deux principes contraires. La palingénésie me semble une doctrine importante de l’école hermétique, une de celles qui laissent percer le plus clairement l’esprit de cette philosophie générale. Pour en donner une idée, je ne puis mieux faire que de citer I. Disraeli, qui aimait et sentait vivement ces rêveries et ces magies de la science au berceau : « Il n’y eut jamais plus belle vision scientifique que cette exquise palingénésie, ainsi nommée de deux mots grecs, cette régénération des plantes et des animaux, ou plutôt cette évocation de leurs ombres. Schott, Kircher, Gaffarel, Borelli, Digby et toute leur admirable école découvraient dans les cendres des plantes leur forme primitive ressuscitée par la force de la chaleur. Rien, disaient-ils, ne périt dans la nature ; tout n’est qu’une continuation ou une renaissance ; les semences d’une résurrection sont cachées dans les restes des corps détruits comme dans le sang de l’homme : les cendres des roses peuvent se ranimer, et il en sortira des roses ; elles seront plus petites et plus pâles que si elles avaient germé ; sans odeur et sans substance, elles ne seront pas les fleurs qui poussent sur le rosier, mais seulement leurs délicats fantômes, et, comme des fantômes, elles ne se laisseront voir qu’un instant. La manière dont s’accomplit la palingénésie, cette image de l’immortalité, est décrite de la sorte : Après avoir brûlé une rose, on dégageait par la calcination les sels de ses cendres, puis ces mêmes sels étaient placés dans une cornue de verre, où on les soumettait à l’action d’un mélange chimique jusqu’à ce qu’ils eussent pris, en fermentant, une teinte bleuâtre et spectrale. De cette poussière ainsi excitée par la chaleur surgit de nouveau la forme primitive. Par sympathie, les parties se rejoignent, et tandis que chacune reprend sa place prédestinée, on voit distinctement reparaître la tige, les feuilles et la fleur. C’est le spectre d’une plante sortant lentement de ses cendres. La chaleur se dissipe, l’apparition s’efface, et toute la matière retombe dans le chaos au fond du vase. »
Pour les revenans des animaux, la palingénésie avait aussi son explication toute prête, comme le même écrivain nous le dira dans cet autre passage : « Ainsi les morts revivent naturellement, et un cadavre, pourvu qu’il ne soit pas enterré trop profondément, peut laisser échapper son ombre. On a vu revenir des corps déjà corrompus dans leur tombe, surtout des corps de personnes assassinées, car l’assassin est sujet à enterrer sa victime à la hâte et imparfaitement. Leurs sels, exhalés en vapeur par suite de la fermentation, se sont coordonnés derechef à la surface de la terre, et ils ont formé ces fantômes dont les passans, la nuit, ont été si souvent épouvantés, comme l’histoire authentique en fait foi. Aussi, pendant les premières nuits qui suivent une bataille, il est étonnant combien on peut voir de spectres debout sur leur cadavre. »