Thomas Browne le médecin philosophe de Norwich/02

Thomas Browne le médecin philosophe de Norwich
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 16 (p. 632-661).
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THOMAS BROWNE
LE MÉDECIN PHILOSOPHE DE NORWICH

The Works of sir Thomas Browne (Œuvres de sir Thomas Browne), éditées par Simon Wilkin F. L. S. 3 vol., Londres 1852.

II.
UNE ÉPOQUE DE TRANSITION MORALE.



I.

En fouillant dans ce curieux répertoire d’érudition et de connaissances de toute sorte qui s’appelle la Pseudodoxia[1], mon intention n’a pas été d’y puiser des titres pour présenter Browne comme un savant. Quoiqu’il ait beaucoup observé et beaucoup fait pour discréditer les anciennes erreurs, la passion pour l’étude de la nature n’est pas le trait principal de son esprit. Sans sortir de la Pseudodoxia, nous avons déjà pu voir à quel point son besoin de connaître et de comprendre était doublé d’un autre instinct qui ne se contentait nullement des conclusions prudentes où l’on peut arriver dans l’étude ordinaire des phénomènes. Nous avons remarqué dans ses théories un penchant décidé vers la métaphysique chimérique du passé, vers ces opinions singulières que les siècles primitifs avaient imaginées à priori pour satisfaire immédiatement les innombrables exigences de leur curiosité. En réalité, dans la part que Browne a prise au mouvement des sciences à son époque, ce qui le désigne à l’attention, ce n’est pas l’importance des services qu’il a rendus, c’est plutôt l’étonnante proportion dans laquelle l’esprit scientifique s’allie chez lui à l’imagination la plus puissante et la plus capricieuse ; c’est l’ensemble et l’unité du caractère, où les penchans et les facultés de l’investigateur ont pu se combiner à une telle dose avec les extases de l’ascète et avec tous ces indicibles entraînemens qui font de la tête du poète un merveilleux théâtre sur lequel le cœur et la raison revoient leurs pensées comme à travers les prestiges du rêve.

Au premier abord, en lisant les œuvres du médecin de Norwich, on n’est frappé que par l’énigme de son originalité ; on distingue si bien en lui une singularité qui est au fond de son génie propre, que l’on serait porté à l’envisager comme un de ces êtres exceptionnels qui ne représentent qu’eux-mêmes. En l’examinant mieux, on s’aperçoit vite que le génie propre dont il est impossible de lui contester l’honneur présente de grandes analogies avec les tendances complexes de son époque. Dans cette personnalité qui ne ressemble à aucune autre, on découvre le résumé fidèle d’une phase de transition qui s’est produite à peu près partout dans l’Europe occidentale, et qui en Angleterre particulièrement a été des plus marquées et des plus fécondes. Par ce mot de transition, que j’emploie pour caractériser la première partie du XVIIe siècle, je n’entends pas seulement indiquer une transformation en voie de s’opérer dans les croyances, les études et les arts ; je ne veux pas dire purement que les rêveries sur les causes allaient faire place à la science expérimentale des effets, que le raisonnement dans la religion allait succéder aux aspirations morales, que la discussion des droits, ou l’art du gouvernement, était près de remplacer en politique les respects traditionnels et l’empire des anciens usages. Le changement qui s’accomplissait au lendemain du XVIe siècle était encore plus radical, ou plutôt, si on le rencontrait dans toutes les manifestations de la pensée humaine, c’est qu’il se produisait à la source même des pensées. C’étaient les caractères eux-mêmes qui tendaient à se transformer. Avec Shakspeare comme avec Luther, l’humanité instinctive venait de dire son dernier mot ; avec Bacon, une nouvelle humanité, toute concentrée dans l’idée fixe de connaître, avait déjà lancé sa profession de foi. Comme il arrive toujours en pareil cas, les tendances qui finissaient ne cédaient pas leur place sans de suprêmes efforts.

Il suffit de rappeler comment, depuis la fin du XVe siècle, l’Europe avait été coup sur coup ébranlée par des nouveautés encore plus inouïes que celles de nos révolutions. La terre venait d’être doublée par Colomb, et toutes les imaginations avides de merveilles, toutes les ambitions à l’étroit dans leur sort héréditaire, toutes les exaltations éprises d’une utopie avaient devant elles une moitié d’univers où elles pouvaient à l’aise poursuivre des eldorados, se tailler des principautés, ou aller fonder des royaumes de saints exempts du péché. Les sciences, les philosophies, toutes les habitudes intellectuelles où les pensées étaient restées si longtemps renfermées, avaient également éclaté pour les rendre libres et leur ouvrir les espaces sans bornes du désir et de l’espérance. La renaissance, armée de l’imprimerie, avait versé dans les têtes une masse d’idées grecques et romaines qui contredisaient violemment les opinions du moyen âge, et qui, en les brisant sous leur choc, avaient formé avec leurs débris une sorte de chaos en pleine fermentation. Par-dessus tout, la réforme, et plus particulièrement la réforme comme elle s’était produite en Angleterre, était venue remuer les âmes jusqu’à des profondeurs où les passions politiques et les préoccupations de bien-être ne pénétreront jamais. Pendant que l’ancienne église était supprimée, puis rétablie, puis encore supprimée; pendant que les persécutions se joignaient aux innovations pour attiser la fièvre des esprits, les épées jusqu’au règne de Charles Ier n’étaient point sorties du fourreau; l’ardeur religieuse n’avait point eu de débouché extérieur. Elle ne s’était pas dépensée dans ces luttes civiles qui lassent les énergies, qui découragent les volontés par l’expérience de leur impuissance, qui dégoûtent les honnêtetés par le spectacle des honteux penchans toujours prêts à s’enrôler dans toutes les querelles. Entièrement comprimé, l’enthousiasme avait pesé de tout son poids sur les esprits pour les faire rentrer en eux-mêmes. Comment fallait-il honorer Dieu? en quoi consistaient la sainteté et le devoir? Telles étaient les questions qui absorbaient le cœur et la raison des hommes, et dont la nouvelle doctrine, avec sa tendance à mettre les sentimens au-dessus des œuvres, centuplait encore la puissance.

Aussi le XVIe siècle est-il marqué par une explosion de vie morale non moins remarquable que celle qui suivit l’avènement du christianisme. C’est l’heure où aboutit la longue gestation du moyen âge chrétien. Tout ce qui s’enfante alors est un triomphe et une glorification absolue des principes et de l’activité du moyen âge. Sur toute la ligne, le sentiment se proclame lui-même comme la loi souveraine. En religion, il ordonne aux hommes de désespérer de leur raison pour obtenir la grâce; il leur annonce que, pour chacun, le devoir est d’écouter sa propre conscience, d’avoir en soi les saintes inspirations, et de leur obéir quand même sans s’inquiéter de ce qui peut sortir des actes. En poésie, il rompt avec l’art antique, — cet art qui n’est que le talent d’agir sur les lecteurs avec la science des moyens d’action, — et par la voix de Shakspeare et de Spenser, il compose d’un seul coup le poème complet de tout ce que l’âme d’alors pouvait imaginer et sentir en puisant en elle-même toutes ses aspirations, ses énergies et ses sensibilités. Dans la science, c’est encore le sentiment qui, à son insu, commence le mouvement destiné un jour à l’étouffer lui-même. Bacon, lui aussi, n’était qu’un avocat du sens propre. Il venait dire qu’il était temps de ne plus s’en rapporter aux décisions des écoles, et qu’au lieu de répéter les axiomes enseignés comme la vérité, il s’agissait pour la raison de consulter son propre oracle, de ne s’en rapporter qu’à lui.

Il n’est pas moins vrai qu’au fond c’était une réaction absolue qui se préparait. L’intelligence, une fois réveillée par l’immense activité que le moyen âge avait donnée à tout l’être humain, devait bientôt accaparer pour elle seule ce droit de libre inspiration que le XVIe siècle avait posé pour toutes les facultés. Dès le début du XVIIe, nous voyons soudain baisser l’imagination et la spontanéité. Les instincts moraux ont exprimé ce qu’ils avaient conçu et éprouvé en s’abandonnant à leurs propres impulsions, et leur succès même tourne contre eux. Après les génies naïfs qui avaient eu le don d’inventer parce qu’ils allaient docilement où l’esprit les poussait au lieu de vouloir se fixer un but, arrivent les imitateurs, qui se mettent à adorer comme le beau absolu les formes trouvées par les maîtres, et qui réduisent leur ambition à savoir reproduire ce qui les a charmés. Après les premiers protestans, qui avaient revendiqué la liberté de conscience comme le droit et l’obligation d’obéir à la grâce irrésistible, arrivent les puritains, qui, au nom de la même grâce infaillible, prétendent imposer à tous les croyances, le code moral que leur a révélés cette voix divine qui, suivant eux, ne peut manquer de faire à tous la même révélation. L’intelligence seule, pendant que les autres organes de l’âme humaine renoncent au droit de croire à leurs propres impressions, devient chaque jour plus impatiente de s’exercer et de dicter la loi. C’était elle qui avait été la déshéritée de l’ancien régime moral, — et maintenant elle a devant elle sa carrière tout entière à parcourir; elle doit faire connaissance avec toutes ses capacités et ses impuissances, accomplir ses grandes découvertes comme se donner la leçon de tous les égaremens dont elle est susceptible. Aussi c’est dans le savoir et le raisonnement que les esprits se réfugient; c’est à connaître les faits, leurs rapports et leurs conséquences, qu’ils dépensent et bornent leurs efforts. Et je ne fais pas allusion seulement aux progrès des sciences physiques, qui sont le beau côté de l’époque et l’application légitime de son intelligence. La raison usurpe encore les fonctions qui ne lui appartiennent pas : elle veut obliger les hommes à n’être en tout que des calculateurs; elle veut que jusque dans leurs affections et dans le gouvernement de leur âme ils ne soient dirigés que par les connaissances qu’ils peuvent avoir sur les choses du dehors. Elle prétend enfin décréter à son tour une morale, une foi, une poétique qui ne relèvent que d’elle, qui ne reconnaissent que son autorité. Tout ce qu’elle décrète est la négation absolue des croyances et de l’esprit du passé. Tandis que le moyen âge avait expliqué le mal par l’inspiration d’un mauvais principe, elle décide au contraire que tous les maux sont venus de ce que l’humanité n’a pas possédé la science des choses avantageuses et des choses nuisibles, et de ce qu’elle a eu la sottise de se laisser diriger par ses sympathies au lieu de consulter son jugement. Tandis que le moyen âge avait enseigné que les œuvres ne sont rien, et que le seul moyen d’arriver au bien est d’avoir les bonnes inspirations et de leur obéir sans s’inquiéter des résultats, elle vient déclarer que les sentimens ne sont rien, et que, pour bien conduire nos affaires, notre seul souci doit être d’apprendre à évaluer juste ce que nos œuvres peuvent nous rapporter. La raison ne s’arrête même pas là : après avoir mis l’utilitarisme en tout et partout, elle en vient à s’abroger elle-même, elle érige ses propres idées en vérités absolues, et pour mieux assurer leur souveraineté, elle change l’homme en une sorte de mécanique qui désormais ne doit plus travailler qu’à tirer les conclusions et à pratiquer les décisions que peut lui fournir la science acquise.

Un développement tout intellectuel, un développement qui devait aboutir à ces excès, mais qui devait d’abord grandir l’esprit humain par la place qu’il attribuait à l’intelligence, voilà donc ce qui commençait du temps de Browne, pendant que d’un autre côté l’imagination et la conscience achevaient leur évolution. Avec de simples différences en plus ou en moins, le XVIIe siècle s’ouvre ainsi chez toutes les races germaniques et latines.

La lutte des deux principes est peu sensible en Italie : l’ancienne patrie des Romains avait toujours été très législative et très intellectuelle, témoins ses écrivains politiques et ses grammairiens. Depuis la renaissance surtout, elle s’est étrangement reniée pour se faire à nouveau païenne ou cicéronienne. En France, c’est de Henri IV à Louis XIII que la transformation s’accomplit; mais l’imagination sous les Valois a été trop tôt gênée par l’imitation des anciens, et après eux il en reste peu pour mitiger les premiers épanouissemens de la raison, qui elle-même va être trop vite régularisée par les convenances du règne de Louis XIV. En Angleterre, la croissance du génie national a été plus franche que partout ailleurs; l’imagination a pris un essor plus vigoureux en restant plus sincère, et l’intelligence dans sa liberté y est à la fois plus promptement virile et plus longtemps naïve, je veux dire plus longtemps associée à l’inspiration de tous les instincts que la nature place en nous à côté du jugement. Lorsque Shakspeare meurt, Bacon est déjà né : ce seul rapprochement accuse avec éloquence les deux vitalités qui, sans s’étouffer l’une l’autre, produisent pendant un demi-siècle une des phases les plus riches des annales anglaises.

Cette double activité du sentiment et de l’intelligence est également ce que nous découvrons au fond du tempérament de Browne. S’il éveille aussi vivement la curiosité, c’est en même temps par l’intérêt historique des deux élémens qui font de lui un abrégé de son époque, et par l’intérêt moral de la singulière individualité qui résulte en lui de leur fusion. En faisant cette remarque, je n’ai nullement la pensée de rien enlever à son originalité : — nous nous plaisons beaucoup trop, je crois, à expliquer les grands esprits par l’esprit de leur siècle et à supposer que les natures extraordinaires sont formées par la nature banale de tout le monde. Ce que je veux dire, c’est que, grâce à des dispositions innées, Browne a trouvé moyen de combiner en sa personne les deux manières d’être qui se manifestaient parallèlement autour de lui; c’est qu’il a appartenu en même temps aux générations qui l’avaient précédé et à celles qui allaient le suivre. Aussi ai-je cru bon de le scinder pour ainsi dire en deux. J’ai parlé d’abord de l’ouvrage où sa curiosité intellectuelle se révèle le mieux, et j’ai réservé pour la fin ceux de ses livres où il écrit plutôt comme un homme du moyen âge, sous la dictée de ses sentimens. Pour achever d’étudier ses œuvres, nous jetterons au moins un coup d’œil sur quelques autres écrits où Browne reste en quelque sorte à mi-chemin entre le monde de son esprit et le monde des choses.


II.

Après avoir publié la Pseudodoxia, Browne ne se présenta plus qu’une seule fois devant le public : ce fut en 1658, année où il donna dans un même volume son Jardin de Cyrus et son Hydriotaphia ou Sépulture des urnes. Parmi ses ouvrages, il n’y en a point où le mélange de tout ce qui se rencontrait en lui soit plus remarquable que dans ces deux traités. L’Hydriotaphia, qu’il avait écrite à propos de quelques urnes antiques découvertes dans le Norfolk, est un discours funèbre où il discute en érudit les coutumes des anciens peuples à l’égard des morts, où il parle en savant des substances trouvées dans les urnes du Norfolk, où il médite en philosophe sur toute cette science de la mort et sur la mort elle-même. Quant à l’autre dissertation, pour en faire comprendre la bizarrerie, il suffira d’en citer textuellement le titre : le Jardin de Cyrus, ou le losange quincunciel, ou les plantations réticulées des anciens, considérées artificiellement, naturellement et mystiquement. Les quinconces sont le prétexte du livre. Avec des si, des peut-être, des probablement, Browne arrive de conjecture en conjecture à présumer que les plantations en losange ont dû exister non-seulement avant le déluge, mais dans le paradis terrestre, dont Dieu lui-même était le planteur. Des quinconces il passe bientôt aux nombres et aux figures géométriques qui entrent dans cette disposition, et en évoquant devant lui les productions de la nature et de l’art, il arrive à n’apercevoir partout que des losanges, des cinq, des X, des tissus rétiformes. Où veut-il en venir? La question est d’autant plus embarrassante qu’il brode sur ce texte une infinité d’observations sérieuses et de recherches attentives sur l’histoire naturelle et la physiologie végétale, sans parler de maints autres sujets sur lesquels il exprime évidemment ses véritables opinions. En réalité, il faut renoncer à préciser ce qu’il a voulu. Son discours est la traduction naïve des indéfinissables combinaisons qui se produisaient dans son esprit. Il ne cherche pas à énoncer des conclusions arrêtées; il songe tout haut comme il songeait à chaque instant, en confondant un peu son imagination avec la science. Il regarde en lui-même le pêle-mêle de ses souvenirs, de ses préoccupations, de ses conjectures momentanées, et à la fin, quand il est las, « il est temps de cesser, dit-il, la nuit est avancée, les chasseurs sont déjà sur pied en Amérique; tenir nos yeux ouverts plus longtemps, ce serait voler le rôle de nos antipodes. »

Outre y l’Hydriotaphia et le Jardin de Cyrus, ses lettres et ceux de ses papiers qui ont vu le jour après sa mort nous prouvent qu’en vieillissant il n’avait rien perdu de son ardeur pour l’étude. Jusqu’au bout, nous le voyons poursuivant ses travaux, les poussant même dans plus d’une direction nouvelle, et toujours prêt à profiter des occasions inattendues pour augmenter ses connaissances, ou pour les mettre au service d’autrui. Il entre en communication avec le pasteur d’une paroisse de l’Islande, et les renseignemens qu’il en obtient sur l’histoire naturelle et sur les maladies régnantes de cette île lointaine lui servent à rédiger une notice qu’il communique plus tard à la Société royale. Il écrit pour sir William Dugdale deux mémoires touchant les Marécages et les Tumuli de l’Angleterre. Il se met au service d’Évelyn, le charmant auteur des Mémoires et grand amateur d’horticulture. Il envoie au docteur Ray des catalogues et d’autres matériaux qu’il avait primitivement ramassés pour une histoire naturelle du pays de Norfolk. La plupart de ces communications ont été recueillies, et, avec divers traités que Browne laissa en mourant, elles ont fourni la matière de deux publications posthumes éditées, l’une par l’archevêque Tenison, et l’autre par John Hase. Je ne m’arrêterai pas toutefois à ces deux recueils. La plupart des essais qui les composent rentrent dans le genre de la Pseudodoxia, et nous y retrouverions le même savant avec lequel nous avons fait connaissance. D’ailleurs ils ne nous aideraient pas à mieux comprendre ce qu’était au fond ce judicieux visionnaire. Il est temps d’arriver à celui des ouvrages de Browne qui complète le mieux la singulière figure dont la Pseudoduxia ne nous a révélé qu’un côté.

Dès les premières pages, la Religio medici nous offre la preuve que les temps n’exercent pas toujours une influence directe sur les individus. Vers 1634, alors que Browne composait son soliloque « pour sa satisfaction privée et avec la pensée d’en faire un mémento pour lui-même plutôt qu’un exemple et une règle pour autrui, » le vent était tout à fait aux controverses religieuses. Ce n’était plus le moment des décisions où, sans trop raisonner, les hommes étaient allés, par instinct et par amour, vers la croyance qui les attirait irrésistiblement. Les partis étaient pris maintenant, et quoique l’enthousiasme n’eût point diminué en Angleterre, les ferveurs du XVIe siècle faisaient place de plus en plus à ces argumentations qui ont rempli le xvii% et qui ont laissé tant de traces dans Bayle, Leclerc, Jurieu, etc.

Mais les natures vraiment originales, au lieu de se laisser gagner par les entraînemens de leur entourage, n’y trouvent qu’une occasion d’acquérir plus vivement conscience de leurs propres instincts, et tel est l’effet que produisent sur Browne les intempérances dogmatiques dont il est témoin. Après avoir déclaré qu’il est chrétien protestant de l’église d’Angleterre, et cela u non-seulement de naissance et d’éducation, mais par conviction personnelle et de sa propre option, » il ajoute, en faisant allusion aux catholiques :


« Pour autant, je n’ai pas rompu à tel point avec ces courages désespérés qui préfèrent risquer leur barque avariée sur la haute mer plutôt que de rentrer au port pour la réparer... Je ne me suis pas tellement séparé d’eux que j’en sois à leur égard aux antipodes et à épée tirée. Nous avons fait une réforme à partir d’eux et non contre eux, car, à laisser de côté ces accusations et ces échanges de propos outrageans qui divisent nos affections et non pas notre cause, nous sommes unis les uns aux autres par un même nom et un même titre, par une foi et un corps nécessaire de principes qui sont communs entre nous. Je n’ai jamais pu voir qu’il y eût aucune conséquence raisonnable à tirer des textes qui défendent aux enfans d’Israël de se souiller dans les temples des païens. L’eau bénite et les crucifix, bien que dangereux pour le vulgaire, ne trompent pas mon jugement et n’abusent aucunement ma dévotion. Je suis, je le confesse, naturellement porté à ce qu’un zèle mal entendu appelle superstition. Je reconnais que ma conversation ordinaire est sévère, que mes manières sont pleines de raideur et parfois teintes de morosité; pourtant dans mes oraisons j’aime à user de la civilité de mes genoux, de mon chapeau et de ma main, avec tous ces mouvemens extérieurs et sensibles qui peuvent exprimer ou exciter ma ferveur invisible. Je ferais violence à mon propre bras plutôt qu’à une église, et je ne souillerais pas volontiers un nom de saint ou de martyr... Je ne puis pas rire, j’aurais plutôt compassion des stériles voyages des pèlerins et de la condition misérable des moines. S’il y a une méprise dans la forme, il y a dans le fond un élément de piété. Je n’ai jamais été capable d’entendre la cloche de l’Ave Maria sans un élan de prière, et je ne sache pas que, parce qu’ils ont erré par un point, ce me soit une autorisation suffisante pour errer par tous, je veux dire par le silence et un muet dédain. Tandis donc qu’ils tournaient vers la Vierge leurs dévotions, j’adressais les miennes à Dieu, et je rectifiais les déviations de leurs prières en réglant justement les miennes. En voyant une procession solennelle, il m’est arrivé de pleurer abondamment pendant que mes compagnons, aveuglés d’opposition et de prévention, tombaient dans des excès de mépris et de rire. Les églises grecque, romaine et africaine ont sans contredit des solennités et des cérémonies dont les sages ferveurs savent faire un usage chrétien et qui sont condamnées par nous, non pas comme étant un mal en elles-mêmes, mais comme étant des sollicitations et des amorces à la superstition pour ces têtes vulgaires qui regardent de travers la face de la vérité, et pour ces jugemens instables qui ne peuvent s’asseoir sur le centre de résistance sans des oscillations ou des chancellemens vers la circonférence. »


Chez Browne,. ce n’est pas là seulement de la sympathie pour les rites catholiques, — bien qu’ils aient certainement attiré son imagination, — c’est avant tout l’effet d’une constitution qui, pour citer ses propres paroles, est si générale qu’elle s’accorde avec toute chose. Sa conscience lui donnerait un démenti, s’il disait qu’il déteste absolument quoi que ce soit, excepté le démon. Les antipathies nationales ne le touchent pas; il ne s’étonne point des sauterelles et des cigales que mangeaient les Juifs, ni des plats de grenouilles et d’escargots dont se régalent les Français. A la vue d’une vipère, d’un scorpion ou d’un crapaud, il ne sent en lui nulle envie de prendre une pierre pour les écraser. « Je n’ai jamais pu, dit-il ailleurs, me mettre en discorde avec un homme pour une différence d’opinion, ou prendre colère contre son jugement, parce qu’il ne se rencontrait pas avec moi dans une manière de voir dont, sous peu de jours peut-être, je devais moi-même m’éloigner. » Cette espèce de tolérance, Browne l’attribue avec humilité au tempérament froid dont le ciel lui a fait la grâce; je l’attribuerais moi-même en grande partie à l’insatiable curiosité de son esprit. Tandis que la plupart des hommes sont choqués par tout ce qui les surprend et par tout ce qui sort de leurs idées, il aime les aventures et les rencontres imprévues; tandis que pour les autres c’est une souffrance de concevoir ce qu’ils n’avaient pas conçu, pour lui c’est un bonheur d’étendre incessamment ses pensées et ses affections. Il a peine à dire : il n’y a que cela de vrai, il n’y a que cela de bon. Il voudrait pouvoir embrasser une vérité sans s’obliger à rejeter complètement les décisions contraires. En parlant des trois hérésies vers lesquelles ses jeunes années avaient incliné, il écrit ces mots où respire un vrai sybaritisme d’intelligence. «Ce n’est pas seulement une erreur de jugement, c’est encore une perversion de la volonté que d’être incapable de se délecter d’une singularité sans se faire d’elle une hérésie, ou d’imaginer une idée sans vouloir créer aussi une secte. » line autre cause ne contribue pas moins à sa répulsion pour les controverses et les excommunications : c’est le point de vue d’où il les juge. Au lieu de porter son attention sur la valeur des doctrines en litige, il est surtout frappé par les mobiles des combattans eux-mêmes; il aperçoit surtout les instincts d’agression et de domination qui sont les ressorts de la lutte. Sur ce point sa nature est on ne peut plus décidée. Tous les sentimens négatifs, tous ceux qui se rattachent au mépris ou à la haine, sont littéralement pour lui impossibles. Ainsi il ne peut pas supporter l’idée qu’il existe au monde une seule chose disgracieuse, une seule espèce de créature dont le propre soit de causer de la répugnance.


« Natura nihil agit frustra, s’écrie-t-il, est le seul axiome incontestable de la philosophie. Il n’y a pas de grotesques dans la nature; il n’y a pas de choses qui soient faites pour boucher des vides et garnir des coins inutiles. Il n’est pas jusqu’aux créatures les plus imparfaites, à celles qui ne furent pas préservées dans l’arche et qui, ayant leurs semences et leurs principes dans la matrice de la terre, se montrent partout où se montre le pouvoir du soleil, il n’est pas, dis-je, jusqu’à elles qui ne laissent éclater les combinaisons de la main divine... Ma contemplation n’a jamais su se contenter des objets ordinaires d’étonnement, du flux et du reflux de la mer, de la crue du Nil, de la direction de la boussole vers le nord, et je me suis appliqué à leur trouver des pendans et des pairs parmi les productions plus familières et plus dédaignées de la nature, comme je puis sans voyager en découvrir dans la cosmographie de moi-même. Nous portons en nous les merveilles que nous allons chercher loin de nous. Nous renfermons toute l’Afrique et ses prodiges. Nous sommes nous-mêmes cette œuvre audacieuse et aventureuse, où quiconque l’étudié sagement apprend comme dans un épitomé ce que d’autres poursuivent par fragmens épars dans un volume sans fin. »


Il semble que l’on entende parler un des grands poètes de l’Angleterre moderne, William Wordsworth, et ce n’est pas la seule fois qu’on serait tenté de se demander si l’âme de Browne n’était pas revenue prendre chair dans le poète du XIXe siècle pour confirmer sa théorie ou du moins sa rêverie sur les hommes qui se revivent et sur les populations de la terre qui ne sont que les revenans du passé. Chez l’un et chez l’autre, c’est bien un même esprit qui, par les mêmes voies, en est venu à se faire un monde où il ne reste plus rien qui puisse lui causer quelque répugnance. Chacun de nous peut observer que les hommes, à mesure qu’ils vieillissent et que la pensée prend le dessus chez eux sur la vie des sens, deviennent plus sensibles à l’expression morale des physionomies, plus capables d’être charmés par le caractère qui se révèle sur des traits sans jeunesse et sans beauté physique. Poussons encore plus loin cette prédominance de la pensée, et les visages mêmes où se peint une âme pervertie auront aussi leur circonstance atténuante; ils nous intéresseront au moins par les révélations qu’ils auront à nous faire. Browne en est là, et, comme tous les esprits de cet ordre, il aime surtout ce qui est humble, petit et familier, car l’imagination n’est que plus frappée quand l’immense vision de l’ordre universel ou de la sagesse infinie s’échappe pour ainsi dire d’un fait imperceptible.

La tournure particulière de ses convictions religieuses n’est pas moins exceptionnelle. Rien qu’à lire les fragmens que nous avons cités, on comprend facilement que dans un avant-propos l’éditeur parisien de la Religio medici ait présenté l’auteur comme un protestant à moitié gagné à l’église romaine, et peut-être n’est-il pas impossible de deviner comment certains théologiens allemands avaient pu, en dépit de l’évidence, l’accuser d’un indifférentisme absolu et même d’athéisme. C’est qu’en effet la foi de Browne repose sur un centre qui n’est point celui des croyances ordinaires. En réalité, il ne songe pas à ouvrir au grand large les portes du ciel pour y laisser entrer la sœur de charité et la sœur de Cythère; mais il est d’un spiritualisme à scandaliser les docteurs de toutes les confessions. Il ne croit point, avec les catholiques, que les rites et les pratiques aient la puissance de sauver, et il ne croit point, avec les puritains, qu’ils aient la vertu de damner. Il ne cache pas non plus que les points de doctrine qui séparent les diverses sectes lui semblent peu dignes du bruit qu’ils provoquent. En dehors des dogmes fondamentaux, il a peine à admettre que la sainteté et l’iniquité d’après lesquelles Dieu nous pèse consistent dans des opinions, dans des décisions qui, après tout, ne représentent pas ce que nous valons nous-mêmes. Pour lui évidemment l’essence du christianisme est ailleurs : elle est surtout dans son esprit moral, et par là je n’entends pas précisément ses préceptes ni ses injonctions sur la conduite qu’il faut tenir. Si indispensable que soit ce code moral, il n’est point spécial au christianisme, et partout où les hommes ont eu la crainte de la souffrance, ils ont naturellement mis hors la loi tout ce qu’ils pouvaient croire malfaisant. Je parle surtout de cet esprit qui est venu au contraire enseigner aux hommes à ne plus en rester à l’idée païenne de méfait et de bienfait, à tenir les sentimens pour un bien ou un mal, non plus en raison des avantages ou des inconvéniens qu’ils pouvaient rapporter à la masse, mais en raison de l’état moral dont ils procédaient chez l’individu. La tête de l’humanité s’était enraidie et comme pétrifiée à regarder du côté des conséquences des actes ; le christianisme l’a prise et l’a retournée du côté de leur origine. Cet esprit moral possède si bien Browne, que les autres parties de la théologie, malgré son respect pour elles, ne sont à ses yeux que secondaires. Tout en exprimant des doutes sur les miracles des jésuites du Paraguay, « il souhaiterait qu’ils fussent vrais, et qu’ils eussent d’autres garans que la plume de leurs auteurs. » Il ne voit rien qui empêche que ces hommes d’une autre église, s’ils ont le cœur saint, aient reçu de Dieu le don de glorifier son nom par des prodiges. Tout en étant fort inquiet sur le sort des sages païens qui n’ont pas connu le Christ, il lui semble dur « de placer en enfer les âmes de ces hommes dont les nobles vies nous enseignent la vertu sur la terre… Quelle étrange vision, dit-il, ce sera pour eux de voir leurs fictions poétiques converties en réalité, et leurs furies imaginaires en véritables démons ! Comme l’histoire d’Adam sonnera étrangement à leurs oreilles, quand ils auront à souffrir à cause de l’homme dont ils n’ont jamais ouï parler, et quand eux, qui font descendre des dieux leur généalogie, ils sauront qu’ils sont la malheureuse lignée de la chair pécheresse ! » — « Mais, reprend-il, c’est un acte insolent de la raison que de discuter la justice des procédés de Dieu… Et après tout, les hommes qui vivent suivant la droite règle de la raison vivent seulement selon leur espèce, comme les bêtes suivant la leur. Ils ne font qu’obéir convenablement à l’injonction de leur nature, et n’ont donc pas droit d’attendre une récompense pour leurs actes. »

Il ne s’ensuit pas toutefois que Browne ne soit chrétien que par la conscience. Son intelligence aussi est vivement saisie, mais c’est encore d’une manière toute particulière. En étudiant la Pseudodoxia, nous avons remarqué comment il était à la fois très porté à croire quand il s’agissait des causes invisibles des phénomènes, et très avide de s’assurer par ses yeux quand il s’agissait des phénomènes eux-mêmes. Dans ses convictions religieuses nous retrouvons quelque chose d’analogue. Quoiqu’il ait autant que personne la foi historique, quoiqu’il soit convaincu que tous les événemens relatés par l’Écriture se sont passés de tout point comme elle les rapporte, il est clair que tout ce qui est trop défini le gêne, que tout ce qui ressemble à un fait est pour sa raison un texte rempli de difficultés, d’obscurités et d’énigmes où du reste il se complaît visiblement, sans souffrir de ne pas les résoudre. Il a calculé comment toutes les créatures, non-seulement avec leur volume, mais avec leur provision de nourriture, avaient pu tenir dans l’arche ; il a considéré que l’épreuve de la virginité telle que Dieu l’ordonna aux Juifs était très faillible ; il a remarqué que bien des femmes, et même des nations entières, échappaient à la malédiction de l’enfantement, qui dans la Bible semble prononcée sur le sexe entier. En un mot, sa foi a cela de très particulier, qu’elle semble moins tenir de la soif de certitude que du besoin de s’interroger et de spéculer. Les croyans ordinaires cherchent avant tout dans la religion un point fixe pour leurs incertitudes. Ce qui les attire et ce qu’ils embrassent avec le plus de contentement, c’est la partie positive du christianisme, ce sont les révélations qu’il leur apporte. Ce qui gagne Browne et ce qui le retient, ce sont au contraire les mystères, ce sont les voiles que la théologie ne soulève pas.


« Il me semble, écrit-il, qu’il n’y a pas dans la religion assez d’impossibilités pour une foi active... J’aime à me perdre dans un mystère, à suivre mes pensées jusqu’à un o altitudo! C’est ma récréation solitaire que d’embarrasser mon entendement avec ces énigmes emmêlées et ces problèmes insolubles de la trinité, de l’incarnation et de la résurrection. Je puis répondre à toutes les objections de Satan et de ma raison rebelle par cette étrange solution que j’ai apprise de Tertullien : Certum est quia impossibile est. Ajouter créance à des faits ordinaires et visibles n’est pas de la foi, mais seulement de la conviction. Il est des hommes qui croient plus fermement pour avoir vu le sépulcre du Christ, et qui, après avoir contemplé la Mer-Rouge, ne doutent plus du passage miraculeux. Moi, je suis heureux de n’avoir pas vécu aux jours des miracles, de n’avoir jamais aperçu le Christ ni ses disciples. Je ne voudrais pas avoir été un des Israélites qui passèrent au milieu des flots entr’ouverts, ni un des malades sur qui Notre-Seigneur opéra ses merveilles. Ma foi m’eût alors été imposée, et je n’aurais point part à la bénédiction qui a été prononcée sur ceux qui croient et n’ont pas vu... Depuis que j’ai atteint l’intelligence de savoir que nous ne savons rien, ma raison a été plus souple à la volonté de la foi. Sans exiger une rigide définition, je me contente maintenant de comprendre un mystère sous une image facile et platonicienne. Cette description allégorique d’Hermès (une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part) m’a toujours séduit au-delà de toutes les définitions métaphysiques. Là où il m’est impossible de satisfaire ma raison, j’aime à complaire à mon imagination. Quand l’obscurité est trop épaisse pour notre entendement, il est bon de nous reposer dans une description, une périphrase ou même un à peu près. En faisant savoir à notre raison combien elle est incapable de pénétrer les effets visibles et patens de la nature, nous la rendons plus humble et mieux soumise aux subtilités de la religion. C’est ainsi que je dresse mon esprit farouche et mal dompté à s’abattre sur l’appât de la foi. »


Ne nous y trompons pas : cet état d’éblouissement extatique n’est point le symptôme d’une organisation où la raison a peu d’empire, c’est plutôt celui d’une raison très active, qui a beaucoup tâché de comprendre, qui a même porté trop haut ses ambitions, et qui, en comptant ses efforts déçus, a pu supputer combien le connu était peu de chose pour elle à côté de l’incompréhensible. « Nous ne faisons qu’apprendre aujourd’hui ce que nos jugemens plus avancés nous forceront demain à désapprendre, et Aristote nous enseigne seulement ce que Platon lui avait enseigné, c’est-à-dire à le réfuter lui-même. J’ai traversé toutes les écoles, et n’ai trouvé le repos en aucune. Quoique nos premières études nous désignent connue des péripatéticiens, des stoïques ou des académiciens, je m’aperçois qu’à la fin les plus sages têtes deviennent presque toutes des sceptiques, et restent plantées comme des Janus dans le champ du savoir. »

Avec cette profonde conscience des limites de son intelligence, — et elle n’abandonne pas Browne, — on sent comment les mystères sont en quelque sorte la preuve qui lui démontre la vérité du christianisme. Ses yeux comme son jugement n’aperçoivent partout que des mouvemens dont les ressorts lui échappent, et d’admirables accords où s’atteste une sagesse qui ne se laisse pas saisir. Pour lui, ce qui distingue la réalité, c’est d’être inexplicable, et il voit un mensonge dans toute philosophie qui prétendrait lui donner une explication de l’univers où il n’existerait plus ni ombre ni inconnu. Cependant, comme chrétien, il n’a pour ainsi dire aucun sacrifice à imposer à sa raison : sa foi se borne à lui enseigner que dans ce monde tout est l’œuvre d’une providence et d’une toute-puissance que l’homme ne saurait concevoir. Sans viser à définir l’infini, elle lui donne pour tout ce qu’il voit d’impénétrable un nom qui signifie à la fois omnipotence, bonté suprême, intelligence sans bornes. Aussi le Dieu chrétien est-il pour sa raison même le mot authentique de l’énigme. Dans la retraite et la solitude de son imagination, il n’oublie pas de penser à lui et de contempler ses attributs. Il se confond avec cette éternité dont nul ne peut parler sans un solécisme, et à laquelle nul ne peut songer sans une extase. Il se délecte avec cette sagesse où il se complaît tellement que, pour cette seule contemplation, il ne regrette pas d’avoir été élevé dans la voie de l’étude. Peu d’hommes ont éprouvé autant que ce prétendu athée les ravissemens de la dévotion, la joie d’échapper à la terre pour se plonger dans l’infini; néanmoins, jusque dans ses ivresses religieuses, il est facile de reconnaître encore ce je ne sais quoi de minutieux et de questionneur qui forme un trait si marquant de son érudition et de ses recherches scientifiques. Lui-même nous parle en plus d’un passage des combats de sa foi et de sa raison, et de la trêve qu’il établissait entre elles. « En philosophie, écrit-il, sur tous les points où la vérité semble à deux faces, nul n’est plus paradoxal que moi; en théologie, j’aime à tenir la route royale et à suivre, sinon aveuglément, au moins avec une humble confiance, la grande roue de l’église qui me fait mouvoir. » Cela est strictement vrai, mais ce n’est pas tout à fait ainsi que j’exprimerais l’impression qu’il me laisse. Ce qui me frappe à chaque page de la Religio medici, c’est qu’en réalité il n’y a pas en Browne de ces conflits absolus qui forcent un homme à faire deux parts de lui-même : c’est qu’au fond il trouve moyen de mettre toute sa raison dans sa foi et toute sa foi dans sa raison. On sent que l’esprit d’examen qui l’a poussé vers la science et les études de tout genre sort précisément du même besoin qui l’entraîne à spéculer sans fin. Il n’a rien de commun avec ces natures positives qui ne peuvent admettre que les conclusions de leurs yeux, parce que, suivant un mot de Bacon, leur intelligence est captive dans leurs sens. Sa curiosité d’observateur n’est elle-même au contraire qu’une conséquence de son imagination. Il ne se lasse pas de remplir sa tête d’images et d’apparitions; il veut se donner le spectacle de toutes les pensées qui peuvent s’enfanter dans l’âme humaine, évoquer le passé, prévoir l’avenir, présumer où il ne peut pas savoir. Cela va si loin que, dans ses idées religieuses, il approche du polythéisme. Il couve son imagination jusqu’à en faire sortir des myriades d’esprits et d’éons pour peupler les espaces sans bornes. De l’homme à Dieu, les Yalentin du gnosticisme et les Ben-Jochaï de la cabale n’apercevaient pas plus de degrés et de créations intermédiaires. « C’est une énigme pour moi, s’écrie-t-il, que tant de savantes têtes aient pu oublier leur métaphysique et détruire l’échelle des êtres au point de mettre en question l’existence des esprits. Ceux qui, pour convaincre leur incrédulité, désirent voir des apparitions n’en verront sans doute jamais; le diable les a déjà entraînés dans une superstition plus impie que la sorcellerie, et leur apparaître ne serait de sa part que travailler à les convertir. Pour moi, loin de nier les esprits, je croirais volontiers que non-seulement les diverses contrées, mais encore les individus ont chacun leur ange tutélaire. Pour autant que je sache, il n’est pas impossible même qu’outre ces gardiens particuliers, il y ait un esprit supérieur chargé de veiller sur le monde entier. Si chaque espèce a son esprit qui rattache et conjoint les individus épars dont elle se compose, pourquoi n’en existerait-il pas un autre qui fût le lien de toutes les espèces et de tous les êtres? »

Le plus curieux, et ce qui nous fait toucher l’intime parenté de son imagination et de ses goûts d’observateur, c’est qu’à l’endroit de ces essences surnaturelles il est aussi judicieux et aussi réfléchi, aussi patiemment scientifique que dans ses recherches expérimentales. Il se garderait bien de s’en tenir sur leur compte à une vague croyance, il y perdrait ce qui lui est le plus cher. Les fables mêmes qu’il sait n’être que des fables sont pour lui l’objet d’une série d’enquêtes. Les arbres qui poussent au bord de l’Achéron le tourmentent; en supposant qu’ils existent, il tient à se rendre compte des influences que peut exercer sur eux l’atmosphère de l’enfer, et par analogie il tâche de deviner quel feuillage ils doivent avoir, à quel ordre végétal ils doivent se rattacher. C’est bien autre chose quand il est question des esprits, auxquels il croit plus qu’à lui-même. Il les discute, il les envisage sous toutes les faces, il s’obstine à leur donner la consistance, la couleur et les lignes arrêtées d’une réalité. Si on lui demande son opinion et sa métaphysique sur leur nature, il avoue avec humilité qu’elles se réduisent à des notions négatives comme celles qu’il a sur Dieu, ou à de simples conjectures par comparaison; mais dans ses conjectures au moins, il tient à épuiser la question. « Dans cet univers, dit-il, nous voyons une gradation ou hiérarchie de créatures qui ne s’élève pas confusément, mais avec une proportion et une méthode pleines de beauté. Les choses inertes et celles qui ont la vie sont séparées par une grande disparité de nature; une plus vaste distance s’étend entre les plantes et les animaux ou créatures douées de sentiment; de ces dernières à l’homme, la différence va de nouveau s’accroissant, et si la proportion continue, il doit y avoir encore bien plus loin des hommes aux anges. » Partant de là, il ne s’arrête pas avant d’avoir présumé au moins que ces natures supérieures doivent avoir, d’une manière plus complète et plus absolue, toutes les perfections qui s’indiquent obscurément chez l’homme; qu’elles doivent connaître les choses par leur essence, tandis que nous les jugeons seulement par leurs accidens; qu’elles doivent par conséquent voir nos propres pensées comme si elles les portaient en elles-mêmes; qu’elles doivent avoir la puissance de mouvoir tous les corps sans en animer aucun.

Quant au démon qu’il a introduit dans sa Pseudodoxia, Browne est encore plus explicite, et rien n’est charmant comme d’observer toutes les peines honnêtes qu’il se donne pour dresser sans additions et sans omissions le catalogue de ses méfaits. « C’est Satan, dit-il, qui s’applique sans relâche à nous inoculer la croyance qu’il n’y a pas de Dieu, et, faute de réussir jusque-là, c’est lui qui nous pousse au moins à nier sa providence et à supposer qu’il ne s’occupe que des espèces. C’est lui qui, en sentant combien il a peu de chances de nous convertir à cet athéisme, prend le détour de nous persuader qu’il existe un grand nombre de dieux. C’est lui qui, pour rendre nos erreurs plus monstrueuses, a tenté de se faire passer lui-même pour un dieu. Et tel est le mystère de ses tromperies que tout en travaillant à nous convaincre de sa divinité, il cherche à nous faire croire qu’il est moins que les anges, moins que les hommes, qu’il est soumis à l’empire non-seulement des créatures raisonnables, mais encore de mille choses sans efficacité, telles que des lettres, des signes, des syllabes. » Toutefois à l’égard de Satan lui-même, il s’en faut que Browne soit prêt à accepter les ouï-dire sans les examiner. Il est le premier à se contrôler et à se poser toutes les objections imaginables. Dès le début, il est une pensée qui l’a arrêté, la même pensée qui sous la plume de Reginald Scott (dans sa Discoverie of Witchcraft) devait contribuer plus que l’histoire et l’expérience à réveiller les hommes de leur cauchemar démonologique. Il s’est dit que le créateur des lois de la nature devait seul être capable de les suspendre ou de produire des effets sans leur concours, et qu’attribuer au démon le pouvoir d’accomplir de véritables miracles, ce serait en faire un second Dieu, égal au Créateur. Pour se tirer de cette difficulté, Browne a encore recours à une fraude de Satan. « C’est lui qui par un nouvel artifice s’est donné la fausse apparence de posséder les prérogatives du Très-Haut. » Quoiqu’il ait d’une manière spécieuse opéré des guérisons et contrefait les œuvres merveilleuses des prophètes, « il n’est en réalité qu’un habile prestidigitateur, un physicien transcendantal qui sait accomplir ce qui est par rapport à nous un prodige, en sachant user des forces naturelles que notre science n’a pas encore découvertes. »

Malgré la place que le monde surnaturel occupe dans les préoccupations du médecin de Norwich, je donnerais une fausse idée de son œuvre en laissant supposer qu’elle est remplie par ces spéculations si surannées pour nous. Une des deux sections de la Religio medici est consacrée à la charité, à la vertu que Browne préférait entre toutes, et même dans sa confession de foi proprement dite il abandonne assez promptement la sphère des anges et des démons pour reporter ses pensées sur l’âme humaine, sur la fin des temps, sur la destinée future de l’homme. Toutes les pages où il aborde ces nouvelles questions sont d’une haute poésie et d’une grande portée métaphysique; mais plus il se rapproche de la terre, plus nous voyons reparaître chez lui cette veine de doute dont je parlais plus haut. Il semble que les choses sensibles auxquelles il touche deviennent sous sa main encore plus fantastiques que les choses qui échappent aux sens. Tandis que toutes ses facultés se tendaient tout à l’heure pour donner un corps, et une figure à l’invisible, il aboutit, en obéissant précisément aux mêmes impulsions, à réduire ce qui a corps et figure en une impalpable vapeur. Sur son esprit toujours en mouvement, les objets se changent en une masse de lignes flottantes. Il les considère si longtemps, il s’acharne tellement à en saisir tous les tenans et les aboutissans, qu’il se perd dans la multitude de ses réflexions. De fait, il lui est impossible de s’entendre avec lui-même. L’imagination pittoresque du midi et l’intuition abstraite du nord se rencontrent à doses trop égales dans sa nature. Il remue ciel et terre pour découvrir des images qui prêtent à ses contemplations l’aspect d’une réalité solide, et jamais il ne parvient à être dupe de ses métaphores comme les Grecs l’étaient des leurs. Ses réflexions sur l’enfer et sur la destruction finale de l’univers le jettent dans d’indicibles perplexités. Il ne sait comment dire que le feu est l’essence de l’enfer, ni comment imaginer des flammes qui seraient capables de mordre sur une âme. Il est forcé de supposer que nos corps ressuscites tomberont seuls sous l’action de l’élément dévorant. Il ne réussit pas encore à trouver le repos dans cette idée. Il peut concevoir que le feu dévore nos corps sans les anéantir, car il se rappelle les métaux qui restent invincibles pour les flammes; mais un problème en entraîne un autre : il voudrait apprendre comment avec un véritable feu Moïse a pu consumer le veau d’or; il voudrait comprendre comment la conflagration du dernier jour pourra détruire le monde, quand le feu n’a pas d’autre puissance que celle de vitrifier les substances. A la fin l’impatience le gagne, et il se retourne avec dépit contre cette idolâtrie des comparaisons terrestres. « Les hommes-, dit-il, sont dans l’usage de décrire l’enfer et ses tortures corporelles comme Mahomet représente le ciel, et il est certain que cela sonne dans les oreilles populaires; mais si c’est là la terrible réalité, elle n’est pas digne de se poser comme l’antithèse de la béatitude infinie. » — Les réalités de tous les jours lui fondent pareillement entre les mains. Pour un instant où il les aperçoit comme elles se montrent aux yeux, il les voit trop souvent comme elles apparaissent à la réflexion. Ce ne sont plus les objets extérieurs qui, en agissant sur l’homme, peuvent lui suggérer des pensées; ce sont les simulacres et les emblèmes lointains qui deviennent pour l’esprit et dans l’esprit les seuls objets immédiats. A certains momens le monde entier n’est pour lui que le milieu où circulent librement les anges. « Que l’on ôte aux corps leur substance matérielle et visible, on a l’habitation des anges, qui n’est pas autre chose, je crois pouvoir le dire sans impiété, que l’essence même de Dieu. » Quant à l’homme, il est seulement à ses yeux une transition et une sorte de conjonction qui sert à manifester comment la méthode de Dieu ne saute pas d’un extrême à l’autre. « Entre les purs esprits et les êtres tout matériels, l’homme est ce terme moyen, ce véritable amphibium dont la nature est faite pour vivre non-seulement dans divers élémens, comme plusieurs animaux, mais bien dans des mondes différens. »

Et qu’est-ce que la vie? Que sont les jours et les années qui, pour les computations vulgaires, en font la longueur ou la brièveté? « Vivre, c’est courir sur la terre pour rétrograder plus tard. Si, comme la théologie l’affirme, il ne doit pas y avoir de cheveux blancs au ciel, nous ne faisons que survivre ici-bas aux perfections où nous serons rappelés par un plus grand miracle... D’ailleurs, dit-il[2], si nous retranchons tous ceux de nos jours que nous souhaiterions ne pas avoir vécu et qui troublent la paix des jours que nous vivons, si nous comptons seulement dans notre existence les momens que Dieu a acceptés, une vie riche en années n’aura plus qu’à peine l’étendue d’un empan. Le fils, en ce sens, peut avoir plus d’âge que son père. »

Mais qui de nous a seulement un âge? qui de nous a jamais eu un commencement?


« J’étais avant Abraham est une parole du Christ; pourtant elle est vraie aussi en un sens si je la dis de moi-même, car j’étais déjà non-seulement avant ma naissance, mais avant Adam; j’étais dans l’idée de Dieu et dans le décret de ce synode qui s’est tenu de toute éternité... Et sûrement aussi nous sommes tous en défaut dans le calcul de notre âge; car, outre cette existence générale et commune que nous avons eue dans notre chaos, tandis que nous dormions encore au sein de nos causes, nous jouissions de l’être et de la vie dans trois mondes distincts où nous recevons de manifestes accroissemens. Dans ce monde obscur qui s’appelle la matrice de notre mère, notre carrière est courte à la mesurer par la lune; pourtant elle est plus longue que les jours de bien des créatures qui voient le soleil, et déjà nous ne sommes pas sans avoir la vie, le sentiment et la raison, quoique celle-ci, pour montrer ses effets, attende l’occasion des objets et semble n’exister encore que par son âme et son germe de végétation. Plus tard, en paraissant sur la scène de ce monde, nous nous élevons d’un degré; nous devenons d’autres créatures, accomplissant dès lors les actions raison- nables de l’homme et laissant poindre la partie divine qui est en nous, mais sans pouvoir la dégager, sans jamais parvenir à la manifester parfaitement, jusqu’au jour où enfin nous dépouillons de nouveau nos secondines. je veux dire cette enveloppe de chair, pour entrer dans la liberté du dernier monde, dans le lieu ineffable de saint Paul, le véritable ubi des esprits. »


Que l’auteur de ces lignes ait été accusé d’amour-propre par Johnson, on a peine à le comprendre. Il importe peu que Browne ait écrit un livre pour s’entretenir de ses propres pensées; son livre dit assez qu’il ne voit dans lui-même qu’un sujet de contemplation, que sa vie est un renoncement et une métempsycose perpétuelle. Il passe dans tous les objets qu’il considère, ou plutôt c’est chacun d’eux tour à tour qui s’empare de lui et qui lui prend son âme pour nous faire assister au plus étrange miracle, au spectacle d’un objet inerte, animé d’une âme humaine. C’est ainsi qu’en parcourant la Religio medici on se croirait sous le coup d’un sortilège. On ne sait plus où l’on se trouve. On est entouré d’apparences et de formes qui rappellent la terre et qui n’ont rien de la terre. Les choses bornées ont perdu leurs limites; le tout est contenu dans la partie, l’avenir et le passé sont dans le présent, tous les lieux sont dans chaque lieu. Ce pays-là n’est pas notre planète, et pourtant il n’est pas en dehors de notre planète; c’est le monde du temps et de l’espace transposé dans une autre clé : ce sont les mots et les phrases de la matière traduits dans la langue de l’esprit. Et nous-mêmes, au milieu de ces équivalens spirituels de nos réalités, nous doutons presque si nous sommes des hommes ou des âmes jouissant du don d’ubiquité. Assurément il y a là une magie authentique, celle du génie.

Pourtant cette magnifique suprématie de la pensée entraîne aussi son funeste résultat. Browne a la tristesse pensive de Shakspeare, sans avoir ses joyeuses vivacités et ses mâles énergies. Quel côté de l’homme manquait à l’auteur d’Hamlet et des Commères de Windsor ? La nature de Browne n’a point cette élasticité. À trente ans, il lui semble déjà qu’il se survit à lui-même ; il commence à être las du soleil. Dans l’ardeur de son sang, et dès ses jours caniculaires, il dit adieu à la joie. Le monde à ses yeux n’est qu’un songe et une parade de tréteaux, et pour ses sévères contemplations nous n’y sommes tous que des comédiens et des grotesques. Par instans, sa tristesse déborde jusque sur ses études favorites. « Il est une pensée qui m’a fait parfois fermer mes livres, une pensée qui me dit que c’est vanité de perdre nos jours dans une aveugle poursuite du savoir, qu’il n’y a qu’à patienter un peu, et que nous posséderons par instinct et par illumination ce que nous tâchons d’arracher par le labeur et l’investigation. Mieux vaut nous reposer dans une modeste ignorance et nous tenir contens des bienfaits naturels de notre raison que d’acheter la science incertaine de cette vie au prix de la sueur et de la vexation d’esprit, quand la mort la donne gratis au sot, et quand elle est un accessoire nécessaire de notre glorification. »

Sans doute il est bon de se rappeler que ces lignes furent écrites à l’âge des giboulées moroses et alors qu’il n’avait pas encore pris son pli et son parti dans ce monde. Plus tard, et au milieu des occupations de son âge mûr, il n’eût point parlé avec un découragement aussi absolu. Il n’est pas moins certain que jusqu’au bout il a gardé quelque chose comme un manque d’appétit pour la vie. Sa tristesse, car je ne trouve pas d’autre mot, n’a nulle parenté avec l’aigreur, avec l’humeur morose et agressive qui naît de la lassitude ou de la déception des appétits égoïstes. Elle n’est pas moins éloignée de cet autre mépris de la terre qui vient du dénigrement. Pourtant elle n’est pas exempte d’une certaine indifférence. Il semble qu’il ne fasse aucune distinction entre ce qui repousse et ce qui attire les autres hommes. Peu lui importe le succès ou la défaite, peu lui importe de gagner ou de perdre tout ce qui est susceptible de possession. Peine ou plaisir, amour ou colère, les sensations que les choses sont à même de causer le touchent à peine ; elles ne peuvent plus devenir en lui la cause déterminante d’une volonté. Au fond, on sent qu’il y a là comme un déplacement de la sensibilité naturelle. La réalité glisse sur lui comme un rêve. Pour qu’il éprouve un véritable élan de désir, il faut qu’il s’agisse de quelque bien idéal, comme par exemple les feuillets perdus de Salomon ou comme les piliers d’Enoch, sur lesquels la science d’avant le déluge avait été gravée dans la pierre et la brique, afin que par là elle fût à l’abri de l’eau et du feu. Pour qu’il sente une répugnance vraiment capable d’agir sur lui, il faut qu’il ait affaire à un mal spirituel, à une laideur où se trouve le je ne sais quoi d’infini qui n’appartient qu’aux qualités pensées. A l’égard de la mort par exemple, il a une certaine pudeur qu’il a rarement observée chez d’autres : c’est qu’à parler exactement, il est moins effrayé que honteux d’elle. « Elle est bien l’opprobre et l’ignominie de notre nature, écrit-il, elle qui en un moment nous peut défigurer de telle sorte que nos plus proches amis s’arrêtent ou tressaillent d’effroi à notre aspect, et que les animaux, qui nous obéissaient auparavant avec une crainte naturelle, perdent toute mémoire de leur vasselage pour faire de nous leur pâture. C’est cette pensée qui, au milieu d’une tempête, m’a fait désirer d’être englouti dans les flots, où j’aurais péri loin de tous les yeux, loin de toute pitié, sans témoins stupéfaits, sans larmes versées, sans dis- cours sur la fragilité humaine, sans personne qui fût là pour dire : Quantum mutatus ab illo ! Et pourtant, ajoute-t-il avec sa bizarrerie habituelle, ce n’est pas que je rougisse de l’anatomie de ma personne, ni que j’aie à accuser la nature d’avoir fait la maladroite dans aucun de mes membres ou à m’accuser moi-même de m’être légué par mes désordres des maladies honteuses. Rien n’empêche que je me dise un aussi bon morceau pour les vers que n’importe quel autre. »

Il n’est pas douteux qu’un tel état d’esprit n’entraîne un fâcheux quiétisme. A force de rester plongé dans la contemplation, Browne y perd une partie des facultés qui sont nécessaires même au penseur pour faire valoir ses pensées. Il n’a pas assez les mobiles qui poussent les hommes à agir sur leurs semblables, qui les rendent capables d’entreprendre et de réussir, de vaincre les obstacles et d’influer sur le cours des affaires humaines. Il y a en lui enfin un certain manque de virilité, un défaut de muscles qui lui a nui évidemment dans tous ses efforts, et qui est tout à fait pénible à voir, car c’est là une de ces choses qui confondent le plus notre esprit, tant elles ont l’air d’un mal qui ne résulte que d’un excès de belles qualités. On serait tenté de croire que s’il n’a point l’énergie qui mène aux victoires, c’est à force de bienveillance et d’intelligence, à force d’être au-dessus de la haine, de l’amour-propre et de l’esprit de contradiction. On serait tenté de se dire que si les choses du dehors n’existent pas assez pour lui, c’est uniquement parce que sa pensée et son imagination ont acquis trop de développement, parce qu’il est devenu un être surhumain qui ne peut plus vivre, aimer ou vouloir que par l’esprit. Cela toutefois n’est qu’une mauvaise tentation à laquelle il ne faut pas céder. En dépit des apparences, le mal ne peut pas sortir du bien, et l’excès de qualités n’est qu’une figure de rhétorique. A mieux regarder en effet, on s’aperçoit que l’affaiblissement dont souffre Browne n’est nullement causé par la force de son imagination ou de ses sentimens moraux. Son mal, c’est d’être trop entraîné d’un côté faute d’être suffisamment attiré vers l’autre. Par rapport à son intelligence, sa vitalité physique est trop faible. Le lest, le vil lest de terre et de cailloux n’a pas dans la cale du vaisseau l’épaisseur voulue.


III.

L’horreur des controverses et la haine de toute négation, une foi dont le siège est surtout dans un insatiable besoin de concevoir les causes invisibles et dans une admiration instinctive pour les nobles sentimens, une préférence décidée pour la vie spirituelle, — tous ces traits que la Religio Medici nous a révélés appartiennent assez clairement au développement moral du XVIe siècle. Pourtant la Religio nous a présenté aussi quelque chose d’analogue à ce que nous avions observé dans la Pseudodoxia ; jusque dans les enquêtes les plus chimériques de son imagination, le rêveur fait encore, comme le savant, une large part à sa raison. Ce procédé habituel de son est eu rapport intime avec le caractère des années de transition où Browne a vécu. Il m’est impossible de rejeter sur son époque seule la faute de ses erreurs pour ne porter à son compte que ses hautes facultés, ou de le considérer seulement comme une imagination bizarre qui ne s’est adonnée à la science que par accidens. Évidemment Browne ne fait qu’un ; il a en lui-même le principe de la curiosité intellectuelle qui l’a enrôlé à la suite de Bacon, comme il a en lui le germe du développement moral qui, dans de certaines directions, l’a rendu visionnaire à l’instar du moyen âge.

Au total, je crois reconnaître chez Browne une espèce de tempérament qui est de tous les siècles, mais qui trouve rarement l’occasion de s’épanouir aussi complètement. Il m’apparaît comme un esprit méditatif, comme une de ces natures impressionnables et mobiles avant tout, qui peuvent réfléchir profondément sans que la réflexion leur enlève l’usage de leurs yeux, qui aiment même infiniment à observer, parce que cela leur donne occasion de commenter, et qui passent leur vie à se laisser entraîner dans des séries d’émotions et d’idées où les lance chaque chose qui vient à les frapper. Seulement chez Browne, le besoin de concevoir et de sentir passe décidément avant le besoin de connaître et de comprendre. Il est de ceux, quel que soit leur nom et quoi qu’ils fassent, qui sont surtout appelés à interpréter la nature humaine et à l’agrandir plutôt qu’à pénétrer plus avant dans l’étude des choses.

En termes plus ordinaires, ce qui domine chez lui, à mon sens, c’est l’imagination et la conscience. Ce n’est pas précisément un esprit qui se replie sur lui-même pour s’analyser; mais il a an plus haut point le sentiment de son être. Il a en abondance la vie qui sort du dedans; à son insu, et sans le vouloir, il est constamment en travail pour mieux entrer en possession de lui-même, pour faire acte et pour jouir de toutes ses forces intérieures. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’être un génie trop exclusivement créateur, et d’avoir plus d’inspirations qu’il n’en saurait coordonner. Son jugement n’a pas le temps d’examiner tout ce qu’il imagine; son activité morale Crit trop forte pour sa dose de volonté.

Du moment où nous nous formons de lui cette idée, elle fait disparaître les contradictions apparentes de ses écrits et de sa carrière. Elle nous explique ses qualités et ses défauts, sa naïveté et sa bizarrerie, sa passion pour les expériences et ses éternelles rêveries. Elle nous explique comment il a tant de force et tant de faiblesse d’esprit, comment il se laisse tromper par la vivacité de ses idées, sans que ses idées pourtant l’égarent jamais, je veux dire sans que celle du moment l’entraîne jamais à raisonner d’après elle seule, et à perdre de vue toutes celles qu’il a eues auparavant ou qu’il est capable de se créer. Elle nous explique jusqu’à ces transports et à ces crescendo de pensées qui terminent si fréquemment ses paragraphes et qui semblent des feux d’artifice qu’il fait partir dans sa joie d’avoir mené à fin le sujet qu’il considérait et qui l’empêchait de s’abandonner à son imagination. Elle nous rend compte en un mot des particularités et des inégalités très saillantes de son style. Partout où il s’astreint à décrire des faits, il a une élocution rugueuse et mal jointe, souvent trouble et peu grammaticale; mais dès qu’il énonce ses propres sentimens, il est admirable de jet, de nerf et de signification condensée. Sous son langage, on sent constamment un esprit qui enfante sans cesse et qui ne suit que la loi de ses impressions. Il est toujours subjectif dans sa logique. Les choses se présentent, se classent et s’entr’appellent pour lui, non pas d’après les rapports qu’elles peuvent avoir sur la terre, mais d’après les émotions ou les idées auxquelles elles se rattachent dans sa pensée. Il réduit l’univers en morceaux pour le recomposer à son gré; il désigne tel objet par la figure d’un autre objet qui a fait vibrer en lui la même corde; il a pour tout ce qui n’est pas lui des dénominations à deux faces où il sait mettre en abrégé et par allusion sa propre histoire. Quand sa langue maternelle ne lui en fournit pas, il parle grec et latin en anglais; quoi qu’il fasse d’ailleurs, ses mots et ses images ont la justesse étrange du rêve, l’infaillibilité particulière d’une vision qui s’est produite pendant que la volonté n’était plus là pour l’égarer, et qui n’a pu manquer d’être exactement et exclusivement la photographie même de quelque ancienne sensation. Comme en songe d’ailleurs, il a les étrangetés qui viennent de l’abandon et la fertilité qui vient du repos. Parmi nos auteurs français, j’en pourrais citer qui sont aussi riches en métaphores et en illustrations de tout genre; mais je n’en vois aucun qui puisse donner l’idée de sa calme abondance. Son imagination n’a rien de commun avec les entraînemens de la verve : ce n’est point l’amplification d’un esprit qui devient intarissable parce qu’il est au pouvoir d’une pensée qui ne le lâche pas et qui veut se redire sous mille formes; c’est un grand fleuve qui coule, c’est la force vitale de son être qui ne cesse pas d’agir, c’est la fécondité d’un esprit à qui nulle de ses pensées ne peut enlever la libre disposition de toutes ses richesses, et qui, sans se fatiguer, redevient vite capable, après chaque effort, de commencer un effort tout autre. Comme je le disais, il rêve, il est dans un état d’attention suprême, mais sans parti-pris; nulle idée fixe ne le comprime, et précisément parce qu’il est détendu, tous les élémens de son être se dégagent de leur prison pour céder joyeusement à leur propre impulsion, à peu près comme les molécules de nos corps, si la pression atmosphérique venait à cesser, s’en iraient dans l’espace au gré de leurs seules propriétés.

Avec ce même caractère que j’ai attribué à Browne, il ne serait pas difficile de prévoir les deux mérites où réside sa principale excellence : je veux parler de la poésie et de l’élévation morale de sa nature. Après avoir rêvé pendant sa jeunesse et observé pendant son âge mûr, il se recueillit dans sa vieillesse pour écrire sa Morale chrétienne (publiée en 1716 par l’archidiacre Jeffery). Si ce n’est pas l’ouvrage qui permet le mieux d’embrasser l’étendue de son esprit, c’est assurément celui où il montre la supériorité la plus constante et la plus incontestable. Jamais son style n’a été plus inspiré que dans ces pages, jamais son imagination et sa mémoire n’ont été si empressées à mettre tous leurs trésors au service de ses pensées. Ce livre est une suite de réflexions détachées ou plutôt d’épanchemens; ce n’est pas la voix sèche d’un docteur qui s’y fait entendre, c’est l’accent d’un homme qui rend hommage à ce qu’il aime. Évidemment Browne est là dans son domaine; il a le cœur à l’œuvre, et son œuvre n’a point vieilli. De nos jours encore, la Morale chrétienne serait une lecture des plus attachantes. Depuis quelques années, nous avons beaucoup fouillé dans les anciennes littératures; mais je me demande pourquoi ce louable zèle ne retire de ses fouilles que les pasquinades et les facéties cyniques de nos pères, pourquoi les Brantôme, les Tallemant des Réaux et leurs pareils absorbent l’attention de nos graves antiquaires. Leurs peines seraient mieux placées, je crois, s’ils s’occupaient à exhumer les œuvres honorables du passé, celles où chaque génération a déposé ce qu’elle renfermait de bonne volonté et de généreuse ardeur. Dans une collection qui réunirait ces archives d’élite, la Morale chrétienne ne devrait pas être oubliée, car elle a plus d’un intérêt, entre autres celui de faire sentir vivement comment la morale ne change pas tandis que tout change, ou du moins comment elle a pu atteindre à des idées et à des hauteurs qui depuis des siècles n’ont pas été dépassées d’une ligne. « Il n’y a pas assez d’impossibilités pour une foi sincère, » tel est le principe de Browne. Pour sa chevalerie non plus, il n’y a jamais assez de victoires à remporter sur soi-même. Ce n’est pas lui qui demanderait comment Dieu a pu permettre l’existence du mal. « Abolissez le vice, écrit-il, et la vertu n’est plus qu’une idée, car les contraires, bien qu’ils se détruisent l’un l’autre, sont pourtant la vie l’un de l’autre. » Ce qui l’attire en effet et ce qui est l’objet de son culte, c’est la force de triompher « dans ces batailles de Lépante qui se livrent dans son sein. » Comme les vieux templiers, il est moitié ascète, moitié paladin. Il ne peut se rassasier d’héroïsme intérieur, de tout ce qui est la prouesse, même inutile, même sans profit pour personne, d’une noble aspiration. Le bien et le devoir ne se distinguent pas pour lui du beau ni même du bonheur, car son bonheur est d’exister, et la plénitude de l’existence, c’est d’avoir en soi des affections et des volontés qui se portent vers un idéal de perfection qu’on a pensé soi-même, ou plutôt c’est de sentir en soi des pensées qui, après n’avoir été que des idées inertes, sont devenues des sentimens vivans, et plus encore, des mobiles et des puissances, de véritables organes qu’on a tirés de son être, et par lesquels on se gouverne soi-même en dépit de l’empire des choses.

Comme penseur, Browne doute et s’égare quelquefois; mais dans l’ordre des idées morales, il n’a plus d’hésitation ni de visions chimériques. Il est bien au-dessus des méprises où sont tombées et où tombent encore des intelligences bien mieux gardées que la sienne contre les erreurs scientifiques. Je n’en citerai qu’un exemple, son jugement sur les Grecs et les Romains. Il était certes on ne peut mieux disposé pour eux. Il avait tellement réfléchi sur leurs réflexions qu’il y avait entre eux alliance de famille; pourtant il ne peut s’empêcher de voir sous leur génie quelque chose de faux qui le choque; il sait distinguer ce que leur philosophie avait de théâtral, ce que leur grandeur avait de petit, u Je ne suis pas assez cynique, dit-il, pour approuver le testament de Diogène (qui voulait qu’au lieu de l’enterrer on le pendît avec un bâton dans la main pour épouvanter les corbeaux), et je ne puis pas approuver complètement cette rodomontade de Lucain : Cœlo tegitur qui non habet urnam. Il est évident qu’Aristote transgressa les règles de sa propre éthique, et que les stoïques, qui ordonnaient de rire jusque dans le taureau de Phalaris, ne pouvaient endurer sans gémissement une morsure de la pierre ou de la colique. Les sceptiques, qui affirmaient ne rien savoir, se réfutaient eux-mêmes par leur affirmation et croyaient en savoir plus long que le monde entier. Quant à Diogène, je le tiens pour l’homme le plus suffisant de son temps, et à mes yeux il s’est montré plus ambitieux en refusant tous les honneurs qu’Alexandre en n’en rejetant aucun. »

Ce qu’il me reste à rapporter de la vie de Browne, — et c’est ce que nous en savons de plus intime, quoique ce soit peu de chose, — paraît confirmer l’opinion où m’ont conduit ses écrits. En tout cas on y trouvera la preuve que dans plus d’un passage de sa Religio où on pourrait le soupçonner de s’être jugé avec partialité, il n’avait fait qu’apprécier justement ce qu’il était capable de pratiquer à l’occasion.

Browne eut cinq enfans, et, comme nous l’apprend le révérend Whitefoot, « son indulgence, sa libéralité envers eux, surtout pour leurs voyages, l’entraînèrent à de grandes dépenses. » Les voyages en effet paraissent avoir tenu une place importante dans son plan d’éducation, car, sur ses trois filles, deux visitèrent la France au moins, et ses fils passèrent plusieurs années à parcourir à ses frais une bonne partie de l’Europe. Le ton que ses enfans gardent envers lui est toujours à la fois confiant et respectueux, et tout nous donne à penser que Browne était dans sa maison tel que nous l’avons vu dans ses rapports avec la religion : à la fois plein de tenue et de bienveillance, n’aimant chez les autres aucune intempérance, et n’ayant lui-même aucun penchant impérieux. Loin d’être jaloux de son autorité, il faut croire qu’en faisant voyager ses fils, il voulait surtout les habituer à penser et à agir par eux-mêmes. Ce qui frappe encore dans la correspondance de Browne, et ce qui vient s’ajouter à bien d’autres raisons pour contredire l’éternelle abstraction qu’on lui a prêtée, c’est la part qu’il fait aux nouvelles locales et à la petite chronique du coin du feu : élections, rassemblemens de la milice, faits et gestes des notables de la ville, mariages et visites d’amis. Sur tout cela il a son mot à dire, quoique avec sa réserve caractéristique. Il craint de juger et se plaît à raconter. Toutefois c’est surtout le père qui se montre chez lui. Il reste dans sa dignité propre, et il est religieusement préoccupé de sa responsabilité. Les conseils qui reviennent le plus souvent sous sa plume quand il s’adresse à son jeune fils Thomas sont ceux de rester ferme dans sa religion protestante et de conserver la crainte et le respect de Dieu, d’avoir de l’économie et de la sobriété, d’être patient, civil et débonnaire pour tous, courtois et humble dans sa conversation, de bien veiller à se débarrasser, s’il se peut, du pudor rusticus, qui est la ruine des bonnes natures, et de se former un beau port et une honnête assurance, « ce qui ne s’apprend nulle part, si on ne l’apprend pas en France. »

Quelques années plus tard, le jeune garçon était devenu un brave marin à bord d’un vaisseau de guerre ; il courait les mers pour y payer de sa personne, et comme père au moins Browne eut occasion d’essayer la valeur de son stoïcisme. « J’honore tout homme qui méprise la mort, avait-il écrit dans sa Religio, et je ne puis pas avoir une haute affection pour celui qui en aurait peur : c’est pourquoi j’aime naturellement un soldat, et j’honore ces régimens déguenillés qui sont prêts à se faire tuer au commandement d’un sergent. » Les lettres au jeune marin me semblent noblement soutenir cette profession de foi. Dans l’une d’elles, il le loue de continuer à lire son Lucain, où il y a, dit-il, de nobles accens, qui sont faits pour remuer les âmes généreuses ; mais à propos d’un passage que lui avait cité son fils, et où il s’agissait probablement de suicide, il ne peut s’empêcher d’adresser à Dieu ses ardentes prières pour qu’il le délivre d’une telle tentation.


« Il n’y a pas de déshonneur, continue-t-il, à être fait prisonnier par une force supérieure et écrasante après une brave défense ; il n’y en a qu’à se laisser surprendre imprudemment ou à faire une faible résistance. Et vous avez trop bonne mémoire pour avoir oublié maint accident de ce genre dans les vies des plus dignes capitaines de votre bien-aimé Plutarque. Le ciel vous a donné un cœur résolu, mais généreux et pitoyable ; depuis votre naissance, vous n’avez jamais pu voir une personne dans la souffrance sans vous attendrir et sans éprouver le désir de la soulager. Vous avez ainsi jeté une bonne fondation pour la miséricorde de Dieu, et si un pareil malheur vous arrivait, il se souviendrait miséricordieusement de vous. Quoi qu’il advienne, que Dieu, qui vous a amené dans ce monde à son heure, vous conduise à travers ce monde, et qu’à son heure il vous en fasse sortir sans que vous ayez marché dans les voies qui lui déplaisent ! — Quand vous serez à Calais, voyez si vous pouvez vous procurer une boîte de la poudre des jésuites (du quinquina). Informez-vous plus amplement à Tanger de l’eau minérale qui était près de la ville, et dont beaucoup faisaient usage. Prenez note des plantes que vous pourrez rencontrer tant sur la côte d’Espagne que sur celle d’Afrique, et si vous ne les connaissez pas, mettez-en quelques feuilles dans un livre… »

« Quand vous vous décidâtes pour votre carrière, écrit-il une autre fois, vous ne pouvez manquer de vous rappeler que je vous fis lire la description de tous les combats de mer mémorables qui sont dans Plutarque, dans l’histoire turque et ailleurs, et qu’en outre je vous donnai la définition de la force d’âme telle que l’a laissée Aristote : Fortitudinis est inconcussum δύσπλεκτον a mortis metu et intrepidum ad percula esse, et malle honeste mori quam turpiter servari et victoriæ causam præstare. Præterea autem fortitudinis est laborare et tolerare. Accedit autem fortitndini audacia et animi præstantia et fducia, et confidentia, ad hæc industria et tolerantia. Ce que je vous présentais alors comme un modèle, je vous l’envoie maintenant comme une récompense ; car, pour vous donner ce qui vous revient, durant tout le cours de cette guerre, dans les combats comme dans les autres événemens de mer, hasards et périls, vous avez bien rempli ce caractère en vous-même. Et quoique vous ne soyez pas empressé à faire votre éloge, d’autres n’ont pas été lents à le faire pour vous, et ils ont si vivement témoigné de votre courage, de votre valeur et de votre résolution, de vos habitudes posées, studieuses et attentives, de votre caractère généreux et obligeant, ainsi que de vos connaissances remarquables sur les choses militaires et les autres matières, que cela est pour moi un grand bonheur. Et je ne voudrais pas omettre de vous le déclarer, afin que vous ne soyez pas privé de l’encouragement que vous méritez si bien. Outre cela, je ne dois pas manquer de vous marquer combien je suis satisfait que vous soyez non-seulement Marti, mais encore Mercurio, et quel vif plaisir j’ai eu de voir que vous avez si bien poussé vos études iv bord. Les livres que je vous envoie seront, je m’en aperçois, peu difficiles pour vous, et avec une pareille application, jointe à votre promptitude d’esprit et à votre mémoire, il y a probabilité que vous arriverez à être non-seulement une noble navigateur, mais aussi un grand savant, ce qui sera fort à votre honneur et me comblera moi-même de joie. »


Je ne puis pas dire ce qu’il y a pour moi de touchant dans cette voix du savant paisible, de l’homme tout intellectuel, qui enseigne à la fois à son fils la bénignité, la patience, le zèle de l’étude et le devoir de se faire tuer bravement. Tout cela est empreint d’une poésie solennelle et douce qui a quelque chose de tout à fait anglais. Cela me rappelle ces pieuses et silencieuses familles d’ecclésiastiques d’où sont sortis tant de braves soldats, comme Nelson. Le jeune marin n’eut malheureusement pas le temps de tenir les promesses de son début. À partir du moment où son père lui adressait les encouragemens que nous avons lus (mai ou juin 1667), sa trace disparaît complètement. Une allusion contenue dans une lettre postérieure de bien des années nous apprend seulement que sa mort à ce moment datait déjà de loin. Des quatre autres enfans du médecin, il n’y en eut que deux qui lui survécurent : une fille et son fils aîné Edouard, qui, sans être un homme de génie, paraît avoir hérité de son insatiable curiosité, et qui fournit comme médecin une assez belle carrière.

Si j’ajoute que Browne en 1664 avait été nommé membre honoraire du collège des médecins, que, lors du voyage à Norwich de Charles II en 1671, il fut créé chevalier, et que le 19 octobre 1682 il mourut à l’âge de soixante-dix-sept ans après une courte maladie, j’aurai achevé ce que j’avais à dire de lui.

En terminant, j’aimerais à espérer que cette étude n’est pas entièrement dénuée d’un intérêt plus général et en même temps plus immédiat que celui qui s’attache à la connaissance d’une individualité ou même d’une époque déjà éloignée. Comme je le remarquais au début, Browne est un ressuscité de notre époque, et d’ordinaire un vieil auteur qui retrouve une seconde popularité ne la doit qu’à sa parenté morale avec la génération qui le fait revivre. Ne pouvons-nous pas reconnaître ainsi beaucoup de nous-mêmes dans la double tendance du médecin de Norwich? S’il a été remis en honneur de notre temps, n’est-ce point parce que notre temps est, comme le sien, une phase de transformation, parce que, durant la première partie de notre siècle, l’imagination s’est ranimée à côté de la raison, qui avait longtemps dominé seule, à peu près comme à l’entrée du XVIIe siècle, la raison commençait son règne à côté de l’imagination, qui terminait le sien? — L’analogie est frappante, ce me semble, et il y a là quelque chose qui peut nous aider à mieux sentir ce qui s’est passé de nos jours, et en même temps à mieux comprendre les lois et les nécessités qui gouvernent notre humanité. Des deux côtés, nous voyons comment il est impossible de réduire l’esprit humain à une seule de ses facultés, et comment notre nature elle-même proteste contre sa conscience ou son jugement quand l’un ou l’autre prétend la régenter en maître absolu. Bien certainement c’étaient les prétentions exagérées du sentiment qui, sur la fin du XVIe siècle, avaient amené la réaction qui allait le détrôner. Le moyen âge était allé trop loin en ordonnant aux hommes de n’avoir foi qu’en leur oracle intérieur, de ne s’appliquer qu’à distinguer les bonnes et les mauvaises inspirations pour résister à celles-ci et obéir aveuglément à celles-là. Il avait eu tort de proclamer, à peu près comme Fichte, que le pouvoir qui doit nous diriger réside en nous seuls, que c’est dans notre propre moi, dans la conscience de notre être, et aucunement dans la connaissance du non-moi, qu’il s’agit pour nous de chercher notre seule règle. Cette conviction avait enfanté des organisations puissantes, inspirées, créatrices : elle avait donné au monde des saints, des poètes et des héros, des caractères chez qui toutes les sensibilités et les énergies de l’âme humaine étaient fortement développées; mais elle avait également engendré des fanatiques et des thaumaturges, des frères du libre esprit qui, sous prétexte qu’ils obéissaient à la sainte inspiration, se croyaient dispensés de regarder s’ils n’administraient pas aux autres un poison mortel, des savans hallucinés qui, en ne regardant qu’en eux-mêmes, prétendaient juger les réalités et ne parvenaient à propager que des erreurs grossières et funestes.

Pour peu que l’on se rappelle l’histoire du XVIIIe siècle, il n’est pas difficile de s’apercevoir que ce sont aussi les excès de la raison qui ont provoqué contre elle une réaction. La préoccupation de connaître ce qui tombe sous les sens avait si bien accaparé les hommes, qu’ils en étaient venus à perdre toute conscience d’eux-mêmes, à ne plus savoir seulement ce qu’était le sens moral. Ils n’avaient pas seulement cherché à s’assurer les bénéfices de la prudence, qui a droit de sauvegarder nos intérêts en nous avertissant de ce qui peut leur être nuisible; ils avaient voulu enlever à la conscience le droit de veiller sur la santé et l’intégrité morale de l’âme en lui révélant à quels penchans il est honteux de céder, et par quels sentimens il est beau d’être régi et déterminé dans ses volontés. Hors d’elle-même enfin, la raison avait prétendu ne reconnaître aucune autorité, et de ses prétentions il n’était résulté qu’une chose : pendant qu’on négligeait de faire prévaloir les bonnes inspirations, on avait simplement livré les caractères à la croissance spontanée des mauvais appétits; pendant que l’on croyait établir le règne des lumières en habituant les hommes à ne jamais se laisser diriger par aucun de leurs sentimens, on avait simplement anéanti l’être humain. A la fin on fut obligé de sentir que la nature aussi avait ses exigences légitimes, que ses propriétés morales avaient autant de réalité que les propriétés des corps, et que parmi nos sentimens irréfléchis il se trouvait des inspirations plus savantes que toute science, plus habiles que tout calcul : sympathies ou répugnances, qui étaient précisément la voix des besoins inconnus de notre être et l’instinct de conservation qui nous éloignait des dangers invisibles à notre intelligence. On sait comment la philosophie allemande a pris la parole pour montrer que les réalités elles-mêmes, telles que nous croyons les observer, ne sont en grande partie qu’une création de notre moi. La protestation, quoiqu’elle ait pu sortir des justes bornes, était assez claire. L’âme humaine n’avait pas voulu se laisser anéantir; elle s’était aperçue que toute la science que nous pouvons avoir sur la manière d’être des faits extérieurs n’a ni le pouvoir ni l’autorité de nous déposséder des forces morales que nous avons reçues pour aimer, imaginer, vouloir, et nous faire à nous-mêmes notre destinée. La conscience en un mot s’était retrouvée, et c’est là ce qui a produit ce que nous avons vu de notre temps : un réveil moral et religieux, une renaissance poétique, de merveilleuses conquêtes dans le champ de la psychologie, de l’esthétique, de la peinture, comme aussi dans l’histoire et la critique, où, sans un puissant retour sur nous-mêmes, nous ne parviendrions jamais à comprendre l’esprit des individus et le caractère des anciennes générations. Ce que tout cela me semble signifier, c’est que nous allons contre une loi de notre espèce, quand nous ne songeons qu’à savoir et à savoir faire. Il ne s’agit pas seulement de connaître, il s’agit d’être aussi; il s’agit de joindre la vie de la conscience à celle de l’intelligence, et, si je ne me trompe, il est évident que, parmi les peuples actuels, ceux qui montrent le plus de force et de santé sont précisément ceux qui, depuis le commencement du siècle, ont présenté le développement moral le plus énergique.


J. MILSAND.

  1. Voyez la livraison du 1er avril 1858.
  2. Lettre à un Ami, qui fut publiée en 1690 par le fils aîné de Browne. La lettre avait été écrite à l’occasion de la mort d’un jeune homme chèrement aimé par cet ami.