Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE XII

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 238-260).


LIVRE XII

AIMONS-NOUS (KOCHAJMY SIĘ)


Le dernier festin à l’antique mode polonaise. — Le service des services. — Explications de ses figures. — Ses transformations. — Cadeau à Dąbrowski. — Encore le Canif. — Cadeau fait à Kniaziewicz. — Le premier acte officiel de Thadée en prenant possession de son héritage. — Observations de Gervais. — Le concert des concerts. — La Polonaise. — Aimons-nous.


La porte avec fracas à la fin s’est ouverte,
Et le Woïski parait alors, tête couverte.
Il ne s’incline pas comme un simple invité,
Mais lève fièrement le front, en qualité
De maréchal de cour. Il porte une baguette,
Insigne de sa charge ; et, réglant l’étiquette,
Il indique à chacun quel doit être son rang.
A la place d’honneur que le Président prend
Comme chef du district, est un fauteuil d’ivoire
Au dossier de velours ; puis les chefs pleins de gloire
Près de lui sont placés : à droite Dąbrowski,
A gauche Kniaziewicz, Pac et Małachowski :
Entre eux la Présidente ; et puis, avec les dames,
Officiers et seigneurs. Les hommes et les femmes
Sont tous assis par couple, alternativement,
Et chacun du Woïski suit le commandement.

Le Juge, en s’inclinant, est sorti de la salle.
Dans la cour le banquet des villageois s’installe ;
Leur table n’a pas moins de cent pieds de longueur :
Le prêtre occupe un bout ; à l’autre est le Seigneur.
Quant aux deux fiancés, ils ne sont pas à table ;
Ils observent tous deux l’usage respectable

Qui veut que de tout bien les possesseurs nouveaux
Servent le premier jour leurs gens et leurs vassaux.

Les hôtes cependant demeurés dans la salle
Contemplent du couvert la pièce principale.
C’est un service monstre, artistique, en or fin :
Le prince Radziwiłł surnommé l’Orphelin[1]
Autrefois, paraît-il, le fit faire à Venise,
Mais en traça le plan, pour l’avoir à sa guise.
Puis par les Suédois il lui fut enlevé ;
Et chez le Juge enfin le Woïski l’a trouvé.
Il s’étale en ce jour au milieu de la table
Comme une roue immense à l’orbe formidable.

Du fond jusqu’à ses bords ce service, couvert
De crème et d’œufs fouettés, représente l’hiver.
C’est un tableau complet, dont le milieu figure
Une grande forêt faite de confiture,
Qu’entourent de maisons de bizarres amas,
Couverts de sucre blanc en guise de frimas.
Quels sont ces ornements dont la bordure est pleine ?
Des hommes tout petits, soufflés en porcelaine,
En habit polonais ; on croirait des acteurs
Sur la scène jouant devant des spectateurs.
Leur geste est expressif, leurs couleurs éclatantes ;
S’ils parlaient, on dirait des personnes vivantes.

« Que représentent-ils ? » demande un invité.
Le Woïski s’inclinant dit avec gravité,
(Aux hommes cependant l’on versait de l’eau-de-vie) :
« Puisque d’en être instruit l’on m’exprime l’envie,
Ces figures qu’ici vous voyez se suivant,
D’une diétine sont l’historique vivant.
Délibération, cris de joie ou de haine,
Je vais vous détailler, messieurs, toute la scène.

A droite, voyez-vous ces nobles assemblés ?
Pour un banquet sans doute on les a conviés.
La table attend, servie : aucun n’a pris sa place,
Mais pour délibérer en groupes on s’entasse.
Dans chaque groupe au centre est un homme entouré.
A sa bouche entr’ouverte, à son œil assuré,
A ses gestes, on voit qu’il parle, qu’il explique,

Et qu’il est l’orateur de la chose publique.
Il semble aux auditeurs vanter ses candidats,
Mais leur mine dit bien que tous ne le croient pas.

Là-bas, dans l’autre groupe, on écoute, ô merveille !
Les mains à la ceinture, un d’eux prête l’oreille ;
En frisant sa moustache un autre approuve et rit :
Il recueille les mots, les note en son esprit.
L’orateur semble voir que son triomphe est proche ;
Il croit déjà tenir leurs votes dans sa poche.

Dans le troisième groupe il en est autrement.
L’orateur par le bras les retient brusquement.
Regardez ! Tous s’enfuient en lui cédant la place.
Regardez ! Celui-ci s’emporte, le menace,
Et lui fait un bâillon de son poing courroucé.
L’éloge d’un rival l’a sans doute offensé.
L’autre, baissant le front comme un taureau blessé,
Va percer, dirait-on, l’orateur de ses cornes.
Les uns s’en vont joyeux, d’autres s’éloignent mornes.

Loin des groupes voyez ce noble à l’air rêveur :
C’est un impartial ; il hésite, il a peur.
A qui donner sa voix ? Il ne sait, il y songe.
Voyez ! Clignant des yeux, bras levés, il allonge
Ses deux index, dont l’ongle à l’ongle est opposé.
Interroger le sort lui semble plus aisé :
Les doigts se rencontrant veulent l’affirmative ;
S’ils ne se touchent pas, va pour la négative !

A gauche, autre tableau. Du couvent ce matin
Le réfectoire sert de salle de scrutin.
Les vieillards sont assis sur les bancs ; la jeunesse
Est debout, et chacun vers le milieu se presse.
Le maréchal tient l’urne, et, d’un air soucieux,
Compte les boules… Tous le dévorent des yeux.
Il jette la dernière, et les huissiers proclament
Le nom du noble élu : ses électeurs l’acclament

Mais un noble s’oppose à l’unanime accord.
Sa tète, regardez ! par la lucarne sort :
Les yeux écarquillés, la prunelle troublée,
On dirait qu’il s’apprête à manger l’assemblée.
Ce noble évidemment vient de crier : veto,
A ce signal de lutte éclatant subito,

On se rue à la porte, on court vers la cuisine,
Et le sang va couler dans la pièce voisine.

Mais dans le corridor voyez-vous à pas lents
Ce prêtre s’avancer dans ses longs habits blancs ?
C’est le prieur sortant hors de la sacristie
Avec l’enfant de chœur : ses mains lèvent l’hostie.
Le fer rentre au fourreau, tous tombent à genoux ;
Il se tourne vers ceux dont gronde le courroux,
Et, dès qu’il apparaît, tout se calme et s’apaise.

On ne te connaît plus, noblesse polonaise !
On ignore comment de ta brouillonne humeur
Tu savais, sans police, étouffer la fureur.
La Foi nous assurait, la Loi restant maîtresse,
L’ordre et la liberté, la gloire et la richesse.
Ailleurs il faut, dit-on, soudoyer des agents,
Constables et recors, gendarmes et sergents.
Mais la sécurité sous la garde du glaive
Détruit la liberté, qui n’est plus qu’un vain rêve. »

Le Président frappa sa tabatière, et dit :
« Hé ! ne pourriez vous pas remettre ce récit
A plus tard ? C’est très bien d’admirer ces merveilles :
Mais on a faim, et ventre à jeûn :n’a pas d’oreilles. »

Le Woïski jusqu’à terre inclinant son bâton :
« Je demande, dit-il, un peu d’attention ;
Je termine à l’instant : c’est la dernière scène.
L’élu triomphe ; ici le camp vainqueur l’entraîne ;
On sort du réfectoire, on lance les chapeaux.
Voyez leur bouche ouverte : écoutez leurs bravos !
Et là-bas, le vaincu, dévorant sa défaite,
Enfonce tout pensif son chapeau sur sa tête.
A la maison sa femme attend… Elle a compris…
Sa bonne la soutient ; elle perd ses esprits.
Pensez ! Elle espérait Je titre d’Excellence,
Et pour trois ans encore une autre la devance ! »

Le Woïski dit, et fait un signe Impérieux.
Alors on voit entrer les laquais deux à deux.
Ils apportent les plats : le barszcz à la royale,
Le bouillon polonais, où la main libérale
Du Woïski fit tomber (secret intelligent)
Quelques perles avec une pièce d’argent.

Ce bouillon rend plus pur le sang qu’il fortifie.
Mais de nommer ces plats en vain j’aurais l’envie.
De notre temps hélas ! on ne les connaît pas
Ces antiques kontuz[2], ces blemas, ces arkas[3],
Et leurs ingrédients divers, ces figatelles[4],
Ces gommes et ces muscs, ces pinels[5], ces brunelles[6],
Et ces poissons : saumons secs et danubiens,
Et ces fameux caviars turcs et vénitiens,
Et ces demi-brochets, et ces brochets d’une aune,
Tanches et maquereaux, carpes au reflet jaune ;
Enfin le grand secret, le chef-d’œuvre : un poisson
Non coupé, qui subit une triple cuisson :
Corps rôti, tête frite, et queue au court bouillon.

Tous, sans approfondir ces secrets culinaires,
Sans demander vos noms, mets extraordinaires,
Mangeaient en vrais soldats, en arrosant le tout
D’excellent vin hongrois qu’ils buvaient coup sur coup.

Cependant le service alors change de face[7] :
La neige à la verdure en tous lieux a fait place.
Sous la lente action d’une tiède chaleur
Le sucre, se fondant et perdant sa couleur,
A mis à nu le fond jusqu’alors invisible ;
Et l’on voit par degrés, changement insensible,
Tout vert et tout fleuri paraître le printemps :
Les blés poussent partout radieux, éclatants !
D’un froment safrané l’épi doré s’élance,
Et le seigle argenté mollement se balance ;
Lâ, c’est du sarrazin formé de chocolat ;
Là d’un verger en fleurs on admire l’éclat.

Mais les dons de l’été s’envolent comme un songe.
Au Woïski l’on demande en vain qu’il les prolonge.

Le service poursuit sa révolution :
Les épis mûrissant au cours de la saison
S’échauffent à leur tour, fondent, s’évanouissent ;
L’herbe a jauni ; déjà les feuillages rougissent :
On dirait que le vent d’automne les abat.
Ces arbres dont naguère on admirait l’éclat,
Comme découronnés par le vent et la grêle,
Se dressent nus : ce sont des bosquets de cannelle ;
Des branches de laurier imitent le sapin,
Et ses aiguilles sont… des graines de cumin.

Tout en buvant leur vin, les invités arrachent
Les racines, les troncs, les branches… et les mâchent.
Tout autour, le Woïski se promène joyeux,
Et d’un air triomphant sur eux jette les yeux.

Dąbrowski fait semblant d’admirer ce spectacle,
Et dit : Mon cher Woïski, quel est donc ce miracle ?
« Pinetti[8] vous a-t-il confié ses lutins ?
Voit-on partout chez vous de semblables festins ?
Et la table toujours est-elle ainsi servie ?
Dites : j’ai loin d’ici passé toute ma vie. »

Le Woïski s’inclinant répondit : Général,
« En ceci ne voyez aucun art infernal.
C’est un échantillon des repas magnifiques
Qu’on donnait autrefois dans les maisons antiques,
Quand le pays était heureux et respecté.
Ce que j’ai fait, voyez ! Ce livre l’a dicté.
Mais avons-nous partout conservé ces usages ?
Oh ! non : la nouveauté fait ici des ravages ;
Et, par frugalité, plus d’un jeune seigneur
Dans des repas de Juif compromet son honneur.
Au lieu du vin hongrois que la joie accompagne,
Comme un vrai Russe il sert ce satané Champagne ;
Puis le soir, après boire, il perd tant d’or au jeu,
Qu’on en eût régalé cent invités. Morbleu !
Ce que j’ai sur le cœur je le dirai sans crainte ;
Contre vous, Président, ici je porte plainte.
Lorsque je déterrai ce service de roi,
Le Président me dit en se moquant de moi :
Bah ! C’est une machine antique et hors d’usage
Bonne pour amuser des enfants en bas âge,

Mais qu’on ne peut montrer à des gens sérieux » !
Le Juge le traitait de hochet ennuyeux.
Et moi, messieurs, je lis dans vos yeux pleins de joie
Que ce chef-d’œuvre d’art mérite qu’on le voie !
Qui sait si nous aurons jamais l’occasion
De développer ici tant de profusion ?
Général, en banquets vous semblez vous connaître ;
Prenez ce livre : un jour il servira peut-être
Quand un trio de rois sera par vous traité,
Ou quand Napoléon sera votre invité.
Mais sachez, en prenant ce sage bréviaire,
Quel hasard en mes mains l’a fait tomber naguère ».

Tout à coup à la porte il se fait un grand bruit :
« Vive le Coq d’Église ! » Un tumulte s’en suit :
C’est Maciej des Maciej que la foule introduit.
Le Juge par la main le mène vers la table,
Lui donne entre les chefs une place honorable,
Et dit « Eh bien, Maciej ! Quoi ? Toujours obstiné ?
Vous arrivez encore à la fin du dîné »
Dobrzyński répondit « Je mange de bonne heure :
Et je ne serais point sorti de ma demeure,
Sans le désir de voir nos soldats polonais.
Hum ! hum ! Je veux mourir si je les reconnais !
Vos gens m’ont aperçu ; de force l’on m’amène,
Vous me faites asseoir ; merci pour tant de peine. »
Il dit, et retournant son assiette à l’envers,
Il se tait et partout regarde de travers.

C’est bien », dit Dąbrowski, « Dobrzyński qu’on vous nomme ?
Seriez vous par hasard ce vaillant gentilhomme,
Ce Maciej dit la Verge, ami de Kościuszko ?
De vos exploits de loin j’ai recueilli l’écho.
Quoi ! Toujours si gaillard ! La force m’abandonne,
Moi ; je vieillis, mon brave ; et Kniaziewicz grisonne.
Mais vous, vous lutteriez avec les jeunes gens.
Votre Verge, dit-on, n’a pas souffert du temps ;
Elle a tout récemment frotté les Moscovites !
Où donc sont vos amis, vos braves satellites ?
Je voudrais bien les voir, ces Rasoirs, ces Canifs,
Des vieux Lithuaniens vestiges primitifs ! »

Après notre combat presque tous », dit le Juge,
Auprès de vous, messieurs, cherchèrent un refuge.
Sans doute ils sont entrés dans quelque légion ? »

— « En effet, Général », dit un chef d’escadron,
« J’ai dans ma compagnie un Goliath immense
Nommé le Goupillon, un Dobrzyński, je pense.
C’est l’ours lithuanien, disent tous nos mazours.
Voulez-vous, Général, qu’on amène cet ours ?
— « Moi », dit un lieutenant, « j’ai plus d’un gentilhomme
De ce pays : l’un d’eux, c’est Rasoir qu’on le nomme ;
Un autre, le Tromblon, est dans les tirailleurs ;
Deux autres Dobrzyński servent dans les chasseurs
Comme grenadiers… »

Comme grenadiers… » — « Mais leur chef, ce redoutable
« Canif », dit Dqbrowski, « ce sabreur formidable,
« Dont Monsieur le Woïski m’a vanté les exploits ?
« Qu’est-il donc devenu, ce géant d’autrefois ? »

— « Il n’a », dit le Woïski , « point franchi la frontière ;
Mais, craignant de tomber dans quelque souricière,
Le pauvre homme a passé tout l’hiver dans les bois.
Il vient de reparaître, et l’on pourrait, je crois,
Utiliser encor sa force et son courage,
Bien qu’il soit maintenant un peu courbé par l’âge.
Mais le voici !…

Mais le voici !… De loin, près de la porte, on voit
La foule que le vieux Woïski montre du doigt ;
Et, par-dessus les fronts, un crâne chauve, immense,
Brillant comme la lune en son plein, se balance,
Paraît trois fois, trois fois disparaît en plongeant
Dans les têtes… Enfin Gervais, se dégageant,
S’écrie : « O très illustre hetman[9] de la Couronne,
Ou Général, qui sait le titre qu’on vous donne ?
Gervais à votre appel se présente en personne
Avec son vieux Canif… Ce n’est pas sa beauté
Qui fait qu’il est fameux, mais sa solidité ;
Et vous-même, Monsieur, vous lui rendez hommage.
Oh ! s’il savait parler, peut être en son langage
Il vanterait aussi, lui, cette vieille main
Qui servit si longtemps et sans espoir de gain
Les Horeszkos d’abord, ensuite la patrie.
Je le dis sans orgueil et sans forfanterie,
Mon maître, rarement un greffier sut tailler

Les plumes comme lui les têtes. Sans railler,
Il a coupé des nez, des oreilles sans nombre !
Et ce Canif n’a pas de brèches ! Jamais l’ombre
D’un attentat honteux, d’un acte criminel !
Jamais rien que la guerre ouverte — ou le duel !
Un seul homme (Seigneur, accordez-lui le ciel !)
Est tombé désarmé sous ses coups : mais du reste,
C’était pro publico bono, je vous l’atteste. »

— « Voyons, « dit Dąbrowski ; » sortez-le du fourreau !
« Quel canif ! C’est plutôt un glaive de bourreau ! »
Le contemplant avec une stupeur profonde,
Aux autres officiers il le montre à la ronde.
Tous veulent l’essayer : mais à peine un ou deux
Peuvent lever en l’air le Canif merveilleux.
Dembiński, disait-on, serait certes capable
De soulever ce fer, mais il n’est pas à table ;
Si bien que seuls le chef d’escadron Dwernicki[10]
Et le jeune et vaillant lieutenant Różycki[11]
Purent le manœuvrer de gaillarde manière.
Ainsi de main en main l’on passait la rapière.

Mais enfin Kniaziewicz, le plus géant d’entre eux,
Se montra le plus leste et le plus vigoureux.
La rapière en sa main fait l’effet d’une aiguille
Qui lance des éclairs et s’agite et scintille.
A l’escrime du sabre il excelle, on le voit :
La croix, le moulinet, la courbe, le coup droit,
Rien n’y manque : les temps, et tierce, et contrepointe !
Et dans son jeu la force à la science est jointe.

Tandis qu’il s’escrimait en riant, à genoux
Devant lui, Rembaïło criait à tous ses coups
En sanglotant : « Bravo, Général, à merveille !
Vous étiez donc à Bar ! Adresse sans pareille !
C’est Puławski (3) pointant ! Voilà Dzierżanowski (3) !
C’est Sawa (3) ! Mais c’est donc de Maciej Dobrzyński
Que vous avez appris ceci ! Jésus, Marie !
Mais c’est mon coup, cela, le mien, sans vanterie !

[12]

C’est le coup Rembaïło : c’est mon invention !
Même de coup « mon maître » il a reçu le nom.
De qui le tenez vous, morbleu ? C’est ma trouvaille ! »
Il se relève, il a dressé sa haute taille,
Embrasse Kniaziewicz, et dit : « Je puis mourir !
O mon enfant ! Quelqu’un pourra te recueillir.
Ce souci m’empêchait de fermer la paupière :
Après ma mort tu vas te rouiller, ma rapière !
Lui disais-je. Eh bien, non ! Général, décrochez
Ces broches d’Allemands, ces joujoux, ces hochets !
Mon vieux sang polonais se révolte et se cabre
A cette mascarade : un noble, et pas de sabre !
Je le mets à vos pieds ; ne le refusez pas !
Il est tout ce que j’ai de plus cher ici-bas !
Je n’eus jamais d’enfant ; jamais je n’eus de femme ;
Il m’en a tenu lieu. Vraiment oui, cette lame
Fut ma femme et mon fils. Le jour, je la berçais ;
Sur mon cœur, en dormant, la nuit je la pressais.
Au-dessus de mon lit à présent je l’ai mise,
Comme un juif y suspend les dix lois de Moïse.
Je voulais au tombeau qu’elle suivît mon bras.
Mais je vous en fais don. Ne la refusez pas ! »

Et Kniaziewicz, riant et pleurant tout ensemble,
« Ami, » dit-il, « merci ; mais tu vas, ce me semble,
En me cédant ta femme et ton fils, pauvre vieux !
Rester jusqu’à ta mort bien seul, bien malheureux !
Puis-je par un présent compenser ton dommage ?
« Je veux, si je le puis, adoucir ton veuvage. »
— « Suis-je donc Cybulski »[13], dit Gervais, « qui perdit
Sa femme au jeu, du moins une chanson le dit.
Je ne vends pas la mienne… Et pour mon fils, j’espère
Qu’il se trouvera bien d’avoir changé de père.
Mais n’oubliez jamais qu’il vous faut environ
Cinq bons pouces de plus à votre ceinturon.
Au-dessus de l’oreille il faut tâcher qu’il entre,
Et vous fendez alors votre homme jusqu’au ventre. »

Kniaziewicz accepta ; mais, trop lourd et trop long,
Le Canif de Gervais fut mis dans un fourgon.
Que devint-il plus tard ? Chacun devine et glose ;
Mais alors ni depuis nul ne sut bien la chose.

Dąbrowski tout à coup dit à Maciej : « Eh bien ?
Vous avez l’air tout triste et vous ne dites rien !
Vous ne croyez donc pas encore à la revanche ?
N’aimez-vous pas à voir l’aigle d’or, l’aigle blanche
Bondir ensemble au son de nos chants polonais ?
C’est à peine à mon tour si je vous reconnais.
Si vous nous refusez de partir pour la guerre,
Criez donc avec nous en levant votre verre :
Hourra pour la Pologne ! » et « Vive l’Empereur ! »

Hé ! dit Maciej, j’entends, je vois tout ; mais j’ai peur.
Deux aigles dans un nid, c’est trop d’un, je vous jure.
Général, la faveur des rois n’est jamais sûre.
L’Empereur est un grand héros, mais c’est égal !
Les Puławski jadis me disaient, général,
En voyant Dumouliez[14] et sa triste besogne,
Que c’est un Polonais qu’il faut à la Pologne,
Non pas un Italien, un Corse, mais un chef
Qui sorte de chez nous : Jean, Maciej ou Joseph.
Quant à l’armée, elle est, dites-vous, polonaise !
Fusiliers, grenadiers, sapeurs !... Ne vous déplaise,
C’est du haut allemand pour moi que ces noms-là.
Vous avez des Tatars, des Turcs, des schismatiques,
Tout ce que vous voudrez, sauf de bons catholiques.
J’ai vu qu’ils attaquaient les femmes dans les champs,
Dépouillaient les autels, rançonnaient les passants.
C’est à Moscou que va l’Empereur… Long voyage !
Et prendre Dieu pour guide en partant, serait sage.
Et lui tout simplement met le pape en prison !
Tout cela… » Puis, trempant son pain dans son bouillon,
Maciej, sans achever sa phrase, rêve… et mange.

Le Président trouva ce discours fort étrange.
Un murmure naissant s’apaisa brusquement,
Car le troisième couple entrait à ce moment.

Le Régent se nomma, précaution louable !
Car en cet attirail il est méconnaissable :
Télimène a voulu, par clause du contrat,
Qu’il laissât le Kontusz et prît l’habit de drap.[15]

Il parait donc vêtu du frac à la française.
Ce n’est plus lui. Grand Dieu, qu’il est mal à son aise !
L’infortuné Régent semble avoir avalé,
Tant il est est compassé, roide,… un manche à balai.
Il va gauche, guindé, faisant des yeux de grue ;
Il n’ose saluer ; à peine s’il remue,
Lui le gesticuleur !… Il veut glisser sa main
A sa ceinture… Plus de ceinture ! Effort vain !
Il comprend son erreur, il se trouble, il accroche
Ses deux mains à la fois dans une seule poche ;
Puis, sous le feu croisé des quolibets joyeux,
Rougissant de son frac, il marche tout honteux.
Soudain il voit Maciej ; il devient blême, il tremble.

Le Notaire et Maciej étaient fort bien ensemble.
Mais Maciej fait alors des yeux si furibonds,
Que le pauvre Notaire attache ses boutons,
Craignant que sous le feu de ces yeux, son frac saute !
« Sot ! sot ! » cria Maciej par deux fois à voix haute ;
Et, tout scandalisé de ce déguisement,
Il se lève, il s’enfuit sans autre compliment,
Monte en selle et rejoint sa masure enfumée.

Du Notaire pourtant la tendre bien-aimée,
Télimène, étalait l’éclat de sa beauté,
Et son brillant costume à la mode ajusté.
Oh ! robe de gala, coiffure ravissante,
Vous décrirai-je ? Non, ma plume est impuissante.
Tulles, blondes, bijoux, cachemire, joyaux,
Visage au teint de rose, et regards sans rivaux,
Pour vous bien retracer il faudrait des pinceaux.

Le Comte a reconnu la charmante infidèle.
La main sur son épée, il s’élance auprès d’elle :
« En croirai-je mes yeux », dit-il. « Comment ? c’est toi !
Toi, qui presses la main d’un autre devant moi !
Créature traîtresse, âme vaine et volage !
Quoi ! Tu ne caches pas cet effronté visage ?
As-tu donc oublié nos serments et nos pleurs ?
Crédule que j’étais ! Je portais ses couleurs !
Mais malheur au rival qui perce ainsi mon âme !
Qu’il passe sur mon corps s’il veut t’avoir pour femme. »

Le Notaire à ces cris se trouble affreusement.
Le Président essaie un accommodement.

Mais Télimène à part emmène alors le Comte :
« Je suis libre », dit-elle, « et votre âme est trop prompte.
Si vous vous opposez au bonheur du Régent,
Répondez en deux mots, sans détour, sur-le-champ !
M’aimez-vous ? Voulez-vous, parlons sans verbiage,
Aujourd’hui de plein gré me prendre en mariage ?
Décidez-vous… Alors je vous donne ma main. »
— « O femme ! » dit le Comte, « ô sphinx cruel et vain !
Vous, dans vos sentiments jadis si poétique,
Vous êtes devenue horriblement pratique !
L’hymen n’est qu’une chaîne, et ses anneaux menteurs
Parviennent à lier les mains et non les cœurs.
Oh ! qui me donnera cet amour sans contrainte,
Ces devoirs sans remords et ce bonheur sans crainte ?
D’un bout du monde à l’autre il est des cœurs brûlants,
Étoiles se parlant par leurs rayons tremblants !
Qui sait ? Vers le Soleil si la Terre s’élance
Sans cesse, et si la Lune à ses pieds se balance,
C’est que sans s’approcher ils se cherchent toujours,
Et leur éloignement fait durer leurs amours. »
— « Assez », dit-elle, « assez d’étoiles et de phrases !
« Je suis femme : laissez votre lune et ses phases.
« Eh ! je le sais par cœur votre discours de sot.
Écoutez ! Si jamais vous dites un seul mot
« Pour rompre mon hymen, par le ciel je le jure,
« Mes ongles sur vos yeux vengeront mon injure,
« Et… » — « Qui vous dit qu’on veut troubler votre bonheur ? »
Dit le Comte, et tout plein de mépris, de fureur,
Pour punir son ingrate amante, il se propose
D’adorer à jamais Mademoiselle Rose.

Le Woïski, pour calmer tous ces transports jaloux,
Se mit à raconter des histoires de loups,
D’ours et de sangliers, et la querelle antique
Qui faillit bien avoir un dénouement tragique[16].
Mais tous ayant fini leurs glaces, l’orateur
Les conduit dans la cour jouir de la fraîcheur.

Le banquet villageois se termine ; on commence,
En buvant, à chanter déjà des airs de danse.
On va chercher Thadée. Il causait à l’écart,
Et de ses grands projets à Zosia faisait part :

Donnez-moi votre avis sur une chose grave.
Mon oncle consulté n’y met aucune entrave.
Vous savez que les biens que je vais posséder,
C’est à vous que la loi devrait tous les céder.
Tous mes serfs sont à vous ; à vous donc je m’adresse :
Je ne puis rien sans vous, leur unique maîtresse.
La Pologne étant libre, il serait généreux
De faire aux paysans un sort moins malheureux :
Que ce grand jour pour nous soit un grand jour pour eux !
Ils ont jusqu’à présent eu toujours un bon maître ;
Mais après notre mort tout changera peut-être.
Je suis soldat, et puis chacun meurt à son tour :
Je suis homme, et d’avis je puis changer un jour.
Le mieux est d’abdiquer sur eux tout privilège.
Je renonce à mes droits : que la loi les protège.
Libres, assurons-leur aussi leur liberté.
Que le sol de leurs champs soit leur propriété.
Ils y sont nés ; ils l’ont conquis par leur tendresse
Et leur travail, qui donne à tous pain et richesse.
Mais sachez qu’en cédant la terre aux villageois,
Nous nous appauvrissons. Vous avez donc le choix.
Moi, je n’ai jamais eu qu’une modeste aisance.
Mais vous êtes, Zosia, de plus haute naissance,
Et vous avez connu le monde et ses plaisirs.
Pourrez-vous vivre ici bornant tous vos désirs
Au ménage ?… »

Au ménage ?… » Zosia dit avec modestie :
Je ne suis qu’une femme ; en vous seul je me fie.
Vous serez mon mari, mon maître et mon tuteur.
Agissez ; quant à moi, j’accepte de grand cœur.
Nous aurons, dites-vous, moins d’argent en partage :
Nous nous en aimerons encore davantage.
Pour ma haute naissance, elle m’importe peu.
J’étais abandonnée à la grâce de Dieu,
Lorsque les Soplitza, m’adoptant pour leur fille,
M’ont élevée : ils sont mon unique famille.
J’aime les champs. La ville où j’ai vécu longtemps
Ne me dit rien ; toujours j’ai préféré les champs.
Croyez-moi ; j’aime mieux mes coqs et mes poulettes

Que ce grand Pétersbourg et ses sottes coquettes.
Si jadis je cherchais les plaisirs, aujourd’hui
La ville m’importune et me remplit d’ennui.
A Vilna cet hiver quand je fus emmenée,
J’ai vu que pour les champs Dieu m’avait destinée.
Je rêvais au verger au milieu des salons ;
Quant au travail, mes bras sont solides et bons.
Je sais porter les clefs, faire la surveillante :
Vous verrez, vous aurez une femme vaillante ! »

Au moment où Zosia disait ces derniers mots,
Gervais s’approcha d’elle et lui tint ce propos :
« Liberté ! liberté ! Que viens-je donc d’apprendre ?
Libres… des paysans ? Je n’y puis rien comprendre .
N’est-ce pas d’Allemagne un usage importé ?
Mais les nobles sont seuls nés pour la liberté !
Nous sortons tous d’Adam. Mais le plus jeune frère,
Cham, est des villageois, m’a-t-on dit, le seul père ;
Japhet celui des Juifs, Sem le nôtre, morbleu !
Donc notre autorité sur eux nous vient de Dieu.
Le Curé, je sais bien, chante une autre antienne.
C’était ainsi, dit-il, avant l’ère chrétienne ;
Mais comme Jésus-Christ, bien que sorti des rois,
Est né parmi les Juifs d’un père villageois,
Noble, Juif, paysan, sont frères tous les trois.
Je ne puis dire non si chacun le désire.
A Madame d’ailleurs je viens d’entendre dire
Qu’elle le voulait bien ; tout est donc arrêté ;
Je ne puis qu’obéir à son autorité.
Mais ne leur donnons pas une liberté vaine,
Qui ne soit qu’un moyen de retourner leur chaîne,
Comme quand Monsieur Karp[17] affranchit ses vassaux
Et qu’on les écrasa sous de triples impôts
Afin qu’ils soient heureux et libres sans alarmes,
En les anoblissant transmettons leur nos armes.
Lorsque Madame aux uns donnera son blason,
Aux autres son mari celui de sa maison,
Alors Gervais lui-même acceptera pour frère

Un paysan portant l’écu nobiliaire.
La diète approuvera.

La diète approuvera. D’ailleurs que votre époux
Ne redoute pas tant la pauvreté pour vous ;
Dieu ne permettra pas que ma noble maîtresse
Ait un jour ses doigts blancs noirs comme une pauvresse.
J’ai mon moyen. Je sais un vieux coffre au château
Contenant des plats d’or, des vases, un plateau,
Et des bagues de prix, des colliers, des panaches,
Des bracelets d’or fin, des sabres, des cravaches…
Ce trésor dans le sol enfoui prudemment
A Madame Sophie appartient justement.
J’ai su le garantir, malgré procès et guerres,
Des Russes et de vous, messieurs nos adversaires !
J’ai de plus un gros sac bien rembourré d’écus
Que pour divers travaux autrefois j’ai reçus.
Je voulais m’en servir, quand nous aurions justice,
Pour réparer les murs de l’antique édifice.
Mais dans votre ménage ils serviront bien mieux.
C’est donc vers vous, Monsieur, que je tourne les yeux.
Madame daignera nourrir le pauvre vieux.
Qui sait ? Entre mes bras je porterai peut-être
Et j’instruirai dans l’art du sabre un petit maître :
Car vous aurez un fils, je vous en donne avis,
Madame ; en temps de guerre il naît toujours des fils.»

Gervais avait à peine achevé cette phrase,
Que Protais s’avança comme un saint en extase.
Il s’inclina, tira de son kontusz grenat
Un discours remplissant trois feuilles grand format.
C’est un sous-officier qui composa ces rimes ;
Déjà connu jadis pour quatre odes sublimes,
L’uniforme n’a pas étouffé ses accents.
Il fait des vers. L’huissier en avait lu trois cents,
Quand il vint à ces mots : « O beauté, dont les charmes
Mêlent la joie au deuil, le bonheur aux alarmes,
Toi dont un seul regard, jeté sur nos guerriers,
Brise soudain les traits et rompt les boucliers,
Fais triompher Hymen sur Mars ! Que la Discorde
Sous ta main qui l’étouffe en expirant se torde !… »
Thadée avec Sophie applaudissent tous deux,
Mais c’est pour mettre fin à ce discours pompeux.
Le Juge sur la table a fait monter le prêtre
Pour dire aux villageois l’ordre du jeune maître.

Dès qu’ils eurent compris, on vit les auditeurs
Se prosterner aux pieds de leurs libérateurs ;
« Vivent nos bons seigneurs ! » crient-ils avec des larmes.
— « A nos concitoyens ! à nos compagnons d’armes ! »
Répond Thadée. — « Au peuple ! » a crié Dąbrowski ;
« Vivent nos chefs ! » reprend le peuple, et c’est à qui
Criera plus haut parmi cette foule charmée :
« Vivent tous les États ! Et le peuple et l’armée ! »

Mais Buchman seul n’est pas dans le ravissement :
Il veut à ce projet faire un amendement ;
Il croit qu’un Comité nommé légalement
Doit tout examiner…

Doit tout examiner… Par malheur le temps presse :
Buchman en sera donc pour ses frais de sagesse,
Car à travers la cour s’avancent pas à pas
Dames et villageois, fillettes et soldats.
Tous réclament déjà la Polonaise antique ;
Déjà les officiers font venir leur musique ;
Mais le Juge tout bas a dit au Général :
« L’orchestre servira plus tard, pendant le bal.
De Thadée aujourd’hui se font les fiançailles ;
Or, pour les jours de noce et pour les accordailles
Nous nous servons toujours d’instruments villageois
Tympanon, violon, musette. Je les vois
Trembler d’impatience ; et, là-bas, la musette
M’adresse du regard sa requête muette.
Si je leur disais non, ils s’en iraient fâchés,
Et nos gens pour danser seraient bien empêchés.
Laissons-les donc jouir de leur danse rustique,
Puis nous écouterons votre belle musique. »
Il fait un signe.

Il fait un signe. Alors, l’agile violon
Serre le manche, au bois ajuste son menton.
L’archet comme un cheval court sur la chanterelle.
Les joueurs de musette, au bruit qui les appelle,
En agitant leurs bras, gonflent leur instrument.
Leurs visages bouffis se remplissent de vent ;
Ils semblent s’envoler tous deux dans l’Empyrée,
Semblables à deux fils joufflus du dieu Borée.

Parmi tant de joueurs de tympanon, lequel
Aurait jamais osé jouer devant Jankiel ?

(Jankiel laissa huit mois son auberge fermée ;
Il vient de revenir avec la grande armée).
Tout le monde sait bien que sur cet instrument
Nul ne peut égaler son goût et son talent.
Voici le tympanon ; on l’engage, on le presse.
Il s’en défend : ses mains ont perdu leur souplesse,
Il ne sait plus, il n’ose ; il est intimidé ;
Il s’incline et veut fuir. Zosia l’a regardé :
Elle accourt ; d’une main elle lui tend, pressante,
Les archets ; l’autre main se glisse caressante
Dans les plis de sa barbe ; et, tout en lui faisant
Un salut : « Bon Jankiel, soyez plus complaisant, »
Dit-elle ; « ces Messieurs ne sont pas si féroces,
Et vous m’aviez promis de jouer à mes noces. »

Jankiel aimait beaucoup Zosia : pour ce grand jour
Il consent, on l’amène au milieu de la cour ;
On apporte une chaise, il s’assied. Puis on place
Le tympanon sur ses genoux. Son œil l’embrasse
Avec orgueil et joie. Ainsi le vieux soldat,
Lorsqu’un ordre soudain le rappelle au combat,
Rit, quand son petit fils décroche à la muraille
Son glaive impatient de revoir la bataille.

Deux enfants, à genoux auprès du tympanon,
L’accordent, et tout bas en écoutent le son.
Jankiel, les yeux fermés, attend. Ses doigts tranquilles
Soulèvent lentement les archets immobiles.

Il les baisse. D’abord c’est un chant triomphant,
Puis le bruit saccadé de la pluie et du vent.
Tous s’étonnent. Ce n’est qu’un essai, qu’il arrête
Aussitôt, en levant l’une et l’autre baguette.

Il joue. Et chaque archet, au mouvement léger,
Semble une aile de mouche ayant peur de toucher
Les cordes, dont le bruit se fait à peine entendre.
Jankiel, levant la tête au ciel, semblait attendre
Une inspiration. Il a baissé les yeux.
Dans ses mains les archets sont retombés tous deux.
On écoute étonné.

On écoute étonné. Des cordes frémissantes
Le son part… On dirait les clochettes bruyantes
Des Turcs et leur triangle et leur gai tambourin.

C’est le chant du Trois Mai !…[18] Des couplets, du refrain
Les sons joyeux partout font naître l’allégresse.
Filles, garçons, tout veut danser, et tout s’empresse.
Et l’esprit des vieillards revoit des temps meilleurs.
Quel bonheur, quel espoir, quand nonces, sénateurs
Célébraient ce beau jour où le passé s’oublie,
Où peuple, nobles, roi, tout se réconcilie ;
Quand les danseurs heureux criaient : « Vive le roi !
Vive la Nation ! Et la diète, et la loi ! »

Plus vif et plus pressé le chant monte et se hausse.
Soudain, tous ont tremblé : c’est une note fausse,
Comme un serpent qui siffle ou comme un grincement.
Plus de gaieté : partout court un frémissement.
Dans le doute chacun s’inquiète, s’attriste ;
Qui faut-il accuser : l’instrument ou l’artiste ?
Lui, se tromper ? Jamais : il frappe encor plus fort
Cette corde maudite ; il force cet accord,
Qui, jetant le désordre au sein de l’harmonie,
Semble confédéré contre la mélodie.
Soudain Gervais comprit l’artiste. Il s’écria :
« Je connais cette voix… Oui, c’est Targowitsa ! »
Puis éclate en sifflant cette corde maudite…

La cadence se rompt ; le chant se précipite,
Et des cordes d’en haut tombe à celles d’en bas.
On entend retentir mille effrayants fracas :
Marche guerrière, attaque, assaut, le bruit des balles,
Cris de mères, d’enfants… Les notes musicales
Rendent si bien l’assaut, que les femmes sont pâles
Et pleurent, en voyant revivre en leur esprit
Les horreurs de Praga[19] que Jankiel leur décrit :
Heureuses, lorsque enfin le chant comme un tonnerre
Éclate, et, se taisant, semble rentrer sous terre !

A peine ils revenaient de leur étonnement,
Nouveau chant… C’est d’abord comme un bourdonnement
Calme, léger : plusieurs cordelettes frissonnent
Comme des mouches qui, frémissantes, bourdonnent.
D’autres cordes bientôt s’agitent, et les tons

Se joignent ; les accords forment des légions[20]
Et d’un pas mesuré se pressent en cadence.
Au-dessus d’eux cet air plaintif et doux s’élance :
« Le soldat exilé par les champs, par les bois
Marche, et de froid, de faim vient à mourir parfois.
Aux pieds de son coursier fidèle alors il tombe ;
Le coursier de son pied seul lui creuse une tombe. »
Vieille chanson, bien chère au soldat polonais !
Tu t’approches, vieillard ; et tu le reconnais,
Cet air chéri. Chacun écoute et se reporte
Au temps où sur le corps de la Pologne morte
Ils chantèrent ainsi, puis partirent là-bas.
Ils revoient en esprit leurs marches, leurs combats
Sur les mers, sur la terre ou glacée ou brûlante,
Chez des peuples lointains, quand la voix consolante
Du chant national les berçait doucement :
Tous alors ont penché leur tête tristement.

Ils la lèvent bientôt. Un chant nouveau commence ;
Jankiel change de ton et presse la cadence :
Regardant l’instrument, il rapproche ses doigts,
Et baisse les archets des deux mains à la fois.
Sa touche fut alors si puissante et si nette,
Que l’instrument sonna comme un son de trompette ;
Et de cette trompette a jailli jusqu’au ciel
Jeszcze Polska[21], le chant triomphal, immortel !
En avant Dąbrowski ! Les soldats applaudissent ;
En avant Dąbrowski ! Les vivats retentissent.

L’artiste est tout surpris lui-même de son jeu ;
Il lâche les archets ; il semble prier Dieu.
De sa tête a glissé sa calotte soyeuse ;
Sa barbe dans les airs flotte majestueuse ;
D’une étrange rougeur son front s’est coloré,
Et la flamme a brillé dans son œil inspiré.

Tombant sur Dąbrowski, ses regards s’attendrissent ;
Puis de ses yeux fermés les pleurs à flots jaillissent.
« Tout le pays, dit-il, dès longtemps t’attendait
Comme un autre Messie… Et le peuple chantait
Ta prochaine arrivée ; et par un grand prodige

Le Ciel te présageait. Vis et combats, te dis-je,
« Notre héros !… » Il dit et sanglote toujours.
Ce Juif pour la Pologne aurait donné ses jours.
Dąbrowski, lui tendant la main, le remercie.
Jankiel baise en pleurant la main qu’il a saisie.

« Dansons la Polonaise[22] », a dit le Président.
Il rejette les bras de son kontusz pendant,
Tend la main à Zosia ; puis, avec élégance
S’inclinant devant elle, il l’invite à la danse.
Chaque couple, formé par derrière, le suit.
Le signal est donné. Le Président conduit.

Ses bottes rouges vont brillant sur la verdure ;
On voit luire son sabre et l’or de sa ceinture.
Il avance à pas lents comme sans le vouloir,
Mais dans ses moindres pas le connaisseur peut voir
Quels sont ses sentiments et quelle est sa pensée.
Il arrête soudain la danse commencée,
Se penche vers sa dame et lui parle tout bas.
Elle tourne la tête et ne l’écoute pas.
Il ôte sa tchapka, s’incline jusqu’à terre ;
Elle l’a regardé, mais s’obstine à se taire.
Il ralentit la danse et consulte ses yeux ;
Tout à coup il sourit : tout fier et tout joyeux
Il a pressé le pas, regarde avec audace,
Change de sa tchapka la tournure et la place,
La pose sur son front, la fait sauter en l’air,
La met sur son oreille et marche d’un pas fier.
Derrière lui bientôt chacun se précipite :
Il veut leur échapper, il fuit, il les évite.
Quelquefois il s’arrête, et puis, levant la main,
Il semble les prier de passer leur chemin.
Parfois c’est de côté qu’il veut prendre la fuite :
Il veut changer de route et tromper leur poursuite.
Mais eux, pressant le pas, le rejoignent toujours,
Le tenant enfermé dans leurs mille détours.
Irrité, de son sabre il saisit la poignée,
Menaçant les jaloux de sa mine indignée.
Et puis, l’orgueil au front, le défi dans les yeux,
Il marche sur la foule… Alors, les envieux
S’écartent devant lui chacun avec sa dame
Se remet à le suivre.

Se remet à le suivre. On l’admire, on l’acclame.
Voyez ! C’est le dernier peut-être qui saura
Mener la Polonaise ainsi. Hourra ! hourra ! »
Et les couples passaient avec bruit, avec joie.
Le cercle se reforme et bientôt se déploie
Comme un serpent géant en mille anneaux brisé.
Des habits variés le reflet irisé
Et mobile, ressemble à l’écaille brillante
Que dore du couchant la lueur vacillante,
Et que fait ressortir le gazon déjà noir.
Danse, vivats et toasts résonnent jusqu’au soir.

Seul le caporal Sak reste mélancolique.
Insensible à la danse et sourd à la musique,
Les mains au dos, l’air sombre, il le revoit toujours
Ce temps qui pour Zosia vit naître ses amours.
Il lui cueillait des fleurs, lui tressait des corbeilles ;
Il lui donnait des nids et des boucles d’oreilles…
L’ingrate ! Il savait bien que ses soins seraient vains.
Pourtant, malgré son père, et malgré ses dédains,
Que de fois sur la haie il s’assit, d’où peut-être
Il pourrait l’entrevoir à travers sa fenêtre !
Du chanvre il la voyait de ses doigts potelés
Cueillir des cornichons ou nourrir ses poulets.
L’ingrate !… Il a baissé la tête ; enfin il jette
Un cri… Sur ses deux yeux enfonce sa casquette,
Et s’en retourne au camp jouer près des canons
Au jeu de mariage avec ses compagnons ;
Et, pour se consoler, il boit loin de la danse.
De Sak pour sa Zosia telle était la constance.

Zosia dansait toujours ; mais, bien qu’au premier rang,
A peine on la voyait, tant l’espace était grand.
Avec sa robe verte et sa couronne blanche
Et ses bouquets de fleurs des champs et de pervenche,
Dans l’herbe et sur les fleurs volant, elle conduit
La danse : on croirait voir l’archange de la nuit
Guidant le mouvement des astres : tout gravite
Autour d’elle. On l’entoure, on la presse, on l’invite.
En vain le Président veut la garder encor :
Il a perdu son rang, on lui prend son trésor.
Dąbrowski peu de temps jouit de sa conquête.
Un second, un troisième à la ravir s’apprête.
Mais tous sont remplacés et s’en vont sans espoir.
Zosia s’est fatiguée. Elle vient d’entrevoir

Thadée, et du hasard redoutant l’inconstance,
Elle veut le garder et termine la danse.
Puis elle va remplir les verres d’hydromel.

Le soleil s’est caché ; l’air est tiède ; le ciel
Où parfois un léger nuage se repose,
A sa voute bleuâtre et sa lisière rose.
Tous ces nuages blancs faiblement empourprés
Dorment comme un troupeau de brebis dans les prés,
Ou, plus petits, ont l’air de bandes de sarcelles.
L’un d’eux, à l’horizon, vrai rideau de dentelles,
Transparent et plissé, nacré sur le ciel bleu,
Tout doré sur les bords et pourpre en son milieu,
Aux lueurs du couchant luit et scintille encore.
Il jaunit par degrés, devient pâle, incolore.
Le soleil, s’en couvrant par un suprême effort,
Lance un dernier soupir de flamme, puis s’endort.
La noblesse en gaîté n’a pas cessé de boire
À l’Empereur, aux chefs, à l’amour, à la gloire,
Puis tour à tour aux trois couples de fiancés,
Aux invités présents, à tant d’absents forcés,
Aux vivants dispersés sur la terre étrangère,
Aux morts dont la mémoire est toujours sainte et chère.

De ce joyeux festin j’ai pris ma part aussi ;
Et tout ce que j’ai vu, je le rapporte ici.


FIN
  1. Radziwiłł-Sierota (l’orphelin) entreprit des voyages lointains et publia une description de son pèlerinage en Terre Sainte. (Note de l’auteur).
  2. Espèce de saucisson ou bien jus de veau.
  3. Plat froid fait de lait, de crème et de jaunes d’œufs.
  4. Farces ou boulettes de viande de veau.
  5. Graines de pommes de pin.
  6. En polonais brunele : ce sont des pruneaux français de la ville de Brignole. Le poète ajoute les pomuchle (poissons de la Prusse polonaise), le cybet, les draganty, (sucreries particulières).
  7. Durant le XVIe siècle et au commencement du XVIIe, a l’époque où florissaient les arts, les banquets même étaient réglés par des artistes, et remplis de symboles et d’artifices de théâtre. Au célèbre festin, donné à Rome en l’honneur de Léon X, se trouvait un service qui représentait successivement les quatre saisons de l’année, et qui servit sans doute de modèle pour celui des Radziwiłł, Le luxe de la table se transforma en Europe vers le milieu du XVIIIe siècle ; il resta le même en Pologne beaucoup plus longtemps. (Note de l’auteur).
  8. Pinetti ou Pinety, faiseur de tours célèbre dans toute la Pologne. L’époque de son séjour chez nous nous est inconnue. (Note de l’auteur).
  9. C’est le titre antique des connétables polonais et des chefs cosaques. Gervais, en homme de jadis, ne connaît pas les noms modernes ou affecte d’employer les titres anciens.
  10. Plus tard général de division en 1831, vainqueur des Russes à Stoczek ; en émigration il fonda l’Ecole polonaise des Batignolles ; il est mort en Galicie.
  11. Célèbre en 1831 comme chef de la cavalerie volhynienne, mort en émigration, où il fut l’ami de Mickiewicz.
  12. Casimir Puławski fut le chef principal de la confédération de Bar et alla se faire tuer à Savannah en combattant pour l’indépendance américaine. Dzierżanowski et le cosaque Sawa sont aussi deux héros populaires de la confédération de Bar. (V. RULHIÈRE, Anarchie de Pologne).
  13. On chante en Lithuanie une complainte sur madame Cybulska que son mari perdit au jeu en jouant aux cartes avec des Russes. (Note de l’auteur).
  14. On reconnaît sous le travestissement dont l’affuble Maciej le fameux Dumouriez dont le rôle dans la confédération de Bar fut d’ailleurs loin d’être glorieux.
  15. La mode de l’habillement français avait pénétré dans nos provinces de 1800 à 1812. La plupart des jeunes gens changeaient leur costume avant leur mariage à la demande de leurs fiancée. (Note de l’auteur).
  16. L’histoire de la querelle de Reytan avec le prince de Nassau, dont il s’agit encore ici, et que le Woïski n’a pu terminer, est
    connue par la tradition. En voici le dénouement pour le lecteur curieux : Reytan, irrité des vantardises du prince de Nassau, se place à côté de lui dans un passage étroit. À ce moment un énorme sanglier, exaspéré par les coups de feu et la poursuite, se jetait vers ce passage. Reytan arrache des mains du prince le fusil qu’il tenait, jette le sien à terre, puis, prenant un épieu et en tendant un autre à l’Allemand : « Maintenant, dit-il, nous allons voir qui de nous manie le mieux la pique. » Le sanglier arrivait déjà, quand le Woïski Hreczecha, debout non loin d’eux, tua l’animal d’un coup de feu. Les rivaux se fâchèrent d’abord, puis se réconcilièrent et récompensèrent le courageux Hreczecha. (Note de l’auteur).
  17. Le gouvernement russe ne reconnaît d’hommes libres que les nobles. Les paysans affranchis par leurs propriétaires, sont aussitôt inscrits dans les registres des biens domaniaux de l’empereur, et au lieu de la corvée sont soumis à un impôt considérable. On sait qu’en 1818 les propriétaires du gouvernement de Vilna décrétèrent dans une diétine un projet d’affranchissement de tous les paysans et nommèrent une délégation chargée de le présenter à l’empereur ; mais le gouvernement fit enterrer le projet et défendit d’en reparler jamais. Il n’y a pas d’autre moyen d’affranchir un serf sous le gouvernement russe que de le faire entrer dans sa famille. Un grand nombre d’entre eux a été affranchi de cette façon par grâce ou moyennant finance. (Note de l’auteur).
  18. Le trois mai 1791 fut proclamée la constitution qui devait régénérer la Pologne et contre laquelle Catherine II suscita la criminelle confédération de Targowitsa, dont il est question quelques vers plus bas.
  19. Le massacre de Praga, ordonné par Souvarov et par lequel se termine l’insurrection de Kościuszko en 1794.
  20. Les légions polonaises de Dąbrowski et de Kniaziewicz viennent ici prendre place dans le concert de Jankiel.
  21. Le célèbre hymne national polonais : La Pologne n’est pas morte qui revient dans le poème pour la troisième fois (V. L, I. et L. IV).
  22. C’est la plus majestueuse des danses polonaises, exactement décrite dans les vers qui suivent.