Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE X

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 197-219).


LIVRE X

L’EMIGRATION — HYACINTHE (JACEK)


Délibération en vue d’assurer la sécurité des vainqueurs. — Entente avec Rykow — Adieux. — Importante révélation. — Espérance.


Les nuages qu’à l’aube avait chassés le vent,
(Tels de grands oiseaux noirs dans les airs s’élevant),
S’amoncelaient toujours… Quand le soleil dépasse
Le zénith, dans le ciel leur noir troupeau s’entasse
Comme un suaire épais ; alors un vent puissant
L’ébranle ; lentement vers la terre il descend ;
Bientôt violemment il s’ouvre et se déchire,
Et semble, se gonflant, la voile d’un navire
Qui, rassemblant en soi tous les vents furieux,
Du Midi jusqu’à l’Est vole à travers les cieux.

Mais bientôt tout se tait : l’atmosphère étouffante,
Calme, sourde, paraît muette d’épouvante.
Les blés, qui, tout d’abord, se courbaient éplorés,
Puis soudain relevaient leurs panaches dorés
Comme des flots houleux, — redevenus tranquilles,
Hérissent vers le ciel leurs tiges immobiles.
Saules et peupliers, qui, bordant les ruisseaux,
Semblaient, désespérés, pleurer sur des tombeaux,
Baissaient leur front, tordaient leurs bras avec détresse,
Abandonnaient au vent leur verdoyante tresse,
Inertes maintenant, désolés et muets,
Comme des Niobé semblent pétrifiés.
Le tremble seul agite encor son vert feuillage.

Les bœufs, lents d’ordinaire à rentrer au village,
Tumultueusement s’attroupent aujourd’hui,
Et seuls, sans leurs bouviers, vers leur étable ont fui.
Le taureau de son pied frappe le sol, le creuse
De sa corne, et rugit d’une voix caverneuse ;
La vache vers le ciel lève son grand œil rond,
Et, les naseaux gonflés, pousse un soupir profond.

Derrière eux le pourceau grogne, se traîne, rôde,
Et vole des épis qu’il emporte en maraude.
Les oiseaux sont rentrés dans l’herbe ou sous les bois.
Seule, près des étangs, la corneille aux abois
A pas graves et lents arpente les rivages :
Elle lève ses yeux noirs vers les noirs nuages.
De son large gosier pend sa langue ; elle étend
Ses ailes ; elle a soif de l’orage ; elle attend.
Mais bientôt, prévoyant une averse trop forte,
Elle fuit à son tour au bois : l’effroi l’emporte.
Seule enfin l’hirondelle (à peine on peut la voir),
Rapide comme un trait fend le nuage noir
Et s’abat comme un plomb.

Et s’abat comme un plomb. Juste à cette minute,
Russes et Polonais avaient fini leur lutte ;
Tous en foule gagnaient la grange et la maison,
Laissant les vents toujours muets à l’horizon
Reprendre le combat.

Reprendre le combat. A l’est, encor dorée,
La terre de rayons sanglants est colorée ;
Le nuage, étendant le filet de la nuit,
Éteint les derniers feux du soleil, qu’il poursuit
Comme s’il le voulait saisir, avant qu’il tombe.
Les vents, rasant le sol, passent comme une trombe.
L’un suit l’autre, lançant, comme d’énormes plombs,
De larges gouttes d’eau qu’on croirait des grêlons.

Bientôt tous furieux s’entrechoquent, s’étreignent ;
Leurs tourbillons bruyants dans les étangs se baignent :
Ils grincent en troublant les profondeurs des eaux,
Ils courbent en sifflant les joncs et les roseaux.
Les branches craquent ; l’herbe est dans l’air balayée.
Et, comme des cheveux arrachés par poignée,
Vole avec les débris des gerbes. Vers le champ
Le vent court ; il le creuse, il s’y vautre en hurlant,
Brise le sol, et fraie un passage à la trombe,
Qui, des sillons brisés montant comme une bombe,
Perce, en tournant, le sol de son front furieux
Et lance de ses pieds du sable jusqu’aux cieux.
Elle va se gonflant, et, s’entr’ouvrant au faîte,
De son clairon géant annonce la tempête.
Puis, avec ce chaos, de terre, de gazon,
De feuilles, d’eau, de paille, atteignant l’horizon,

Les vents s’engouffrent dans les bois, et sous leur ombre
Hurlent comme des ours.

Hurlent comme des ours. Mais des gouttes sans nombre
Commencent à tomber ; puis la foudre en grondant
Eclate… Alors la pluie à flot plus abondant
Joint le ciel à la terre en longs filets liquides
Ou se répand par seaux en cascades rapides.
Et la terre et le ciel sont plongés dans la nuit ;
L’orage ténébreux a vaincu : le jour fuit.
Parfois de part en part tout l’horizon s’entr’ouvre :
L’ange de la tempête apparaît, et découvre
Son front étincelant, puis soudain il a fui :
La foudre a refermé les nuages sur lui.
La tempête redouble encor ; l’averse gronde
Et l’ombre s’épaissit de plus en plus profonde.
Puis l’averse s’apaise et la foudre s’endort ;
Elle s’éveille et tonne… et l’eau tombe plus fort.
Enfin tout s’est calmé ; seul le feuillage plie
Encore sous le vent et pleure avec la pluie.

L’orage ce jour-là survenait à propos
Pour laisser aux vainqueurs un instant de repos.
Les ponts rompus, les flots envahissant la route
Avaient de Soplitzow fait comme une redoute,
Si bien qu’on ne sut rien des combats du matin ;
Or, c’est de ce secret (le fait est bien certain)
Que des triomphateurs dépendait le destin.


Dans la chambre du Juge on est en conférence.
Robak couché, tout pâle, et, malgré sa souffrance,
Conservant jusqu’au bout sa présence d’esprit
A voix basse commande — et le Juge obéit.
Le Président, Gervais sont mandés. Sous escorte
On amène Rykow, puis on ferme la porte.
On causa plus d’une heure ainsi secrètement.
Mais Rykow à la fin s’écria brusquement
En jetant sur la table une bourse sonnante ;
« C’est pour vous, Polonais, une chose étonnante
Qu’un Russe qui n’est pas un voleur ; et pourtant
Vous pourrez dire un jour, Messieurs, en me citant,
Qu’il en est un, qu’il a dans cinquante batailles
Gagné (n’oubliez pas !) trois croix et huit médailles :
L’une vient d’Oczakow, l’autre d’Ismaïlov,

Celle-là de Novi, cette autre encor d’Eylov ;[1]
Celle-ci, Korsakov m’en fit lui-même hommage
A Zurich ; cette épée est due à mon courage.
J’ai du Feld-Maréchal trois attestations,
Plus deux ordres du jour et quatre mentions,
Et le tout par écrit… »

Et le tout par écrit… » — « Mais, mon cher Capitaine, »
Interrompit Robak, « si ma prière est vaine,
Qu’allons-nous devenir ? Vous nous avez juré
D’arranger cette affaire… »

Et le tout par écrit… » — « Et je l’arrangerai, »
Dit Rykow, « sur l’honneur je le jure ici-même.
Messieurs les Polonais, voyez-vous, je vous aime,
Car vous êtes en temps de paix de bons vivants,
Et quand vient le combat des ennemis vaillants.
Notre proverbe dit : Qui va sur la charrette
Tombe parfois dessous. — Un jour on tient la tête
L’autre la queue. Ou bien : tu bats et l’on te bat.
Me fâcher pour si peu ! Rykow ? Un vieux soldat !
Il faudrait, ma parole, être atteint de la rage
Pour haïr ses vainqueurs. Nous eûmes de l’ouvrage
Sous Oczakow !… Zurich nous coûta bien du sang ;
Austerlitz m’enleva soixante hommes sur cent ;
Près de Racławice[2], malgré l’artillerie,
Votre Kościuszko faucha ma compagnie.
Mais je pris ma revanche à Maciejowitsé[3].
Je tuai de ma main deux nobles ; je blessai
Mokronowski[4] devant la ligne de bataille,
Lorsque, armé d’une faux, il bravait la mitraille.
Vous aimez la Pologne en fils, en orphelins !
Moi, Rykow, j’obéis au Tzar, mais je vous plains.
La Russie est au Russe ; à vous donc, pour bien faire,
La Pologne ; mais quoi ? Le Tzar veut le contraire. »

— « Capitaine ! » reprend le Juge, « nous voyons
« Que vous avez bon cœur et dans les environs

Tous vous ont reconnu pour un excellent homme.
Mais vous pouvez sans honte accepter cette somme.
Qui ne sait, sans vouloir vous offenser en rien,
Que votre solde seule est votre unique bien ? »

— « Mes chasseurs ! » dit Rykow ; « toute ma compagnie !
Et pour ce Plout encor ! C’est une ignominie !
Mais il est responsable : il était commandant.
Reprenez cet argent, messieurs, en attendant.
Je puis avoir, avec mon prêt de capitaine,
Mon punch toujours sucré, ma pipe toujours pleine :
C’est assez. Quant à vous, je vous estime tous :
Je veux encore boire et manger avec vous.

Je vous défendrai donc ; si l’on fait une enquête,
Je parlerai pour vous, j’en jure sur ma tête.
Je dirai que chez vous nous avions bu, dansé,
Et que, chacun de nous étant un peu lancé,
Plout commanda le feu par hasard ; d’où bataille.
Et tout le bataillon fut haché comme paille.
Maintenant c’est à vous de donner de l’argent
Aux juges… Mais il faut vous redire à présent
Ce que j’ai déjà dit au noble à la rapière :
De Plout et non de moi dépend l’affaire entière.
[Plout n’est pas mort ; il peut vous lancer une tuile
Qui vous écrase tous : c’est un gaillard habile.]
Il faudra lui fermer la bouche avec de l’or.
L’homme au grand sabre, eh bien ! qu’attendez-vous encor ?
L’avez-vous déjà vu ? Consent-il qu’on vous sauve ? »

Gervais se retourna, frotta son grand front chauve,
Et fit négligemment un geste, qui disait
Que tout était fini. Mais Rykow insistait.
« Hein ? Plout se taira-t-il ? A-t-il voulu vous croire ? »
Gervais, que fatiguait cet interrogatoire,
Abaissa gravement son index vers le sol,
Puis remua la main comme pour rompre au vol
Un pareil entretien : « Sur mon Canif, je jure
« Que Plout sera muet, dit-il ; la chose est sûre ! »
Ses bras sont retombés ; il fait claquer ses doigts,
Comme si d’un secret il rejetait le poids.

Tous ont compris ce geste obscur. On se regarde ;
Mais à l’interroger aucun ne se hasarde.
On se tut un instant, puis Rykow tout à coup :

« Le loup croquait, dit-il, on a croqué le loup ! »
— « Qu’il dorme en paix ! » reprit le Président. — « J’espère
Que Dieu seul, dit le Juge, a conduit cette affaire :
Moi, je n’en ai rien su ; je suis pur de ce sang. »

Quant au moine, il s’était dressé sur son séant.
Enfin au Porte-Clefs il dit, l’œil plein de larmes :
« C’est très mal de tuer un prisonnier sans armes.
On doit respecter même un ennemi mortel.
De ce meurtre, Gervais, tu rendras compte au Ciel.
Un seul cas est permis, c’est quand on fait la chose
Pro publico bono, non pour une autre cause. »
Gervais, le bras tendu, dit en clignant des yeux :
«  Pro publico bono j’ai tout fait pour le mieux. »

Puis on ne parla plus de Plout. Dans le domaine
On fit pour le trouver mainte recherche vaine ;
En vain de tous côtés chacun avait couru.
Comme un caillou dans l’onde il était disparu.
Où l’avait mis Gervais ? Chacun devine et glose,
Mais alors ni plus tard on ne sut bien la chose.
Gervais dit simplement à qui l’interrogea :
« Pro publico bono, je vous l’ai dit déjà. »
Le Woïski savait tout ; mais c’était un mystère ;
Et, gardant sa parole, il s’obstine à le taire.

Rykow sort de la chambre après quelques instants ;
Et Robak près de lui mande les combattants.
Le Président ainsi leur parle d’un ton grave :
Frères, chacun de vous s’est conduit comme un brave.
Mais, pas d’illusions ! De cet heureux combat
Il ne pourra sortir qu’un triste résultat.
Tous nous avons péché par quelque excès de zèle :
Robak, en propageant trop vite la nouvelle,
Les nobles et Gervais en voulant tout hâter.
La guerre avec le Tzar n’est pas près d’éclater.
Or donc, quiconque a pris trop part à la bataille
Ne peut rester ici, mais il faut qu’il s’en aille
De nos futurs sauveurs grossir la légion :
Et vous surtout, Maciej, nommé le Goupillon,
Vous, Cruchon ; vous, Rasoir ; vous, Thadée ! Au plus vite
Au delà du Niemen dirigez votre fuite.
Nous ferons tout tomber sur le dos des absents
Et sur Plout : on croira les autres innocents.
Au revoir, à bientôt ! J’ai la ferme espérance

Qu’à l’aube du printemps luira la délivrance ;
Et vous qui pour l’exil partez le deuil au cœur,
Vous nous ramènerez Napoléon vainqueur.
Le Juge s’est chargé des apprêts du voyage :
Quant aux frais, à payer ce qu’il faut je m’engage. »

L’avis du Président fut approuvé de tous.
Qui du Tzar, on le sait, s’attire le courroux,
Ne peut plus avec lui vivre en paix sur la terre ;
Il n’a plus qu’à choisir ou la mort ou la- guerre.
Tous, muets, tristement échangent un regard,
Soupirent, et des yeux consentent au départ.

Bien que les Polonais adorent leur patrie
(Le monde entier le sait) cent fois plus que la vie,
Ils n’hésitent jamais à quitter leurs foyers
Pour vivre malheureux parmi les étrangers,
Pour lutter, pour souffrir, tant qu’ils ont l’espérance
De servir la Pologne au prix de leur souffrance.

A partir sur-le-champ tous se déclarent prêts.
Buchman veut discuter, sauf à partir après.
Buchman s’est bien gardé d’assister à la lutte,
Mais il accourt bientôt dès qu’il sait qu’on discute.
Le plan lui semble bon : il voudrait seulement
L’exposer plus au long, l’expliquer clairement,
Et voir un Comité nommé légalement
Pour peser les moyens, les buts et le programme
De l’émigration… Voilà ce qu’il réclame.
Par malheur le temps presse et ne permettrait pas,
Comme le veut Buchman, de prolixes débats.
On hâte les adieux et l’on se met en route.

Mais le Juge retient Thadée, et dit : « Écoute,
Robak, je dois t’apprendre un secret très certain,
Dont je suis informé depuis hier matin.
Thadée aime Zosia », dit-il, « du fond de l’âme.
Il doit donc aujourd’hui la demander pour femme.
Télimène a cédé : j’ai son consentement.
Zosia de ses tuteurs suivra le sentiment.
Ne pouvant en ce jour faire les épousailles,
Qu’ils échangent du moins l’anneau des fiançailles
Dès ce soir… Car le cœur, malgré sa passion,
A son âge est sujet à la tentation.
Et quand sur cet anneau le regard se dirige,

Le jeune homme comprend que son serment l’oblige,
Et met alors un frein aux vains désirs des sens,
Ces symboles, crois-moi, Robak, sont très puissants.

Moi-même, jeune encor, j’aimais du fond de rame
Marthe Hreczech : son cœur répondait à ma flamme.
Nous étions fiancés. Dieu n’a pas couronné
Nos feux ; il m’a laissé sur terre, abandonné,
En reprenant au Ciel ma douce fiancée.
Mais sa mémoire vit toujours dans ma pensée.
Son chaste souvenir que je vénère encor
Me reste seul, hélas ! avec cet anneau d’or.
Chaque fois que je l’ai regardé, son image
S’est dressée à mes yeux ; et, grâce à ce mirage,
J’ai pu jusqu’à ce jour lui conserver ma foi,
Veuf, sans du mariage avoir connu la loi.
Et le Woïski pourtant avait une autre fille,
Qui ressemblait à Marthe, et qu’on trouvait gentille ! »
Il dit ; et, regardant cet anneau précieux,
Du revers de sa main il essuya ses yeux.

« Robak », ajouta-t-il ; « est-ce aussi ton idée ?
Tous le veulent : Zosia, Télimène et Thadée. »

Mais Thadée intervient et s’écrie avec feu :
« Mon oncle, vous comblez votre indigne neveu ;
Jamais il ne pourra vous payer cette dette.
Oui, ma félicité serait pleine et complète
Si j’étais à Zosia fiancé dès ce soir,
Et si de l’épouser un jour j’avais l’espoir.
Et pourtant, non, mon oncle. En ce moment la chose
Me paraît impossible, et pour plus d’une cause.
Il suffit. Si Zosia veut bien m’attendre, un jour
Peut-être je serai digne de son amour.
Je puis la mériter d’abord par ma constance ;
Je puis glorifier mon nom par ma vaillance ;
Et quand nous reviendrons vainqueurs des ennemis,
Alors, vus réclamant le bien qui m’est promis,
M’agenouillant devant cette enfant que j’adore,
Je lui demanderai : « M’acceptez-vous encore ? »
Je puis rester absent plus longtemps qu’on ne croit.
Et si Zosia s’éprend d’un autre, de quel droit
Voudrais-je l’enchaîner et la rendre victime
De son vœu… Non, cela me semblerait un crime. »

Il est si pénétré des pensées qu’il exprime,
Que deux larmes soudain tombant de son œil bleu
Roulent rapidement sur son visage en feu.

Mais curieusement Zosia, de sa chambrette,
Suivait, sans perdre un mot, la séance secrète.
Quand elle entend Thadée avec simplicité
Avouer son amour, son cœur s’est agité.
De larmes aussi tôt s’argente sa paupière ;
Mais elle ne sait pas ce dont il fait mystère.
Il l’aime !… Pourquoi donc ?… Et pourquoi donc part-il ?
Elle sent qu’elle va souffrir de cet exil.
C’est qu’elle vient d’apprendre une étrange nouvelle :
Ce mot si doux : je l’aime, est tout nouveau pour elle.
Elle court à l’autel de sa chambre, elle y prend
Une image avec un reliquaire en argent.
L’image est le portrait de la sainte bergère ;[5]
L’habit de saint Joseph orne le reliquaire :
Car Joseph, est, dit-on, le saint des amoureux.
Avec ces souvenirs elle se rend vers eux :

« Vous nous quittez déjà ?… Puis-je vous faire hommage
Avant votre départ, Monsieur, de cette image
Et de ce reliquaire ? Ayez toujours sur vous
Ces deux objets : ils vous feront penser à nous.
Que Dieu de votre route écarte toute peine
« Et vers nous au plus vite en ces lieux vous ramène. »
Elle se tut, baissa la tête, et ses yeux bleus
Qu’elle a fermés, de pleurs perlent ses cils soyeux.
Zosia, les yeux fermés, laisse de sa paupière
De pleurs ou de brillants s’épandre une rivière.

Thadée a pris ses dons, et, lui baisant la main,
Il dit : « Mademoiselle, adieu ! Je pars demain…
Pensez à moi ; priez Dieu pendant ce voyage
« Pour l’absent… » Il ne put en dire davantage.

Mais, avec Télimène entrant à ce moment,
Le Comte a remarqué leur attendrissement.
Il s’émeut, et, jetant les yeux sur Télimène :
« Quelle beauté, » dit-il, « dans cette simple scène !
L’âme de la bergère et l’âme du guerrier
Sont comme deux esquifs que le vent fait plier.

Pour moi, je ne sais rien qui m’attriste et me poigne
Plus que l’heure où d’un cœur un autre cœur s’éloigne.
Mais le souffle du temps n’éteint qu’un feu mourant ;
L’incendie en devient plus vivace et plus grand.
Oui, mon amour aussi grandira par l’absence.
Monsieur, je vous ai cru mon rival ; et je pense
Que c’est un des motifs de ces tristes débats
Qui m’ont fait contre vous naguère armer mon bras.
Folle erreur ! Vous aimez cette jeune bergère ;
Mon âme à cette Nymphe appartient tout entière.
Dans le sang ennemi noyons nos différends,
Et gardons désormais nos coups pour les tyrans.
Sans risquer d’un duel l’aventureuse chance,
Disputons-nous, monsieur, le prix de la constance.
Nous quittons deux objets pour nous remplis d’attraits ;
Nous allons affronter les glaives et les traits.
Luttons de fermeté, de regrets, de tristesse,
Et contre l’ennemi luttons aussi d’adresse. »
Il dit, et regarda Télimène, dont l’œil
Exprime à ce discours la surprise et le deuil.

— « Comte », lui dit le Juge, « on ne comprendra guère
Ce départ. Croyez-moi, restez dans votre terre.
Des pauvres gens le Tzar peut confisquer le bien ;
Mais à vous, mon cher Comte, on ne vous fera rien.
Vous êtes riche, et nous vivons sous un régime,
Où pour qui peut payer, nul acte n’est un crime. »

— « non », dit le Comte ; « non ; pour moi point de repos !
Ne pouvant être amant, je veux être héros ;
La gloire, de l’amour calmera les alarmes :
Malheureux par le cœur, soyons grand par les armes. »

Mais Télimène alors : « Qui vous empêche enfin
D’aimer et d’être heureux ? » — « La force du Destin, »
Dit le Comte, « un secret mouvement qui m’entraîne
Vers les lointains pays, vers la sanglante arène.
Madame, en votre honneur je voulais dès demain,
Je l’avoue, allumer les torches de l’hymen ;
Mais de ce jeune amant je dois suivre l’exemple.
Je le vois de l’Amour abandonner le temple,
Pour aller affronter les épreuves du sort,
Et braver sans effroi les combats et la mort.
Pour moi comme pour lui s’ouvre une ère nouvelle :
De Birbante-Rocca le souvenir m’appelle.

« La Pologne verra mes exploits glorieux ! »
Et, frappant son épée, il a levé les yeux.

— « On ne peut, » dit Robak, « qu’approuver cette envie.
Armez donc à vos frais toute une compagnie !
Tel jadis Potocki Vladimir étonna
Les Français par l’argent qu’au trésor il donna ;
Tel aussi Radziwiłł Dominik mit en gage,
Pour armer quatre cents chevaux, son héritage.
Prenez beaucoup d’argent ; les bras ne manquent pas.
Comte, c’est de l’argent surtout qu’il faut là bas. »

Télimène dardant un regard plein de larmes :
« Rien ne peut, je le vois, t’enchaîner loin des armes !
Mais en faisant couler et le sang et les pleurs,
De ta dame, cruel ! contemple les couleurs. »
A ces mots, d’un ruban faisant une cocarde,
Elle la fixe au sein du Comte, le regarde
Tendrement, et poursuit : « Puisse cette couleur
Parmi les bataillons animer ta valeur !
Et, quand de grands exploits t’auront couvert de gloire,
Quand d’immortels lauriers la main de la Victoire
Ornera le cimier de ton casque, ô vainqueur,
Contemple ce ruban que je mets sur ton cœur ;
Pense à celle qui vient d’en orner ta poitrine. »

Elle lui tend la main : le Comte alors s’incline
Et la baise… A son œil Télimène a porté
Son mouchoir, mais l’autre œil regardait de côté
S’attendrir à ses pieds cet Amadis des Gaules.
Elle soupire, mais en haussant les épaules.

« Comte», intervint le Juge, « en route ! Il se fait tard ! »
— « Pressons-nous », dit Robak, « de hâter le départ :
Assez pleuré !… » Cet ordre, il fallut bien l’entendre,
Et de la Chambre enfin sort ce couple si tendre.

Thadée embrasse encore en pleurant son tuteur,
Puis il baise les mains du vieux frère Quêteur,
Qui, sur son cœur pressant cette tête chérie,
Met ses deux mains sur elle en priant, et s’écrie
Les yeux levés au ciel : « Adieu, mon fils, adieu ! »
Il pleure… Thadée est déjà loin de ce lieu.
« Quoi », dit le Juge, « rien ? Vous lui faites mystère
De tout, même aujourd’hui ? Quoi ? Vous voulez lui taire

« Votre nom, quand il part ?… » — « Oui », dit Robak, toujours ! »
(Et longtemps à ses pleurs il laisse un libre cours).
« Pauvre garçon ! Pourquoi le lui faire connaître,
Ce père qu’on nommait l’assassin et le traître ?
Je le voudrais, Dieu sait : mais, pour mon châtiment
Je saurai me priver de ce contentement. »
— « Alors, pensons à vous ! » dit le Juge. « Un voyage
Avec votre blessure et surtout à votre âge
Serait chose impossible : il n’y faut pas songer.
Vous savez un endroit à l’abri du danger ;
Nommez-le. Hâtons-nous, tout est prêt ; mais peut-être
Le mieux serait encor chez mon garde-champêtre. »

Robak branla la tête et dit : « Bien, je verrai
Demain. En attendant demandez le curé ;
Qu’il pense au Viatique ; il faut qu’il me l’apporte.
Sauf vous seul et Gervais, que tout le monde sorte !
Fermez tout. »

Fermez tout. » Quand le Juge a tout exécuté,
Il s’assied sur le lit : Gervais de son côté
S’approche, et, s’accoudant sur sa longue rapière,
Il penche son grand front en baissant sa paupière.

Sur Gervais tout d’abord Robak fixe ses yeux,
Et, muet, prend un air sombre et mystérieux.
Comme un chirurgien qui palpe une blessure
Avant de déchirer les chairs d’une main sûre,
Robak éteint le feu de ses regards perçants
Et longtemps sur Gervais les promène en tous sens ;
Enfin, sur désormais du coup hardi qu’il porte,
En se : couvrant les yeux il dit : d’une voix forte :
« C’est moi qui suis Jacek de Soplitzow. »

« C’est moi qui suis Jacek de Soplitzow. » Alors,
Gervais pâlit, se penche, et, la moitié du corps
Inclinée en avant, il s’arrête éperdu
Comme un roc en tombant dans les airs suspendu.
Il ouvre ses deux yeux, et sa bouche béante
Sous son poil hérissé s’avance menaçante.
De ses mains sa rapière a glissé : mais soudain
Ses genoux l’arrêtant, il prend à pleine main
La garde ; et le long bout de la noire rapière
S’agitant en tous sens s’allonge par derrière.

Gervais ressemble au lynx blessé, qui, furieux,
Regardant le chasseur, va lui sauter aux yeux.
Le lynx gonflé rugit ; sa prunelle injectée
Flambe, son poil est roide, et sa queue agitée.

« Gervais, » dit le Quêteur, « je m’inquiète peu
Du courroux d’un mortel ; je ne crains plus que Dieu.
Mais, je t’en prie, au nom de ce Dieu de justice
Qui bénit sur sa croix l’auteur de son supplice,
Et voulut exaucer le larron, calme-toi.
Et, quoi que je te dise, en paix écoute-moi.
J’ai déjà reconnu ma faute : il faut encore
Que j’obtienne de toi le pardon que j’implore.
Ecoute mes aveux, puis de moi tu feras
Selon ton bon plaisir… » Il se croise les bras
Comme un homme qui prie, et Gervais, qui recule
D’un pas, frappe son front par un geste incrédule.

Robak de l’ancien temps remonte alors le cours,
Parle des Horeszko, raconte ses amours,
La beauté de la fille et les mépris du père.
Mais son récit, mêlé de douleur, de colère,
S’interrompait souvent… Parfois il terminait
Cette confession, puis il la reprenait.

Des Horeszko Gervais, connaissant bien l’histoire
Complétait ce récit confus dans sa mémoire,
Et rattachait ces faits sans ordre et sans lien,
Que le Juge parfois ne saisissait pas bien.
Tous deux, pensifs, prêtaient une oreille attentive.
Et la voix de Jacek languissante et plaintive
S’arrêtait par instants…[6]

« Tu t’en souviens, Gervais ; j’étais un invité
Du Panetier ; souvent il portait ma santé :
Que de fois je l’ai vu crier, levant son verre :
Jacek est mon ami ; je l’aime comme un frère !
Et comme il m’embrassait ! Tous ceux qui le voyaient
Disaient : il ferait tout pour lui… Tous le croyaient.
Lui ? mon ami ! Pourtant il lisait dans mon âme.
Il savait tout !… »

« Plusieurs de mes voisins m’avertissaient déjà,

Et plus d’un me disait ; Oh ! monsieur Soplitza,
Vous perdez votre temps… Oseriez-vous prétendre
Que ce magnat hautain vous accepte pour gendre ?
Et moi, je méprisais, disais-je, les magnats,
De leurs filles et d’eux je ne faisais nul cas.
Si je le fréquentais, c’était par politesse ;
Mais ma femme serait de petite noblesse…
Tous ces brocarts pourtant me piquaient jusqu’au vif.
J’étais beau, jeune et brave ; et, dans mon cœur naïf,
Je croyais après tout ma noblesse assez bonne,
Puisque tout gentilhomme a droit à la couronne.
Un Tenczyński jadis avait bien demandé
Une fille de roi sans être rebuté…
Des Tenczyński j’étais l’égal par la naissance,
Et j’avais fait comme eux mes preuves de vaillance !

Comme on peut en un jour ruiner le bonheur
D’une vie et jeter la rage dans un cœur !
Un mot du Panetier, quel printemps, quelle aurore !
Peut-être tous les trois nous vivrions encore !
Peut-être il eût vieilli près de sa pauvre enfant,
Sa chère Eve, et de moi, son fils reconnaissant.
Sur ses genoux peut-être on le verrait berçant
Un petit fils… C’est lui, c’est son orgueil funeste
Qui nous a tous perdus ! Ce meurtre, j’en atteste
Le Ciel, n’eût pas eu lieu sans cela… ni le reste !
Je ne puis l’accuser, moi qui l’assassinai ;
Mais peut-être à mon tour puis-je être pardonné !
Car n’a-t-il pas aussi… ?

S’il avait franchement repoussé mes poursuites,
S’il m’avait tout d’abord interdit ces visites,
Qui sait ? Je me serais peut-être expatrié ;
J’aurais pesté, grondé, puis enfin… oublié.
Mais lui, dans son orgueil, prit une autre tactique :
Pouvait-il regarder comme chose authentique
Que-je voulusse entrer dans sa famille antique ?
Il se servait de moi : j’étais fort écouté
Des nobles, et du peuple en tous lieux respecté.
Feignant pour ma personne une indulgence extrême,
Il m’accueillait toujours, il insistait lui même
Pour m’attirer chez lui. Puis lorsque, seuls tous deux,
Nous causions, s’il voyait des larmes dans mes yeux,
Et mon cœur débordant d’une émotion folle,
Le vieillard me glaçait d’une froide parole
Sur les procès, la diète ou la chasse…

Ah ! parfois, en buvant, quand il s’attendrissait,
Quand il me cajolait, me flattait, m’embrassait
Pour obtenir mon aide, avec quelle contrainte
Je lui rendais alors son amicale étreinte !
Souvent, serrant les dents, bouillonnant de fureur,
J’allais tirer mon sabre et lui dire l’horreur
Qu’il m’inspirait, et lui faire sentir ma rage…
Mais Eve alors, voyant mon regard, mon visage,
Devinait en mon cœur tout ce qui se passait.
Ses yeux me suppliaient et son front pâlissait.
Or, elle était si belle, et si bonne, et si tendre,
Son doux regard si bien savait se faire entendre,
Que je ne savais plus où j’étais… L’offenser,
L’effrayer ? Non, jamais… J’aimais mieux m’apaiser.
Et moi, ce querelleur fameux dans la province,
Qui ne reculais pas fût-ce devant un prince,
Qui tous les jours avais un duel, qui, je croi,
Aurais bravé non pas Horeszko, mais le roi,
Moi que le moindre mot transportait de colère,
Je me taisais alors pour ne pas lui déplaire,
Comme si j’avais vu le Saint des Saints !…

Que de fois je voulus au père ouvrir mon cœur,
Et baiser ses genoux pour fléchir sa rigueur !
Mais, voyant son regard glacé, plein de rudesse
Et de dédain, j’avais honte de ma faiblesse !
Et froidement alors aussi je dissertais
Sur les choses du jour ; parfois je plaisantais ! !
C’était, je le sais bien, de l’orgueil !… Moi Hyacinthe
Soplitza ! m’abaisser, supplier !… Et la crainte
D’un refus !… Ah ! grand Dieu, s’il m’avait refusé,
Qu’aurait dit la noblesse aurais-je encore osé
Me présenter devant mes voisins…

Alors qu’un HoreszKo m’eut refusé sa fille,
Déshonorant ainsi moi-même et ma famille !

Enfin, ne cherchant plus qu’un moyen d’en finir,
J’assemblai des amis, je voulus me bannir
Du pays, et bien loin aller vendre ma vie,
Ou parmi les Tatars ou jusqu’en Moscovie.

Au Panetier j’allai dire un dernier adieu.
J’espérais qu’en voyant que je quittais ce lieu,
Son cœur à mon aspect s’attendrirait un peu…

Moi, son fidèle ami, son soutien, son séïde
Aux luttes, aux banquets son second intrépide ;
Je partais… Pouvait-il rester dur et moqueur
Et ne pas me montrer quelque coin de son cœur
Comme un colimaçon le bout de ses cornes ?…
Quand un ami s’en va, le cœur le plus barbare,
Le plus froid, au moment qui de lui nous sépare,
S’éveille et se ranime en ce suprême adieu.
C’est l’âme du mourant pétant son dernier feu,
Du départ d’un ami quand il voit venir l’heure,
Le plus indifférent s’émeut, se trouble et pleure.

Ève, quand elle apprit mon départ, tressaillit ;
Je la vis chanceler ; son âme défaillit.
Elle ne put parler ; mais de ses yeux coulèrent
Des pleurs… Ses sentiments à moi se révélèrent.

Je répandis aussi des larmes de bonheur
Et d’effroi… J’étais fou, j’oubliais ma fureur ;
J’allais déjà tomber aux genoux de son père,
Me traîner à ses pieds, affronter sa colère,
Lui crier : prenez-moi pour fils ou tuez-moi !
Mais lui, froid et poli, se mit sans autre émoi
A me parler… de quoi ? D’Ève et de son mariage !
En un pareil moment… Tu comprendras ma rage,
Gervais !… » Le Panetier me dit : « Ah ! justement,
Le fils du Castellan m’écrit en ce moment.
Vous êtes mon ami ; dites ! Que dois-je faire ?
Vous connaissez ma fille ; et vous savez, mon frère,
Que le Castellan siège au Sénat ; entre nous
C’est un très bon parti. Que me conseillez-vous ? »
Que répondis-je alors ?… Je ne sais ; rien, sans doute !
Mais j’enfourchai ma bête, et je me mis en route ! »

— « Jacek », cria Gervais, « vraiment tu plaides bien.
Mais toutes tes raisons pour toi ne prouvent rien.
Plus d’un noble, il est vrai, s’est épris d’une fille
De haute extraction, de royale famille ;
On l’a vu l’enlever ; ou bien, ouvertement,
Se venger… Mais tuer ainsi traîtreusement
Un Polonais, d’accord avec le Moscovite !… »

— « D’accord ? Cela n’est pas ». dit Jacek… « Mais la fuite,
L’enlèvement, dis-tu… Certes grilles, barreaux,
N’étaient rien ; j’aurais pris son nid de hobereaux ;

J’avais pour moi Dobrzyn et quatre autres bourgades.
Mais elle aurait eu peur du bruit, des escalades !
Faible comme elle était, eût-elle supporté
La poursuite, et le fer contre le fer heurté ?…
La pauvrette n’avait pas la force ! Timide
Et faible, on aurait dit : comme une chrysalide,
Un papillon naissant. Sur elle se ruer
La nuit, le sabre en main, c’eût été la tuer !
Non, je ne pouvais pas !…
Me venger ? Attaquer le château ? Le détruire ?
Et la honte ?… On eût dit : le dépit seul l’inspire.
Gervais, ton cœur honnête a-t-il jamais pensé
A l’enfer effrayant de l’orgueil offensé ?

Ce démon de l’orgueil me soufflait autre chose ;
Il fallait me venger sans qu’on en sût la cause,
Fuir ce château, tuer mon amour, oublier
Eve, la dédaigner, et puis me marier.
Plus tard je trouverais quelque motif plausible
Pour me venger…

Tout me sembla d’abord fort simple et fort aisé.
Heureux d’avoir trouvé ce moyen, j’épousai,
Sans choisir, une pauvre enfant. C’était un crime,
Et moi-même j’en fus la première victime !
Hélas ! je n’aimais point la mère de mon fils,
Qui m’adorait pourtant. Mais t’amour de jadis
Fermentait dans mon cœur et ne pouvait s’éteindre.
J’étais à moitié fou ; je voulais me contraindre,
Mais en vain, à penser à mes biens, à mes champs.
Rien n’y faisait. Jouet de démons malfaisants,
Vindicatif, mauvais, je ne trouvais de joie
A rien ; du vice, enfin, mon cœur devint la proie,
Et je me mis à boire…
Ma femme en peu de temps mourut de chagrin noir,
Me laissant cet enfant avec le désespoir.

Mon amour devait être une chose bien forte !
Que de temps depuis lors ! de faits de toute sorte !
Et je ne puis encor l’oublier ; je la vois
Ici, devant mes yeux, debout comme autrefois !
Buvais-je ?… Elle était là devant mon regard ivre !
J’ai voyagé : son spectre a semblé me poursuivre.
Et maintenant encore, en froc, prêtre, mourant,
Je ne puis te chasser, souvenir enivrant !

Dans un moment pareil parler ainsi… Pardonne,
Mon Dieu ! Mais il le faut, de peur que l’on s’étonne
De cet acte…

C’était presque aussitôt après ses fiançailles ;
Il n’était bruit partout que de ces fiançailles.[7]
En recevant, dit-on, son anneau nuptial
Des mains du Palatin, elle se trouva mal.
Ensuite elle eut la fièvre ; elle devint phtisique.
C’est qu’elle en aime un autre, ajoutait la chronique.
Son père, cependant, toujours calme et joyeux,
Donnait de grands dîners et des bals somptueux.
Je n’étais plus prié, n’étant plus nécessaire.
Mon vice, mon désordre et surtout ma misère
M’avaient rendu pour tous un objet de mépris.
Moi, qui faisais la loi jadis dans trois districts,
Que Radziwiłł nommait son compère et son frère,
Moi qui ne sortais pas de ma gentilhommière
Sans avoir une cour plus nombreuse qu’un roi,
Qui ne dégainais pas sans voir autour de moi
Briller plusieurs milliers de rapières… O rage !
Je servais de risée aux enfants du village !
O honte ! Voilà donc où j’en étais venu !
Moi, Jacek !… O Gervais, si l’orgueil t’est connu… »

Là Robak défaillant retomba sur sa couche.

« Dieu puissant ! » dit Gervais devenu moins farouche,
« C’est donc vrai, c’est bien toi, ce Jacek si brillant,
Qui vécus sous le troc, en moine, en mendiant !
Toi, dont je vois encor la face rubiconde,
Toi que tous les seigneurs encensaient à la ronde,
Dont les femmes étaient toutes folles… Vraiment,
Déjà si vieux ?… Eh oui ! le chagrin, le tourment !
Mais à la chasse à l’ours j’aurais dû reconnaître
Le seul homme qui pût faire ce coup de maître !
N’étais-tu pas jadis notre premier tireur,
Et même, après Maciek, notre plus beau sabreur ?
Nos femmes dans leurs chants célébraient ta bravoure.
Jacek tord sa moutache ; amis, que l’on accoure !
Et celui que poursuit son regard menaçant,
N’a qu’à bien se tenir, fût-il prince du sang ! »
Ce regard poursuivait, hélas ! mon pauvre maître.

« Pauvre diable ! C’est toi ! Comment te reconnaître ?
Le beau Jacek, quêteur ! Le Seigneur est puissant ;
Et ce n’est pas fini ; car le sang veut du sang. »

Robak se releva, puis dit en gémissant ;
« Je passais à cheval près du château. Ma tête
Et mon cœur bouillonnaient en proie à la tempête.
Ce père fait mourir sa fille à petit feu,
Disais-je ; il m’a tué. » J’approche encore un peu :
« Voyez comme il est gai ! Dans ce castel antique
Tout est illuminé… L’on entend la musique !
Ces murs ne vont-ils pas crouler sur son vieux front ? »

Pense au mal, et Satan à t’aider sera prompt.
A peine avais-je dit, le Moscovite arrive.
Je regardais… Tu sais que l’attaque fut vive.

Il est faux qu’avec eux je me sois entendu ;
Entre plusieurs projets je restais suspendu.
Je regardais avec le sourire stupide
De l’enfant qui contemple un incendie, avide
De voir du vieux manoir les flammes s’élever.

Ensuite, je voulais m’élancer, la sauver,
Sauver son père même…

Mais vous vous défendiez, tu sais, avec courage,
Les Russes devant moi tombaient en foule. O rage !
Qu’ils tirent mal, les sots ! Je fus pris de fureur
En les voyant battus. Ce Panetier, vainqueur !
Il réussira donc toujours en toute chose !
Même à ce coup terrible avec gloire il s’oppose !
Je partais, tout honteux. L’aube luisait déjà.
Tout à coup au balcon quelque chose bougea.
Je le vis : c’était lui. Son agrafe scintille ;
Il frise sa moustache, et son regard qui brille
Avec fierté, me semble ironique et moqueur.
C’est vers moi que sa main brandit ce fer vainqueur,
Me dis-je, et je saisis l’arme d’un Moscovite.
J’épaule sans viser presque… Oh ! comme il part vite,
Ce coup maudit, tu sais…

O maudite arme à feu ! Qui tue avec le fer,
Pare, attaque, se fend, s’agite comme un ver,
Peut arrêter parfois son épée hésitante ;

« Mais l’arme à feu… Qu’un doigt pèse sur la détente,
« Un instant, un éclair, il suffit…

Ai-je fui quand d’en haut tu tiras sur moi ? — Non.
De ton fusil mes yeux regardaient le canon ;
Le désespoir semblait m’avoir cloué sur place !
Oh ! si de me tuer tu m’avais fait la grâce,
« Mon bon Gervais !… Hélas ! Je devais réparer
Mon crime… »

Mon crime… » Il s’arrêta, ne pouvant respirer.
« Dieu sait », reprit Gervais, « si j’en avais l’envie !
Tu méritais cent fois qu’on t’arrachât la vie.
Oh ! que ce meurtre a fait verser de sang, de pleurs,
Et sur nous et les tiens amené de malheurs !
Mais, n’as-tu pas sauvé d’une balle assassine
Le seul des Horeszkos en ligne féminine,
Ce matin ? Quand j’allais succomber à mon tour,
Ton stratagème seul m’a conservé le jour.
Puisque des Bernardins Jacek porte la robe,
Aux coups de mon Canif cet habit le dérobe.
Adieu. Je ne saurais demeurer en ce lieu.
Nous sommes quittes, nous. Laissons le reste à Dieu. »

Jacek lui tend la main. Mais Gervais se recule.
« Je ne saurais », dit-il « (excuse ce scrupule),
« Toucher la main qui fit périr un innocent,
Non pour le bien public, mais par ressentiment. »

Hyacinthe est retombé sur son lit ; et, tout pâle,
Il fait un signe au Juge ; et d’une voix qui râle
Il le supplie encor d’appeler le curé.
Puis, parlant à Gervais d’un ton plus assuré :
« Reste, je veux finir La force m’abandonne.
Gervais, je vais mourir ; ma dernière heure sonne. »

— « Que dites-vous ? » cria le Juge. « Ce n’est rien :
À quoi bon le Curé ? Peut-être on n’a pas bien
Pansé votre blessure ; et dans ma pharmacie
J’ai… » — « Trop tard », dit Robak ; « non, je vous remercie
J’avais une blessure ancienne d’Iéna.
Elle était mal fermée ; — et la gangrène est là.
Je m’y connais. Ce sang, noir comme de la suie,
Voyez. Le médecin n’y peut rien. Mais la vie,
Qu’importe ? Il faut mourir ou plus tard ou plus tôt.
Tu me pardonneras, Gervais. Encore un mot !

Que de courage il faut, quand la vie est flétrie,
Pour se laver du nom de traître à la patrie,
Surtout lorsque l’on est orgueilleux comme moi !
J’étais le traître ; à tous j’inspirais de l’effroi.
De moi tous mes voisins détournaient leur visage,
Et mes anciens amis fuyaient sur mon passage.
Les peureux saluaient, mais ne m’abordaient pas.
Les paysans, les Juifs, en s’inclinant bien bas,
Me lançaient en dessous un rire sardonique.
Traître ! ce mot était mon unique musique.
Aux champs, chez moi, ce mot, du matin jusqu’au soir,
Devant moi s’agitait comme un fantôme noir…
Et pourtant je n’étais pas un traître…


Les Russes faisaient tout pour m’avoir en leurs serres.
Du défunt en partie on m’adjugea les terres ;
Targovitsa[8] tenta de me gratifier
D’un emploi : l’on cherchait à me russifier.
Satan disait : « Voici l’argent et la puissance !
Un seul mot, et les gens de plus haute naissance
Rampaient tous à mes pieds ; les nobles, sotte engeance,
Fiers avec leurs pareils et durs aux malheureux,
Flattent les renégats, s’inclinent devant eux !…
Je le savais ; pourtant je ne pus pas…


Je quittai le pays !…


J’allai partout ; partout je souffris !…

Enfin Dieu m’inspira ; le ciel me vint en aide ;
Il fallait réparer le mal, porter remède
Aux victimes…
La fille du défunt, Eve, avec son mari
Traînée en Sibérie, avait bientôt péri.
Sa fille était restée ici toute petite,
Et je fis élever cette Zosia…
J’avais, moins par amour encor que par orgueil,
Tué… D’un couvent donc j’allai baiser le seuil.
Moi, fier de mes aïeux, ravi, le foudre de guerre,
Je fus quêteur ; rampant comme le ver de terre,
Je m’appelai Robak…[9]

Mais je devais aux miens, pour les avoir trahis,
Un exemple éclatant de l’amour du pays.
Je leur devais mon sang, mon dévouement…
J’ai lutté… Comment ? Où ? Non ; j’aime mieux me taire ;

Car n’ayant pas cherché la gloire de la terre,
Je préfère cent fois aux actes glorieux
Et bruyants, d’autres faits humbles, silencieux,
Mais utiles, que nul…

J’ai, des Russes souvent trompant les sentinelles,
Porté des ordres, ou recueilli des nouvelles,
Ou conclu des accords… On connaît aussi bien
Mon froc sur la Wartha que chez le Galicien ;
J’ai roulé la brouette un an, captif en Prusse.
Trois fois mon dos saigna sous le bâton du Russe.
J’ai vu la Sibérie ; et, plus tard, au Spielberg,
Je fus enseveli sans lumière et sans air
Au 'Carcere duro : Dieu m’a sauvé la vie
Pour me laisser au moins mourir dans ma patrie
Avec les sacrements…

Mais maintenant peut-être ai-je encore péché !
De former le complot je me suis dépêché ;
Je voulais que les miens se missent à la tête,
Et que notre maison fût la première prête !
Ce désir était-il innocent ?…

Gervais, tu t’es vengé !… Car de mon châtiment
En te laissant agir Dieu t’a fait l’instrument..
Ce complot, mon seul rêve et mon unique envie,
Ce complot, devenu le seul but de ma vie,
Qui seul encor faisait que je craignais la mort,
Lui que je caressais comme un enfant qui dort,
Tu l’as tué, Gervais… Eh bien, je te pardonne !
Et toi ?…

Et toi ?… — « De son pardon Dieu te fasse l’aumône ? »
Dit Gervais. « Si tu dois recevoir le bon Dieu,
Jacek, je ne suis pas un Luthérien, morbleu !
Attrister un mourant d’ailleurs serait un crime,
Et, pour te consoler, sache que ta victime,
Lorsque déjà ta balle au cœur l’avait touchée
Quand au-dessus de lui je me tenais penché,
En trempant dans son sang le bout de ma rapière,
Tendit sa main vers toi ; puis, rouvrant sa paupière,
Il traça dans les airs le signe de la croix.
Sa main te pardonnait à défaut de la voix.
Je le compris ; mais, dans mon ardeur de vengeance,
Sur ce signe de croix je gardai le silence. »

On se tut. La souffrance, ayant repris son cours,
Plus d’une heure durant suspendit les discours.
On attend le curé… Mais un cheval arrive.
Le Juif, tout essoufflé, frappe, et d’une voix vive
Crie : « Une lettre ; il faut la remettre, il le faut. »
Par son frère Robak la fait lire tout haut.
Elle vient de Fiszer (*) qui dirige l’armée
Sous le prince Joseph. (*) « La guerre est allumée »,
Écrit-il, « l’Empereur a pris un arrêté ;
« A l’Europe il fera savoir sa volonté ;
Et bientôt, grâce à lui, la diète réunie
Va joindre la Pologne et la Lithuanie,
Et rendre à ce sujet un vote solennel ».

Jacek, en écoutant, priait tout bas le ciel ;
Et, son cierge béni serré sur sa poitrine,
Il relève ses yeux que l’espoir illumine,
Et d’où coulent à flots des larmes de bonheur :
« Dieu », dit-il, « laisse en paix aller ton serviteur ! »

La nuit baissait déjà. Le ciel, obscur encore,
Blanchissait, tout rosé des lueurs de l’aurore.
A travers les carreaux leur éclat pénétrant
Va frapper sur le lit la tête du mourant ;
Et, venant au devant de l’âme qui s’envole,
A son front pâlissant il met une auréole.



  1. On connaît les autres batailles : cette dernière est la fameuse bataille d’Eylau, dont le nom slave est Ilow.
  2. Victoire remportée par Kościuszko sur les Russes, le 4 avril 1794, et où les paysans cracoviens enlevèrent les canons russes, sans autres armes que leurs faux de travail relevées pour le combat.
  3. C’est la défaite de Kościuszko en octobre 1794, où il fut blessé et fait prisonnier, mais ne cria pas : Finis Poloniœ.
  4. Ardent patriote, vaillant soldat et lieutenant de Kościuszko en 1794.
  5. Ste Geneviève.
  6. Le poète, pour mieux rendre le décousu de la confession de Jacek, laisse souvent des vers inachevés. Le traducteur a conservé scrupuleusement ces irrégularités voulues.
  7. Cette rime insolite, ou plutôt cette répétition du même mot à la fin de deux vers, est dans le texte : le traducteur a cru devoir la conserver.
  8. Il semble que le Panetier fut tué vers 1791, lors de la première guerre. (Note de l’auteur).
  9. Ver de terre.