Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE VII

Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 141-155).


LIVRE VII

LA DÉLIBÉRATION


Sages conseils de Bartek, surnommé le Prussien. — Allocution martiale de Maciek le Bénisseur. — Allocution politique de Monsieur Buchman. — Jankiel prêche la concorde : elle est rompue par le Canif. — Discours de Gervais, par où l’on peut voir la puissance de l’éloquence parlementaire. — Protestation du vieux Maciej. — L’arrivée subite de renforts met fin aux débats. — Haro sur Soplitza !


C’est au tour de Bartek d’exposer sa pensée.
Souvent de Kœnigsberg il fait la traversée[1];
Aussi c’est le Prusak[2] que l’appellent les siens :
C’est pour rire, car il exècre ces Prussiens,
Dont il parle toujours. Frisant la soixantaine,
Il a vu de ses yeux mainte terre lointaine :
Grand lecteur de journaux, politique prudent,
Il préside aux débats quand Maciej est absent.
Il concluait ainsi :

Il concluait ainsi : « Ce n’est pas là, mon frère,
Non certes, ce n’est pas, Maciej, notre bon père,
Peu de chose. Etre avec les Français, sarpejeu !
C’est avoir, d’après moi, les quatre as dans son jeu !
Quels soldats ! Et depuis notre vaillant Thadée
Kościuszko, le monde eut-il, à votre idée,
Un meilleur général que leur grand Empereur ?
Demandez aux Prussiens comme ils en avaient peur !
J’étais en ce moment hors de Lithuanie,
En l’an mil huit-cent six ; comme j’ai la manie
De toujours voyager, j’allais en Posnanie
Voir mes nombreux parents ; j’etais donc chez Joseph
Grabowski ; d’une troupe à présent il est chef,
Mais il vivait alors en bon propriétaire,
Et, près d’Objezierze, nous chassions dans sa terre.
Comme ici maintenant, la paix régnait partout,
Quand la grande nouvelle éclata tout à coup.

De chez Monsieur Tödwen nous arrive un message.
Grabowski lit la lettre ; et, changeant de visage :
léna ! dit-il, Iéna ! La victoire est à nous ! »
Je saute de cheval et je tombe à genoux
En rendant grâce à Dieu… Nous courons à la ville
Feignant d’ignorer tout. Là viennent à la file,
Confus, baissant le nez, Landraths, Hofraths prussiens,
Commissaires… que sais-je encor ? Ces fils de chiens
S’inclinent devant nous ; et leur troupe penaude
Ressemble aux charançons qu’on asperge d’eau chaude.
Nous nous frottons les mains, nous rions, et d’un ton
Doux nous leur demandons : «Et Iéna, qu’en dit-on ? »
La peur les prend. Comment ? Nous savons la défaite,
Déjà ? Bei Gott ! O weh ! Tous, en baissant la tête,
Ils se sauvent chez eux, et de chez eux… plus loin !
Quelle bagarre ! On voit s’enfuir dans chaque coin
Un Prussien qui détale : on dirait des insectes
En fuite ; ils vont traînant ces charrettes infectes,
Qu’ils nomment des wagen : hommes, femmes, en tas,
Portant pipes, chaudrons, coffres et matelas,
Décampent… Nous, après une entente secrète,
Nous courons des fuyards harceler la retraite.
Assommé le landrath ! Ecorché le hofrath !
Pris Mein herr l’officier ! En prison, mon Kamrath !
Posen est en émoi : c’est Dombrowski qui passe ;
Ordre de l’Empereur ; qu’on se soulève en masse !
On fit huit jours durant la chasse à l’Allemand ;
On n’en eût plus trouvé l’ombre d’un seulement[3].
Il nous faut manœuvrer aussi bien, aussi vite :
Organisons ici la chasse au Moscovite !
Qu’en dites-vous, Maciej ? Si c’est Napoléon
Qui les prend au collet, ce sera pour de bon :
C’est l’homme du destin, c’est le dieu de la guerre !
Qu’en dites-vous, Maciej, vieux Lapin, notre père ?»

Il a dit. On attend la réplique du Vieux.
Sans remuer la tête et sans lever les yeux,
Il se frappe le flanc d’un air mystérieux ;
C’est son sabre qu’il cherche ; (or depuis le partage
Il ne le portait plus ; mais par un vieil usage
Au seul mot de Moskal sa main se dirigeait
Vers son flanc gauche ; c’est sa Verge[4] qu’il cherchait

Son nom de Zabok vient de cette accoutumance).
Il a levé la tête ; on écoute en silence.
Mais à se prononcer Maciej n’est pas si prompt.
Il fronce le sourcil, puis il baisse le front.
Enfin il parle, mais lentement, et s’arrête
A chaque mot, qu’il scande en remuant la tête.

« Silence ! D’où vous vient ce beau renseignement ?
Où sont-ils, vos Français ? Sous quel commandement ?
Se battent-ils ? Dans quel endroit ? Pour quelle cause ?
Où doivent-ils passer ? Et sait-on quelque chose
De leurs forces ? Voyons, dites, si quelqu’un sait. »

Mais tous se regardaient et chacun se taisait.
« Il faut, dit le Prussien, attendre la venue
De Robak ; c’est par lui que la chose est connue ;
Cependant envoyons partout des espions,
Et, sans faire de bruit, armons les environs.
Mais que la chose soit adroitement conduite,
Et ne la laissons pas flairer au Moscovite. »

— « Retarder ! bavarder ! faire le tâtillon ! »
Hurla l’autre Macie, nommé le Goupillon[5],
Du nom dont il baptise une énorme massue
Sur laquelle il s’appuie. Il tousse, il crache, il sue.
« Retarder ! bavarder ! aligner de grands mots !»
Hurle-t-il, « Hem, trem, brem[6] et puis tourner le dos !
Je ne veux pas savoir comme on raisonne en Prusse ;
Mon bon sens me suffit pour attraper le Russe.
Lorsque l’on veut se battre, on prend son goupillon ;
Pour mourir, qu’on appelle un prêtre, c’est fort bon
Moi, je veux encor vivre et battre : pour quoi faire[7]
Ce Robak ? Nous serons assez de vers de terre
Pour dévorer le Russe… Avec vos espions
Savez-vous ce qu’au fond vous êtes ! Des poltrons,
Des mazettes ! Eh ! c’est le chien couchant qui flaire ;
Le moine quête… Et moi, bénir est mon affaire !
Oui, bénir avec toi, mon goupillon chéri ! »
— « Bénir ! bénir ! » reprit la foule d’un seul cri.

Bartek dit le Rasoir[8], tant sa lame était fine,

Maciej dit le Cruchon[9], nom de sa carabine
A l’immense embouchure, au calibre si grand
Qu’elle semble verser les balles par torrent,
Criaient tous deux : «Bravo ! Maciej Saint-Jean-Baptiste ![10].
Le Prussien veut parler. On le hue… Il insiste,
On rit, on crie : « A bas le Prussien ! le trembleur !
Qu’il aille sous le froc se cacher, s’il a peur ! »

Alors le vieux Maciej relève encor la tête,
Et, de ces cris confus dominant la tempête :
« Vous riez de Robak, dit-il, vous avez tort.
Ce ver là de vous tous est encor le plus fort.
Un coup d’œil m’a suffi pour voir ce qu’il peut être,
A mon approche, il s’est détourné, le bon prêtre.
Il avait peur ; c’est moi qui l’aurais confessé !
Mais laissons en repos dormir le temps passé.
N’allez pas le chercher ; ce serait inutile.
Si ces bruits sont sortis de son cerveau fertile,
Qui sait quel est son but ? C’est un gaillard habile !
Mais si vous ne savez rien de plus, pauvres fous,
Pourquoi venir crier ici ? Que voulez-vous ?

— « La guerre ! » — « Contre qui ? dit-il, et parlez vite ! »
— « Contre qui ? mais parbleu contre le Moscovite ! »

Le Prussien cependant ne cessait de crier ;
Il obtient qu’on l’écoute à force de prier,
Et l’on entend percer sa voix criarde et grêle.

« Je veux me battre aussi, morbleu ! répétait-elle.
J’ai fait dans le Pregel, quoique sans goupillon,
Boire quatre Prussiens avec un aviron !
Ils voulaient me noyer, me trouvant le vin triste. »
— « Bartek est un luron… Bénir ! » dit Jean-Baptiste*
— « Mais, doux Jésus ! il faut pourtant savoir pourquoi
Et contre qui l’on va se battre : et dites-moi,
Reprit Bartek, comment entraîner le vulgaire
Si nous ne savons pas ce que nous voulons faire ?
Messieurs, il faut agir avec discernement
Et procéder toujours systématiquement.
L’usage veut d’abord que l’on se confédère ;
Sur l’endroit, sur le chef d’abord on délibère.


[11]

C’est ainsi que naguère ont fait les Posnaniens :
Dès qu’on eut balayé la tourbe des Prussiens,
On s’assemble, et bientôt s’arment les citoyens.
Tous prêts, de Dombrowski nous n’attendons qu’un signe,
Il nous crie : « à cheval ! Et nous entrons en ligne ! »

— « Je demande à parler », dit alors doucement
Un grand jeune homme svelte en costume allemand.
Bien qu’ayant nom Buchman, — vrai Polonais en somme,
Il naquit en Pologne : était-il gentilhomme,
On l’ignorait. D’ailleurs, agent d’un grand seigneur,
Commissaire de Kleck, tous l’ont en grand honneur :
Instruit, bon patriote, il a par la lecture
Appris tous les secrets de la grande culture :
Pour régir un domaine il n’a pas son égal ;
De politique même il ne parle pas mal ;
Il écrit et s’exprime avec quelque élégance.
Aussi tous se sont tus dès que Buchman commence :
« Je demande à parler ». Il dit, tousse deux fois,
S’incline, et l’on entend vibrer sa douce voix :

« Tous les préopinants ont, avec éloquence,
Élucidé les points de quelque conséquence,
Et sur son vrai terrain porté la question.
Il reste à résumer avec précision
Leurs sages arguments, leurs conseils salutaires,
Pour mettre l’unité dans leurs avis contraires.
J’ai remarqué deux points dans la discussion ;
Je vais donc adopter cette division.
D’abord, pourquoi faut-il entreprendre la lutte ?
Dans quel esprit ? C’est là le fond de la dispute.
Le second point a trait au pouvoir à créer.
Ce partage est bon ; mais il faut le retourner :
Avant tout, le pouvoir : prenons-en connaissance ;
Nous pourrons de la lutte en déduire l’essence.
Or donc, quant au pouvoir, si je parcours des yeux
De ce vaste univers et les temps et les lieux,
J’y vois le genre humain, d’abord sauvage et brute,
Contre les animaux s’assembler pour la lutte.
C’est la première diète où l’on s’est concerté.
Chacun renonce ensuite à quelque liberté
Pour le bien général c’est la première charte.
C’est de là dans les lois qu’il faut toujours qu’on parte.
Ainsi donc d’un contrat naît tout gouvernement,
Non d’un décret du ciel, comme on dit faussement.

Le contrat social du pouvoir est la base,
Et sa division est la seconde phase ».

Des contrats ! Quels contrats[12] ? De Minsk ou de Kieff ? »
Cria le vieux Maciej, « Buchman, soyez plus bref !
Que du diable ou de Dieu le Tzar ait sa couronne,
Peu m’importe la chose et je vous l’abandonne :
Mais dites-moi comment le renverser du trône ».

— « Ouais, dit le Goupillon, si je pouvais sauter
Jusqu’à lui, l’asperger un bon coup, l’humecter,
Il ne serait Kieff, Minsk, ni Buchmann qui tienne,
Ni contrat social qui fasse qu’il revienne ;
Il ne vivrait pas plus par la grâce de Dieu
Que par celle du diable : aspergeons-le, morbleu !
Buchman, votre discours est en fort belle prose ;
Mais c’est du bruit, choum, droum[13] ; bénir, voilà la chose ! »

Cependant le Rasoir courait en glapissant
De Baptiste à Maciej. Sur le métier glissant,
De l’un à l’autre bout telle court la navette :
« Maciej au goupillon, Maciej à la baguette,
Accordez-vous ; alors nous ferons du hachis
Des Russes. Vieux lapin, commande et j’obéis . »

— « Commander, dit Baptiste, est bon pour la parade.
« Oh ! le commandement jadis dans ma brigade
Était court et concis : « fais peur et ne crains rien,
Bats sans te rendre, va de l’avant, frappe bien,
Flic, flac ! » Et le Rasoir glapit : « Bonne méthode !
Ne rédigeons pas d’acte : écrire est incommode !
De nous confédérer puisqu’il est question,
Maciej est maréchal ; la Verge est son bâton ».
— « Soit, dit le Goupillon, vive le Coq d’Eglise ! »
La foule répondit : « Que Maciej nous conduise ! »

Mais des murmures sourds et bientôt plus fréquents
S’élèvent : le Conseil se divise en deux camps.
Buchman dit : « Pas d’accord ! Jamais ! C’est mon système :
« Je proteste ! » Un second s’écria : « Moi de même ! »
D’autres firent chorus. Puis dans les rangs tomba
L’assourdissante voix du noble Skoluba

Eh ! Messieurs de Dobrzyn ! Vous nous la baillez belle
Ou nous met hors la loi, paraît-il ? J’en appelle.
Lorsque de notre bourg nous fûmes appelés,
Par qui ? par Rembaïlo Gervais, le Porte-clefs,
On nous dit qu’il allait s’agir de choses graves,
Touchant non seulement votre Dobrzyn, mes braves !
Mais le district, nous tous ! Et le moine Robak
Nous a dit, si j’ai bien compris tout son mic-mac,
Quelque chose approchant. Enfin, coûte que coûte,
Tous avec nos voisins nous sommes mis en route.
Dobrzyn n’est pas tout seul ici : nous compterons.
Nous sommes bien au moins deux cents des environs.
Discutons en commun. Et, s’il s’agit de votes,
Votons tous, étant tous égaux et patriotes.
Vive l’égalité ! »

Vive l’égalité ! » Les deux Terajewicz,
Les trois Stypułkowski, les quatre Mickiewicz
Appuyant Skoluba criaient : « qu’on se concerte ! »
Et Buchman répétait : « l’accord, c’est notre perte ! »
Baptiste dit : « Partez ! cela nous est égal !
« Que Maciej des Maciej soit notre maréchal !
« Vivat ! » Les Dobrzyński criaient : « On le propose ! »
Et les autres hurlaient à tue-tête : « On s’oppose ! »
La foule se sépare en deux camps divisés,
Et, remuant la tête en deux sens opposés,
Les uns disent : « veto ! » Les autres : « qu’il commande ! »

Seul, assis au milieu de l’une et l’autre bande,
Le vieux Maciej se tait, comme pétrifié.
Vis-à-vis est debout Jean-Baptiste, appuyé
Sur son bâton ; sa tête en surgit et s’y perche
Ainsi qu’un potiron planté sur une perche,
Et, tour à tour, penchée en arrière, en avant,
Criant : « bénir ! bénir ! » semble tourner au vent.

Entre eux deux le Rasoir courait d’un pas agile
Du Bénisseur debout à Maciej immobile.
De l’un à l’autre camp le Cruchon lentement
Passait, leur conseillant un accommodement :
Et l’un criait : « raser !» ; l’autre « qu’on les arrose ! »
Maciek écoutait tout d’un air sombre et morose.

Depuis un grand quart-d’heure on hurlait, lorsque en l’air
Du sein de ce chaos jaillit comme un éclair

Un glaive à deux tranchants, long d’une toise entière
Et large d’une main. Sur l’antique rapière
D’acier de Nuremberg, sur ce glaive teuton
Les yeux se sont portés. — « Qu’est-ce ? » demande-t-on.
Mais, sans le voir, on sait qui brandit cette lame.
« C’est le Canif ! » ont dit cent voix ; chacun l’acclame :
« Vivat pour le Canif ! Vive, vive à jamais
Rembailo, l’Ébréché, Demi-chèvre, Gervais ! »

Gervais (car c’est bien lui) fend la presse et s’installe,
Brandissant son Canif, au milieu de la salle ;
Puis il dit, en baissant son fer devant le Vieux :
« Le Canif à la Verge offre ses meilleurs vœux.
Messieurs les Dobrzyński, vous saurez vous conduire
Vous-mêmes ; là-dessus je n’ai rien à vous dire.
Mais écoutez pourquoi je vous ai convoqués.
Il circule des bruits que tous ont remarqués
Sur des événements prochains et grandioses ;
Robak le dit partout : vous savez tous ces choses… »
— « Oui, » cria-t-on. — « C’est bien ; or, qui n’est pas un sot, »
Reprit-il finement, « comprend à demi-mot ;
N’est-ce pas ? » — « Oui », dit-on. — « Quand l’empereur de France
D’une part, d’autre part le Tzar russe s’avance,
C’est la guerre. Le Tzar, l’Empereur, rois tous deux,
Comme cela se fait, vont se manger entre eux ;
Et nous resterions cois ? Les puissants vont l’un l’autre
Se mordre ; eh bien ! mordons aussi : chacun le nôtre.
Partout, grands contre grands, petits contre petits,
Faisons de malfaiteurs un immense abattis,
Et nous verrons en paix fleurir la République !
N’est-ce pas ? » — « Oui », dit-on : « quel profond politique ! »
— « Oui », dit le Goupillon, » bénir, bénir la clique ! »
— « S’il faut raser, j’en suis », ajouta le Rasoir
Le Cruchon d’un ton doux reprit : « Il reste à voir,
Mais d’un commun accord, qui prendre comme guide… »
Buchman l’interrompt : « Tout accord est stupide ;
Discutons ; et, sans prendre un parti trop rapide,
Ecoutez ! » - « Oui parlez ! » - « Gervais, sans passion,
Sous un nouvel aspect traite la question. »

— « Qui ? Moi ? » cria Gervais : « je suis l’usage antique,
Au contraire ! Laissons aux grands la politique.
C’est affaire de Tzar, d’Empereur et de roi.

La diète, le sénat peuvent faire une loi.
Mais à Dobrzyn, messieurs ! Un acte ? Est-ce pour rire ?
C’est sur un pan de mur que vous voulez l’écrire,
A la craie ! Et qui donc ici viendra le lire ?
Laissons les chanceliers noircir du parchemin,
Et comme nos aïeux suivons notre chemin.
Moi, je prends mon Canif et je taille ! » — « J’asperge ! »
Reprit le Bénisseur. « J’arrose et je submerge ! »
Dit le Cruchon montrant son mousquet et ses poings.

— « Vous tous, reprit Gervais, je vous prends à témoins :
Robak n’a-t-il pas dit qu’à moins de faire injure
Aux Français, il fallait balayer toute ordure ?
L’avez-vous bien compris ? La chose est-elle sure ?
Or du district quelle est l’ordure ? quel est-il
L’assassin, le voleur, aussi traître que vil,
Qui chasse l’héritier de son dernier refuge ?
Dois-je dire son nom ? » - « Eh, morbleu, c’est le Juge ! »
Dit le Cruchon : » l’Infâme ! » « Oh ! c’est un oppresseur ! »
Dit le Rasoir. — « A mort ! » reprit le Bénisseur.
— « S’il trahit, dit Buchman, le traître à la potence ! »
Et tous de s’écrier : « Sus au Juge ! Vengeance ! »

Seul Bartek dit Prusak ne l’abandonna pas
Et se mit à crier en levant ses deux bras :
« Messieurs ! au nom du ciel ! D’où vient cette tempête ?
Et toi, maître Gervais, as-tu perdu la tête ?
A quel propos ce bruit ? Tu veux verser le sang !
Pour son frère tu veux punir un innocent ?
Quels sentiments chrétiens ! C’est un complot du Comte.
Le Juge, un oppresseur ? Lui ! quel absurde conte !
Au contraire, morbleu ! Vous avez toujours tort
Dans vos griefs, et lui ne cherche que l’accord.
Il cède de son droit et paie encor l’amende.
Qu’avec le Comte il plaide au diable ou qu’il s’entende,
Que nous importe à nous, frères ! Je le demande.
Un tyran, lui qui fit, le premier parmi nous,
Défense aux paysans de baiser ses genoux,
Disant que c’est pécher, et qui, chose incroyable,
Les fait venir chez lui, les admet à sa table,
Solde l’impôt pour eux… On en use autrement
A Kleck, maître Buchman ! sous ton gouvernement !
Le Juge, un traître ? Lui, que j’honore et que j’aime,
Que depuis cinquante ans j’ai vu toujours le même,
Polonais avant tout et d’esprit et de cœur,

Et pour la mode russe exprimant son horreur.
Lorsque en Prusse je sens que je me germanise,
Je vais à Soplitzow et je m’y rebaptise.
On y sent, ou y boit la patrie ! On s’en grise !
Je suis un Dobrzyński comme vous ; mais, morbleu !
Je ne permettrai pas qu’on joue un pareil jeu !
Ah ! quelle différence avec la Posnanie !
Quel accord entre eux tous, Messieurs ! Quelle harmonie !
Nul pour de pareils riens n’eût troublé le débat. »

— « Un rien, cria Gervais, de pendre un scélérat ! »

Le bruit s’accroît. Jankiel demande la parole.
Il monte sur un banc ; et sa barbe s’envole
Sur les têtes, de tous attirant le regard.
Sa main droite a levé son bonnet de renard,
La gauche a redressé sa calotte penchée,
Ensuite à sa ceinture elle s’est accrochée ;
Puis il salue et dit, prenant un air naïf :

— « Hé ! Messieurs de Dobrzyn, moi je ne suis qu’un Juif !
Le Juge ne m’est rien ; et pourtant je l’estime
Comme étant mon seigneur et maître légitime.
J’aime aussi les Maciej, les Bartek leurs cousins,
Comme mes bons amis, comme mes bons voisins ;
Et je dis : vous voulez violenter le Juge ?
C’est un tort ; tout cela peut faire du grabuge,
Amener l’assesseur, le sprawnik, la prison.
Soplitzowo contient toute une garnison
De jœgers… L’Assesseur est là ; qu’il fasse un geste,
Il se mettent en marche… Et… vous savez le reste.
A quoi bon s’exposer ainsi ? Quant aux Français,
Si vous les attendez, ils sont loin, je le sais.
Un bon juif comme moi ne comprend rien aux guerres ;
Mais j’ai dans Bielica vu des juifs des frontières,
Qui m’ont dit : « les Français sont sur la Lososna ;
Et ce n’est qu’au printemps qu’ils marchent sur Vilna. »
Attendez ; Soplitzow n’est pas un étalage
Qu’on monte, qu’on démonte, et que l’on déménage
A l’instant. Au printemps il sera tout entier.
Et le Juge n’est pas un juif cabaretier
Prêt à lever le pied. Que risquez vous d’attendre ?
Il faut vous séparer et ne pas trop répandre
Tous ces bruits, n’est-ce pas ? Pourquoi parler ? Pourquoi ?
Voulez-vous m’écouter, Messieurs ? Venez chez moi ;

Car d’un petit Jankiel nous fêtons la naissance
Et je vous offre à tous le dîner et la danse.
Violons, cornemuse et basse, tout jouera.
Monsieur Maciej sait bien l’hydromel de Sarah,
Et mes nouveaux mazours : j’en aurai pour mes hôtes
Et mes méchants gamins les savent fein, sans fautes. »

Le discours de Jankiel que tout le monde aimait
Toucha les cœurs. Déjà la fureur se calmait,
On allait accepter et lever la séance,
Quand le Canif en main Gervais sur lui s’avance.
Le Juif saute et s’enfuit. Gervais s’écrie : « Ah ! Juif !
A tes cruches, bonhomme ! Ou gare à mon Canif !
Prussien, les deux bateaux que le Juge te prête
Te font parler bien haut pour défendre sa tête !
As-tu donc oublié que ton père en avait
Deux cents, qu’aux Horeszko le bonhomme devait ?
Car c’est d’eux que lui vint sa fortune et la tienne.
Et vous, gens de Dobrzyn, faut-il qu’on vous l’apprenne ?
Vieux, vous l’avez tous vu ; jeunes, on vous l’a dit :
Le Panetier jadis toujours vous défendit.
Qui de ses biens de P*isk faisait-il commissaires
Des Dobrzyński ! Par qui réglait-il ses affaires ?
Par vous ! Garde, intendant, où les prenait-il ? Qui
Remplissait sa maison ? Toujours des Dobrzyński !
Dans vos procès, lui-même il vous servait de guide.
Il obtenait du roi pour vous plus d’un subside.
Aux Piaristes[14] même il plaçait vos enfants,
Et là payait pour eux vivres et vêtements ;
Puis il les protégeait quand ils prenaient de l’âge.
Et pourquoi ? par bonté d’âme, par voisinage !
Près des vôtres le Juge a maintenant son bien ;
Et qu’a-t-il jamais fait pour vous tous ? »

« Et qu’a-t-il jamais fait pour vous tous ? » — « Rien de rien !
Dit le Cruchon. « Ça sent son gentillâtre encore !
Et quel orgueil phu ! phu ![15] Ça fait le matamore !
Je mariais ma fille et l’avais invité.
Je veux le griser. « Non, dit-il, en vérité
Je ne puis m’abreuver comme vous. » — « Ça se gâte,
Me dis-je, « ah ! ce magnat se croît d’une autre pâte ![16]

Malgré lui dans la gorge on lui versa du vin ;
Mais mon Cruchon le guette, et ce n’est pas la fin. »

— « Le drôle ! dit Baptiste, oh ! j’ai de l’eau bénite
Pour lui. Mon fils, jadis de si bonne conduite,
Est si sot à présent qu’on l’appelle le Sac.
Et c’est ce Juge encor qui l’a mis dans le lac.
Je lui disais : pourquoi vas-tu dans ce repaire ?
Si je t’attrape, gare ! Il n’a pas cru son père,
Il filait vers Zosia ; du chanvre il l’épiait.
Je l’empoigne. Il sentit ma main qui l’étrillait.
Et comme un innocent il beuglait et criait :
Mon père, battez-moi ; je reviendrai quand même.
Laissez-moi voir Zosia, sanglotait-il ; je l’aime !
J’eus pitié du pauvret. Au Juge, sans façon,
Je dis : « Accordez-moi Zosia pour mon garçon. »
— « Elle est encor trop jeune… Attendez, je vous prie :
Dans trois ans. » — « Aujourd’hui l’on dit qu’il la marie.
Bien, très bien. Préparez la noce ; j’en serai :
Votre lit nuptial, je vous le bénira »

— « Et ce vaurien, reprit Gervais, vivrait en maître !
Des anciens Horeszko, ruinés par ce traître,
Périraient en ces lieux la mémoire et le nom !
Où trouver des vengeurs ? Est-ce à Dobrzyn ? Oh non.
Ici contre le Tzar on veut partir en guerre,
Mais tous craignent ce Juge et sa gentilhommière !
On parle de prison. Sommes-nous, vous et moi,
Des brigands ? Non, morbleu : nous défendons la loi.
Le Comte a des décrets lui donnant gain de cause :
Nous les exécutons, messieurs ! pas autre chose !
C’était l’usage antique ; il le faut respecter.
Ah ! que d’arrêts jadis firent exécuter
Les Dobrzyński, messieurs ! A Mysz, avec audace,
Ce sont des Dobrzyński, messieurs, qui firent face
Aux Russes amenés par feu Woyniłowicz
Et son vaurien d’ami Wolk de Łogomowicz[17].
Rappelez-vous ce Wolk ! On finit par le prendre ;
Dans la grange au plafond quand nous voulions le pendre
Comme traître et tyran, de ce vil espion
Ces sots de paysans eurent compassion.
(Sur ce Canif un jour il faut que je le cuise).
Je ne parlerai point de mainte autre entreprise
Dont nous sommes toujours sortis avec honneur,

Avec gloire et profit comme des gens de cœur !
Vous les connaissez tous. Aujourd’hui, quelle honte
C’est en vain qu’un arrêt favorise le Comte.
A ce pauvre orphelin nul ne porte secours !
L’héritier de celui qui vous aima toujours
N’a plus un seul ami ; tous fuient à tire-d’ailes.
Moi seul et mon Canif, nous lui restons fidèles. »

— « Avec mon Goupillon, dit Baptiste ; Gervais,
« Tant que je puis bénir, où tu vas, moi je vais !
« Nous sommes deux, Gervais ! Où que soit la bataille,
« Mon goupillon te suit : je bénis ; et toi, taille !
« Toi : schach mach ! Moi : « plusk, plask ![18] » Et vous, bavards, bonsoir ! »

— « Frères, vous n’allez point partir sans le Rasoir !
Dit Bartek ; vous mettez le savon, et je rase. »
— « Et moi, dit le Cruchon, que le diable m’écrase
Si je reste : on ne peut calmer ces brouillons-là.
Des boules, disent-ils : mes boules, les voilà ! »
Puis il reprit, tirant des balles de sa poche ;
« Pour le Juge ! A son nez toutes je les décoche ! »
— « Eh, cria Skoluba, nous nous joignons à vous ! »
Et les nobles criaient à tue-tête : « tous, tous ! »
« Vivent les Horeszko ! Vive Gervais mon maitre !
A bas les Soplitza ! Vengeance ! mort au traître ! »

Tous, pleins d’enthousiasme, ont pris Gervais pour chef,
Car tous contre le Juge ont quelque vieux grief.
Entre voisins toujours on a sujet de plainte :
On se dispute un arbre, une mare, une enceinte.
Les uns sont irrités, les autres sont jaloux
De sa richesse : bref, ils le haïssent tous.
Ils entourent Gervais, et des sabres sans nombre
Etincellent.
Etincellent. Maciej, jusque là triste, sombre,
Immobile, se lève et s’avance à pas lents
Au milieu de la salle ; et, les mains sur les flancs,
Regardant devant lui, branlant sa vieille tête,
Il parle : à chaque mot qu’il prononce, il s’arrête,
Et souligne à dessein ses paroles : « Sots, sots,
Triples sots ! Bien, allez… Mais vous paierez les pots !
Ainsi, tant qu’il s’agit de sauver la patrie,

Du bien public, ô sots ! on se dispute, on crie ;
On ne peut même, sots ! discuter en repos,
Sots ! établir un ordre, et faire nommer, sots !
Un chef qui vous commande ! Et que l’un de vous morde
Un frère, qu’il l’accuse, oh ! sots ! il vous accorde !
Hors d’ici ! Car Maciej va… mille millions
De tonneaux, de caissons, de canons, de fourgons,
De diables ! !… »

De diables ! !… » On se tait à ce coup de tonnerre.
Mais un cri formidable éclate, un cri de guerre :
« Vive le Comte ! » Il entre armé par le portail,
Suivi de dix Jockeys en guerrier attirail :
Il s’avance à cheval, en deuil ; il caracole,
Drapé dans un manteau très large, à l’espagnole,
Sans manches, qu’une agrafe attache près du col
Et qui des bras s’en va retomber jusqu’au sol.
Sur son grand chapeau rond une plume s’enroule ;
Et l’épée à la main il saluait la foule.

« Avec vous, cria-t-on, nous voulons tous mourir ! »
Des fenêtres déjà tous le voyant venir,
Avec le porte-clefs s’empressent de sortir ;
Gervais franchit le seuil, et la foule l’escorte.
Maciej chasse le reste ; et, refermant la porte,
Crie encore une fois par la fenêtre : « Sots ! »

Avec le Comte tous déjà tournant le dos
Vont vers le cabaret. Gervais a son idée :
Il prend à trois d’entre eux leur ceinture brodée,
Et bientôt trois tonneaux sont hissés sous le ciel,
Trois tonneaux divers : bière, eau-de-vie, hydromel.
Il les débonde : un jet triple sort et pétille :
L’un jaune, l’autre blanc ; le troisième scintille
Comme la cornaline : ils vont tous rejaillir
Dans trois cents gobelets prêts à les recueillir.
On court, on crie, on boit, et l’on souhaite au maître
Cent ans de vie, et tous répètent : « Sus au traître ! »

Jankiel fuit sans rien dire, à poil. Quant au Prussien,
Que l’on n’écoute pas, lui qui parle si bien,
Il veut fuir ; on l’a vu, sur sa trace on s’élance.
Mickiewicz à l’écart regardait en silence ;
A sa mine on crut voir qu’il voulait s’esquiver.
On dégaine, on l’attaque ; il cherche à se sauver ;

Il pare, il est atteint ; on l’accule à la haie,
Zan et les trois Czeczot accourent : on s’effraie,
On veut les séparer. Trois d’entre eux sont blessés
A l’oreille, à la main. Le reste à flots pressés
Monte sur les chevaux.

Monte sur les chevaux. Gervais dans ce vacarme
Range les cavaliers, les exhorte, les arme.
Puis à travers le bourg, la troupe s’élança
Au galop en criant : « Haro sur Soplitza ! »



  1. Il va y vendre son blé par les bateaux du Niemen.
  2. Prussien. C’est le premier des nombreux surnoms qu’on trouvera dans ce VIIe livre, et que nous traduisons littéralement, malgré leur excentricité, qui paraîtra bizarre au lecteur français, mais qu’exige la couleur locale.
  3. Mot à mot: « On n’en aurait plus trouvé pour en faire un médicament », proverbe intraduisible.
  4. Son sabre qu’il appelle rózga, la verge. V. livre VI: on y a vu aussi le sens du mot Zabo.
  5. C’est exactement sa massue qui s’appelle goupillon (Kropidło ou Kropidełko ; son surnom à lui est Kropiciel, le bénisseur ou le goupillonneur.
  6. Nous respectons les originales onomatopées de Maciej le Goupillon.
  7. On se rappelle que le mot robak veut dire littéralement ver de terre.
  8. Brzytewka (mot à mot le petit rasoir).
  9. Konewka.
  10. C’est notre Goupillon (Kropiciel) que le poète appelle ici Chrzciciel (mot à mot le baptiseur ou baptiste).
  11. C’est notre Goupillon (Kropiciel) que le poète appelle ici Chrzciciel (mot à mot le baptiseur ou baptiste).
  12. Maciek qui n’a pas, comme Buchman, lu le Contrat Social de J. J. Rousseau, ne connaît que les Contrats (Kontrakty) ou foires de Minsk et de Kieff.
  13. Autre onomatopée.
  14. Ordre religieux, dont l’enseignement rival de celui des Jésuites, était en vogue depuis la réforme de Konarski, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
  15. Onomatopée nouvelle.
  16. Mot à mot : « En voilà un magnat ! Un petit délicat, fait de farine de Marimont. » La farine de Marimont, village voisin de Varsovie, passait pour la meilleure de la Pologne et de l’Europe.
  17. Exactement : de Łogomowicze.
  18. Toujours des onomatopées.