Théories (1890-1910)/Le soleil

L. Rouart et J. Watelin Éditeurs (p. 218-224).

LE SOLEIL[1]

La notion du Soleil évolue. C’est, depuis Monet, le dieu de la peinture moderne ; les Impressionnistes furent ses premiers fidèles ; les Néo-Impressionnistes, plus tard, instituèrent en son honneur toute une liturgie. Or, voici que dans cette liturgie s’introduisent des rites nouveaux et que, de plus en plus, le dogme d’origine savante emprunté par Seurat et Signac aux doctrines optiques de Chevreul devient suspect à la majorité des jaunes ; il cesse de s’imposer à leur impatience de toute règle, à leur insatiable besoin de subjectivité ; et c’est parce qu’il ne satisfait plus les enthousiasmes de néophytes exaltés qu’il périt, pourrait-on dire, victime de son propre mysticisme.

C’était vers 1885, à l’époque des premières expositions des Indépendants. Les Impressionnistes commençaient d’exercer une influence, on ne pouvait plus nier l’immense talent de Claude Monet, dont toute l’œuvre est un perpétuel cantique à la louange du Soleil, comme ses Séries en sont les litanies. Il semblait qu’avant les Impressionnistes la Peinture eût ignoré les joies de la lumière : toutes leurs qualités d’art s’effaçaient devant cette découverte qu’on leur attribuait. Je me souviens d’avoir discuté là-dessus avec Pissarro : je lui disais que j’avais vu au Musée de Sienne qu’un certain Giovanni da Paolo avait, dès le xve siècle, représenté le soleil par des fonds d’or sur lesquels s’allongeaient de longues ombres grises. (J’ai vu depuis, sur les murs de Pompéi, des paysages ensoleillés avec des ombres bleues sur des architectures.) Mais Pissarro n’admettait pas qu’on lui déniât, à lui et à ses camarades, le mérite de la découverte. Claude Lorrain ? « Il n’avait jamais peint avec le soleil dans le dos ». c’est-à-dire face aux objets éclairés. Turner, sans doute, était un précurseur, un éblouissant romantique ; mais il n’avait jamais, lui non plus, placé son chevalet en plein midi pour prendre directement un effet de soleil cru. Les Impressionnistes nous avaient, en tout cas, bien réellement révélé une sensibilité nouvelle, et une méthode pour traduire par des contrastes de teintes des audaces de lumière assez éclatantes. À l’époque dont je parle, les peintres du Salon, qui les avaient longtemps méprisés, leur empruntaient le facile secret des contrastes et de ces teintes claires, voire quelques-uns de leurs procédés d’exécution ; on ne voyait plus que des tableaux « lumineux » et des ombres violettes. Même, au concours de Rome, un des concurrents, M.  Eliot, fit scandale en présentant une Nausicaa toute fleurie de mauves et d’orangés. La technique lumineuse se vulgarisait.

L’effort de Seurat et de Signac fut donc d’en préparer l’évolution en en fixant scientifiquement les principes et la théorie. Ce turent des réformateurs qui sauvaient l’orthodoxie.

Il est regrettable que le Salon d’Automne, auquel nous devons de si curieuses initiatives, n’ait pu encore nous montrer un ensemble d’œuvres néo-impressionnistes. La comparaison eût été intéressante, par exemple, avec cette monotone exposition de 1904, où figurèrent des œuvres de Maufra, Loiseau, Moret, etc., — les « Durand-Ruel « ; — ou encore avec les « Matisse » de cette année.

C’est qu’en effet à côté du système savant, mais limité, des néo-impressionnistes, le culte pittoresque du Soleil avait suscité d’autres méthodes moins raisonnées, plus subjectives, entre lesquelles le lyrisme d’un Vincent Van Gogh éclate avec une fougue et une exaltation singulières. Lorsque les Indépendants, il y a deux ans, réunirent face à face l’œuvre de Seurat et l’œuvre de Van Gogh, on put juger l’extraordinaire divergence de ces deux arts exactement contemporains : d’un côté de froids soleils, décolorés, livides, d’un charme et d’une douceur de nuances incomparables, supérieurement harmonisés, composés selon des rythmes parfaits dans le plus strict équilibre ; de l’autre une ronde échevelée de rayons ivres, un bourdonnement de couleurs exaspérées, toutes les fantasmagories, tous les vertiges de la lumière ; des moyens capricieux et divers, une exécution tumultueuse ; en somme, je l’ai dit déjà ici même, une œuvre géniale, parfois belle, mais d’un périlleux exemple.

Il arriva donc que, plus confiants dans les suggestions de leur propre goût que dans les formules scientifiques des artistes, des chercheurs se mirent à traduire la lumière par des moyens moins paradoxaux, que ceux de Vincent, mais tout aussi empiriques ; et par exemple, ils contestèrent la valeur de ce perpétuel contraste de jaune clair ou d’orangé pâle et de violet, et s’affranchirent de la superstition des complémentaires. On vit récemment, chez Bernheim, des panneaux décoratifs de Vuillard où la sensation du soleil résultait d’un conflit de valeurs, du contraste aigu de deux tons presque neutres, mais de gammes très différentes. Roussel tenta de représenter, avec un peu de fusain écrasé sur du papier gris et quelques notes de craie, le soleil de Provence. Ce sont là des symptômes d’un nouvel état d’esprit. Mais le plus significatif, c’est à coup sûr l’exposition des « Matisse » que montre cette année le Salon d’Automne entre les noirs Courbet et la salle vraiment vénitienne de Gauguin »

Les « Matisse » — il est bien entendu que Matisse lui-même et quelques-uns de ses disciples, comme Friesz, sont doués d’une remarquable sensibilité — rivalisent d’éclat et s’efforcent de créer de la lumière. Ce qu’ils nous restituent du Soleil, c’est le trouble rétinien, le frisson optique, te pénible sensation d’éblouissement, le vertige que donne en plein midi d’été un mur blanc ou une esplanade. Leur esthétique permet qu’ils tentent de nous aveugler. Ils ne reculent devant aucune crudité d’éclairage et, pour le rendre, devant aucune cruauté de couleur. Des touches multicolores sur un fond de toile blanche, une tache, un trait, un rien de couleur pure suffisent à signifier toutes les brutalités de la lumière solaire. Que nous sommes loin des Plages du Nord ou des Bords de la Seine de Seurat ! Que les Meules de Monet étaient sages ! Mais ce qu’il faut remarquer surtout, c’est à quel point le procédé — je ne dis pas technique, c’est trop évident, mais optique — est différent. Outre l’extrême simplicité de l’exécution, observons que rien ne reste de la théorie impressionniste. C’est le chromatisme avec toutes ses nuances, ses sautes de tonalités, ses dissonances, ses oppositions de couleurs pures et de gris neutres qui se substituent à l’emploi de la vieille gamme diatonique de Chevreul.

Tous les caprices de l’intervention individuelle se donnent désormais libre cours. Il semble que cette anarchie se manifeste avec d’autant plus de variété que le dogmatique néo-impressionniste était plus précis et plus ordonné. La grande tentative de reconstruction d’un art nouveau, basé sur la science et qui allait jusqu’à déterminer avec Ch. Henry le sens des formes, à proposer un criterium mathématique de beauté ; qui soumettait à des lois fixes, inexorables, de contrastes de ton et de teintes, tous les effets possibles de la nature ; l’essai d’une réglementation scientifique de l’art destinée en somme à restituer en faveur de l’artiste moderne isolé et désemparé le secours de l’expérience d’autrui, et à lui procurer cette sorte de réconfort que trouvaient les artistes d’autrefois avec la certitude, dans la tradition et la communauté de foi esthétique ; ce grand effort aboutit à la réaction d’empirisme et d’agnosticisme que nous constatons aujourd’hui.

L’erreur des uns et des autres, notre erreur à tous, ç’a été de chercher avant tout la lumière. Il fallait chercher d’abord le royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire l’expression de notre âme en Beauté, et le reste nous eût été donné par surcroît. Il n’est pas important de rendre ou de ne pas rendre l’éclat véritable du soleil, de lutter avec lui de luminosité : les pigments que nous employons et qu’on eut le grand tort d’assimiler aux couleurs du spectre, ne sont que des boues colorées, qui ne restitueront jamais la grande lumière du soleil. Ce qui importe, c’est qu’un tableau constitue une harmonie de couleurs. La décoloration où nous entraîne fatalement la recherche de la lumière n’a-t-elle pas appauvri la peinture moderne ? Un Vénitien somptueux et sombre, avec ses mille rapports et son unité, n’est-il pas plus satisfaisant que nos tableaux pâles et acides, lesquels ne sont le plus souvent en somme qu’échantillonnage de tons purs avec mélange de blanc ? La peinture vénitienne ne contient-elle pas, après tout, plus de soleil que la nôtre ? Le soleil peut donner lieu aux plus riches interprétations, aux plus sombres harmonies. Et s’il est vrai que la Ronde de Nuit est un effet de soleil, il n’est pas douteux non plus que la plupart des grands Véronèse, plusieurs Titien et Tintoret, sont aussi des compositions issues d’une émotion de soleil, et qu’elles traduisent supérieurement sinon l’éclat aveuglant de la lumière, les colorations qu’elle exalte, la chaleur et la beauté dont elle enveloppe tout. Dans le Midi on ferme les volets, et on se garde du trop grand éclat du milieu du jour. Dieu sait cependant si l’on y aime le soleil ! Les Vénitiens l’aimaient autant que nous, mais de même qu’ils interprétaient la forme humaine, les draperies, les architectures, selon leurs besoins d’expressions et d’harmonie, ils substituaient à l’intraduisible magie de la lumière, l’équivalente magie de la couleur, plus faite pour le plaisir des yeux, plus conforme aux principes de l’art. C’est ce qu’a bien exprimé Cézanne, lorsqu’il disait : « J’ai découvert que le soleil est une chose que l’on ne peut pas reproduire, mais qu’on peut représenter » ; et c’est ce qu’on aperçoit dans les paysages du maître provençal et dans ses compositions qui évoquent si pleinement le souvenir des grandes œuvres vénitiennes.

Gauguin, le plus notoire des disciples de Cézanne nous enseigne plus clairement encore, qu’il y a quelque chose de plus puissant que le soleil : c’est cette faculté maîtresse — la Reine des Facultés, selon Baudelaire — celle qui choisit, qui décide et qui élucide, qui fait d’une sensation confuse une œuvre d’art, et qui reconstruit le monde à l’image de l’homme ; Gauguin a mis au service de la doctrine des équivalents, ou Symbolisme, l’imagination la plus riche et la plus abondante ; et comme il a su trouver pour traduire ses émotions d’admirables signes, il n’a pas manqué de créer les plus somptueuses harmonies de couleur pour représenter le soleil. Tous les Gauguin ou à peu près sont des effets du soleil. La plupart ont été peints devant une nature tropicale toute baignée de la plus éclatante lumière. Cependant vous ne savez pas en les regardant si le soleil est à droite ou à gauche, ni quelle heure du jour il est, ni de quel côté « il faut tourner son ombrelle », comme disait, je crois, Mme  Morisot devant les Monet. Vous distinguez mal ce qui est au soleil de ce qui est à l’ombre, il n’y a ni violet ni orangé clair. Comme chez les Vénitiens, la lumière est devenue de la couleur[2]. Le soleil n’est plus ici un simple phénomène d’éclairage, c’est un mythe de beauté, un foyer d’harmonie, un incomparable vêtement dont la nature s’habille. Loin de décolorer les objets, il en exalte les teintes, les porte au paroxysme ; il favorise l’art du peintre, autorise tous les excès de la couleur. On pense à Delacroix et l’on est frappé de la similitude des méthodes. Les coloristes n’aiment pas la peinture claire. Et peut-être que pour retrouver dans une œuvre d’art, aussi réelle que chez Gauguin, la présence du soleil, il faut remonter jusqu’à l’art du vitrail gothique, jusqu’aux tapis d’Orient.

« Le soleil est une chose qu’on ne peut pas reproduire, mais qu’on peut représenter. » Je revois par le souvenir l’étroite et ombreuse rue d’Aix en Provence, où Cezanne, ce printemps passé, nous expliquait l’objet de ses recherches et de son effort, la lumière, cette insaisissable chimère de tout l’art moderne. Et il nous montrait tantôt l’éclat bouillonnant du ruisseau, véhicule incolore de paillettes lumineuses, tantôt le faîte des maisons et les toits rutilants de soleil. Admirable formule qui résumait en le contraste de ces deux mots : reproduire et représenter, notre doctrine du Symbolisme pictural, non littéraire — le Symbolisme des équivalents — opposée au vain effort de copie directe des photographes de l’École des Beaux-Arts, et des naturalistes de l’école du « Tempérament ». Admirable et didactique formule ! tout l’art consiste à nous représenter nous-mêmes, à traduire nos sensations en beauté, à faire avec du soleil, de la couleur. La jeune peinture cherche évidemment à s’évader de la copie directe. Les équivalents, les formules qu’elle crée sont peut-être trop schématiques ; mais c’est la bonne méthode.

Certes nous n’avons pas encore retrouvé une attitude normale vis-à-vis de la nature. Nous nous attardons au trop facile exercice des annotations, aux jeux innocents d’une sensibilité capricieuse. Elle n’est encore que le substratum un peu vague et fantomatique de nos subjectivités, elle échappe à notre étreinte, et c’est peut-être que nous ne savons la saisir que dans le chatoiement et la subtilité de ses apparences, que la lutiner et la chatouiller. Tout autres et autrement féconds étaient les rapports qu’un Titien par exemple entretenait avec la nature. Ah ! que l’art classique était donc mâle et généreux !

  1. L’Ermitage, 15 décembre 1906.
  2. J’ai observé que le jeu des ombres et des lumières ne formait nullement un équivalent coloré d’aucune lumière… La richesse d’harmonie, d’effet, disparait, est emprisonnée dans un moule uniforme. Quel en serait donc l’équivalent ? La couleur pure ! (P. Gauguin, cité par M. de Rotonchamp.)