A. Lacroix, Verboeckhover et Cie. (p. 105-126).


CHAPITRE V


Coup d’œil historique sur la propriété : causes de ses incertitudes, de ses variations, de ses abus et de ses déchéances ; elle n’a nulle part existé dans sa vérité et sa plénitude, conformément au vœu social et avec une parfaite intelligence d’elle-même.


La propriété en Europe est romaine d’origine ; c’est à Rome du moins qu’elle apparaît pour la première fois avec son caractère absolutiste, ses prétentions juridiques, sa théorie rigoureuse et sa pratique inflexible. On se tromperait pourtant si l’on s’imaginait qu’elle se posa dès le premier jour, armée de toutes pièces, comme Minerve sortant du cerveau de Jupiter.

De même que toutes les idées, bonnes et mauvaises, qui s’emparent de l’opinion et gouvernent le monde, elle se dégagea peu à peu de la possession, avec laquelle on la trouve mêlée, et dont elle ne se sépare nettement que tard.

Les motifs qui me font supposer qu’à Rome la propriété se confondit longtemps avec la possession germanique et slave, et ce qu’au moyen âge ou appela fief, sont les suivants :

1. Romulus partage le sol en trente portions égales, qu’il distribue aux trente curies. Du surplus, il affecte une part au culte, l’autre à l’État. Voilà un partage qui s’accomplit avec un caractère définitif et fixe : d’un côté, la part de l’État forme un domaine indivisible, imprescriptible, inaliénable ; la part du culte est dans la même condition ; de l’autre, la portion assignée a chaque guerrier, citoyen et chef de famille, hœreditas, à l’instar des assignations faites à la Religion et a l’État, ne dut pas être envisagée d’abord sous un autre aspect. Ces domaines se ressemblaient tous. Mais précisément parce que le patricien, compagnon d’armes de Romulus, quiris, maître de maison, chef de famille et possesseur terrien, est assimilé dans son droit à l’État, il tient du propriétaire : subordonné au roi, quant à l’investiture seulement, il ne relève que de lui-même dans l’administration de sa curie ; il est sui juris ; chef politique, il ne paie pas de redevance. Vienne l’occasion de s’affranchir de la royauté, il transformera sa possession, possessio, en propriété, dominium. Les terres de l’État, cultivées par des esclaves ou plébéiens fermiers, fournissent aux dépenses publiques. Ce droit du patricien, comparé à celui qui fut plus tard accordé au plébéien, prend un nom spécial : c’est le droit quiritaire, jus quiritarium.

2. La plèbe fut exclue par Romulus du partage. Ceci n’est pas d’une institution égalitaire telle que nous avons conçu la possession ; mais, en fait, c’est une restriction du droit patricien, qui ne va pas jusqu’à pouvoir faire passer la terre quiritaire en des mains plébéiennes.

3. Ce fut le roi Servius qui le premier concéda quelques terres aux gens du peuple. Plus tard, après la chute des Tarquins, l’aristocratie intéressa le peuple à la révolution en distribuant à chaque citoyen sept jugera, pris sur les biens de l’ex-roi. En 454 avant J.-C., le mont Aventin, pâturage communal, est aussi partagé à la plèbe. Mais toutes ces allocations sont faites à titre de possession, c’est-à-dire que l’homme du peuple ne possède qu’à titre d’usufruit ; il ne peut ni engager ni vendre, l’État, conservant le domaine et la nue propriété. Enfin, en 376, par la loi des tribuns Licinius Stolon et L. Sextius, les plébéiens sont admis, comme les patriciens, au partage des terres conquises, ou de l’ager publicus ; une classe moyenne nombreuse se forme à l’aide de ces possessions, que convoitent ardemment les nobles. Mais, chose remarquable, toutes ces terres enlevées à l’ager pub1icus, en quelques mains qu’elles passent, patriciennes ou plébéiennes, conservent leur attache à l’État ; il n’y a que celles du partage primitif qui soient à titre quiritaire. En sorte qu’on peut dire que la possession est la règle, la propriété l’exception. Au fond, toute la différence entre la possession et la propriété, à cette époque, est dans la potentialité du droit quiritaire plutôt que dans l’exercice ; car si le noble pouvait aliéner son bien, en fait, cela n’arrivait pas : la propriété restait immuable. Bien loin que le quirite songeât à se dessaisir, son ambition était de s’agrandir, sinon à l’aide de propriétés nouvelles, au moins par des possessions.

4. Ce qui rendait le domaine quiritaire indivisible, en fait, et inaliénable, comme un fief, c’était l’esprit de famille, si puissant a Rome, et qui était la base de la constitution.

« A la naissance des sociétés, dit M. Laboulaye, là où l’aristocratie domine, la famille est un des éléments politiques de l’État. L’État n’est qu’une fédération de familles, petites sociétés indépendantes dont le chef est à la fois le magistrat, le pontife et le capitaine. Une telle famille ne se dissout point tant que vit le chef ; à sa mort le fils prend la place du père ; et le lien se conserve encore quand plusieurs générations écoulées ne laissent plus de l’origine commune qu’un souvenir lointain, conservé par la communauté des noms et des sacrifices. Dans un pareil système, c’est bien moins le lien du sang qui constitue la famille que le lien politique ; et l’individu, en dépit des droits qui nous paraissent les plus sacrés, est impitoyablement sacrifié à cette nécessité publique. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour comprendre les lois romaines : toute-puissance du père de famille, préférence des mâles, tutelle des femmes, exclusion de leurs descendants des biens de l’aïeul paternel. »

Là où la famille obtient cette importance, là où elle est un élément politique, la propriété, telle que nous l’entendons aujourd’hui, ne saurait guère exister qu’en puissance ; elle ne s’aliène ni ne se divise ; le patricien aura beau se dire sui juris, maître absolu de sa terre, pouvant en disposer de la minière qui lui convient, son plus grand souci et son premier soin seront toujours de la transmettre entière à sa famille ; et c’est pourquoi je répète qu’à Rome, au temps de la république, la propriété, soit dans le patriciat, soit dans la plèbe, était à peu près nulle. Mais déjà, à ce point de vue, la qualité de propriétaire commence à primer celle du paterfamilias. Le père est maître absolu ; il est maître, non de détruire sa chose et sa famille, mais d’en disposer à son gré, le devoir de conservation restant sous-entendu ; il résume en sa personne toute la famille ; il peut déshériter ses enfants et instituer à leur place, pour continuer cette famille idéale, un héritier étranger : c’est ce que dit la loi des XII Tables : Uti legassit super familiâ, pecuniâ, tutelâve suœ rei, ita jus esto.

« Le testament romain était plus qu’une donation des biens du testateur : c’était la transmission de la familia tout entière et du culte domestique (sacra privata), dont le maintien était un objet de si vive sollicitude.

« L’héritier institué continuait la personne du défunt, comme eût fait l’héritier du sang. Cette importance attachée au titre d’héritier, et l’indivisibilité, des devoirs religieux qu’elle imposait avaient enraciné dans l’esprit des Romains cette idée, que la familia ne pouvait se transmettre que tout entière, avec ses bénéfices comme avec ses charges : nemo pro parte testatus, pro parte intestatus decedere potest. Admettre en concurrence la succession testamentaire et la succession légitime, c’eût été une contradiction à la nature même du testament. »

« Chez les peuples modernes, le droit de succession est fondé uniquement sur le lien du sang. » C’est-à-dire que le principe d’hérédité s’est matérialisé, et que la notion de famille, au lieu de se perfectionner, s’est éteinte. Chez les Romains, c’est autre chose : si le père mourait intestat, la FAMILLE héritait ; ce qui voulait dire autre chose que les enfants et les proches, bien que les uns et les autres pussent y être compris. En un mot, la famille était une condition civile et politique, status, caput, indépendante de la naissance et du sang, comme la condition d’homme libre et de citoyen. Le fils né du mariage, l’adoptif, la femme in manu ont droit égal à l’héritage ; au contraire, le fils émancipé ou donné en adoption, la fille mariée ne sont plus de la famille, et perdent leur droit à la succession.

5. Les formes solennelles exigées, tant pour le contrat de mutation que pour le testament, montrent combien la transmission de propriété était réputée chose grave ; combien elle tenait à la famille, combien peu, par conséquent, elle en sortait. En résumé, il en fut à Rome de la propriété ou domaine quiritaire comme du mariage : la faculté d’aliéner, comme celle de divorcer, était reconnue ; en fait, de longs siècles se passèrent sans aliénation ni divorce.

Telle fut la propriété à l’origine. Je me demande maintenant si dans tout cela, il y a rien qui répugne à la morale publique ou privée, à la notion élémentaire ou synthétique du droit ; si par conséquent il serait permis d’y voir une donnée, suggestion ou prémisse de la Raison collective, en qui l’idée et le droit, l’intelligence et la conscience se confondent.

Qu’est-ce donc qui distingue la propriété ou domaine quiritaire de la possession ? Deux choses dont aucune, selon moi, n’implique par elle-même de négation du droit, d’immoralité : la première est que le propriétaire ne relève que de lui-même, non du prince ou de la commune ; la seconde, qu’en lui l’autorité du père de famille ne relève également que d’elle-même, et n’est responsable devant aucun. Or, nous avons vu que dans le régime de possession, le détenteur relève de l’État, qui est censé souverain par institution divine ou fiction de la loi, ce qui au fond est la même chose. Mais, fiction pour fiction, pourquoi le citoyen, membre de l’État, élément politique, ne relèverait-il pas directement de Dieu, ne serait-il pas, par une fiction de la loi, souverain de sa terre, sans passer par cette filière du prince ou de la communauté ? Qu’y a-t-il en cette nouvelle hypothèse de plus illogique, de plus anomal que dans l’autre ? Pourquoi, en second lieu, le père de famille tiendrait-il son autorité d’un autre que de lui-même, c’est-à-dire de la nature même qui l’a fait amant, époux, père ; qui lui a donné, pour remplir ce triple devoir, la force, l’amour et l’intelligence ?

Remarquez que nos déductions intérieures favorisent cette nouvelle conception. Nous avons vu que la communauté universelle de biens et de gains a dû être abandonnée pour faire place à la fédération des familles ; ce qui conduit à attribuer a chacune d’elles l’indépendance et l’autonomie. Or, l’indépendance de la famille a pour expression l’autorité absolue du père de famille. Niez cette autorité, vous rattachez par un fil la famille à l’État ; vous faites rentrer jusqu’à certain point la femme et les enfants dans la communauté ; vous jetez entre eux et le père un ferment de division. Lequel, selon vous, est le plus avantageux à la mère et aux enfants d’être placés sous la garde exclusive et l’autorité du père, ou bien d’avoir contre lui un recours auprès du magistrat ? — Dans le premier cas, vous vous fiez à l’amour de l’homme, à son honneur, à sa dignité, à ses meilleurs sentiments ; dans le second vous en faites un simple délégué de l’État, avec obligation et responsabilité. La question est, comme vous le voyez, des plus graves ; et si le second parti semble plus sûr, le premier est incontestablement d’une moralité supérieure. À Rome, où le divorce était la prérogative du mari, il s’écoula plus de cinq siècles sans qu’il en eût un seul exemple ; je n’ai lu nulle part que pendant le même laps de temps les pères se soient donné le plaisir de déshériter leurs enfants, ou de dévorer en débauche leur héritage. Au rebours, quand le préteur prit sous sa tutelle les enfants et les femmes, limita le testament, il n’y avait plus de famille ; les mœurs avaient péri par d’autres causes.

Il résulte de cette analyse que, malgré le préjugé qui s’élève, dans la Raison individuelle, contre toute espèce d’absolutisme, la propriété, absolue de sa nature, a pu paraître au commencement une hypothèse aussi légitime, aussi morale, aussi rationnelle que la possession elle-même ; et cela par une considération bien simple : c’est que la possession, toute conditionnelle que nous l’avons vue, relève en définitive d’un absolu, qui est l’État, ou, ce qui n’est pas plus rassurant, Dieu. Ne vaut-il donc pas mieux pour l’homme, le citoyen, le père de famille, au lieu de relever de l’absolu divin ou gouvernemental, ne relever que de son absolu personnel, de sa conscience ?

Je dis qu’aucun argument ne saurait à priori établir la négative ; conséquemment, qu’il est parfaitement licite de voir dans l’institution de propriété, quant à son principe, une hypothèse tout aussi plausible que celle de la possession ; reste à les comparer seulement l’une et l’autre dans leur constitution, et à les juger d’après leurs effets.

De ce qui vient d’être dit résultent donc deux choses, selon moi fort remarquables : l’une est que la raison immanente qui gouverne la société, la Providence sociale, si j’ose ainsi dire, partant d’une conception absolue pour fonder la possession terrienne, ou propriété conditionnelle et restreinte, a bien pu, sans se contredire, faire intervenir l’absolu d’une manière plus immédiate, plus directe, en instituant le domaine de propriété, et faisant le citoyen le semblable et l’égal du prince ; l’autre est que, selon toute probabilité, cette institution n’eût jamais été proposée dans un conseil humain ; elle ne serait pas venue à l’ esprit d’un philosophe, ni d’un magistrat, ni d’un prêtre ; elle aurait paru à tout le monde la plus grande des impiétés, pour ne pas dire la plus grande des iniquités. L’homme s’arroger la souveraineté de la terre, que le Créateur a faite et lui a donnée ! terram autem dedit filiis hominum ! Le cultivateur s’ériger en dieu, le possesseur en propriétaire ! Quel sacrilège ! L’idée d’un pareil crime eût paru digne du plus grand des supplices. La religion des peuples en aurait rangé l’auteur parmi les grands condamnés : Ixion, Tantale, Salmonée, Thésée, Prométhée, si l’auteur d’une pareille idée avait pu être un homme. Aussi la voyons-nous se glisser inaperçue sous le voile respecté de la possession. Une fois posée, entourée de cette même religion dont elle affecte la prérogative, nous allons la voir se développer, s’étendre, et, avec la même bonne foi qui la fit d’abord admettre, obtenir une préférence de plus en plus marquée, et triompher de sa rivale.

A partir de la loi licinienne, le peuple se fait de plus en plus admettre au partage des terres conquises, mais toujours, bien entendu, à litre de possession. En même temps, observe judicieusement M. Laboulaye, la puissance populaire augmente ; elle égale et finit par primer la puissance patricienne. Les plébiscites deviennent lois de l’État. Ainsi réglé, en 337, par Publius Philo. Comme la possession de la terre avait été pour l’aristocratie le signe et le gage de la puissance politique, elle le devint pour la plèbe. C’était une révolution dans la république, à laquelle le patriciat dut naturellement s’opposer de toutes ses forces. On a reproché à cette caste altière son avarice, sa cruauté, son fanatisme de privilège : il y a beaucoup de vrai en tout cela. Mais je ne trouve pas que l’on ait assez tenu compte aux patriciens d’une chose : ils défendaient des principes, et s’ils résistaient à ce que nous appelons aujourd’hui le progrès, et dont personne à Rome n’avait certainement l’idée, ils avaient pour eux la logique ; ils étaient les vrais conservateurs de la République. En ce qui concerne le sol, par exemple, les patriciens pouvaient dire que, la royauté ayant été abolie, le patriciat l’avait remplacée ; que la souveraineté était en lui, qu’il était donc naturel qu’ils eussent le domaine éminent ; qu’en conséquence, c’était à eux seuls que devaient revenir les terres conquises, comme autrefois elles eussent été dévolues au roi ; que les plébéiens ne pouvaient être que leurs tenanciers, leurs fermiers ; que les admettre, comme on faisait, ex œquo, avec les patriciens au partage de l’ager publicus, c’était renverser tous les rapports sociaux et politiques, faire du sujet l’égal du souverain ; que le titre de possession, donné à ces terres, était illusoire, puisque les concessions étaient irrévocables ; que le plébéien, soi-disant tenancier de l’État, n’était soumis à aucune redevance, et que, sauf l’hommage à l’État, il disposait de sa possession comme le patricien de sa propriété ; bref, qu’appeler à la possession foncière la multitude, qui n’en considérait que les avantages matériels, mais n’en comprenait pas les devoirs, c’était avilir la noblesse et perdre la République. Si tel ne fut pas le discours des nobles, c’en fut au moins la pensée. Déjà l’on commençait à prévoir que la plèbe, non moins avide que l’aristocratie, mais beaucoup moins jalouse des libertés publiques et de la constitution, la plèbe, matérialiste et sensuelle, ferait bon marché des lois et tuerait la République.

L’opposition du sénat fut impuissante, et devait l’être. Ses observations étaient justes, mais ne répondaient point à cette argumentation si pressante et si simple du parti plébéien : Nous aussi, nous voulons être libres ; nous aussi, nous entendons ne dépendre que de la loi ; nous aussi, nous revendiquons le droit à la terre, comme nous avons revendiqué le droit à la famille, comme nous avons revendiqué le droit à la religion. Pourquoi resterions-nous sans sacrifices, sans autels, sans dieux, plutôt que vous ? Pourquoi nos femmes seraient-elles des concubines, et nos enfants des bâtards, plutôt que les vôtres ? Pourquoi, si nous avons le culte et la famille, n’aurions-nous pas la terre, gage d’inviolabilité, aussi bien que vous ? Prétendez-vous faire éternellement de nos filles vos maîtresses, comme Appius fit de Virginie, de nos fils vos mignons, comme fit Papirius ?… La réponse était foudroyante et à bout portant : aussi la victoire du peuple ne fut pas un moment douteuse.

En 286, nouvelle distribution de terres au peuple et abolition des dettes par le dictateur Hortensius. Sept jugera sont donnés à chaque citoyen pauvre.

En 133 paraissent les Gracques ; ils succombent dans leur lutte contre l’aristocratie. La plèbe, n’attendant plus rien des voies légales, se met au service des ambitieux. Sylla distribue des terres à quarante-sept légions ; César suit les traces de Sylla : il établit cent vingt mille légionnaires. Antoine et Octave imitent son exemple : la terre devient la monnaie dont le despotisme paye ses partisans. Vers l’an 90 avant Jésus-Christ, les droits politiques avaient été conférés aux Latins, quelques années plus tard, à toute la péninsule ; le domaine quiritaire est étendu à toute l’Italie, dont Rome n’est plus alors que la capitale.

Avec l’Empire, l’œrarium, trésor public, est remplacé par le fiscus, trésor du prince. Les attaques à la propriété quiritaire vont commencer. Auguste établit l’impôt sur les successions et les adjudications. Si Caracalla confère, l’an 212 après Jésus-Christ, le droit de cité aux provinces, c’est afin de pouvoir leur imposer les contributions judicate qui pesaient delà sur l’Italie, tout en les laissant grevées de l’impôt foncier, qui leur était propre. Dans les idées romaines, cet impôt était une contradiction - il aurait marqué une sujétion ; il était réservé aux provinces, qui n’avaient pas le dominium. La substitution de l’Empire à la République a tellement changé les idées, que Maximien finit par établir l’impôt foncier en Italie.

Le domaine impérial, qui a remplace l’ager publicus, comme le fisc avait remplacé l’oerarium, est immense, mais désert. Pour rendre la terre productive et ramener la population, les empereurs concèdent, à titre de possession, partie de leur domaine avec certaines exemptions de droits. Constantin institue le colonat, condition mitoyenne entre la propriété et l’esclavage, l’analogue et l’origine de ce qu’on a appelé plus tard le servage. L’impôt et la concurrence servile découragent la petite propriété, au point que sous Honorius, il y avait dans la seule Campanie 528, 042 jugera de terres désertes.

Les concessions faites sur le domaine impérial, comme plus tard sur les terres de l’Église, affectent la forme de l’emphytéose : emphyteusis, implantation (d’hommes). Les barbares, sous la seule condition du service militaire, sont admis en masse à l’emphytéose, qui prend alors le nom de bénéfice.

Ainsi, c’est l’empire qui a amené en Italie et partout les barbares, après avoir détruit les habitants ; C’est l’empire qui a tué la propriété, et qui a dû ensuite la remplacer par le colonat, l’emphytéose, le bénéfice, et préluder ainsi a la féodalité. « Entre l’empire purement latin et les monarchies barbares, dit Châteaubriand, il y a un empire romain barbare qui a duré près d’un siècle avant la déposition d’Augustule. C’est ce qu’on n’a pas remarqué, et ce qui explique pourquoi, au moment de la fondation des royaumes barbares, rien ne parut changé dans le monde : aux malheurs près, c’étaient toujours les mêmes hommes et les mêmes mœurs. »

Avec le droit de propriété, l’empire attaque la puissance paternelle : Auguste établit le peculium castrense ; Trajan, Adrien, Alexandre-Sévère, Constantin transfèrent aux tribunaux la justice familiale. Le droit de succéder aux biens de la mère est accordé par Adrien, Constantin, Théodose, Arcadius et Honorius, Justinien. La condition des femmes est changée : elles ne sont plus en tutelle d’agnat. L’ancien droit était trop rigoureux pour elles, le droit impérial trop relâché : le premier les faisait esclaves, le second les rend étrangères. Par ces transformations de la Loi, la famille n’est plus considérée comme un tout inviolable ; les enfants sont à l’État avant d’être au père ; ils ont un pécule, une propriété, des obligations, des droits. De là, restrictions au testament, création d’une légitime, ou conjonction dans un même héritage de la succession ab intestat avec la succession testamentaire. Ici encore l’ancien droit, par religion domestique, était trop rigoureux ; toujours éloigné de la juste mesure, il devient trop relâché et dégénère en une sorte de communisme gouvernementaliste. La famille périt ; elle n’a pas revécu. En vain les lois Julia et Puppia Poppœa accordent des encouragements au mariage et frappent de pénalité le célibat : il fallait une loi agraire, moins d’impôts, moins de soldats et la Liberté. Le but est manqué ; la promiscuité prend le dessus. Le législateur est forcé de reconnaître le concubinat, que le concile de Tolède autorise à son tour : « Si quis habens uxorem fidelem concubinam habet, non communicet. Cœterum qui non habet uxorem, et pro uxore concubinam habet, à communione non repellatur : tantum ut unius mulieris, aut uxoris, aut concubinœ, ut ei placuerit, sit conjunctione contentus : Si quelqu’un, ayant une épouse fidèle, prend une concubine, qu’il soit exclu tic la communion. Quant à celui qui n’est pas marié et qui prend une concubine, qu’il ne soit pas repoussé de la communion, pourvu qu’il se contente d’une seule femme, épouse ou concubine, à sa convenance. » La loi impériale, qui a ainsi passé dans l’Église, se retrouve dans les lois des Lombards et des Francs.

Ainsi, toutes les prévisions de l’aristocratie se sont réalisées. La plèbe, appelée à la possession foncière, mais incapable d’en comprendre les devoirs, a laissé le champ libre au despotisme ; elle a tout sacrifié aux intérêts matériels. République et liberté, famille et mariage, tout a péri avec l’antique propriété. Comme l’observa plus tard Justinien, du moment où Caracalla communique le domaine quiritaire, privilège de l’Italie, à toutes les provinces de l’empire, la distinction entre la possession et la propriété devient nulle.

On le voit, l’idée de propriété n’est pas venue toute seule à la plèbe, elle lui a été inoculée par les pères conscripts, fondateurs de la République ; elle lui est entrée dans l’esprit avec la notion même du droit, avec la religion.

Le peuple, dans le principe, ne réclamait pas le domaine quiritaire ; il se contentait d’une simple possession, et il la demanda, cette possession, comme garantie de liberté, de moralité, de justice et d’ordre. Ce ne fut pas sa faute si elle se confondit ensuite avec la propriété ; ce fut le fait des événements de l’irrévocable histoire.

L’empire tombé, les bordes germaniques débordent de toutes parts sur le sol quiritaire et se le partagent. La terre est assimilée à un butin, fractionnée en lots et tirée au sort : d’où le nom d’allod, lot, alleu. Aussitôt, comme par une inspiration supérieure, les conquérants renoncent à leur mode de possession traditionnel et adoptent le principe de propriété. En effet, chez les Germains, d’après Tacite, la terre, partagée selon les grades, restait à l’état de simple possession. « Agri, pro numero cultorum, ab universis per vices occupantur, quos mox inter se secundum dignationem partiuntut : facilitatem partiendi camporum spatia prœstant. Arva per annos mutant, et superest ager : nec enim cum ubertate et amplitudine soli labore contendunt, ut paucaria conserant, et prata separent, et hortos rigent : sola lerrœ seges imperatur. Unde annum quoque ipsum non in lotidem digerunt species ; hiems, et ver, et œstas intellectum et vocabula habent autumni nomen perinde ac bona ignorantur. »

L’empressement des conquérants à prendre les lois, les mœurs, les institutions et les arts de l’empire est remarquable à plus d’un titre : en ce qui concerne la propriété, il dénote la bonne foi des masses et la ferme conviction que cette forme de possession était supérieure à celle qu’ils avaient pratiquée jusque-là. L’antique propriété avait été subalternisée, travestie par le régime impérial[1]  ; l’occupation par la conquête fut, pour une bonne part, un affranchissement du sol. S’il n’y avait eu à cette époque que des barbares, l’empire tout entier eût été rempli de propriétaires cultivants, les uns possédant plus, les autres moins, selon l’importance des grades. Mais il existait des esclaves, des colons (serfs), des emphytéotes, des bénéficiers ; les nouveaux venus n’eurent qu’à suivre la route, tracée par les empereurs. « L’administration des Ostrogoths, dit M. Laboulaye, fut semblable à celle de l’empire ; Cassiodore pouvait se croire revenu aux plus beaux siècles des Césars. »

A l’origine, Romains et Barbares vivent côte à côte, chacun suivant son rite, ses coutumes. Les Germains, en partageant la terre, conservent leur association : les villes laissées aux Romains, la campagne est découpée en cantons, les cantons en centaines, les centaines en dizaines, les dizaines en manoirs particuliers ; ce qui reste en dehors du manoir est propriété commune ou marche. Chaque canton a à sa tête un comte, chaque centaine un centenier, et chaque dizaine un dizainier, qui tous avaient leur juridiction comme le comte. C’est la propriété quiritaire où le père de famille est roi et chef de tous les siens. Nous voilà revenus à la propriété romaine sous le nom d’alleu ; ce n’est pas le barbare qui a créé cela : il a donné le mot, voilà tout. Il est impossible de méconnaître la spontanéité toute germanique de cette formation. La liberté s’y trouve sans doute ; mais établissez un lien de subordination, voilà la féodalité faite. Or, la subordination est romaine, impériale, surtout chrétienne. La fusion s’opérant avec le temps, entre vaincus et vainqueurs, on pressent qu’une transformation s’ensuivra.

Sous l’influence dit christianisme, qui considère ]a propriété comme une institution du paganisme et un effet du péché originel, un mouvement de réaction prononcé se manifeste ; l’Église entreprend de se faire suzeraine. Benoît, fondateur de l’abbaye du Mont-Cassin, contemporain de Justinien, donne le signal de l’accaparement. De toutes parts, la petite propriété, impuissante, -se convertit en mille formes de possession. L’esprit de l’Église se reconnaît ici partout : dans le colonat et le servage, dans l’emphytéose, dans la recommandation, dans le. précaire, dans le bénéfice[2], dans la hiérarchie nobiliaire, dans l’exemption du service militaire, dont jouissait l’Église, et en vue de laquelle les petits propriétaires s’empressaient de se recommander aux abbés et aux évêques.

Charlemagne, comme prince du temporel, résiste à ce mouvement et le dénonce dans ses Capitulaires. Mais lui-même se contredit : tandis qu’il tonne contre les clercs qui accaparent la terre, sous prétexte de la restituer au Seigneur, et convertissent les alleux en bénéfices, il multiplie le plus qu’il peut, dans la sphère de son action, ces mêmes bénéfices, et éclate en menaces contre les nobles qui, par une rubrique de légiste, après avoir aliéné le bénéfice royal, le rachètent comme un alleu dans l’assemblée du canton. Défenseur de la liberté et du progrès vis-à-vis de l’Église, Charlemagne, faisant, au moyen des bénéfices, de la centralisation à sa manière, se montre rétrograde vis-à-vis de ses guerriers. Son système est un vaste communisme, rival de celui de l’Église, mais qui n’exista qu’en ébauche et s’écroula avec lui. Du reste, tout le monde faisait de cette bascule. La mort de Charlemagne fut tout à la fois le signal du triomphe des grands bénéficiers, demandant à la royauté l’indépendance et l’hérédité, c’est-à-dire la conversion dit bénéfice en alleu, et de la défaite des petits propriétaires, dont les alleux furent convertis par les grands bénéficiers devenus grands propriétaires, en fiefs. Charlemagne n’a réellement fondé que la théocratie papale, laquelle a duré aussi longtemps que la foi des peuples l’a soutenue.

Sans doute il se mêle dans cette pétition de la propriété beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’indiscipline, et, vis-à-vis du prochain, beaucoup de mauvaise foi. Mais le but est toujours le même, et ce but n’a rien en soi de blâmable : c’est la garantie de la liberté et du droit. Si les petits propriétaires, désespérant de se soutenir par eux-mêmes, font donation de leur propriété à l’évêque, au comte, à l’abbé, qui la lui remettent ensuite à titre de bénéfice, fief, précaire ou commande, cela prouve non pas qu’ils rejettent la propriété, mais que telle qu’elle leur est donnée, elle n’est pas assez considérable pour qu’ils puissent, par eux-mêmes et avec elle seule, se défendre. C’est une question de force, non de principe. Aussi, voit-on la féodalité se détruire dès sa naissance par l’idée qui lui est fatalement associée, qu’elle sous-entend et qui la contredit, l’idée allodiale. D’abord, chaque petit propriétaire d’alleu, forcé de se donner un suzerain, choisit le plus puissant qui se trouve à sa portée : ce qui conduit à la subalternisation de tous les alleux, devenus fiefs, à un suzerain unique, le roi ; puis une coalition des roturiers industrieux se forme, avec la protection du roi, contre les évêques et les nobles ; ce sont les communes : tant et si bien qu’au siècle de Louis XIV, il n’y a plus qu’un seul grand propriétaire, plus fictif que réel, le roi, dominant une nation de tenanciers privilégiés à divers titres, nobles, clercs, bourgeois, vilains. Vienne maintenant la Révolution, et tous, à l’envi, secouant cet ultime et monstrueux despotisme, redeviendront, qui pour plus, qui pour moins, comme la plèbe de César, propriétaires.

Ainsi, dès avant le règne des Tarquins, dès le temps même de Romulus, 754 ans avant, notre ère, nous voyons la propriété, droit quiritaire, domaine éminent, alleu, sous-introduite, si j’ose ainsi dire, par la possession, devenir insensiblement, à tort ou à raison, c’est ce qui reste a savoir, la formule, le signe et le gage de la liberté de l’homme, de l’inviolabilité de la famille, de la sécurité du producteur, en un mot, de tout ce qui constitue l’essence du droit. C’est l’absolu, l’inconditionné, pris pour élément politique, fondement des mœurs, instrument et organe de la société.


L’Humanité, en s’engageant dans cette voie absolutiste, a-t-elle fait fausse route ? La propriété est-elle vraiment une création de la spontanéité sociale, ou une aberration de l’appétit irascible des masses, qui croient triompher de l’absolutisme en le rendant universel, et, pour se soustraire au bon plaisir du prince,. n’imaginent rien de mieux que de lui opposer leur propre arbitraire ? La question n’ayant pas encore été aussi nettement posée, les faits peuvent paraître douteux. Nous n’avons en conséquence qu’à nous assurer de leur signification.


  1. La propriété chez les barbares une fois établis est moins absolue que chez les Romains ; le droit de famille est distinct de la puissance paternelle, et si le propriétaire peut disposer souve rainement de ses acquêts, il ne le peut pas de ses propres, c’est à-dire de son alleu : i ! faut la présence et le consentement de ses héritiers.
  2. La recommandation est l’acte par lequel un homme libre se recommande à un plus puissant, auquel il promet foi et hommage-, un des effets de cet acte fut que la propriété, d’abord franche, fut déclarée tenure, reçue du commandeur. Quelquefois celui-ci, prenant la chose trop au pied de la lettre, faisait de ses recommandés des serfs. L’Église en usait de même. Pour engager les laïques à lui livrer (recommander) leurs biens, l’Église, en les remettant, à titre précaire, au donateur, y ajoutait souvent une certaine quantité des siens : ainsi, un homme faisait abandon de six arpents, qu’il tenait en alleu, pour en recevoir neuf à titre précaire. Le précaire faisait retour a l’Église à la mort du donataire. Telle est l’origine de la main-morte. Les détenteurs du précaire se soumettaient à une redevance, s’assujettissaient à certains services.