A. Lacroix, Verboeckhover et Cie. (p. 93-104).


CHAPITRE IV


Opinion des juristes sur l’origine et le principe de la propriété : réfutation de ces opinions.


La propriété est le domaine éminent de l’homme sur la chose : « C’est, d’après la définition du Code, art. 544, le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Le droit romain dit : « Dominium est jus utendi et abutendi, quatenùs juris ratio patitur : la propriété est le droit d’user et d’abuser, autant que le comporte la raison du droit. » Il semble que le législateur, en posant cet absolu, ait voulu le rendre plus frappant par le vague même de cette réserve, quatenùs juris ratio patitur, en français, « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » D’un côté la propriété est dite absolue ; de l’autre, réserve est faite du droit de l’État, manifesté par les lois et les règlements.

Mais quel est ce droit ? On l’ignore ; c’est une épée de Damoclès à laquelle, en fait, on n’a nul égard, mais dont le fil petit se rompre et amener la mort de la propriété. Rien de plus aisé, au moyen de deux ou trois articles de loi et de quelques règlements, que de ramener cette propriété absolue et abusive à une, propriété conditionnelle et restreinte, à une simple possession. Je dirai même qu’à l’heure où j’écris, le mouvement semble déterminé en ce sens. Cette définition contradictoire, qui donne et retient, qui affirme et nie en même temps, n’est pas de bon augure pour la certitude de la jurisprudençe et la moralité de l’institution.

Le droit romain et le droit français ont évidemment sous-entendu que le vrai souverain, celui en qui réside le domaine éminent, dominium, n’est pas le possesseur ou détenteur de la chose ; que ce n’est là qu’un propriétaire fictif, honoraire ; que le vrai souverain, c’est l’État. C’était la théorie de l’ancien régime, vers laquelle inclinaient Napoléon et Robespierre. Mais alors pourquoi ce privilège accordé au propriétaire usufruitier d’user et d’abuser, tandis que le véritable souverain, l’État, n’abuse pas ? Pourquoi cette latitude à l’iniquité ? Pourquoi ce congé de mal-faire ? Pourquoi ce dessaisissement de la surveillance publique sur le domaine collectif ? N’est-ce pas le cas de dire que les propriétaires ont fait les lois, et qu’ils ont eu soin d’eux-mêmes ? Que devient alors le respect de la loi en face de cette suspicion ?

De quelque côté que vous vous tourniez, vous voyez le poignard de la contradiction contre vous : impossible d’échapper.

Devant cette analyse, toutes les apologies de la propriété qu’on a produites dans ces dernières années, toutes les explications qu’on a données de son origine, tombent ; ce sont des bucoliques ridicules. Car enfin, dirai-je à ces apologistes maladroits, j’accorde la bonne foi, je reconnais l’hérédité, la possession, la prescription, le droit sacré du travail, l’intérêt même de l’État : mais, enfin, pourquoi cet abus ? Pourquoi -cette faculté de disposer absolument ? A-t-on jamais entendu parler d’une Loi, d’une Morale, qui autorise le vice, la débauche, l’arbitraire, l’impiété, le meurtre, le vol, le rapt, sous réserve de punir les délinquants qui auront dépassé une certaine limite, que ne définit pas même la Loi ?

Prenons la propriété la plus respectée de toutes, celle qui est acquise par le travail. Pourquoi, demandai-je, en sus du prix légitimement dû au producteur, de l’indemnité de ses travaux et de ses soins, pourquoi concéder ce droit d’abuser, de disposer absolument : ce que ne ferait pas un bon père de famille vis-à-vis du plus cher de ses enfants ?…

Remarquez que cette définition du Législateur gallo-romain est d’autant plus étonnante, je dirai presque scandaleuse, qu’il a parfaitement distingué la PROPRIÉTÉ, sciemment par lui déclarée abusive, de la possession, qui ne l’est pas. Cette distinction a été si bien faite qu’elle a produit deux points de vue différents sur lesquels roule tout le droit civil, et qu’on appelle en termes d’école possessoire et pétitoire. Le possessoire est tout ce qui est relatif à la possession non abusive ; le pétitoire, tout ce qui est relatif à la propriété, au domaine abusif et absolu. Pourquoi tout cela ? Il est de principe en économie politique que les produits s’achètent avec des produits ; ce qui conduit à cette règle du droit commercial, qu’une valeur se paie par une valeur égale ; en un mot, que l’égalité est la loi de l’échange. Pourquoi le législateur civil foule-t-il aux pieds cette règle, en déclarant la propriété, acquise par le travail comme toute autre chose, abusive et absolue : ce qui est positivement accorder au propriétaire plus que ne méritent ses services ?

Il est clair, et je ne puis comprendre l’obstination qui se refuse à le voir, que la propriété est excentrique au droit ; elle dépasse le droit ; en sorte qu’on peut dire de la définition qui la pose, que c’est la reconnaissance légale d’une injustice, la légitimation, au nom du droit, de ce qui n’est pas droit.

Quoi qu’il en soit, il résulte de la définition absolutiste de la propriété, qu’à l’inverse de la possession, que nous avons vue être indivisible et inaliénable, la propriété peut, à la volonté du propriétaire, être divisée, engagée, vendue, donnée, aliénée pour jamais. Tel est, dans la pratique des transactions et l’usage courant des propriétaires, le caractère fondamental de la propriété - c’est-à-dire que par une fiction nouvelle, diamétralement opposée à celle qui, considérant l’État ou le Prince comme représentant ou vicaire de Dieu, lui attribuait le domaine éminent de la terre, l’individu est considéré lui-même comme souverain, tenant la terre de son fait et de son droit propre, et ne relevant de personne. L’économie politique fournit une analogie plus expressive encore : de même que l’industrieux a la propriété absolue de son produit, parce qu’il l’a produit ; de même la loi nouvelle, assimilant la possession du sol à celle des produits de l’industrie, fait le détenteur terrien propriétaire, comme si, en labourant la terre, il l’avait produite. On sent combien cette assimilation prête à la critique : aussi la critique n’a-t-elle pas fait défaut.

Ainsi, le possesseur du sol ayant été considéré comme le créateur du sol même, son droit a pris une extension prodigieuse ; ce qu’il ne pouvait ni diviser, ni aliéner, ni détruire, bien qu’il fût libre de le quitter, il peut aujourd’hui le traiter en tout arbitraire, le donner a qui bon lui semble, l’échanger contre de l’argent ou contre un plat de légumes, l’émietter, le bouleverser : tout cela est de son droit.

Par la même raison, le propriétaire peut frustrer ses enfants en transportant a un étranger sa propriété. Il n’en est plus, en effet, de celle-ci comme de la possession, dont l’institution avait eu pour objet la distinction et la conservation des familles. Sous le nouveau régime, l’élément politique n’est plus la famille : c’est l’individu, le propriétaire. De même que le chef de famille a la faculté de jouir et de disposer de la manière la plus absolue des produits de son industrie, il a celle de disposer non moins souverainement de sa propriété et des revenus de sa propriété : la terre et les fruits de son travail lui appartiennent au même titre ; la Déclaration des droits placée en tête de la Constitution de l’an III réunit expressément ces deux espèces dans une seule et même catégorie. L’hérédité, qui dans le premier cas était de droit pour les enfants du propriétaire, n’est plus aujourd’hui qu’une présomption.

Vis-à-vis de l’impôt, la position du propriétaire n’est plus la même que celle du simple possesseur : celui-ci -était tenu à une redevance, signe de sa subordination et de la suzeraineté de l’État ; le propriétaire ne doit rien ; seulement, comme il fait partie d’une association politique, il contribuera de sa fortune aux frais généraux de l’association, frais qu’il aura au préalable consentis.

Enfin, dernière conséquence, la propriété n’implique plus nécessairement, comme la possession, l’égalité. Puisqu’elle comporte division et cession, elle est susceptible d’acquisition et de cumul ; la plus grande inégalité régnera entre les domaines, il y aura des dépossédés en grand nombre, et des propriétaires dont l’avoir foncier suffirait à une nation et pourrait former lin royaume.

On voit que si la propriété est d’une obscure et scabreuse définition, rien de plus clair en revanche que ses caractères : on n’a qu’à prendre en tout l’inverse de la possession.

Il s’agit présentement d’expliquer, de justifier cette constitution étonnante, si éloignée de la modération de nos débuts, et dans laquelle le législateur semble avoir pris à tâche de réunir, sous une réserve inintelligible, tous les genres d’exorbitance. Car, il faut le reconnaÎtre, la propriété, dans son absolutisme, est aussi conséquente, aussi logique, que la possession dans son équité ; et ce n’est point par étourderie, mais bien avec intention, qu’elle s’affirme.

Rien de plus amusant que les divagations des légistes, interprétant ou défendant contre les critiques novateurs la propriété. On s’aperçoit à l’instant qu’ils n’ont pas d’autres raisons à donner pour l’établir que celles qui avaient servi à fonder la possession elle-même ; et l’on peut déjà prévoir que leur insuffisance vient uniquement de ce qu’ils veulent rendre compte d’une conception de la raison collective avec les seules données de la raison individuelle.

Les plus anciens légistes disaient rondement que la propriété avait son principe dans le droit de premier occupant, et rejetaient toute autre hypothèse. D’autres vinrent ensuite, tels que Montesquieu et Bossuet, qui soutinrent que la propriété. tirait son existence de la loi, et qui rejetèrent en conséquence la vieille théorie de la manucapion. De nos jours, l’opinion de Bossuet et de Montesquieu a paru à son tour insuffisante, et il s’est produit deux nouvelles doctrines : l’une qui rapporte le droit de propriété au travail ; c’est la doctrine soutenue par, M. Thiers dans son livre de la Propriété ; l’autre qui, remontant plus haut encore, jugeant même l’idée de M. Thiers compromettante, s’imagine avoir saisi la vraie cause de la propriété dans la personnalité humaine, et la regarde comme la manifestation du moi, l’expression de la liberté. C’est l’opinion, entre autres, de MM. Victor Cousin, le philosophe, et Frédéric Passy, l’économiste. Il est à peine besoin d’ajouter que cette opinion a parti à son tour, soit aux partisans de Bossuet et de Montesquieu, soit a ceux de.M. Thiers, soit aux théoriciens de la vieille roche, aussi vaine que prétentieuse. On demande, en effet, comment, si c’est la volonté, la liberté, la personnalité, le moi, qui font la propriété, tout le monde n’est pas propriétaire ? Les plus sages, tels que M. Laboulaye, se sont abstenus de prendre part au débat. Et la propriété, par le fait même de ses avocats, s’est trouvée plus en danger qu’elle n’avait jamais été.

Il est clair pour tout homme de bon sens, et je crois en avoir pour ma part fourni la démonstration à satiété, que toutes ces théories sont également insuffisantes, et se réduisent à une pétition de principe, affirmant gratuitement, sans nulle preuve, de la propriété absolue et abusive, ce qui est vrai seulement de la possession ou propriété conditionnelle et restreinte ; que le fait d’occupation, par exemple, n’est pas un principe de législation, une raison de droit, et ne crée par lui-même aucune prérogative ; que c’est simplement un acte de prise de possession qui n’implique pas l’exclusion d’autrui, et se limite naturellement à la quantité de terre qu’une famille peut faire valoir ; -que l’autorité du législateur est fort respectable, et qu’il ne peut être ici question de désobéir à la loi, mais qu’il s’agit de justifier la loi même et d’en fournir les considérants ; que, dans le régime de possession, la loi se comprend à merveille, et que son équité, sa prévoyance, sa haute moralité sautent aux yeux, mais qu’ il n’en est plus de même pour le régime de propriété, dont on est encore à se demander les motifs, la fin et les causes ; — que le travail est chose sacrée et que le droit qu’il donne au travailleur sur le produit est absolu, mais ne peut s’étendre, sans autre forme de procès, jusqu’à la terre, que l’homme ne crée pas, mais dont il est lui-même engendré ; que l’idée même d’une rémunération à payer au cultivateur pour la façon donnée par lui au sol ne suffit point encore à légitimer la propriété, puisque toute rémunération est déterminée par la formule économique : service pour service, produit pour produit, valeur pour valeur, et que si dans les mutations il est juste de tenir compte des amendements faits à la terre, il n’en résulte pas une collation de propriété ; enfin, que le moi est bien certainement, avec la terre, l’étoffe dont est faite la propriété, laquelle suppose deux termes, une chose appropriée et un sujet qui se l’approprie, mais que, ce besoin du moi de s’unir au monde extérieur, de s’y élever une forteresse, d’y marquer son empreinte, de se l’incorporer, est satisfait par la possession, qui tient compte de tous les moi, tandis qu’il est déborde par la propriété, tendant au cumul, à l’accaparement, au dévêtissement d’une partie des moi : ce qui implique contradiction. (Voir mes Mémoires sur la Propriété, le Système des Contradictions économiques, etc.)

Ajoutez a cette réfutation inéluctable l’autorité de l’expérience, qui montre la propriété dégénérant partout en effroyables abus ; une partie de la société dépouillée au profit de l’autre ; la servitude rétablie, le travail sans héritage et sans capital, la discorde entre les classes ; les révolutions en permanence ; la liberté perdue, la dépopulation croissant en raison des latifundia ; finalement la société tombant en dissolution par l’universalité de l’absolutisme. L’histoire et l’économie politique sont pleines de lamentations sur les abus de la propriété, sans que personne ait jamais voulu comprendre qu’en fait de propriété l’usage et l’abus sont identiques, et qu’une propriété qui cesserait d’être abusive, ou qui perdrait la faculté de l’être, redeviendrait possession pure et simple ; quelle ne serait plus propriété.

On sent quelle dut être, à certains moments, l’angoisse des propriétaires, en présence d’une critique fulminante, qui, à bon escient, niait leur droit, démontrait, pièces en main et d’une façon péremptoire,. que, d’après toutes les données de la civilisation, les. lumières de la jurisprudence, les doctrines économiques, religieuses, les traditions du droit divin lui-même, à plus forte raison d’après, la théorie du droit moderne, à quelque point de vue et dans quelque hypothèse que l’on se plaçât, la propriété, sauf plus ample information, se réduisait à une usurpation violente, consacrée par une équivoque légale. Remontez aux origines disait-on aux propriétaires, interrogez le pacte social, consultez la pure raison, analysez les conditions du travail et de l’échange : toujours vous devrez reconnaître que votre domaine éminent est un fait d’empiétement, pareil à celui d’un arracheur de bornes, une institution de l’égoïsme, ultra-juridique, antisociale, dont le seul résultat a été de déposséder la multitude au profit d’une caste, et qu’il a plu au législateur de consacrer, nous demandons depuis deux mille cinq cents ans pourquoi ?

Tel est donc le problème auquel jurisconsultes et économistes auraient en vain la prétention d’opposer la question préalable : la propriété, telle que nous l’avons ci-dessus définie, que le Code, l’expose, et que, la société moderne la pratique, est-elle réellement, dans les vues de la civilisation, une inspiration de. cette raison immanente qui dirige les collectivités humaines, et dont les conceptions dépassent la portée naturelle de la raison particulière ; ou bien n’est-ce qu’un fait de subversion, un préjugé fatal, une de ces aberrations de l’opinion qui infectent le corps social, et en préparent la ruine ? Dans le premier cas, rendre raison de l’institution autrement que par des lois de sûreté générale et d’hypocrites clameurs ; dans le second, — la logique et le droit sont impitoyables, — revenir à la possession légitime et procéder à un nouveau partage.

Comme dans une discussion de si haut intérêt ou ne saurait s’entourer de trop de précautions et de lumières, je demanderai la permission, avant de déduire les considérations de droit universel qui selon moi poussent la société à l’institution de propriété, d’examiner si, telle qu’elle nous apparaît déjà, on petit la regarder comme le produit d’une tendance organique, naturelle, nécessaire, par conséquent légitime ; ou s’il n’y faut voir qu’un abus, une exagération de la possession, introduite à la faveur du tumulte révolutionnaire, acceptée ensuite par la raison d’État et érigée en principe par la tolérance, la négligence ou l’ignorance du législateur. C’est un coup d’œil rapide que nous allons jeter sur l’histoire de la propriété.