Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 17

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 391-398).

CHAPITRE XVII.

du terrain.


Nous avons déjà étudié le rôle que jouent la contrée et le sol au point de vue de l’alimentation et de l’entretien d’une armée en campagne. C’est là un côté de la question essentiellement différent de celui que nous allons aborder dans ce chapitre, car il ne s’agira ici, et cela dans le sens de l’expression consacrée en France, que de l’étude du terrain au point de vue spécial de la préparation et de la conduite du combat proprement dit.

C’est évidemment là un sujet qui ressortit tout d’abord à la tactique mais dont l’importance se fait aussi sentir dans la stratégie, car il est manifeste que les conséquences d’un combat sont très différentes selon qu’il se produit en plaine ou en terrain montagneux.

Il va de soi, cependant, que tant que nous n’aurons pas traité séparément de l’attaque et de la défense et fait une étude spéciale de chacune de ces deux formes de l’action militaire, nous devrons laisser de côté les caractères particuliers que, selon le cas, le terrain peut présenter, pour n’étudier la question qu’à un point de vue tout à fait général.

Or toute l’influence que le terrain exerce sur l’action militaire, toutes les propriétés particulières qu’il présente à ce sujet ont leur principe dans les trois grandes propriétés suivantes : le terrain oppose des obstacles au mouvement, il gêne et limite la vue, il contrarie ou annule l’efficacité du feu.

Soumise à cette triple influence l’action militaire doit forcément devenir plus savante, elle doit varier ses moyens, elle doit multiplier ses combinaisons. Ce sont là, en effet, trois grandeurs nouvelles qui s’imposent dans le calcul.

Dans la pratique, à moins qu’il ne s’agisse que de l’action très courte de très petites quantités de troupes sur des espaces de terrain très limités, on ne rencontre pas de plaine présentant une surface absolument plane et parfaitement découverte. Pour peu qu’il s’agisse de masses de troupes tant soit peu considérables et d’une action tant soit peu soutenue, les particularités que présente le terrain s’imposent aussitôt dans la manière de procéder, et dès qu’il est question d’armées entières on ne peut imaginer une unité de temps, la durée d’une bataille par exemple, pendant laquelle le terrain n’exercerait pas son influence.

Cette influence doit donc être considérée comme constante ; mais il va de soi qu’elle est plus ou moins forte selon la nature du pays.

Alors que l’on s’est rendu compte de l’aspect général d’une région et des variétés multiples qui s’y rencontrent, on reconnaît que c’est surtout par les trois caractères principaux suivants qu’une étendue tant soit peu considérable de terrain s’éloigne, dans la réalité, de ce que présente à l’esprit l’idée d’une surface entièrement plane et découverte : 1o par la variété de la configuration même du sol, c’est-à-dire par les élévations et les dépressions qui s’y succèdent ; 2o par les obstacles naturels dont il est parsemé, tels que les forêts, les marais et les lacs ; 3o par les modifications que la culture y apporte. Plus ces trois caractères s’accentuent et plus augmente l’influence du terrain sur l’action militaire, jusqu’à ce qu’enfin elle atteigne toute son intensité, soit en plein pays de montagne, soit dans les contrées presque incultes et couvertes de forêts et de marécages, soit au contraire dans les provinces les plus cultivées. Dans chacun de ces trois cas la guerre devient forcément plus savante et plus compliquée.

Il est certain que toutes les formes de la culture n’exercent pas une égale influence à ce propos ; mais celle de toutes qui y est le plus favorable est celle que l’on rencontre dans les Flandres et dans le Holstein, ainsi que dans toutes les contrées où le sol est entrecoupé de clôtures, de haies, de fossés et de digues, et parsemé d’habitations isolées et de halliers.

C’est donc dans les pays plats et moyennement cultivés que la guerre sera le plus facile à conduire. Mais cela ne doit s’entendre que d’une manière très générale, et en faisant tout à fait abstraction de l’usage que la défense peut faire des obstacles naturels.

Nous venons de voir que de ces trois espèces de terrain, chacun agit différemment et de trois façons différentes.

Dans un pays couvert de forêts l’obstacle à la vue jouera le principal rôle ; dans un pays montagneux ce sera l’obstacle au mouvement ; dans un pays très cultivé ces deux obstacles réuniront leur influence.

Dans une contrée très boisée la majeure partie du sol s’oppose en quelque sorte au mouvement, par la raison qu’indépendamment des difficultés que ce genre de terrain oppose tout d’abord à la marche, la faible portée que peut atteindre la vue ne permet pas de s’aventurer dans une direction quelconque. Mais si cette circonstance complique d’un côté l’action militaire, elle la simplifie de l’autre ; car s’il est difficile dans un pareil milieu de réunir toutes les troupes pour le combat, du moins on n’a pas besoin de les disperser autant que cela devient généralement nécessaire dans les montagnes et dans les pays très coupés. En d’autres termes, dans une contrée très boisée le morcellement est plus inévitable mais moins grand que dans les autres espèces de terrain.

Dans les montagnes l’obstacle au mouvement domine et produit un double effet : 1o on ne peut passer partout ; 2o là où on peut passer on ne le peut faire que plus lentement et au prix de plus grands efforts. Il en résulte que les mouvements perdent beaucoup de leur vitesse et que l’action générale demande beaucoup plus de temps.

Mais il est encore une autre particularité qui distingue ce genre de terrain, c’est que dans les montagnes il est peu de points qui ne soient commandés par un ou plusieurs autres. Nous consacrerons le chapitre suivant au développement de cette question ; mais nous devons faire remarquer dès à présent que c’est là ce qui exige le plus grand morcellement des troupes en pays montagneux, en ce que chaque point n’y a pas uniquement de valeur par lui-même, mais bien encore en raison de l’influence qu’il exerce sur les points voisins.

Nous avons déjà dit autre part que là où se présente un excès de l’une de ces trois constitutions de terrain, l’influence personnelle du général en chef sur le résultat diminue dans la mesure même de l’aptitude particulière que, d’un bout à l’autre de l’échelle hiérarchique, ses subordonnés, et particulièrement les officiers des grades inférieurs et les hommes de troupe, apportent au genre spécial de lutte qu’impose le terrain. Plus les troupes sont disséminées, en effet, et plus les individualités d’ordre subalterne se trouvent abandonnées à elles-mêmes. Il va de soi, naturellement, que plus les subdivisions de troupes qui peuvent rester réunies sont grandes et plus les aptitudes spéciales et variées, la pénétration de vue et l’intelligence du commandement conservent d’autorité ; mais nous devons rappeler ici un axiome que nous avons déjà posé ailleurs, c’est qu’à la guerre la somme des résultats isolés pèse d’un bien plus grand poids sur la décision générale que la forme même dans laquelle ces résultats se produisent. Si par exemple, poussant ces considérations à l’extrême, nous nous représentons une armée développée en une longue ligne de tirailleurs sur laquelle chaque soldat livre son propre combat singulier, le gain de l’action générale dépendra bien plutôt de la somme des victoires individuelles ainsi obtenues que de l’enchaînement général qu’elles présenteront. On ne peut, en effet, apprécier l’efficacité des combinaisons que par les résultats matériels qu’elles produisent. En pareil cas ce sera donc du génie, du courage et de l’habileté de l’individu considéré isolément que tout dépendra, et le talent et la pénétration d’esprit du général en chef ne reprendront d’action décisive que là les armées opposées auront une valeur égale et où les qualités propres à chacune d’elles pèseront également dans la balance.

C’est par cette raison que les milices nationales et les populations armées ou autres troupes de même espèce, dans lesquelles à défaut d’habileté et de valeur militaire proprement dite on rencontre du moins toujours un haut degré d’esprit individuel, acquièrent de la supériorité, en terrain très coupé, par le grand éparpillement de leurs forces. Elles sont incapables, par contre, de se maintenir dans un autre milieu, par la raison qu’elles manquent absolument des qualités et des vertus indispensables à l’action que doivent produire des troupes réunies en masses tant soit peu considérables.

Chaque espèce de troupe a son degré d’aptitude particulière sur l’échelle qui mène insensiblement de l’un de ces extrêmes à l’autre. On conçoit, en effet, que le sentiment patriotique qui anime une armée s’exalte encore par le fait qu’elle défend le sol même de la patrie, et que, par suite, cette armée acquière en pareil cas une aptitude particulière à l’action dispersée.

Moins une armée a de dispositions à cette manière de combattre, plus au contraire ces qualités dominent chez son adversaire, et plus cette armée devra redouter l’action dispersée et chercher à éviter les terrains qui favorisent cette action. Or c’est là un choix dont on dispose rarement dans l’offensive ; aussi arrive-t-il généralement que les armées qui trouvent leur avantage dans l’action réunie des masses mettent en œuvre tous les moyens et toutes les qualités dont elles disposent pour réussir, autant que faire se peut, en employant le mode d’action qui convient le plus à leurs aptitudes, alors même que ce mode d’action ne correspond pas à la nature du terrain sur lequel elles ont à opérer.

Pour arriver à ce résultat, on voit ces armées se soumettre à toutes les conditions défavorables auxquelles les expose l’emploi du système qu’elles préfèrent : approvisionnement difficile, mauvais bivouacs, fréquentes attaques de tous côtés pendant le combat, etc… C’est qu’en effet, pour elles, renoncer entièrement au mode d’action qui a leurs préférences présenterait encore un bien plus grand danger.

Ces deux tendances, l’une à l’action réunie l’autre à l’action dispersée, trouvent leur application selon que la nature des troupes dont on dispose incline vers l’une ou vers l’autre. Cependant quels que soient ses instincts, il est des circonstances décisives dans lesquelles une armée ne peut pas plus lutter sans cesse réunie que combattre toujours dispersée.

L’armée française, en Espagne, fut obligée par exemple de disséminer ses forces, tandis que les Espagnols, qui soulevés en masse défendaient le sol de la patrie, durent réunir une partie des leurs sur de vastes champs de bataille.

C’est donc au rapport qui doit exister entre la nature du terrain et la constitution générale et surtout politique des troupes, qu’il faut accorder le plus d’importance, puis, immédiatement après, à la fixation de la proportion que, selon la constitution topographique de la contrée, il convient d’apporter entre les trois armes.

En pays très boisé l’artillerie est à peu près inutile, car elle peut facilement alors manquer de l’espace indispensable à son emploi, du fourrage nécessaire à ses chevaux et des moyens de circulation qu’exigent ses mouvements. En pays cultivé et surtout en pays montagneux elle reprend une partie de sa valeur. En effet, bien qu’à cause des couverts qu’ils offrent, ces deux espèces de terrain exposent fréquemment le lourd matériel de l’artillerie aux surprises de l’infanterie ennemie et présentent de grands désavantages à l’action d’une arme qui n’a de force que par la puissance de son feu, néanmoins une artillerie nombreuse y trouve généralement des espaces assez étendus pour y pouvoir développer son tir. Or les effets de celui-ci se trouvent considérablement accrus dans les montagnes par la lenteur que la difficulté du terrain impose aux mouvements de l’ennemi.

Il va de soi qu’une cavalerie nombreuse est absolument inutile sur tous les terrains peu praticables, qu’ils soient très accidentés, très boisés ou très cultivés.

Quant à l’infanterie, la grande supériorité qu’elle possède sur les autres armes est incontestable en terrain difficile, et l’on peut par conséquent en augmenter sensiblement la proportion en pareil cas.