Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 16

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 383-390).
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Les forces armées

CHAPITRE XVI.

des lignes de communications.


Les routes qui relient les derrières d’une armée aux points où sont réunis les objets nécessaires à son entretien et à son renouvellement constant sont aussi celles sur lesquelles, dans la généralité des cas, s’effectuent ses mouvements rétrogrades. Ces routes ont donc une double signification et constituent à la fois les lignes de communications et les lignes de retraite de l’armée.

Nous avons dit, dans le chapitre précédent, que bien que par suite du mode d’alimentation actuellement en usage elle tire la majeure partie de ses vivres journaliers du pays qu’elle occupe, une armée doit néanmoins toujours être considérée comme formant un tout avec sa base d’opérations. Les lignes de communications font partie de ce tout ; elles en relient les deux portions principales, et constituent par conséquent les artères vitales de l’armée. Les transports de fournitures de toutes sortes, les convois de munitions, les détachements qui rejoignent ou qui s’en retournent, les ordonnances et les estafettes, le service des postes, celui des hôpitaux, celui de l’administration, les dépôts et les réserves de munitions parcourent incessamment ces artères, et la valeur de tous ces éléments divers est d’une importance capitale pour l’armée.

Les lignes de communications ne doivent donc jamais cesser complètement de fonctionner, ni dépasser une certaine étendue ou présenter de trop grandes difficultés sur leur parcours. La dépense de temps et de force étant toujours, en effet, en raison de la longueur des communications et des obstacles qu’elles rencontrent, l’armée ressentirait aussitôt le contre-coup de cette augmentation de déperdition.

Dans leur seconde signification, c’est-à-dire en tant que lignes de retraite, ces routes constituent dans le sens propre du mot les derrières stratégiques de l’armée.

Mais qu’on les considère comme lignes de retraite ou comme lignes de communications, leur valeur dépend tout à la fois de leur étendue, de leur nombre, de leur direction générale aussi bien que de la direction particulière qu’elles prennent dans le voisinage de l’armée, des conditions qu’elles présentent à la locomotion, de l’action que les habitants selon qu’ils sont bien ou mal disposés peuvent exercer sur elles, et enfin de la manière dont, sur leur parcours, elles sont abritées par les forteresses voisines et par les obstacles du terrain.

D’ailleurs, des nombreuses routes qui relient parfois les derrières d’une armée aux sources d’où elle tire ses forces de renouvellement et sa vie, toutes n’appartiennent pas, par ce seul fait, au système même de ses communications. Certaines de ces routes peuvent, il est vrai, à l’occasion et selon les circonstances, devenir de puissants auxiliaires de ce système, mais en somme l’armée n’est en droit de considérer comme ses lignes de communications proprement dites que celles d’entre elles sur lesquelles elle a pris des dispositions spéciales ad hoc et réparti ses étapes et leurs commandants, ses garnisons, sa gendarmerie, ses dépôts, ses hôpitaux et ses bureaux de poste. Aussi se présente-t-il ici, selon que l’armée se trouve sur le sol national ou en pays ennemi, une différence qui modifie si profondément l’essence du système des communications et les résultats qu’il amène, que nous nous garderons bien de la laisser passer inaperçue comme cela arrive généralement dans l’étude de la question.

Il va de soi que dans l’un comme dans l’autre cas une armée prendra tout d’abord les dispositions nécessaires à l’établissement de ses communications. Mais être sur le sol national c’est être chez soi, c’est n’avoir jamais affaire qu’à ses compatriotes et aux agents de son propre gouvernement, c’est être sûr, par conséquent, de rencontrer partout sympathie et bon vouloir. Dans de telles conditions, si la nécessité l’exige, si par exemple un mouvement tournant de l’ennemi contraint l’armée à exécuter un changement de front, elle ne se trouvera pas forcément limitée au système de communications adopté par elle dans le principe, et pour peu qu’il existe d’autres routes, celles-ci pourront toujours servir de base à un nouveau système, alors même qu’elles présenteraient des conditions moins favorables que les premières et répondraient moins bien à la situation et aux besoins de l’armée.

Quand elle opère en pays ennemi au contraire, tout autre est la situation d’une armée et le résultat auquel elle peut prétendre à ce sujet. Elle ne peut que successivement et au courant de sa marche en avant prendre les dispositions dont l’ensemble constitue le système de ses communications, car le maintien de ces dispositions se trouve alors appuyé et assuré par la présence même de l’armée et par le respect ou l’effroi que cette présence inspire. Les habitants sont ainsi portés à considérer ces mesures comme la conséquence d’une nécessité inévitable, absolue, à laquelle ils ne peuvent se soustraire, et ils en arrivent même à les regarder comme une sorte d’atténuation des maux que la guerre entraîne fatalement à sa suite. Derrière l’armée de petites garnisons volantes, mais fréquemment renouvelées, entretiennent et maintiennent cet état de choses. C’est ainsi, et ainsi seulement qu’il convient généralement d’agir en pays ennemi, tandis que si, prenant un autre système, on s’avisait d’envoyer ses commandants d’étapes, ses gendarmes, ses agents des postes et tous les autres éléments du service administratif sur une route éloignée par laquelle l’armée ne se serait pas avancée, la première et unique pensée des habitants serait de se soustraire à une charge et à des obligations si peu virtuellement appuyées, et sauf le cas exceptionnel où frappées de crainte par les défaites les plus écrasantes ou par les plus grandes catastrophes, les populations n’oseraient manifester aucune résistance, les agents de l’armée se heurteraient aux sentiments les plus hostiles, ou même se verraient repoussés à main armée. Il faut donc, lorsqu’en pays ennemi on regarde comme nécessaire de changer le système de ses lignes de communications, prendre au préalable possession effective des nouvelles routes sur lesquelles on les veut transporter.

Or l’on ne peut atteindre ce résultat qu’en y consacrant des garnisons et des détachements de beaucoup supérieurs à ceux que l’on emploie généralement à cet objet, lorsqu’il ne s’agit que de lignes de communications à établir sur les routes mêmes par lesquelles on s’est tout d’abord avancé dans le pays. Dans l’un comme dans l’autre cas, le danger consiste dans un soulèvement des habitants contre les garnisons, mais dans le second la tentation en est bien plus grande. Bref, l’armée qui s’avance en pays ennemi n’a d’autre moyen que la force pour imposer l’obéissance. Elle doit donc, de toute nécessité, installer ses agents par l’autorité même de ses armes, ce qui présente sans cesse de nouvelles difficultés, exige des sacrifices et du temps, et ne peut se produire que sur un espace relativement restreint. En un mot, une armée envahissante est bien moins en situation qu’une armée qui opère en pays national de passer d’une base d’opérations à une autre par le changement du système de ses lignes de communications ; d’où résulte en principe, pour cette armée, une moins grande liberté de mouvement, et par conséquent un plus grand danger d’être tournée.

D’ailleurs, et même au début d’une guerre, le choix et l’organisation des lignes de communications sont soumis à quantité de conditions restrictives. Ce sont généralement les grandes routes qui conviennent le mieux dans l’espèce, et parmi elles il faut encore préférer celles qui méritent le plus cette appellation, c’est-à-dire celles qui traversent les villes les plus riches et les plus populeuses, ou qui sont protégées par le plus grand nombre de places fortes. Les fleuves, les cours d’eau navigables et les ponts, ces derniers en tant que moyens de passage, jouent aussi un grand rôle dans la question. Il résulte de là que l’assaillant ne jouit que d’une façon très limitée de la faculté de choisir la situation de ses lignes de communications, et par conséquent la direction de son attaque, et qu’en somme la fixation de cette situation reste toujours liée aux conditions géographiques que présente le pays à envahir.

C’est de l’ensemble de toutes les conditions que nous venons d’énumérer que résulte la force ou la faiblesse des relations d’une armée avec sa base d’opérations, et c’est en comparant à ce point de vue les situations respectives des deux armées opposées, que l’on arrive à reconnaître celle qui est le mieux en état de tourner l’autre, c’est-à-dire de lui couper les communications ou même la retraite. En effet, à égalité de forces physiques et morales, on ne peut virtuellement arriver à ce résultat que si l’on dispose de lignes de communications plus fortes que celles de l’ennemi, sans quoi il suffit à l’adversaire menacé d’agir de réciprocité en dessinant la même menace, pour se mettre aussitôt à l’abri.

En raison de la double signification qu’ont ces lignes, on peut, en les tournant, se proposer deux buts essentiellement différents. On peut avoir en vue de couper virtuellement la retraite à l’ennemi, ou chercher au contraire à le forcer à rétrograder en interrompant ou en troublant ses communications, et en l’exposant ainsi à périr de misère par la privation de ses moyens d’alimentation.

S’il ne s’agit que du second de ces buts, il convient de se rendre compte qu’en raison de ce que maintenant les armées se procurent sur place la plus grande partie des objets nécessaires à leur subsistance, une interruption momentanée des communications ne saurait produire un résultat vraiment sensible, et qu’il faut par conséquent que cette interruption soit de longue durée, afin de compenser, par la répétition constante des pertes que l’on cause à l’ennemi, le peu d’importance que ces pertes ont chacune individuellement. Autrefois, quand pour subvenir au système artificiel d’approvisionnement alors en vigueur, des milliers de fourgons de vivres parcouraient incessamment les lignes de communications des armées, une action de flanc isolée pouvait avoir des résultats décisifs, mais aujourd’hui, alors même qu’elle réussirait parfaitement, une pareille opération ne produirait tout au plus que la capture d’un convoi, ce qui ne causerait à l’ennemi qu’un affaiblissement partiel et ne l’obligerait jamais à la retraite.

Les entreprises sur les communications de l’ennemi, qui autrefois déjà étaient bien plutôt de mode scolastique qu’elles ne trouvaient d’application réelle à la guerre, paraissent donc être de nos jours moins logiques que jamais, et l’on peut dire qu’aujourd’hui on n’a réellement à craindre pour ses lignes de communications qu’au cas où, dans des circonstances essentiellement défavorables, ces lignes sont très longues, et surtout alors qu’elles traversent des provinces dont la population insurgée est sans cesse et partout prête à combattre.

Quant à la menace d’être coupé de sa ligne de retraite par une action de flanc de l’ennemi, il ne faut pas trop s’exagérer le danger que présentent des voies de retraite trop étroites et qui paraissent exposées, car l’expérience des dernières guerres fait clairement ressortir qu’il est plus difficile de tourner de bonnes troupes bien et prudemment commandées, que de les percer.

On ne dispose généralement que de moyens extrêmement restreints de raccourcir et de couvrir des ligues de communications trop longues. Ces moyens, qui ne font d’ailleurs que diminuer le mal sans qu’il soit possible d’y remédier entièrement, consistent :

1o  À s’emparer d’un certain nombre de places fortes dans le voisinage ou sur les routes en arrière de la position que l’on occupe ;

2o  Dans le cas où ces places fortes n’existent pas, à fortifier des positions judicieusement choisies ;

3o  À traiter les populations avec ménagement tout en les faisant surveiller par une police parfaite ;

4o  À exercer une discipline sévère sur les routes, et à les entretenir dans le plus parfait état de défense et de circulation.

Ce que nous avons dit, au sujet de l’alimentation des troupes, des chemins que les armées prennent de préférence, s’applique particulièrement aussi aux lignes de communications. Les plus grandes routes, celles surtout qui traversent les cités les plus riches et les pays les mieux cultivés, constituent les meilleures lignes de communications.

Ces routes doivent être préférées, alors même qu’elles obligent à des détours considérables, et, dans la plupart des cas, elles fournissent les données nécessaires à la fixation précise de remplacement qui convient le mieux à la formation de l’armée.