Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 7

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 135-144).

CHAPITRE VII.

du moment décisif dans le combat.


Bien qu’il se présente dans le combat des moments qui exercent une extrême influence sur son issue, la décision n’en est jamais instantanée, et la défaite ne s’y accuse que graduellement. Cependant, et bien qu’il n’y ait pas de moment absolument décisif en soi dans le combat, il arrive toujours un instant où, quelque durée que puisse encore avoir la lutte, l’issue n’en saurait désormais être changée. Il est fort important, dans l’insuccès, de savoir reconnaître cet instant, car, dès lors, tout nouvel effort est vain, le combat est décidé, et toute troupe de renfort engagée pour le rétablir est inutilement sacrifiée.

Dans maintes circonstances on a ainsi cherché, au moyen de forces fraîches, à retourner une décision déjà irrévocable ; dans maintes autres, au contraire, on a négligé de continuer la lutte alors qu’on le pouvait encore très opportunément faire.

La journée du 14 octobre 1806 fournit deux exemples frappants à ce propos.

À Iéna le prince de Hohenlohe ayant accepté la bataille malgré l’infériorité numérique des troupes dont il disposait, les 60 000 ou 70 000 hommes de Bonaparte battirent si complètement les 35 000 combattants qui leur furent tout d’abord opposés, que lorsque le général Ruchel tenta de rétablir le combat avec ses quelques 12 000 hommes, ceux-ci furent pareillement anéantis en un clin d’œil.

Le même jour la lutte s’engageait à Auerstædt entre 25 000 Prussiens et 28 000 Français, ces derniers commandés par Davout. À midi la bataille tournait en faveur des Français qui manquaient absolument de cavalerie, et bien qu’aucun désordre, aucune désunion ne se fussent produits dans les troupes prussiennes, bien que leurs pertes ne fussent pas sensiblement supérieures à celles de leurs adversaires, on négligea de porter en ligne les 18 000 hommes de troupes fraîches du général Kalkreuth, et de rétablir ainsi une bataille qu’il eût été presque impossible de ne pas gagner dans ces conditions.

Un combat est l’ensemble d’une série d’engagements partiels concomitants ou successifs, dont chacun concourt à la décision générale par le résultat individuel qu’il produit. Cette décision n’est pas nécessairement toujours une victoire dans le sens propre de l’acception que nous avons assignée à celle-ci au chapitre VI de ce livre. Il arrive fréquemment, en effet, que la situation ne comporte pas un résultat si complet, soit que l’adversaire renonce trop promptement au combat, soit que, ainsi que cela se présente le plus souvent alors même que la résistance a été opiniâtre, on ne puisse réaliser toutes les conditions qui constituent une véritable victoire.

Quel est donc l’instant précis où la décision s’accuse de façon à ne pouvoir plus désormais être changée, ou, en d’autres termes, l’instant à partir duquel l’arrivée en ligne de forces nouvelles est hors d’état de rétablir un combat désavantageux, alors bien que, si ces forces fussent arrivées plus tôt, elles eussent suffit à intervertir l’ordre des choses ?

Il va de soi qu’il ne saurait être question ici des combats qui n’ont lieu que pour la forme, c’est-à-dire en vue d’amener l’ennemi à dévoiler ses forces ou ses intentions, ou pour lui donner le change. Il est clair, en effet, que dans ces combats on ne recherche aucune décision.

À la demande précédente nous répondons comme suit :

1o  Lorsque la possession d’un objet mobile constitue le but du combat, la décision est irrévocable dès que cet objet tombe au pouvoir de l’agresseur.

2o  Quand l’attaque vise la conquête d’un point de territoire qui se prête à une forte défensive, la perte de ce point par le défenseur décide pareillement du sort du combat. Au contraire, si le point est facilement accessible il n’y a pas grand inconvénient à le perdre, par la raison qu’on le pourra reprendre sans grande difficulté.

3o  Dans toutes les autres circonstances, et surtout quand l’anéantissement des forces armées est le but capital du combat, la décision est irrévocable dès que celui des deux adversaires qui a le dessus sort de l’état de crise, de gêne et de désunion, conséquence à peu près inévitable de l’action de la lutte. Or c’est précisément là le moment, ainsi que nous l’avons démontré au chapitre XII du livre de la stratégie, où l’emploi successif de ses forces cesse d’être avantageux pour le vainqueur, et auquel, par suite, nous avons assigné le point de départ de l’action stratégique dans l’évolution du combat.

Un combat dans lequel les forces de celui des deux adversaires qui progresse ont déjà repris possession d’elles-mêmes ou, mieux encore, ne sont que peu ou point sorties de leur état d’ordre et d’union, doit donc être considéré comme d’autant plus irrévocablement perdu par l’autre, que l’état de désorganisation des forces de celui-ci est plus prononcé. On comprend bien, en effet, que moins nous aurons dû engager de forces dans le combat, plus nous aurons pu en conserver en réserve simples spectatrices de la lutte, et moins l’adversaire sera en mesure, par la mise en ligne de troupes fraîches, de nous arracher des mains la victoire. C’est ainsi que le général en chef et l’armée qui réussissent à régler et à conduire le combat avec la plus grande économie possible de leurs forces, et à se conserver par là l’appui matériel et moral de puissantes réserves, suivent la voie la plus sûre vers la victoire. Il faut reconnaître que ce sont les Français qui, dans les derniers temps et particulièrement sous la direction de Bonaparte, ont montré le plus de supériorité dans ce sens.

Il en est exactement de même du moment où l’état de crise cesse pour le vainqueur, et celui-ci retrouve d’autant plus vite l’ordre et l’union, qu’ayant pu conserver beaucoup de ses forces en réserve, celles qu’il a engagées dans le combat sont moins nombreuses. Une grand’-garde de cavalerie après avoir vigoureusement pourchassé l’ennemi, reprend sa première ordonnance en quelques minutes ; le ralliement d’un régiment de cavalerie, après la charge, est déjà moins rapide ; la crise est plus longue dans le rassemblement d’une troupe d’infanterie déployée dans plusieurs directions en tirailleurs, et plus longue encore quand il s’agit de réunir une division composée de toutes armes, dont les subdivisions portées de ci et de là, ont à peu près marché au hasard et ne savent plus où se rencontrer les unes les autres. Plus le nombre des troupes qu’il a engagées dans l’action est considérable en un mot, et plus s’éloigne pour le vainqueur l’instant précis où il devient définitivement maître de la situation par le recouvrement de ses instruments de combat remis en ordre.

Ce moment se trouve nécessairement retardé lorsque la nuit surprend le vainqueur pendant l’état de crise, et plus encore lorsque la contrée est couverte et coupée. Il est à remarquer cependant, à ce propos, que la nuit garantit, par contre, à peu près sûrement le vainqueur de tout retour offensif de la part du vaincu. Il est extrêmement rare, en effet, qu’en pareille occurrence une attaque de nuit produise un bon résultat, ainsi que le prouve d’une façon frappante la non-réussite de celle que Marmont tenta contre York le 10 mars 1814 à la bataille de Laon.

Pendant qu’il se trouve encore dans l’état de crise, une contrée couverte et coupée protège également le vainqueur contre un retour offensif de l’ennemi. Ce sont donc là, en somme, deux circonstances qui ne sauraient en rien faciliter le renouvellement et le rétablissement d’un combat.

Jusqu’ici nous avons considéré l’immixtion dans le combat des troupes de renfort qui se portent au secours de celui des deux adversaires en voie d’être défait, comme se produisant directement, c’est-à-dire par les derrières de la ligne de bataille. C’est le cas habituel, et, ainsi reçues, les troupes de renfort ne constituent qu’une augmentation matérielle des forces, tandis que dirigées dans le flanc ou sur les derrières de l’ennemi, leur apparition produit parfois les effets moraux les plus puissants. Il faut cependant que les circonstances se prêtent à cette manière de procéder, car dans le cas contraire l’action du secours n’en est que de beaucoup affaiblie. Ici comme partout, c’est donc uniquement encore des conditions dans lesquelles le combat se poursuit qu’il faut prendre conseil. Nous nous bornerons cependant à faire les deux remarques suivantes qui ont de l’importance à ce sujet.

La première est que, dans la généralité des cas, les attaques de flanc et de dos exercent une influence moins favorable sur la décision elle-même, que sur les résultats qu’elle produit. Or dans les dispositions à prendre pour rétablir un combat qui tourne mal, il ne s’agit guère du plus ou moins de grandeur du résultat à obtenir, mais bien de ressaisir la victoire prête à nous échapper. Il est donc à supposer qu’en semblable occurrence nous tirerons plus de profit d’une troupe de secours qui se joindra directement à nous, que de son action isolée dans le flanc ou dans le dos de l’ennemi.

La seconde remarque préconise au contraire le procédé que la première semble condamner, et s’appuie sur l’effet moral que ne manque presque jamais de produire la surprise d’une attaque exécutée par une troupe de secours, en vue de rétablir le combat.

Il est certain que l’action d’une surprise est toujours puissamment rehaussée quand l’attaque se produit de revers, et que le vainqueur qui eût peut-être facilement pu y faire face au début du combat alors qu’il avait toutes ses forces dans la main et en bon ordre, est bien moins en mesure de la prévenir et d’y résister lorsqu’il se trouve en plein état de crise. En pareil cas, si l’attaque est conduite avec une grande hardiesse, les forces morales prenant le dessus, les effets produits échappent à tout calcul.

On voit donc que pour rester en situation de décider, dans un cas douteux, si le combat peut ou non être rétabli, il faut avoir l’œil ouvert sur tous ces objets, et sans cesse se rendre compte de la manière dont les troupes de renfort sur l’arrivée desquelles on est en droit de compter, devront concourir à l’action. En effet, si au moment de l’apparition de celles-ci il est encore possible de reprendre le dessus, les efforts nouveaux feront corps avec les anciens, et les uns et les autres ne formeront qu’un résultat total unique, d’où disparaîtra complètement le désavantage tout d’abord éprouvé. Si le combat peut déjà être considéré comme décidé au contraire, l’entrée en action des forces de secours ne constituera plus désormais qu’un combat absolument nouveau, dont le résultat restera entièrement distinct de celui du premier. Or dans cette dernière hypothèse, et à moins qu’à lui seul le renfort ne soit assez considérable pour pouvoir tenir tête à l’ennemi, on ne sera guère en droit de compter sur le succès dans un nouveau combat, et ce succès d’ailleurs, alors même qu’on l’obtiendrait, atténuerait tout au plus, sans jamais les pouvoir faire disparaître, les conséquences de la première défaite.

À la bataille de Kunersdorf, Frédéric le Grand enleva d’un premier élan l’aile gauche de la position occupée par les Russes, et du coup 70 canons restèrent entre ses mains. Or à la fin de la bataille ces deux avantages étaient perdus, et ce succès partiel disparaissait dans l’insuccès général de la journée. S’il eut été possible de s’en tenir à ce premier acte et de reporter la seconde partie de la bataille au lendemain, alors même que le Roi eût été battu, les avantages du début fussent du moins restés à son actif.

Mais, par contre, lorsque avant que le sort en soit irrévocablement fixé on rétablit et retourne un combat désavantageux, on fait disparaître du calcul le premier insuccès, et celui-ci devient, parfois même, la cause d’une victoire plus grande. En effet, si l’on se représente bien la progression tactique du combat, on se rend facilement compte que les résultats des engagements partiels ne sont que des résultats provisoires que le résultat général peut non seulement intervertir, mais complètement annuler. Plus nous aurons perdu de nos forces, et plus l’ennemi aura nécessairement aussi sacrifié des siennes, plus, par suite, l’instant critique inséparable des premiers moments de la victoire se prolongera pour lui, et plus par conséquent l’immixtion de nos troupes fraîches dans l’action produira d’effet. Que dans ces conditions le combat change de face et se tourne en notre faveur, que nous reprenions le terrain perdu et les trophées enlevés, toutes les forces sacrifiées par l’ennemi dans la première phase de la lutte lui manqueront maintenant contre notre retour offensif, et notre première défaite deviendra ainsi pour nous le marche-pied d’un triomphe plus grand.

On voit donc que lorsqu’un engagement est de quelque importance, fût-on même assez supérieur en nombre pour pouvoir espérer qu’après avoir abandonné la partie on transformera la victoire de l’ennemi en une défaite plus grande dans un second combat, il vaut toujours mieux pousser le premier jusqu’au bout et le rétablir, que d’en livrer un nouveau de toutes pièces.

En 1760 le feld-maréchal Daun fit tous ses efforts pour arriver au secours de Laudon pendant la bataille même de Liegnitz, mais n’y ayant pas réussi, il n’attaqua pas le Roi de Prusse le jour suivant, bien qu’il eût assez de forces pour le pouvoir faire.

C’est par ces raisons que toutes les fois qu’ils ne sont pas indispensables et qu’on le peut faire, il faut éviter les sanglants combats d’avant-gardes qui ont habituellement lieu avant les batailles.

Nous avons enfin une dernière conséquence à tirer des observations précédentes.

Lorsqu’un combat est définitivement perdu, on ne doit prendre la résolution d’en engager un second qu’alors que les circonstances adjuvantes s’y prêtent. Il est cependant un cas qui fait exception à la règle, c’est celui où, du haut en bas de l’échelle hiérarchique, il se produit un besoin de vengeance et de représailles aussi spontané qu’instinctif dans les troupes qui viennent d’essuyer un insuccès. Si les circonstances le permettent, on ne doit pas négliger de tirer parti de ce sentiment moral, car il décuple la force intrinsèque des troupes qui en sont animées. Il ne faut pas cependant que la portion battue constitue une partie trop considérable du gros de l’armée, car alors ce noble élan serait bientôt paralysé par la vraisemblance de l’impossibilité matérielle de la réussite.

Dans les combats d’importance secondaire on voit fréquemment se produire ces sortes de revanches, tandis que dans les grandes batailles les résultats à atteindre sont si considérables, qu’on y lutte jusqu’à la plus extrême limite des forces, en y consacrant sans désemparer la plus grande somme possible de ressources et d’efforts.

C’est incontestablement sous l’incitation d’un sentiment de cette nature, que le 14 février 1814, l’illustre Blücher se porta sur le champ de bataille de Montmirail avec le 3e de ses corps, alors que les deux premiers y avaient été battus trois jours avant. Il espérait se venger sur Marmont, tandis que, s’il eût prévu qu’il allait se heurter à Bonaparte même, cette considération l’eût sans doute engagé à différer sa vengeance.

De la durée des combats et de l’instant de leur décision dépendent les distances auxquelles on doit placer les unes des autres les masses de troupes appelées à combattre en commun. Lorsque ces dispositions ne visent qu’un seul et même combat, elles sont du ressort de la tactique. En pareil cas, en effet, la formation est assez rassemblée pour ne constituer stratégiquement qu’un point. Par contre, et c’est ce qui se présente fréquemment à la guerre, aussitôt que l’on est obligé, tout en conservant la possibilité de les faire combattre de concert, d’espacer suffisamment les diverses masses de troupes pour que chacune d’elles soit en situation de combattre isolément, les dispositions ressortissent à la stratégie.

C’est ainsi, par exemple, que les marches sur plusieurs colonnes et en masses séparées, les formations des avant-gardes et des corps de flanc, les emplacements à donner aux réserves chargées de la protection de plusieurs points stratégiques, et les concentrations des corps disséminés dans des cantonnements étendus sont du nombre des dispositions stratégiques.

Ces dispositions se représentent sans cesse à la guerre, et forment ainsi, en quelque sorte, la monnaie courante de l’économie stratégique, tandis que, bien moins fréquentes, les batailles générales et toutes les dispositions qui s’y rattachent en constituent les pièces d’or et d’argent.