Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 9

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 187-229).
Le plan de guerre

CHAPITRE IX.

plan de guerre quand le but est de renverser l’ennemi.


Après avoir exposé en détail le caractère de chacun des trois objectifs que la guerre peut avoir, nous allons examiner l’influence particulière que chacun d’eux exerce sur les dispositions à prendre et sur la direction à suivre.

D’après ce que nous avons dit jusqu’ici, deux principes fondamentaux embrassent le plan de guerre dans son entier et dominent tout le reste.

Il faut réduire à un seul, ou du moins au plus petit nombre possible, les centres de gravité de la puissance de l’ennemi ainsi que le nombre des opérations décisives à exécuter contre ces centres. Il faut, en outre, ne donner aux opérations secondaires que strictement l’importance qu’elles comportent.

Le premier principe est donc de maintenir les forces dans le plus grand état de concentration, et le second, d’agir avec la plus grande promptitude et, par conséquent, d’éviter tout temps d’arrêt et tout détour non justifié.

La réduction de la puissance de l’adversaire en un seul centre dépend de son unité politique et de la situation du théâtre de guerre sur lequel ses armées apparaissent.

Facile quand il s’agit des forces d’un seul et même souverain, la chose ne l’est guère moins quand, de deux armées de nations différentes, l’une ne prend part à la guerre que comme alliée, c’est-à-dire sans intérêt particulier. Dans le cas, au contraire, où deux nations coalisées concourent au même but, il faut encore tenir compte du degré de l’union qui existe entre elles.

Quand les forces de l’adversaire sont concentrées sur un seul et même théâtre de guerre et en une seule armée, nous n’avons pas à nous occuper d’autre chose. Lorsque, réparties sur le même théâtre de guerre mais appartenant à des nationalités différentes, elles forment des armées séparées, l’unité cesse d’être absolue quoique la connexion soit encore assez grande entre elles pour que l’action décisive de l’une puisse entraîner toutes les autres. Les armées se trouvent-elles sur des théâtres de guerre voisins qu’aucune grande barrière n’isole l’un de l’autre, chacune d’elles exerce encore une influence décisive sur l’autre. Mais, dès que les théâtres de guerre sont très éloignés et que des espaces neutres les séparent, l’influence devient on ne peut plus douteuse, et par conséquent invraisemblable. Enfin, lorsque les armées de l’adversaire se trouvent formées sur des points si différents de l’État attaqué qu’on ne peut agir contre elles qu’en suivant des lignes excentriques, il faut désormais renoncer à rester concentré.

Si la Russie et la France déclaraient ensemble la guerre à la Prusse, ce serait absolument, pour cette dernière puissance en raison des directions différentes qu’elle devrait donner à ses forces, comme si elle avait deux guerres distinctes à soutenir. L’unité entre les deux alliés ne se manifesterait, en tout cas, que pendant les négociations.

Dans la guerre de Sept ans, au contraire, on ne pouvait considérer les forces autrichiennes et saxonnes que comme formant une seule et même armée, car, ce que les unes éprouvaient, les autres le devaient forcément ressentir ; d’abord parce que les deux théâtres de guerre se trouvaient sur la même direction par rapport à Frédéric le Grand, puis, parce qu’à cette époque la Saxe n’avait encore aucune indépendance politique.

Si nombreux que fussent les adversaires contre lesquels Bonaparte eût à lutter en 1813, ils se trouvaient du moins à peu près tous sur la même direction par rapport à lui, et les théâtres de guerre de leurs armées se tenaient en rapports et en corrélation si intimes que, s’il fût parvenu à se concentrer fortement sur un point quelconque et à battre le gros de leurs forces, il eut, par cela seul, décidé du sort de tous. Si les Français, par exemple, avaient écrasé l’armée principale de Bohême et s’étaient portés sur Vienne par Prague, Blücher aurait forcément dû abandonner la Saxe parce qu’on l’aurait aussitôt rappelé en Bohême, et l’on peut être certain que, de son côté, le prince royal de Suède se serait empressé d’évacuer les Marches.

Pour l’Autriche, au contraire, lorsqu’elle aura à faire face à la France à la fois sur le Rhin et en Italie, il lui sera toujours difficile de décider du sort des deux théâtres de guerre par une grande victoire remportée sur l’un des deux, par la raison que les montagnes de la Suisse les séparent et les rendent indépendants, et que les routes qui y conduisent suivent des directions divergentes. Dès le principe, d’ailleurs, la France a la supériorité à ce propos, car, de l’un comme de l’autre des deux théâtres de guerre, elle peut à la fois diriger concentriquement ses forces sur Vienne, capitale et centre de la puissance de l’Autriche. Il faut reconnaître, en outre, qu’un coup frappé en Italie exercera plus d’influence sur le théâtre de guerre du Rhin qu’un coup frappé sur le Rhin n’en exercera sur le théâtre de guerre d’Italie, par la raison que, partant d’Italie, l’attaque porte plus directement sur le centre, et que, venant du Rhin, elle se dirige plus sur l’aile de la monarchie autrichienne.

De tout cela résulte que la concentration et la dissémination des forces de l’adversaire passent, l’une et l’autre, par une quantité de degrés, et que, dans chaque cas particulier, il convient par conséquent de se rendre compte de l’influence que les événements de l’un des théâtres de guerre exerceront sur l’autre, influence qui peut seule permettre de juger dans quelle mesure il sera possible de réduire en un seul les divers centres de puissance de l’ennemi.

On ne doit déroger au principe de diriger la totalité des forces contre le centre de puissance de l’adversaire que pour en consacrer une partie à l’exécution d’entreprises secondaires promettant des résultats extraordinaires ; encore faut-il, en pareil cas, disposer d’une supériorité numérique assez considérable pour n’avoir pas à craindre de compromettre ainsi l’action dirigée contre le point décisif.

En 1814, lorsqu’on porta les 30 000 hommes du corps du général Bülow sur la Hollande, on pouvait non seulement prévoir qu’on neutraliserait par là un nombre égal de troupes françaises, mais encore que l’on permettrait aux Hollandais et aux Anglais de prendre part à la lutte avec des forces qui sans cela seraient restées inactives.

Dans l’élaboration du plan de guerre, il faut donc tout d’abord chercher à reconnaître quels sont les centres de gravité de la puissance de l’ennemi et les réduire autant que possible à un seul. Il faut ensuite s’efforcer de réunir, en vue d’une action décisive contre ce centre de gravité unique, toutes les forces qui y peuvent être employées.

Les motifs suivants peuvent seuls justifier ici le partage des forces et leur action séparée :


1o L’éloignement des points de première formation des forces des divers États coalisés pour l’attaque, et, par conséquent, la situation géographique de ces États.


Lorsque la concentration entraînerait des temps d’arrêt pour les uns, des détours pour les autres et de la perte de temps pour tous, si l’on n’a pas à craindre de s’exposer à de trop grands dangers en portant en avant les forces suivant des directions séparées, il le faut faire, car en agissant autrement on contreviendrait au second des deux principes fondamentaux que nous avons posés au début. Dès que l’on peut espérer surprendre l’ennemi par l’inattendu ou par la rapidité de l’offensive, il faut tout particulièrement tenir compte de cette manière de procéder à la première attaque.

La chose devient plus importante encore quand, au lieu d’être placés les uns derrière les autres sur la direction de l’État à attaquer, les États coalisés se trouvent les uns à côté des autres et lui font face. Si la Prusse et l’Autriche, par exemple, se coalisaient contre la France, réunir leurs armées avant de se porter à l’attaque serait perdre du temps et des forces et prendre les dispositions les plus fausses. La direction naturelle de ces deux puissances vers le cœur de la France part, en effet, du Rhin inférieur pour la Prusse, et du Rhin supérieur pour l’Autriche. La concentration des forces exigerait donc ici des sacrifices dont on chercherait vainement à s’expliquer la nécessité.


2o Une invasion effectuée par plusieurs points à la fois peut produire des résultats plus considérables.


Il va de soi que nous n’entendons parler ici que de marches isolément exécutées contre un seul et même centre de gravité de la puissance de l’ennemi et, par conséquent, de marches convergentes. Les marches suivant des lignes parallèles ou divergentes rentrent dans la catégorie des opérations secondaires dont nous avons déjà parlé. Or, dans la stratégie comme dans la tactique, les attaques convergentes sont celles qui conduisent aux résultats les plus considérables, en ce que, lorsqu’elles réussissent, l’adversaire n’est pas seulement battu mais toujours plus ou moins coupé et dispersé ; mais, par contre, elles sont aussi les plus risquées, en raison du morcellement des forces et des grands espaces qui les séparent. Il en est ici comme dans l’attaque et la défense, la forme la plus faible a pour elle les plus grands résultats.

Il faut donc que l’attaquant se sente assez fort pour oser aspirer à un résultat aussi considérable.

C’est de Saxe et de Silésie, et par conséquent avec des forces divisées, que Frédéric le Grand envahit la Bohême en 1757. Il obéissait à deux raisons supérieures en procédant ainsi. D’abord ses troupes avaient été réparties dans cet ordre pendant l’hiver, de sorte qu’en les concentrant sur un point il eût enlevé tout caractère de surprise à l’opération, puis, par cette marche convergente, il menaçait à la fois les côtés et les derrières de chacun des deux théâtres de guerre des Autrichiens. Il s’exposait, par contre, au danger de voir écraser l’une de ses armées par des forces supérieures. Si les Autrichiens, cependant, ne se rendant pas compte de la situation, négligeaient de recourir à ce moyen, il ne leur restait plus qu’à accepter la bataille sur le centre, afin d’éviter, sinon une catastrophe, du moins de se trouver d’un côté ou de l’autre entièrement coupés de leur ligne de retraite. Telle était l’augmentation de résultat que le Roi pensait tirer de cette marche en avant. Les Autrichiens préférèrent la bataille au centre, mais Prague où ils prirent position se trouvait encore trop dans le rayon d’action de l’attaque convergente et, comme ils se bornèrent à une défensive absolument passive, cette action eut le temps de produire entièrement ses effets. Il s’ensuivit une véritable catastrophe, car, après avoir perdu la bataille, le général autrichien dut se retirer dans Prague et s’y laisser investir avec les deux tiers de son armée.

C’est à l’audace même de son action convergente que le grand Frédéric dut ce brillant résultat obtenu dès l’ouverture de la campagne. Pour mener à bonne fin cette entreprise hardie, qui donc le pourrait blâmer d’avoir à la fois compté sur la lourdeur de ses adversaires, sur la précision de ses mouvements, sur l’énergie de ses généraux et sur la valeur de ses troupes ? C’est à ces grandeurs morales bien plus qu’à la forme géométrique même de l’attaque, qu’il convient, en effet, d’attribuer ici le succès. Qu’on se rappelle à ce propos le résultat, non moins brillant quoique de sens inverse, que Bonaparte obtint sur les Autrichiens en 1796, quand il les punit si sévèrement de la convergence de leur marche en Italie. Or, à l’exception de la supériorité morale mais avec la supériorité numérique en plus, tous les moyens dont le général français disposa dans cette campagne, le général autrichien les avait également à sa disposition en 1757. On voit donc que lorsque l’on a à redouter, par une marche séparée suivant des lignes convergentes, de fournir à l’ennemi l’occasion de profiter des lignes intérieures pour compenser l’inégalité de ses forces, il ne faut pas recourir à ce moyen, et que, lorsque l’on s’y trouve de toute nécessité contraint par la formation antérieure des troupes, on ne le peut considérer que comme un mal inévitable.

Si nous nous plaçons à ce point de vue pour examiner le plan suivant lequel on envahit la France en 1814, il nous est impossible de ne pas le critiquer. Les armées russe, autrichienne et prussienne étaient réunies à Francfort-sur-le-Mein, et par conséquent sur la ligne d’invasion la plus naturelle et la plus directe contre le centre de puissance de la monarchie ennemie. On résolut d’en former deux armées, et l’on se sépara pour pénétrer en France, avec la première par Mayence et avec la seconde par la Suisse. L’adversaire ne disposant pas de forces assez nombreuses pour pouvoir défendre ses frontières, en cas de succès l’unique avantage à tirer de cette invasion suivant des lignes convergentes était de s’emparer, d’un côté, de l’Alsace et de la Lorraine et, de l’autre, de la Franche-Comté. Or, passer par la Suisse pour n’en tirer qu’un si faible profit, c’était perdre un temps précieux sans compensation suffisante. Nous savons il est vrai que, sans plus de valeur d’ailleurs, d’autres motifs ont contribué à faire adopter cette marche, mais ces motifs sont étrangers au sujet que nous traitons ici et nous n’avons par conséquent pas à nous en occuper.

D’un autre côté, et la mémorable campagne de 1796 l’eut dû faire comprendre, Bonaparte était maître dans l’art de combattre une attaque convergente et, quelque supériorité numérique que l’on possédât sur lui, il fallait toujours lui reconnaître une extrême prépondérance morale. Il rejoignit trop tard son armée près de Châlons et ne fit généralement pas assez de cas de ses adversaires, mais peu s’en fallut cependant qu’il ne les atteignit avant qu’ils ne fussent réunis, et ils étaient bien faibles encore quand il les attaqua à Brienne. De ses 65 000 hommes, en effet, Blücher n’en avait encore que 27 000 sous la main, et, des 200 000 hommes de l’armée principale, 100 000 à peine purent prendre part à la bataille. On ne pouvait offrir plus beau jeu à l’adversaire, et l’on dut enfin reconnaître l’impérieuse nécessité d’une forte concentration.

De toutes ces considérations il résulte que, bien que l’attaque convergente comporte en soi des résultats supérieurs, c’est la répartition préexistante des forces qui doit surtout décider de son emploi, et que l’on trouvera rarement l’occasion rationnelle de la préférer à l’attaque simple et directe sur le centre de puissance de l’ennemi.


3o L’étendue du théâtre de guerre peut aussi motiver le fractionnement des forces.


Quand, partie d’un point unique, une armée envahissante avance avec succès sur le territoire de l’ennemi, elle commande toujours sur ses derrières, indépendamment des routes qu’elle suit, une certaine étendue de terrain dont les dimensions dépendent, si nous pouvons nous servir de cette expression, du plus ou moins de densité de l’État envahi. S’il s’agit d’un État sans cohésion, d’une nation efféminée et peu guerrière, par le fait même de sa marche en avant, l’armée envahissante couvrira de larges espaces, mais, par contre, si le peuple est brave et fidèle, elle ne conservera derrière elle qu’un triangle plus ou moins étroit.

Pour obvier à cet inconvénient, l’envahisseur éprouve le besoin de donner une certaine étendue à son front de marche, disposition dans laquelle il ne peut persister, dès que l’ennemi a concentré ses forces sur un point, qu’aussi longtemps qu’il n’est pas entré en contact avec lui. Lorsque l’attaque recourt à ce moyen, elle doit donc réduire sans cesse la largeur de son front, au fur et à mesure qu’elle approche davantage de la position occupée par la défense.

Par contre, lorsque le défenseur fractionne lui-même ses forces, rien n’est plus logique, de la part de l’attaquant, que de donner un fractionnement analogue aux siennes. Il va de soi que nous ne parlons ici que d’un seul théâtre de guerre ou de plusieurs théâtres de guerre voisins, c’est-à-dire du cas où, d’après notre idée, l’entreprise principale doit décider du sort des points secondaires.

Mais l’influence du point principal sera-t-elle toujours assez grande pour entraîner ainsi les points secondaires, et, par suite, ne peut-il pas être dangereux de concentrer tous les efforts de l’attaque sur un seul et même point ? N’y a-t-il pas lieu de faire entrer en ligne de compte l’étendue qu’on est forcément conduit à donner au théâtre de guerre ?

Ici, comme partout, on ne saurait épuiser le nombre des combinaisons qui peuvent se présenter, mais nous affirmons qu’à peu d’exceptions près la solution obtenue sur le point principal décidera du sort des points secondaires, et que c’est d’après ce principe qu’il faut diriger les opérations dans tous les cas où le contraire ne s’impose pas manifestement.

Lorsque Bonaparte pénétra en Russie, il était en droit d’espérer qu’en battant la principale armée russe il entraînerait dans la catastrophe les troupes que la défense avait laissées sur la Dvina supérieure. C’est ce qui fit qu’il se borna, dans le principe, à n’opposer à ces forces que le corps seul d’Oudinot auquel, dès que Wittgenstein prit l’offensive, il dut adjoindre le 6e corps.

Par contre, lorsque Bagration se vit entraîné par la marche du centre, Bonaparte put rappeler à lui les troupes qu’il avait tout d’abord envoyées contre ce général. Quant à Wittgenstein, il eût également dû se conformer au mouvement de Barclay, s’il n’eût eu pour mission spéciale de couvrir la seconde capitale de l’empire.

À Ulm, en 1805, Bonaparte décida du sort de l’Italie, bien que cette contrée constituât alors un théâtre de guerre éloigné et à peu près indépendant. Il agit de même pour le Tyrol, en 1809, à Ratisbonne. En 1806, par les batailles d’Iéna et d’Auerstædt, il décida également de tout ce qui pouvait être entrepris contre lui en Westphalie, dans la Hesse et sur la route de Francfort.

Parmi les nombreuses circonstances qui exercent de l’influence sur la résistance des parties excentriques d’un théâtre de guerre, il en est deux qui sont particulièrement favorables à la défense.

La première consiste en ce que, comme dans la campagne de Russie en 1812, les dimensions du territoire envahi soient assez grandes et les forces chargées de le défendre proportionnellement assez fortes, pour que le défenseur ne soit pas contraint de concentrer celles-ci en toute hâte, et, puisse ainsi retarder longtemps le moment où le choc décisif aura lieu sur le point principal.

La seconde circonstance se présente lorsque le concours d’un certain nombre de places fortes donne à un point isolé une indépendance propre extraordinaire. C’est un cas qui se produisit en 1806 en Silésie, mais dont il faut reconnaître que Bonaparte ne tint aucun compte quand, dans sa marche sur Varsovie, il laissa un pareil point sur ses derrières en se contentant de le faire observer par un corps de 20 000 hommes sous les ordres de son frère Jérôme.

On voit par là que, si, bien que dirigé sur le point principal, le choc ne paraît pas devoir ébranler ou n’ébranle réellement pas les points excentriques, on ne le saurait attribuer qu’à ce que le défenseur y a réellement placé des forces, et dès lors, comme agir autrement serait exposer les lignes de communications de l’attaque, il faut forcément déroger ici au principe et se hâter d’opposer à ces forces des forces suffisantes pour les maintenir.

En pareille occurrence, on pourrait être porté à croire qu’il serait encore plus prudent de faire marcher à la fois les opérations et contre le point principal et contre les points secondaires, ou, en d’autres termes, de suspendre l’action décisive chaque fois que l’on rencontre de la résistance sur les points secondaires.

Bien que cette idée n’aille pas directement à l’encontre du principe d’après lequel tous les efforts doivent autant que possible concourir à l’action principale, elle procède de considérations d’un ordre absolument contraire, et, dans l’application, elle causerait une si grande perte de temps, elle apporterait tant de lenteur dans les mouvements, elle paralyserait si fort la puissance du choc et donnerait tant de prise au hasard, qu’elle ne saurait se concilier avec une offensive qui vise au renversement de l’adversaire.

La difficulté grandit encore lorsque les forces chargées de la résistance sur les points secondaires peuvent se retirer en suivant des directions divergentes. Comment, en effet, l’attaque pourrait-elle alors exécuter un choc unique ?

Par toutes ces raisons, nous déclarons donc formellement que les points secondaires ne doivent exercer aucune influence sur l’attaque principale, et que, si cette attaque vise au renversement de l’adversaire, elle ne peut atteindre son but que lorsque, lancée comme une flèche acérée, elle atteint le cœur même de l’État ennemi.


4o Enfin, en fractionnant l’armée dans les marches, on pourvoit plus facilement à ses subsistances.


Il est certain qu’il est beaucoup moins commode de diriger une armée nombreuse à travers une province pauvre que des corps d’effectif moins considérable à travers une province riche, mais, en prenant de bonnes dispositions et avec des troupes habituées aux privations, on en vient cependant toujours à bout. La question des subsistances ne devrait donc jamais exercer assez d’influence sur les décisions pour faire fractionner les forces lorsque cela peut les exposer à un véritable danger.

Ayant ainsi reconnu les motifs qui justifient la séparation des forces et, par conséquent, le fractionnement de l’action principale elle-même, nous ne blâmerons jamais quiconque y aura recours en raison de l’un de ces motifs, après en avoir mûrement pesé le pour et le contre et sans perdre de vue le but à atteindre. Mais quand, obéissant aux lois de la routine ainsi qu’il arrive si fréquemment, c’est un docte état-major qui dresse le plan, lorsque, considérés comme les cases d’un échiquier, les différents théâtres de guerre doivent, avant toute opération, recevoir chacun un nombre déterminé de défenseurs, lorsque, combinées avec une sagesse imaginaire et basées sur les rapports les plus compliqués, les opérations elles mêmes doivent être conduites par les voies les plus embrouillées, lorsqu’enfin tout l’art militaire consiste à séparer aujourd’hui les forces pour les réunir de nouveau, coûte que coûte et quel qu’en soit le danger, dans quinze jours, nous trouvons qu’il est abominable d’abandonner ainsi la voie simple, droite et logique, pour se jeter volontairement dans des embarras sans nombre. Or cette folie se manifeste d’autant plus facilement que le plan de guerre, sortant de l’officine d’un état-major sans expérience pratique, émane du cerveau d’une douzaine de demi-savants et que, par suite et contrairement aux principes que nous avons exposés au chapitre Ier de ce livre, le général en chef, se désintéressant davantage de la direction de la guerre, la considère moins comme une fonction spéciale lui incombant en propre et à laquelle il doit consacrer les plus énormes efforts.

Voyons maintenant comment il faut s’y prendre pour satisfaire à la dernière des conditions sur lesquelles le premier principe repose, c’est-à-dire pour ne donner que le moins d’importance possible aux opérations secondaires.

En cherchant à donner un but unique à l’acte entier de la guerre et en s’efforçant d’atteindre ce but par une seule grande opération, on enlève une partie de leur importance aux autres points de contact qui se produisent entre les adversaires, et on en fait des actions secondaires. Si, d’une façon absolue, il était possible d’obtenir tous les résultats dans une seule grande bataille, il est certain que toutes les opérations secondaires se trouveraient neutralisées. Le fait ne saurait être que rare cependant, et, par suite, il importe de maintenir les opérations secondaires dans des limites telles que l’on dispose toujours de forces suffisantes pour l’opération principale.

Nous concluons tout d’abord de ces considérations que le plan de guerre doit avoir cette tendance lors même qu’il n’est pas possible de ramener toute la résistance de l’ennemi à un seul centre de puissance, c’est-à-dire dans le cas, dont nous avons précédemment parlé, où l’on a à soutenir à la fois deux guerres presque absolument différentes. Il faut dès lors consacrer la majorité des forces à celle des deux guerres que l’on regarde comme la plus importante, et, à moins de circonstances exceptionnellement favorables, garder la défensive sur tous les autres points, pour n’agir offensivement que dans la direction de l’effort principal à produire. On ne laisse donc que le moins de forces possible sur les points secondaires où l’on se borne à ne rechercher que les avantages que comporte la forme défensive.

Cette manière de procéder produira ses plus grands effets sur tous les théâtres de guerre où il sera possible de ramener à un seul centre de gravité la puissance des diverses armées coalisées qui l’occuperont.

Mais là où se trouve celui des adversaires contre lequel on veut porter le choc principal, il ne saurait pas plus être question de théâtre de guerre secondaire que de défensive. Comme c’est l’attaque principale et les attaques secondaires entreprises par d’autres motifs dont l’ensemble constitue ce choc, il serait superflu de défendre les points que ces attaques ne couvrent pas directement elles-mêmes. Il s’agit de frapper un coup décisif ; s’il réussit, il compensera toutes les pertes. Si les forces dont on dispose sont assez grandes pour justifier la recherche d’une pareille solution, il y aurait contradiction à en détourner une partie pour s’assurer une ressource en cas d’insuccès, car en agissant ainsi on ne ferait que rendre la réussite moins certaine.

Cette prépondérance de l’action principale sur les actions secondaires doit se retrouver jusque dans les actions isolées de l’attaque. Néanmoins, comme c’est presque toujours en raison de considérations étrangères que l’on détermine les forces qui doivent être dirigées de chacun des théâtres de guerre sur le même centre de gravité de la puissance de l’ennemi, on ne peut voir ici qu’une tendance à laisser prévaloir l’action principale. Or, plus cette tendance s’accuse et plus elle simplifie les opérations et les soustrait à l’influence du hasard.


D’après le second principe, il faut apporter la plus grande promptitude dans les opérations.

Toute perte de temps, tout détour inutile entraîne une déperdition de forces et constitue par conséquent une faute stratégique.

Il importe cependant avant tout de ne pas oublier que la surprise fait la force de l’offensive, que l’inattendu et la continuité de son action sont ses véritables armes, et qu’en négligeant d’y recourir elle ne peut que difficilement renverser son adversaire.

La théorie rejette donc comme inutile toute discussion sur l’opportunité de telle ou telle direction, et se borne à prescrire de marcher droit au but.

Si le lecteur se rappelle ce que nous avons dit de l’objet de l’attaque stratégique au chapitre III de l’offensive et de l’influence du temps au chapitre IV du présent livre, nous avons tout lieu de croire qu’il accorde déjà la même importance que nous à ce grand principe.

Bonaparte n’en a jamais suivi d’autre. Il a toujours choisi de préférence les grandes routes d’armée à armée et de capitale à capitale.


Déterminons maintenant en quoi doit consister l’action principale, à laquelle nous avons dit qu’il convenait de tout ramener et dont l’exécution doit être aussi rapide que directe.

Au chapitre IV de ce livre, nous avons fait l’exposition générale des procédés auxquels on peut recourir pour renverser l’adversaire. Si nombreux que soient ces procédés, ils débutent du moins tous de la même manière. Dans chacun d’eux, en effet, on cherche à vaincre l’ennemi dans une grande bataille afin de détruire ou de disperser ses forces armées. Pour l’attaquant, la victoire est d’autant plus facile qu’il la recherche plus près de la frontière, mais, par contre, elle est d’autant plus décisive qu’il l’obtient plus profondément au cœur du pays envahi. Ici, comme partout, la facilité du résultat est donc en raison inverse de son importance.


Il ressort de ces considérations que nous devons d’autant plus promptement chercher à joindre le gros des forces de l’ennemi que notre supériorité sur lui est moins grande et que, par suite, nous avons moins de certitude de le vaincre. Cependant, il y aurait faute de notre part à agir ainsi si cela devait nous faire perdre du temps ou nous entraîner dans de fausses directions. Mais, dans cette hypothèse, c’est-à-dire si le gros de l’ennemi ne se trouve pas sur notre chemin et que notre intérêt ne nous permette pas de marcher sur lui, nous pouvons être certains de le trouver plus tard, car il ne manquera pas de se porter à notre rencontre. Nous combattrons dès lors, il est vrai, dans des conditions moins favorables, — c’est un mal inévitable, nous l’avons déjà reconnu, — mais, si nous gagnons néanmoins la bataille, le succès n’en sera que plus décisif.

On voit dans quelle erreur on tomberait en pareil cas si, pouvant joindre l’ennemi sans s’écarter de la voie à suivre, on passait intentionnellement à côté de lui dans la pensée de le vaincre ainsi plus facilement.

On comprend, par contre, que, lorsqu’on dispose d’une supériorité marquée sur le gros de l’ennemi, on peut intentionnellement négliger de l’attaquer, passer outre et persévérer dans l’invasion afin de livrer plus tard une bataille plus décisive.

Il ne s’agit pas ici du gain d’une bataille sans portée ultérieure mais bien d’une victoire complète, c’est-à-dire de la défaite réelle de l’ennemi, ce qui exige généralement une attaque enveloppante ou une bataille à front oblique. Il est donc essentiel, dans le dispositif du plan de guerre, de réserver le nombre de troupes nécessaires à ce propos, et de leur assigner dès le principe des directions en conséquence. Nous nous proposons, d’ailleurs, de revenir sur cette question.

Il est certain qu’il ne manque pas d’exemples de victoires décisives remportées dans des batailles à fronts parallèles, mais le fait est moins fréquent et deviendra de plus en plus rare au fur et à mesure que les armées en arriveront au même degré d’instruction et de mobilité. On ne ferait plus aujourd’hui, comme jadis à Blenheim, vingt et un bataillons prisonniers dans un village.

La bataille est-elle enfin gagnée et la victoire acquise, il faut aussitôt, sans temps d’arrêt, sans transition, sans réflexion, sans reprendre haleine même, se jeter à la poursuite de l’ennemi, l’attaquer partout où il résiste, s’emparer de sa capitale, détruire ses armées de secours et renverser tous les points d’appui de sa puissance.

Si, dans cet élan victorieux, on rencontre des places fortes, c’est le nombre des forces dont on dispose qui décide si on les doit ou non assiéger. En cas de grande supériorité numérique, ce serait perdre du temps de ne pas s’en emparer au plus vite, tandis que, si l’on a à craindre pour le résultat de la marche en avant, il faut se contenter de les observer avec le moins de forces possible. Dès que les sièges contraignent l’attaque à s’arrêter, l’invasion a généralement atteint son point extrême de pénétration.

Appuyée par le gros de l’armée, la marche en avant doit donc être incessante et rapide. Nous rappelons, à ce propos, que nous condamnons toute concordance entre l’action dirigée contre le point principal et les avantages obtenus sur les points secondaires. Dans la généralité des cas, le gros de l’armée envahissante ne conserve donc, comme théâtre de guerre, que la bande étroite de territoire qu’elle laisse derrière elle en avançant.

Nous avons déjà fait voir en quoi cela affaiblit la puissance du choc et quels sont les dangers qui en résultent pour l’envahisseur. Il est certain que cette difficulté peut devenir assez grande pour enrayer la marche, mais, de même que nous avons déjà dit plus haut que ce serait une faute de donner dès le début plus de largeur au front de marche et d’augmenter ainsi les dimensions du théâtre de guerre au détriment de la rapidité et de la force d’impulsion de l’attaque, nous ajoutons ici que l’attaquant doit poursuivre son but tant qu’il se sent assez fort pour l’atteindre et qu’il n’a pas encore renversé l’adversaire. En procédant ainsi, il s’expose peut-être à de plus grands dangers, mais il grandit d’autant l’importance du résultat. Si cependant, parvenu sur un point et n’osant le dépasser, il s’inquiète pour ses derrières et s’étend à droite et à gauche, il est très vraisemblable, il est presque certain même que son élan est épuisé, et que, s’il n’a pas encore terrassé le défenseur, il ne le pourra plus faire désormais.

Les places fortes, les défilés et les provinces dont l’attaque se rend dès lors peu à peu maîtresse ne constituent pour elle, à partir de ce moment, que des résultats relatifs mais non plus absolus. Le défenseur n’est plus en fuite, peut-être même se prépare-t-il déjà à opposer une nouvelle résistance, et, bien que l’attaque continue à progresser, il se peut que chaque jour il gagne déjà sur elle à ce propos, en passant lui-même à une offensive de plus en plus accentuée. Bref, nous le répétons, lorsque l’attaque suspend sa marche en avant, elle est généralement au bout de son élan et ne le peut plus renouveler.

La théorie se borne donc à exiger que l’on poursuive l’ennemi sans répit ni trêve tant que l’on se sent assez fort pour le renverser. Elle condamne alors tout temps d’arrêt dans la marche, mais, dès que le danger devient trop grand et qu’il y faut renoncer, elle prescrit au contraire de s’arrêter et de s’étendre.

Nous savons parfaitement qu’il est de nombreux exemples d’États qui n’ont que peu à peu été réduits à la dernière extrémité. Nous n’avons nullement la prétention de proclamer ici une vérité absolue qui ne comporte pas d’exceptions, et nous ne basons notre raisonnement que sur les probabilités. Il faut, d’ailleurs, distinguer si, lorsqu’un État a succombé, la catastrophe a été le résultat d’une seule campagne ou la conséquence d’une série de fautes relatées dans l’histoire. Nous ne parlons ici que du premier de ces cas, car il provoque seul une tension des forces assez grande pour que l’attaque, visant le centre même de la puissance de la défense, le renverse ou succombe elle-même sous son poids. Lorsque l’on se contente d’un avantage moyen la première année, pour n’en rechercher qu’un à peu près semblable l’année suivante, le danger se divise et ne devient nulle part considérable, mais, dès lors, l’influence de la première victoire sur les incidents suivants est peu sensible, souvent absolument nulle, parfois même négative, et les entr’actes d’un résultat à l’autre ne peuvent qu’avantageusement modifier la situation du défenseur, soit qu’il se relève et se décide à une résistance plus vigoureuse, soit qu’il reçoive de nouveaux secours du dehors. Quand au contraire l’action se poursuit sans désemparer, le succès d’hier entraîne celui d’aujourd’hui, et l’incendie gagne de proche en proche. En somme, si, comme nous l’avons reconnu plus haut, on voit des États succomber sous les efforts successifs de l’attaque, cela prouve qu’il n’y a pas de règles sans exception et que, parfois, le temps peut être défavorable à la défense, mais, par contre, combien plus nombreux sont les exemples où l’attaque a échoué grâce à la lenteur de son action ! Qu’on se rappelle, à ce propos, la guerre de Sept ans à laquelle les Autrichiens apportèrent tant de nonchalance, de calcul et de circonspection qu’ils manquèrent absolument leur but.

Nous condamnons donc toute tendance à subordonner la marche en avant à la bonne organisation du théâtre de guerre, manière d’agir à laquelle on ne doit se résoudre que comme à un mal nécessaire, c’est-à-dire lorsque l’on a perdu tout espoir de succès en avant.

Loin d’infirmer notre opinion à ce sujet, l’exemple de Bonaparte en 1812 la confirme.

S’il échoua dans cette campagne, ce n’est pas, comme on le lui reproche généralement, pour s’être trop rapidement et trop profondément avancé dans l’intérieur du pays, mais bien seulement parce que les seuls moyens sur lesquels il pût compter pour réussir lui manquèrent tous. Il n’est pas de puissance en Europe qui dispose de forces assez grandes pour occuper, et par conséquent pour conquérir un empire d’aussi vastes dimensions que la Russie, et les 500 000 hommes que commandait alors Bonaparte n’y pouvaient suffire. Un pareil colosse ne peut succomber que par sa propre faiblesse, c’est-à-dire par la discorde et la guerre intestine. Or, pour menacer l’existence politique d’un État, c’est au cœur même qu’il le faut atteindre, et Bonaparte ne pouvait songer à ébranler la fidélité et la constance du peuple russe qu’en se portant d’un bond sur Moscou. Il espérait conclure la paix dans cette ville, et, dans le fait, c’était là le seul but qu’il pût raisonnablement poursuivre dans cette guerre.

Il dirigea le gros de ses forces contre le gros de celles des Russes qu’il contraignit tout d’abord à reculer par Drissa jusqu’à Smolensk, et, Bagration se trouvant entraîné dans le mouvement, il battit les deux armées et s’empara de Moscou. C’est ainsi qu’il avait toujours fait et qu’il en était arrivé à subjuguer l’Europe ; de sorte que, lorsqu’on l’admire comme le plus grand des généraux dans toutes ses campagnes précédentes, c’est être inconséquent que de le blâmer d’avoir agi comme il l’a fait dans celle de 1812.

Dans le jugement à porter sur un événement, on peut sans doute prendre en considération le résultat que cet événement a produit, mais un esprit sage ne s’en tient pas à ce critérium unique. Il en est de même de la critique d’une campagne malheureuse, elle ne peut reposer sur l’énumération seule des causes qui l’ont fait échouer, et, avant de blâmer le général en chef, il faut prouver qu’il eût pu découvrir ces causes et y obvier.

Pour nous, condamner la campagne de 1812 en raison du formidable contre-coup qu’elle a provoqué, alors qu’on n’eût pas trouvé d’expression suffisante pour en proclamer la sublime grandeur si elle eût réussi, c’est faire preuve du jugement le plus arbitraire et le plus faux.

La plupart des critiques reprochent à Bonaparte de n’être pas resté en Lithuanie pour s’assurer des places fortes de cette province — qui n’en compte que deux, d’ailleurs, l’une, Riga, absolument placée sur le côté, et l’autre, Bobruisk, qui n’est qu’une bicoque sans importance. — Or, s’il eût agi ainsi, il se fût placé pour tout l’hiver dans une situation défensive déplorable, et les mêmes critiques ne manqueraient pas de s’écrier : « Comment ! il ne marche pas droit à une bataille générale ! Ah ! ce n’est plus l’ancien Bonaparte, le héros d’Austerlitz et de Friedland, qui ne scellait ses conquêtes que par des coups éclatants frappés à l’extrême frontière de l’État envahi ! Comment ! hésitant et craintif, il laisse la résistance se concentrer autour de Moscou au lieu de se jeter sur cette capitale ouverte et de s’en emparer ! Il a le bonheur inouï de surprendre une puissance colossale et lointaine comme s’il ne s’agissait que d’une province voisine, ainsi que fit Frédéric II de la petite Silésie, et, sans tirer parti de cet avantage, il s’arrête tout à coup comme paralysé dans sa marche victorieuse !!! »

Tel est le jugement qu’en pareil cas on eût certainement porté sur Bonaparte.

Nous affirmons que la campagne de 1812 n’a échoué que parce qu’elle ne pouvait absolument pas réussir, c’est-à-dire parce que le gouvernement russe n’a pas faibli et parce que le peuple est resté fidèle et constant. Il se peut que Bonaparte ait commis une faute en l’entreprenant, et le résultat a pour le moins montré qu’il s’était trompé dans ses calculs, mais nous prétendons que, du moment qu’il se proposait un pareil but, il ne le pouvait atteindre que par les grandes lignes qu’il a suivies.

Au lieu de s’embarquer à l’est de l’Europe dans une guerre défensive interminable et coûteuse comme celle qu’il avait déjà à soutenir en Espagne, Bonaparte recourut au seul procédé qui fût applicable en Russie. Il chercha, par l’audace même de son attaque, à frapper son adversaire de stupeur et à lui arracher la paix. Il est certain qu’en agissant ainsi il exposait son armée au danger de succomber à la tâche, mais il le savait bien, et tel fut précisément l’énorme enjeu qu’il mit volontairement à cette partie colossale, au gain de laquelle il attachait tant de prix ! Si cependant ses pertes ont été supérieures à ce qu’elles devaient fatalement être, on n’en saurait accuser la profondeur même qu’il donna à l’attaque, — il ne pouvait réussir qu’en agissant ainsi, — il le faut attribuer à la fois à son entrée tardive en campagne, à sa tactique meurtrière, au peu de souci qu’il prit des moyens de subsistance, à la mauvaise organisation de ses lignes de retraite, et enfin à l’hésitation qu’il apporta à abandonner Moscou.

Le fait que les Russes parvinrent à devancer les Français sur la Bérésina et à les couper formellement de leur ligne de retraite ne constitue pas un argument considérable contre notre manière de voir. En effet :

1o Cette opération a précisément fait ressortir combien il était difficile de tourner réellement une armée, car, malgré tous les efforts des Russes, les Français, qui se trouvaient dans les conditions les plus défavorables, parvinrent néanmoins à se faire jour, de sorte que, si l’opération a concouru à augmenter la catastrophe, elle n’en a du moins nullement été la cause efficiente.

2o L’exceptionnelle disposition de la contrée, les rives boisées et impraticables de la Bérésina, les marais qui s’étendent sur ses bords et qui coupent la direction des routes prêtèrent ici un rare concours aux Russes, et leur permirent seuls de pousser aussi loin l’opération.

3o Enfin, on ne peut en général se garantir contre une pareille éventualité qu’en donnant une certaine largeur au front de marche, procédé que nous avons déjà condamné par la raison que, si l’on en arrive ainsi à avancer par le centre en se couvrant à droite et à gauche par des corps d’armée laissés plus en arrière, au moindre échec de l’un de ces corps il faut nécessairement faire rétrograder le centre au plus vite, et qu’ainsi conduite l’attaque ne peut pas produire grand’chose.

On ne saurait accuser Bonaparte d’avoir négligé ses flancs. Il avait laissé des forces supérieures en face de Wittgenstein et, par excès de précaution, un corps de siège proportionné à la garnison de la place devant Riga. Au sud, Schwarzenberg avec 50 000 hommes était supérieur à Tormassoff et presque égal à Tschitschagow ; enfin, un corps de 30 000 hommes commandé par Victor couvrait le centre en arrière. Au mois de novembre même, c’est-à-dire au moment décisif, quand les forces des Français commençaient sensiblement à baisser tandis que les Russes avaient déjà reçu des renforts, la supériorité de ceux-ci sur les derrières de l’armée que Bonaparte dirigeait sur Moscou n’était pas encore considérable, et si Wittgenstein, Tschitschagow et Sacken formaient ensemble 110 000 hommes, Schwarzenberg, Régnier, Victor, Oudinot et Saint-Cyr en comptaient, de leur côté, 80 000. Dans la marche en avant, le général le plus prudent n’eût certes pas consacré plus de forces à la protection de ses flancs.

Si Bonaparte n’eût pas commis les fautes que nous avons signalées plus haut, il est probable qu’au lieu des 50 000 hommes qui repassèrent seuls le Niémen sous Schwarzenberg, Macdonald et Régnier, il eût ramené la moitié des 500 000 combattants auxquels il avait fait franchir ce fleuve dans sa marche en avant. La campagne n’en compterait pas moins au nombre des entreprises manquées, mais, théoriquement, on n’aurait rien à y reprendre, car, dans une expédition de cet ordre, on peut sans exagération s’attendre à perdre la moitié de l’effectif employé.


Nous en avons fini de l’opération principale, du but auquel elle doit tendre et des dangers qui s’y rattachent. Quant aux opérations secondaires, il faut avant tout qu’elles visent toutes à un résultat commun et que ce résultat soit déterminé de façon à ne pas paralyser l’action des parties isolées. Mous considérerions comme désastreux le plan qui consisterait à porter simultanément trois armées différentes contre la France en les faisant partir l’une du Rhin supérieur, l’autre du Rhin moyen et la troisième de la Hollande, avec rendez-vous général à Paris, en leur prescrivant de ne rien risquer isolément et, autant que possible, de ne pas s’engager tant qu’elles n’auraient pas effectué leur jonction. En pareil cas, chacune des armées réglerait nécessairement son allure sur celle des deux autres, et il n’en pourrait résulter que du retard, de l’hésitation et de l’indécision dans le mouvement général. Il est préférable de laisser à chacune des armées son indépendance propre, de façon que l’unité s’établisse entre elles là où leurs actions se réuniront d’elles-mêmes.

Cette séparation des forces, suivie d’une concentration nouvelle après quelques journées de marche, se retrouve dans presque toutes les guerres et n’a, cependant, aucun sens. Quand on se sépare, il faut savoir pourquoi et agir en conséquence, et la raison n’en peut être de se réunir de nouveau comme dans les figures d’un quadrille.

Ainsi, lorsque l’on porte ses forces à l’attaque sur des théâtres de guerre différents, il faut assigner à chaque armée une tâche distincte à l’accomplissement de laquelle elle doit épuiser sa force vive. Il importe essentiellement d’atteindre partout ce résultat, et nullement d’obtenir des avantages proportionnels entre les armées.

Lorsque l’ennemi a réparti ses forces autrement qu’on ne l’avait supposé, et que, par suite, l’une des armées se trouve hors d’état de remplir son rôle, les insuccès qu’elle éprouve ne peuvent et ne doivent en rien réagir sur l’action des autres armées ; admettre le contraire serait en effet, dès le début, refuser à l’ensemble de l’entreprise toute probabilité de réussite. Ce n’est que lorsque l’on est malheureux sur la majorité des théâtres de guerre ou sur les principaux d’entre eux, que cela peut directement influencer la généralité des forces, mais alors on rentre dans le cas d’un plan manqué.

Cette règle est également applicable aux armées ou subdivisions d’armées qui, destinées dans le principe à l’action défensive, peuvent, par suite d’un succès, passer à la forme d’action contraire. En pareil cas, cependant, il peut être préférable de diriger les forces dès lors disponibles sur le point où l’attaque porte ses principaux efforts, ce qui dépend surtout de la situation géographique du théâtre de guerre.

Mais, va-t-on nous demander, dans ces conditions que reste-t-il de la forme géométrique et de l’unité de toute l’attaque, et que deviennent les flancs et les derrières des subdivisions d’armée voisines d’une subdivision battue ?

À cette demande nous répondrons de la façon la plus catégorique que ce serait s’engager dans le système le plus faux que de maintenir solidaires les unes des autres toutes les parties d’une grande attaque dans un carré géométrique.

Nous avons déjà fait voir, au chapitre XV de la Stratégie, que les combinaisons géométriques exerçant bien moins d’influence dans la stratégie que dans la tactique, et nous nous bornerons à rappeler ici cet axiome, que nous avons alors proclamé, que, dans l’offensive surtout, il faut attacher bien plus d’importance aux résultats à obtenir sur les points isolés qu’à la forme géométrique même que l’attaque revêt peu à peu en raison de la diversité des résultats.

En tout cas, les espaces sont si vastes dans la stratégie, que c’est au général en chef qu’il appartient seul de juger et de décider de ce que la situation géométrique des diverses parties de l’armée exige dans l’intérêt de l’ensemble, de sorte que, sans avoir à tenir compte ou à se préoccuper de ce que son voisin fait ou ne fait pas, chaque général en sous-ordre peut avoir sa mission spéciale à remplir et un but particulier à atteindre. Si quelque grave malentendu vient alors à se produire, le général en chef est toujours à même d’y remédier en temps utile, et l’on évite ainsi qu’au cours des événements les esprits ne prennent leurs craintes et leurs suppositions pour des réalités, que l’accident éprouvé par l’une des colonnes ne réagisse sur toutes les autres, et que la faiblesse et les inimitiés personnelles des généraux en sous-ordre ne trouvent un champ trop vaste, principaux inconvénients qu’entraîne généralement le fractionnement de l’action générale.

Nous croyons que cette manière de voir recevra l’approbation de quiconque a assez longuement et sérieusement étudié l’histoire de la guerre pour en déduire les plus importants préceptes et reconnaître l’influence que les faiblesses de l’esprit humain y peuvent exercer.

Si, comme tous les gens d’expérience le proclament, il est déjà si difficile d’assurer dans la tactique l’ensemble des mouvements des diverses colonnes chargées d’opérer une seule et même attaque par des côtés différents, on comprend que cela présente encore de bien plus grandes difficultés dans la stratégie où les espaces entre les colonnes sont beaucoup plus considérables. Si l’accord constant entre toutes les parties était ici l’indispensable condition du succès, il faudrait donc absolument renoncer à attaquer dans cette forme, mais tout d’abord on n’a pas toujours le choix à ce propos, et, de plus, — et dans l’action stratégique surtout, — l’accord n’est nécessaire que pendant une partie de l’opération. Dans la stratégie on a donc peu à se préoccuper de la concordance de l’action entre les diverses colonnes, ce qui constitue une raison de plus d’assigner à chacune d’elles sa part dans l’œuvre commune.

La bonne distribution des rôles a ici une grande importance.

En 1793 et 1794 l’Autriche porta le gros de ses forces dans les Pays-Bas, et la Prusse le gros des siennes sur le Rhin supérieur. Dirigées en toute hâte de Vienne sur Condé et Valenciennes, les troupes de la première de ces puissances croisèrent celles de la seconde qui se rendaient de Berlin à Landau. En agissant ainsi, les Autrichiens se proposaient de défendre leurs provinces belges et de s’en servir comme base pour opérer contre la Flandre française. Mais cela ne constituait pas un intérêt suffisant, et, après la mort du prince Kaunitz, le ministre autrichien Thugut obtint de son gouvernement l’évacuation des Pays-Bas et une plus forte concentration des forces.

Dans le fait, la Flandre est deux fois plus éloignée de l’Autriche que l’Alsace, et, en raison des faibles effectifs des armées de cette époque et du coûteux système de leur entretien en campagne, cela méritait d’être pris en considération. Mais tel n’était pas le résultat unique auquel visait le ministre autrichien en agissant ainsi, il cherchait en outre, par l’urgence du danger, à contraindre la Hollande, l’Angleterre et la Prusse, qui comme l’Autriche avaient intérêt à la défense des Pays-Bas et du Rhin inférieur, à faire de plus grands efforts. Il se trompa dans son calcul, parce qu’il n’y avait alors rien à tirer du cabinet prussien, mais cela fait cependant ressortir l’influence que les intérêts politiques exercent sur la marche de la guerre.

La Prusse avait cédé à un entraînement chevaleresque quand elle s’était portée par la Lorraine sur la Champagne en 1792, de sorte que, lorsque les événements se compliquèrent et qu’elle se trouva entraînée dans la guerre, elle n’y apporta qu’un intérêt médiocre. En outre, rien ne sollicitait son action en Alsace, tandis que, dans les Pays-Bas, ses troupes se fussent trouvées en communication directe avec la Hollande qu’elles connaissaient comme leur propre territoire parce qu’elles s’en étaient emparées en 1787, et elles eussent ainsi, du même coup, couvert le Rhin inférieur et la partie de la monarchie prussienne la plus rapprochée du théâtre de guerre. Enfin, ces conditions eussent non seulement facilité les nombreux envois de subsides que l’Angleterre faisait à la Prusse, mais elles eussent peut-être empêché le cabinet de Berlin de commettre la perfidie dont il se rendit alors coupable à ce propos.

On eût donc eu à attendre des résultats tout différents de l’action militaire si l’on eût porté la totalité de l’armée prussienne dans les Pays-Bas, où l’armée autrichienne n’eut dû laisser qu’un corps du faible effectif pour se diriger elle-même sur le Rhin supérieur.

Si le général Barclay eût été mis à la tête de l’armée de Silésie à la place de l’entreprenant Blücher, et si ce dernier eût été maintenu à l’armée principale sous Schwarzenberg, la campagne de 1814 eût peut-être complètement échoué. Si, au lieu d’avoir son théâtre de guerre en Silésie, c’est-à-dire sur le point le plus fort de la monarchie prussienne, le hardi Laudon eût commandé le gros de l’armée impériale, la guerre de Sept ans eut sans doute pris une autre tournure.


Ce côté de la question demande à être examiné dans les trois cas principaux suivants :

1o Lorsque, bien que faisant la guerre de concert, les puissances coalisées y poursuivent chacune un intérêt particulier.

2o Lorsque l’intérêt de l’une d’entre elles étant seul en jeu, les autres ne font que la soutenir.

3o Enfin, lorsqu’il ne s’agit que des qualités personnelles des généraux.

Dans chacun des deux premiers cas, on peut se demander ce qui vaut le mieux de mélanger entre elles les troupes des différentes puissances, c’est-à-dire de former chaque armée de corps de nationalités diverses ainsi que l’on fit en 1813 et 1814, ou au contraire de séparer le plus possible les nationalités.

De ces deux manières de procéder la première est incontestablement la plus avantageuse, mais elle laisse supposer une communauté de vues et un degré de sympathie rares entre les gouvernements coalisés. Ceux-ci, en effet, lorsque leurs troupes sont si étroitement unies, ne peuvent que difficilement isoler leurs intérêts, et les rivalités et les jalousies de commandement, dont l’influence se fait si gravement sentir dans l’action stratégique quand les armées sont séparées, ne peuvent plus se manifester qu’entre les généraux en sous-ordre et, par conséquent, dans le domaine seul de la tactique. C’est ainsi que, pressés par le péril commun, les Alliés agirent en 1813, et l’on ne saurait trop admirer la noble conduite et le désintéressement de l’empereur Alexandre dans cette circonstance, alors que, dans l’intérêt général et bien que ses troupes fussent les plus nombreuses, il n’hésita pas à les placer sous le commandement des généraux en chef prussien et autrichien.

Mais, lorsqu’il n’est pas possible de réaliser une pareille union entre les forces coalisées, il vaut incontestablement mieux les séparer complètement qu’en partie, et la combinaison la plus déplorable consiste à laisser deux généraux en chef indépendants et de nationalités différentes sur le même théâtre de guerre, ainsi que cela se présenta fréquemment pour les Russes, les Autrichiens et l’armée de l’Empire pendant la guerre de Sept ans. — Quand la séparation des armées est complète, la tâche qui incombe à chacune est mieux déterminée, ce qui les sollicite davantage à l’action ; lorsqu’elles se trouvent en communications immédiates ou sur le même théâtre de guerre au contraire, non seulement il n’en est plus ainsi, mais le mauvais vouloir de l’une paralyse même les efforts de l’autre.

Dans le premier des trois cas dont nous nous occupons ici, la séparation des forces ne présente aucune difficulté, par la raison que les puissances coalisées, bien que faisant la guerre de concert, y poursuivent néanmoins des intérêts particuliers et donnent par conséquent chacune une direction différente à leurs armées ; mais il peut en être autrement dans le second cas, et, dès lors, ce que l’on a de mieux à faire, quand l’armée de secours est assez considérable pour cela, c’est de se subordonner entièrement à elle, comme firent les Prussiens en 1807 et les Autrichiens à la fin de la campagne de 1815.

Quant aux qualités personnelles des généraux, chaque cas particulier réclame des aptitudes spéciales, mais nous nous élevons tout d’abord, à ce propos, contre l’usage habituel qui consiste à donner le commandement des armées secondaires aux chefs les plus prudents et les plus circonspects. Il faut, au contraire, choisir ici les généraux les plus entreprenants, car, nous l’avons déjà dit, dans l’action stratégique séparée, il importe avant tout d’obtenir de chacun des éléments le concours le plus absolu à l’œuvre générale, et le maximum des efforts qu’il peut produire. C’est ainsi seulement, en effet, qu’une faute commise sur un point se trouve compensée par le succès obtenu sur un autre. Or la réflexion et le calcul ne sauraient ici trouver leur emploi, et l’on ne peut obtenir des colonnes isolées une action aussi prompte et aussi rapide qu’en en confiant la direction à des hommes hardis et décidés que l’instinct et le cœur portent sans cesse à aller de l’avant.

Enfin nous ferons remarquer que, lorsque les circonstances s’y prêtent, il faut tenir compte et tirer parti des affinités qui se présentent entre la nature du terrain et le caractère et les aptitudes des troupes et de leurs chefs. Les généraux expérimentés et prudents, les armées régulières, les bonnes troupes et une cavalerie nombreuse conviennent particulièrement aux pays plats et aux contrées découvertes ; les chefs entreprenants, les milices nationales, les populations armées et les bandes peu disciplinées trouvent leur emploi dans les forêts, les montagnes et les défilés ; quant aux troupes de secours, on leur assigne généralement de riches provinces où elles se plaisent.

Dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici du plan de guerre en général, et particulièrement dans tous les détails où nous sommes entré dans le présent chapitre, quand le but tend au renversement de l’adversaire, nous nous sommes efforcé d’établir que tel est, par excellence, le but auquel la guerre pouvait conduire. Dégageant le sujet des sophismes, des inventions fantaisistes et des préjugés qu’on y a introduits, et n’en exposant que les parties générales et nécessaires, nous avons cherché à faire comprendre au lecteur ce que la guerre devait être pour mener à ce grand résultat, le jeu qu’il y fallait laisser aux éventualités et aux hasards, les moyens qu’il y fallait employer et les voies qu’il y fallait suivre. Si nous avons réussi, nous considérons notre tâche comme terminée.

Si cependant il arrivait que quelques-uns de nos lecteurs s’étonnassent de ce que, dans cette étude du plan de guerre, nous n’ayons pas dit un mot de clefs de pays, de fleuves à tourner, de montagnes ou de points dominants à occuper et de positions fortes à éviter, il en faudrait conclure qu’ils ne nous ont pas compris, ou même, pour dire notre pensée tout entière, qu’ils ne comprennent pas la guerre dans ses rapports généraux. L’étude spéciale que nous avons faite de chacun de ces objets dans les livres précédents nous a conduit à reconnaître qu’ils exercent en général beaucoup moins d’influence qu’on ne le croit d’habitude. Cette influence ne pouvant que s’affaiblir encore à mesure que le but de la guerre devient plus considérable, elle devient absolument nulle lorsqu’il s’agit du renversement absolu de l’adversaire.

Nous nous réservons de consacrer à la fin de ce livre un chapitre spécial à l’organisation du commandement supérieur[1].


Nous terminerons cette étude par un exemple.

Si, ainsi que cela s’est déjà maintes fois réalisé depuis 150 ans, la Russie restant neutre, l’Autriche, la Prusse, la Confédération germanique, les Pays-Bas et l’Angleterre se coalisaient contre la France, dans cette guerre ces puissances seraient en situation de viser, au renversement de l’adversaire. Quelles que soient la grandeur et la force de la France, dans de pareilles conditions, elle peut se trouver réduite à des ressources insuffisantes, avec la moitié de son territoire envahi et sa capitale aux mains de l’ennemi, sans qu’aucune puissance, à l’exception de la Russie, soit en état de lui venir en aide. L’Espagne, en effet, est trop éloignée et trop mal préparée, et l’Italie trop faible et trop divisée.

La France possède à elle seule 30 millions d’habitants, mais la population des puissances qui se coaliseraient ainsi contre elle dépassant 75 millions d’âmes (sans faire entrer en ligne de compte leurs populations coloniales), on peut, sans exagération, porter aux chiffres suivants les contingents qu’elles seraient en état de réunir dans une action commune :


250 000 Autrichiens.
200 000 Prussiens.
150 000 Allemands de la Confédération.
75 000 Néerlandais.
50 000 Anglais.
Soit : 725 000 hommes.


Dans ces conditions, les forces coalisées seraient très vraisemblablement de beaucoup supérieures à celles que la France pourrait leur opposer, car, même sous Bonaparte, jamais cette puissance n’est parvenue à réunir d’aussi grandes masses de troupes. Il faut ajouter à cela le nombre d’hommes qu’exigeraient l’occupation des places fortes et la garde des côtes, ce qui diminuerait d’autant encore les effectifs des troupes de campagne de la défense, de sorte que l’on ne peut douter de l’imposante supériorité des forces que les coalisés réuniraient sur le théâtre de guerre principal. Or nous savons que le moyen le plus sûr de renverser l’ennemi est de lui être numériquement supérieur.

Le centre de puissance d’un État reposant dans son armée et dans sa capitale, le plan des coalisés doit donc être ici : 1o de vaincre l’armée française dans une ou plusieurs batailles générales, 2o de s’emparer de Paris, et enfin 3o de rejeter au delà de la Loire les débris de l’armée vaincue. Le point vital de la monarchie française se trouve entre Paris et Bruxelles, et, de ce côté, la capitale n’est qu’à 30 milles (222 kilomètres) de la frontière. C’est là qu’est le centre naturel de formation d’une partie des coalisés, des Anglais d’abord, puis des Néerlandais, des Prussiens et des Allemands du Nord dont les États s’étendent dans le voisinage ou dans le prolongement de cette direction. Quant à l’Autriche et à l’Allemagne du Sud, elles ont toute facilité pour se concentrer sur le Rhin supérieur, et, dès lors, Troyes et Paris, ou même Orléans, constituent leurs objectifs naturels. Ainsi dirigé, qu’il parte de la Hollande ou du Rhin supérieur, chacun des deux chocs est direct, puissant et rapide, et conduit, sans rencontrer d’obstacles matériels, au centre de gravité même des forces de l’ennemi. C’est donc bien sur ces deux points qu’il convient de répartir et de concentrer toutes les forces des puissances coalisées.

Si rationnel que soit ce plan dans son ensemble, deux considérations — la situation politique de l’Autriche en Italie et la grande étendue des côtes de la France — en diminuent cependant la simplicité et en compliquent quelque peu l’exécution.

Afin, quelle que puisse être l’issue de la lutte, de rester du moins maîtres des événements en Italie, les Autrichiens ne consentiront jamais à abandonner leurs possessions dans le nord de ce pays, et à ne les couvrir que par une attaque directe sur le cœur de la France. La situation politique de la péninsule justifie certainement cette prudence de la part de l’Autriche, mais le gouvernement de cette puissance n’en commettrait pas moins une grande faute si, se laissant entraîner par là à l’ancien projet si souvent avorté d’une invasion de la France méridionale par les Alpes, il donnait aux forces qu’il entretient en Italie un développement dont le pays n’a pas besoin pour rester à l’abri de tout grand danger pendant la première campagne. Pour demeurer fidèle au grand principe de l’unité du plan et de la concentration des forces, il ne faut enlever à l’entreprise générale, c’est-à-dire à l’action en commun de tous les coalisés, que ce qu’il est absolument indispensable de laisser en Italie. Songer à conquérir la France par le Rhône, c’est vouloir prendre la lune avec les dents, et, comme entreprise accessoire même, une attaque dirigée contre le sud de la France, — ainsi d’ailleurs que toute attaque dirigée contre une province éloignée, — ne peut produire d’autre résultat que d’éveiller chez l’ennemi des forces qui, sans cela, resteraient latentes. Ce ne serait, enfin, qu’au seul cas où les troupes laissées en Italie se trouveraient être absolument inutiles à la sûreté du pays, que, pour ne pas les laisser oisives, on aurait quelque raison de les employer à l’attaque du sud de la France.

Pour nous résumer, les Autrichiens ne doivent laisser en Italie que le nombre d’hommes strictement nécessaire pour ne pas être exposés à perdre tout le pays en une seule campagne. Nous croyons pouvoir admettre que, dans notre combinaison, un corps de 50 000 hommes suffirait largement à cet objet.

Dans le cas de la coalition que nous supposons ici et en raison de la prépondérance que l’Angleterre possède sur les mers, la grande étendue des côtes de la France sur la Manche et sur l’océan Atlantique contraindrait nécessairement le défenseur à détourner une partie de ses forces du théâtre de guerre principal pour les consacrer à la protection de ses rives maritimes.

Or, avec 25 000 hommes de troupes de débarquement, l’Angleterre immobiliserait sans doute ainsi le double et peut-être même le triple de troupes françaises. Il faut, en outre, faire entrer ici en ligne de compte toutes les dépenses en argent, matériel, canons, etc., qu’exigeraient l’armement et l’entretien de la flotte et des batteries de côte.

Ainsi modifié, notre plan de guerre est des plus simples et consiste :

1o À concentrer dans les Pays-Bas :

200 000 Prussiens.
75 000 Néerlandais.
25 000 Anglais.
50 000 Confédérés allemands des États du Nord.
Soit : 350 000
hommes dont 50 000 environ destinés à occuper les places fortes de la frontière, et les 300 000 autres à marcher sur Paris et à livrer une bataille générale aux armées françaises.

2o À concentrer sur le Rhin supérieur :

200 000 Autrichiens.
100 000 Confédérés allemands des États du Sud.
Soit : 300 000
hommes qui, en même temps que l’armée réunie dans les Pays-Bas se dirigerait sur Paris, se porteraient d’abord sur la haute Seine et, de là, sur la Loire, pour livrer également une bataille générale à l’armée ennemie.

Il pourrait arriver qu’une fois parvenues sur la Loire, les deux attaques se réunissent pour n’en plus former qu’une.


Tel est le plan principal. Les considérations que nous allons faire suivre n’ont d’autre but que de combattre des idées fausses.

1o Chacun des généraux en chef doit tendre avant tout à livrer sa bataille générale dans des rapports de forces et dans des conditions qui lui permettent d’en tirer une victoire décisive. Il faut tout sacrifier à ce résultat et, par conséquent, ne distraire de ses forces que ce qui est strictement indispensable aux sièges, aux blocus, aux garnisons, etc., etc. On marcherait infailliblement à la défaite si, comme fit Schwarzenberg en 1814, aussitôt la frontière ennemie franchie, on se divisait pour suivre des directions divergentes. C’est à la faiblesse seule où la France en était arrivée en 1814 que les Alliés durent de n’avoir pas été écrasés dans les quinze premiers jours. Pour réussir, l’attaque doit être lancée droit au but comme une flèche, mais, dès qu’elle cherche à s’étendre, elle crève comme un ballon trop gonflé.

2o Il faut abandonner la Suisse à ses propres forces. Si elle reste neutre, le Rhin supérieur constituera un bon point d’appui pour les coalisés ; si au contraire les Français l’attaquent, elle est en état de se défendre elle-même, et, sous plus d’un rapport, c’est un rôle qui lui convient parfaitement. Ce serait une folie de déduire, de ce que la Suisse est la contrée la plus élevée de l’Europe, que sa situation géographique lui donne une influence prépondérante sur les événements de la guerre. Une contrée ne prend une pareille importance que dans des conditions très exceptionnelles qui ne se présentent pas ici. Attaqués au cœur même de leur pays, les Français seraient hors d’état de se porter eux-mêmes, par la Suisse, à l’attaque énergique de l’Italie ou de la Souabe, attaque à laquelle l’élévation de la contrée ne prêterait d’ailleurs aucun appui décisif. L’avantage à tirer stratégiquement d’une position dominante est surtout marqué dans la défensive, mais, dans l’offensive, il ne s’étend pas au delà du premier choc. Pour ignorer cela il faut n’avoir pas approfondi la question, et si, dans les conseils du souverain ou du général en chef, le front chargé de pensées et de soucis, un savant officier de l’état-major général ose encore professer à l’avenir une pareille doctrine, nous espérons qu’il se trouvera toujours là désormais quelque véritable homme de guerre pour lui imposer silence et rétablir la vérité.

3o Nous ne tenons aucun compte de l’espace à laisser entre les deux attaques. Quand 600 000 hommes se concentrent à quelque 30 ou 40 milles (200 ou 300 kilomètres) de Paris, faut-il encore songer à couvrir le Rhin moyen pour protéger Berlin, Dresde, Vienne et Munich ? Tant de prudence équivaudrait à de la folie. Faut-il du moins couvrir les communications ? Cela aurait certainement plus de raison d’être ; mais on peut se laisser entraîner à donner à ce service autant d’importance qu’à l’attaque elle-même, et, par suite, en arriver, au lieu de marcher par deux voies, — ce que la situation des États coalisés exige formellement, — à marcher sur trois, voire même peut-être sur cinq ou sur sept colonnes de front, ce qui est tout à fait inutile et rentre dans les anciens errements qui ont été si funestes.

Les deux attaques ont chacune leur objectif, et les forces dont elles disposent sont vraisemblablement de beaucoup supérieures à celles que l’ennemi leur opposera, de sorte qu’elles n’ont qu’à aller énergiquement de l’avant pour exercer l’une sur l’autre la plus favorable influence. Si cependant l’une des deux venait à échouer, parce qu’ayant inégalement réparti ses forces l’ennemi se trouverait numériquement supérieur devant elle, on serait par cela même d’autant plus en droit de compter que le succès de l’autre, non seulement compenserait, mais dépasserait même en valeur l’insuccès de celle-ci. — C’est en cela que consiste leur véritable connexion. La distance empêche ici et rend même inutile toute corrélation plus grande entre l’action des deux attaques, telle par exemple que celle qui s’étendrait aux opérations journalières, et, par la même raison, il n’y a pas grande nécessité de maintenir les deux directions en communications immédiates.

Il faut, en outre, se rendre compte qu’ainsi attaqué au cœur même de son territoire, l’ennemi ne disposera pas de forces régulières suffisantes pour les employer à interrompre ces communications, de sorte que l’on n’aura vraiment à redouter, à ce propos, que la coopération des habitants des contrées envahies et des partisans que la défense pourra envoyer. Or, pour paralyser ce moyen défensif fort économique pour l’ennemi puisqu’il n’exige de lui aucune dépense de ses forces armées, il suffira de diriger de Trèves sur Reims un corps de 10 000 à 15 000 hommes particulièrement fort en cavalerie, et ayant pour unique mission de se tenir à la hauteur de l’armée principale et de courir sus à tout corps de partisans. Libre de ses mouvements, sans base d’opérations fixe, cédant dans une direction ou dans l’autre à toute force supérieure et passant entre les places fortes sans les bloquer ni les observer, ce corps n’aura pas de revers sérieux à redouter, et, en essuierait-il, d’ailleurs, que cela n’exercerait pas grande influence sur l’ensemble des opérations. Dans ces conditions, il est vraisemblable même que ce corps suffirait seul au service des communications entre les deux attaques.

4o Quant aux 30 000 Autrichiens laissés en Italie et au corps anglais de troupes de débarquement, plus leur activité sera grande et mieux ils atteindront leur but, qui consiste à détourner du théâtre de guerre principal le plus grand nombre possible des forces de l’ennemi. En aucun cas leurs opérations ne sauraient exercer d’influence sur les deux grandes attaques qui en doivent absolument rester indépendantes.

Si la France s’avise encore de vouloir opprimer l’Europe comme elle l’a fait pendant 150 ans, nous avons la conviction qu’en procédant ainsi on l’en fera chaque fois repentir. C’est au delà de Paris et sur la Loire même, qu’il faut châtier cette orgueilleuse puissance, et la contraindre à se soumettre aux conditions que le repos du monde réclame. C’est ainsi seulement que le rapport, qui se présente entre les 75 millions d’habitants des États coalisés et les 30 millions de ceux de la France, manifestera promptement sa puissance, tandis que si, revenant à la méthode qui a prévalu pendant un siècle et demi, on fractionne les forces de la coalition sur la frontière depuis Dunkerque jusqu’à Gênes, en un chapelet d’armées ayant chacune son petit objectif particulier, on ne surmontera jamais l’inertie, le frottement et les influences étrangères qui se produisent partout, et renaissent sans cesse dans les armées coalisées.

Mais, il faut le reconnaître, les règles sur lesquelles repose la formation de l’armée fédérale sont loin de faciliter les dispositions à prendre pour l’exécution du plan que nous indiquons ici. Dans cette organisation, en effet, ce sont les États fédérés qui forment le centre de puissance de l’Allemagne, ce qui paralyse les forces de la Prusse et de l’Autriche, et enlève à ces deux États la prépondérance qui leur revient naturellement. Un État fédératif constitue à la guerre un noyau très inconsistant, et n’admet ni unité, ni énergie, ni autorité, ni responsabilité, ni choix judicieux du commandant en chef.

L’Autriche et la Prusse sont les deux centres naturels de résistance, de force et de mouvement de l’Empire d’Allemagne. Puissances monarchiques, habituées à la guerre, ayant des intérêts particuliers et des forces indépendantes, ces deux États exercent une prépondérance naturelle sur tous les autres. C’est sur ces bases rationnelles que devrait reposer l’organisation militaire de l’Allemagne, et la chercher dans une unité, qui est ici d’ailleurs absolument irréalisable, c’est faire acte de folie, car c’est négliger ce qui est possible pour tenter ce qui ne l’est pas.


fin du troisième et dernier volume.
  1. Le général de Clausewitz n’a pu réaliser ce projet, et le présent chapitre est le dernier de la Théorie de la grande guerre.