Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 8

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 37-41).

CHAPITRE VIII.

passage des rivières.


1. Tout cours d’eau de quelque importance qui coupe la direction suivie par l’attaquant constitue pour celui-ci une grande cause de gêne. Dès qu’il en effectue le passage, en effet, ses communications se trouvent généralement réduites à un seul pont, ce qui, à moins qu’il n’en reste à très grande proximité, réduit aussitôt tous ses moyens d’action. Que, dans ces conditions, l’attaquant songe à livrer un combat décisif ou que le défenseur vienne lui-même l’y contraindre, le premier se trouve dans une situation si dangereuse qu’il ne la peut raisonnablement affronter qu’au cas où il possède une très grande supériorité morale et physique.

2. Cette difficulté, pour l’attaque, de laisser une rivière sur ses derrières, permet à la défense de faire beaucoup plus fréquemment usage de ce procédé de résistance qu’elle ne le pourrait faire sans cela. Si nous supposons, en effet, en dehors des circonstances où l’on y recourrait comme au moyen suprême de salut, que la défense d’une rivière soit organisée de telle sorte qu’en cas de non-réussite le défenseur puisse encore reprendre le combat à un faible éloignement de la rive, l’attaquant devra nécessairement faire entrer dans le calcul de la résistance qu’il rencontrera tous les avantages que, dans le paragraphe précédent, nous venons de reconnaître appartenir à la défense. Telles sont les causes de la crainte qui s’empare d’habitude des généraux en chef en présence d’une rivière défendue.

3. Nous avons déjà vu, dans le livre précédent, que par elle-même et dans certaines conditions la défense des cours d’eau promet d’excellents résultats. Or il est d’expérience que ces conditions se présentent bien plus fréquemment que la théorie ne le laisse espérer, par la raison qu’elle doit appuyer ses affirmations sur des données effectives, tandis que, dans l’application, l’attaque estime généralement les difficultés à surmonter bien au-dessus de ce qu’elles sont réellement, ce qui contribue encore à paralyser son action.

Qu’il s’agisse maintenant d’une offensive sans direction énergique et ne recherchant pas de grandes solutions, on peut affirmer qu’au courant de l’action il surgira une quantité de hasards et d’obstacles dont la théorie ne saurait tenir compte et qui tourneront au désavantage de l’attaquant, par le fait même qu’ayant l’initiative il entrera le premier en conflit avec eux. Il suffit, à ce propos, de se rappeler avec quel succès, malgré leur faible importance, les cours d’eau de la Lombardie ont souvent été défendus. Si, par contre, il se rencontre aussi, dans l’histoire des guerres, des défenses de rivière qui n’ont pas produit ce qu’on en attendait, cela tient à ce que, s’exagérant l’efficacité de ce moyen révélé par l’expérience, on a parfois voulu en tirer des effets absolument disproportionnés et qui ne répondaient pas à sa nature tactique.

4. Le défenseur commettrait une grande faute de placer tout son espoir dans la défense d’un cours d’eau. Il s’exposerait ainsi aux plus grands embarras, voire même à une véritable catastrophe. Comme il est incontestablement plus facile de forcer le passage d’une rivière que de vaincre en bataille rangée, en recourant à ce procédé dans ces conditions, le défenseur rendrait la victoire plus facile à son adversaire.

5. De tout ce qui précède il résulte que, si la défense des cours d’eau est très efficace quand l’attaquant ne recherche pas de grandes solutions, dans toutes les circonstances où la supériorité ou l’énergie de celui-ci laisse supposer le contraire, ce procédé de résistance employé mal à propos peut tourner au désavantage positif du défenseur.

6. Il est peu de lignes défensives fluviales que l’on ne puisse tourner en grand par l’une de leurs extrémités ou forcer en quelque endroit de leur parcours. Un attaquant supérieur en nombre et recherchant les coups de vigueur est donc presque toujours en situation de faire une démonstration sur un point et de passer sur un autre, car sa supériorité numérique lui permet de risquer la chose, lors même qu’après avoir effectué le passage il lui faudrait d’abord, et pendant quelque temps, combattre dans des conditions désavantageuses. Il en résulte que, dans le sens littéral du mot, exécuter tactiquement le passage de vive force d’un cours d’eau, en repoussant de ses rives l’un des grands postes de l’ennemi chargés de le défendre, constitue une opération si rare qu’on la doit à peu près tenir pour irréalisable, et que, toutes les fois qu’on entend citer le fait, il le faut considérer comme le résultat d’une action stratégique dans laquelle l’attaquant, fort de sa supériorité numérique et bravant tous les désavantages dans lesquels il pouvait tomber, est parvenu à surprendre son adversaire en un endroit peu ou point défendu par celui-ci. En pareille occurrence, ce que l’attaquant peut faire de plus dangereux c’est de passer réellement le cours d’eau sur plusieurs points à la fois, à moins pourtant que ces points ne soient assez rapprochés les uns des autres pour permettre la concentration rapide de ses troupes en vue d’une bataille générale. En effet, les forces du défenseur étant nécessairement divisées, si l’attaquant fractionne aussi les siennes, il perd nécessairement une partie de ses avantages naturels. C’est ainsi que Bellegarde se fit battre sur le Mincio en 1814, quand, par un effet du hasard, les deux armées opposées ayant en même temps effectué le passage du fleuve dans le même sens et sur plusieurs points à la fois, les Autrichiens se trouvèrent plus divisés que les Français.

7. Lorsque le défenseur reste sur la rive occupée par l’attaquant, celui-ci dispose de deux moyens de le vaincre stratégiquement, soit en passant promptement sur l’autre rive et en l’y devançant, soit en lui livrant bataille. Bien que, dans le premier cas, la résolution doive principalement dépendre de la situation réciproque des bases et des lignes de communications, on voit fréquemment les circonstances particulières exercer ici plus d’empire que les rapports généraux. Celui des deux adversaires qui se fait le mieux obéir, qui choisit les meilleurs postes, prend les plus habiles dispositions et agit avec le plus de rapidité est, en effet, en état de moins tenir compte des difficultés générales que l’autre. Quant au second procédé, il laisse supposer que l’attaquant est en situation, a le désir et dispose des moyens de livrer bataille ; or, s’il en est ainsi, le défenseur ne choisira pas volontiers cette manière de s’opposer au passage du cours d’eau.

8. Quant au résultat final, bien que le passage d’une rivière présente rarement de grandes difficultés, il faut cependant reconnaître que, dans tous les cas qui ne comportent pas de grandes solutions, cette opération inspire généralement tant de soucis, en raison de ses suites immédiates et de ses conséquences ultérieures, que cela seul peut enrayer l’élan de l’attaquant et l’inciter, soit à demeurer en deçà du cours d’eau en y tolérant la présence du défenseur, soit, s’il se décide à le franchir, à s’en maintenir du moins à très grande proximité. Il est rare, dans le fait, de voir les deux adversaires rester longtemps l’un vis-à-vis l’autre sur les rives opposées.

Dans les cas même où l’on recherche une grande solution, un cours d’eau de quelque importance peut encore jouer un rôle considérable. Il affaiblit et gêne toujours plus ou moins l’offensive et ne lui devient favorable que lorsque le défenseur, s’en exagérant la valeur comme obstacle et le considérant comme une barrière tactique, commet la faute d’en faire l’objet principal de sa résistance. En agissant ainsi, le défenseur donne l’avantage à son adversaire et lui fournit l’occasion de frapper facilement un coup décisif. Ce coup ne saurait, il est vrai, amener directement la défaite complète du défenseur, mais, ainsi que le cas s’en est présenté pour les Autrichiens sur le Rhin inférieur en 1796, celui-ci peut en arriver, par une série de combats désavantageux, à une situation générale très critique.