Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 7

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 271-285).

CHAPITRE VII.

avant-gardes et avant-postes.


Ces deux sujets appartiennent à la fois à la tactique et à la stratégie. Tactiquement, ils modifient la forme du combat on y prenant seuls part tout d’abord, et en retardant ainsi l’action générale jusqu’à ce que l’armée qu’ils couvrent ait eu le temps de prendre les dispositions opportunes. Dans l’action stratégique, placés à un plus ou moins grand éloignement de l’armée, ils en protègent et en dissimulent les mouvements par le fait seul de leur présence ou par les combats indépendants qu’ils soutiennent. Ce que nous allons dire ici de cette action stratégique des avant-gardes et des avant-postes, lorsqu’ils sont ainsi placés en formation isolée en avant du gros de l’armée, servira de complément au chapitre précédent.

Le cercle de la vue ne s’étendant guère plus loin que celui de la portée des armes à feu, une troupe, afin de ne pas être constamment sur le qui-vive, a nécessairement besoin de se couvrir par des détachements chargés de rechercher l’ennemi et de le surveiller, de façon à le tenir toujours informée de son approche bien avant qu’il soit en vue. Sans cette précaution l’armée se trouverait, à proprement parler, dans la situation d’un homme dont la vue serait tellement basse qu’il ne verrait pas au delà de la portée de ses bras. De là vient cette expression que les avant-postes sont les yeux de l’armée. Mais le besoin de voir n’est pas toujours le même ; il a ses degrés. Les conditions de forces ou d’étendue, les circonstances locales ou particulières, la manière dont l’ennemi procède, le hasard même ont une grande influence à ce sujet. Il ne faut donc pas s’étonner de ne rencontrer dans l’histoire des guerres que les exemples les plus constamment différents de l’emploi des avant-gardes et des avant-postes, et par conséquent de n’en pouvoir déduire aucune règle si compliquée et si peu générale qu’elle soit.

Qu’y voyons-nous en effet ? Tantôt la sécurité de l’armée est confiée à une avant-garde spéciale, et tantôt à une longue ligne d’avant-postes isolés les uns des autres ; ici, les deux systèmes se réunissent ; là, on ne trouve trace ni de l’un ni de l’autre ; dans telle circonstance, les diverses colonnes de l’armée s’avancent sous la protection d’une seule et même avant-garde ; dans telle autre, chaque colonne a la sienne propre. Nous allons tâcher de nous faire une idée claire de la question, et voir si en agissant ainsi il nous sera possible de fixer quelques principes d’application.

Lorsqu’une troupe est en marche, un détachement plus ou moins fort constitue généralement son avant ou son arrière-garde, selon que le mouvement a lieu en avant ou en retraite. Cantonnée ou campée, elle est couverte, au contraire, par une ligne étendue de petits détachements ou avant-postes. Il est dans la nature des choses, en effet, que pouvant et devant couvrir de plus grands espaces quand elle est cantonnée on campée que lorsqu’elle est en mouvement, une troupe recoure à l’emploi d’une ligne d’avant-postes dans le premier cas, et à celui d’un corps concentré dans le second.

La force de l’avant-garde et des avant-postes d’une armée varie d’ailleurs selon les circonstances. Un voit la première consister tantôt en un grand corps concentré, composé d’infanterie, d’artillerie et de cavalerie, et tantôt n’être formée que d’un simple régiment de cavalerie légère, tandis que les avant-postes, constituant souvent une ligne de défense confiée à des troupes des trois armes, ne sont parfois représentés que par de simples piquets ou postes de vedettes tirés directement des camps.

C’est en raison de la résistance plus ou moins sérieuse que l’on présume devoir opposer aux premières tentatives de l’ennemi, et du temps plus ou moins long dont l’armée a besoin pour prendre ses dispositions de combat, qu’il convient de fixer la force et la composition de l’avant-garde et des avant-postes.

Frédéric le Grand qui, de tous les généraux, passe à bon droit pour avoir été le plus constamment prêt au combat, et dont la puissance d’activité était telle qu’il dirigeait, pour ainsi dire, personnellement et directement les troupes pendant l’action, n’avait jamais besoin de couvrir ses camps par des avant-postes considérables. Il campait sous les yeux mêmes de l’ennemi, et ne prenait d’autres mesures de sûreté que de pousser à quelque distance en avant, soit un régiment de cavalerie légère, soit un bataillon de compagnies franches, soit de simples piquets ou postes de vedettes tirés du gros de l’armée. Dans les marches, il formait son avant-garde de quelques milliers de chevaux fournis généralement par la cavalerie des ailes de la première ligne, et qui, une fois la marche terminée, rentraient au corps de bataille.

C’est qu’en effet tout doit pour ainsi dire se passer à la barbe de l’ennemi, comme le faisait Frédéric II dans ses opérations contre Daun, lorsqu’une armée très inférieure en nombre, mais supérieure à son adversaire par la force de son instruction et l’esprit de décision de son commandement, adopte pour système la grande promptitude dans les mouvements, et la concentration constante dans l’action. Éloigner cette armée de la proximité de l’ennemi, la couvrir par toute une ligne de postes avancés, serait paralyser la force qu’elle peut et doit tirer de ces deux grands éléments de supériorité. Que des exagérations et des fautes commises puissent mener parfois à un désastre comme celui d’Hochkirch, cela ne prouve rien, en somme, contre le système lui-même, et nous trouvons que c’est précisément à ce fait qu’il ne s’est présenté qu’une seule bataille d’Hochkirch dans l’ensemble des guerres de Silésie, qu’il convient de reconnaître la main du maître qui y conduisit les opérations.

Bonaparte qui ne manquait pas non plus d’une grande décision de caractère, et dont les troupes étaient tout aussi manœuvrières et mobiles que celles que commandait, quarante ans auparavant, Frédéric II, couvrait presque toujours la marche de son armée par une forte avant-garde. Il y avait deux raisons pour que Bonaparte agit ainsi à l’opposé de Frédéric II.

Tout d’abord de grands changements s’étaient introduits dans la tactique. On ne conduisait déjà plus une armée tout d’une pièce sur le champ de bataille comme une masse concentrée et indivisible manœuvrant directement sous le commandement et, pour ainsi dire, à la voix de son chef. Le gain de la bataille n’était donc plus le résultat d’une sorte de duel dans lequel on déployait plus ou moins d’adresse et de courage. On en était arrivé à tirer un tout autre parti des circonstances particulières et de la conformation du terrain. Dès lors la bataille ne consistait plus en une action unique, mais se subdivisait, dans son ensemble, en un nombre plus ou moins grand de combats concomitants, successifs ou simultanés. Le plan général devait forcément, par suite, se subdiviser lui-même en un nombre plus ou moins grand de plans subordonnés, et la direction générale en un certain nombre de commandements secondaires agissant tous selon les vues du général en chef.

Or, au moment où la présence de l’ennemi est signalée, pour arrêter un plan si compliqué et prendre les dispositions qu’il comporte, il faut nécessairement et du temps et des renseignements, éléments que peuvent seuls procurer les moyens de résistance et d’investigation dont dispose une forte avant-garde.

En second lieu, les armées modernes sont beaucoup plus considérables et occupent un espace beaucoup plus étendu ; d’où nouvelle raison de les couvrir par de puissantes avant-gardes.

Frédéric II conduisait 30 à 40 000 hommes au combat, Bonaparte en portait 100 ou 200 000 en ligne.

Si nous avons choisi ces deux exemples, c’est qu’il est hors de doute qu’adoptées par ces grands capitaines, ces méthodes sont celles qui doivent le mieux répondre aux conditions et aux éléments auxquels ils les appliquèrent. L’emploi des avant-gardes et des avant-postes est devenu plus généralement le même dans les armées modernes ; mais il n’en était pas ainsi à l’époque des guerres de Silésie où nous voyons les Autrichiens agir presque constamment à l’opposé du grand Frédéric. Ils y firent bien plus fréquemment usage d’un corps spécial d’avant-garde et de lignes d’avant-postes considérables. Cette manière de procéder s’explique suffisamment, d’ailleurs, par les conditions dans lesquelles se trouvaient alors les armées autrichiennes.

Les dernières guerres présentent elles-mêmes de nombreux cas d’applications différentes. N’a-t-on pas vu, par exemple, malgré la méthode adoptée par l’empereur Napoléon, des corps français de 60 à 70 000 hommes se porter en avant sous le maréchal Macdonald en Silésie, et sous les maréchaux Oudinot et Ney dans la Marche, sans qu’il ait été question d’un corps d’avant-garde ?

Nous n’avons étudié jusqu’ici, à vrai dire, que les différences qui se rencontrent dans la force des avant-gardes et des avant-postes ; passons maintenant à l’examen approfondi des variétés qui peuvent se présenter selon le mode d’application. Lorsqu’une armée s’avance sur une étendue de terrain plus ou moins large, de telle sorte que ses colonnes marchent à de plus ou moins grands intervalles les unes des autres, elle peut, selon le cas, se couvrir d’une seule avant-garde commune à toutes les colonnes, ou couvrir chacune de celles-ci par une avant-garde particulière. Il en sera de même si l’armée, au lieu de marcher en avant, marche en retraite ; dans ce cas, il n’y aura qu’un changement : ce qui se dénommait avant-garde s’énoncera dès lors arrière-garde. Pour nous bien faire comprendre, nous allons présenter le sujet de la manière suivante :

En principe, alors que c’est un corps assez considérable qui porte ce nom, l’avant-garde n’a pour mission que d’assurer, sur le front, la marche du gros de l’armée, protégée déjà sur ses ailes par les corps latéraux. Dans ces conditions, si le gros de l’armée s’avance en plusieurs colonnes sur des routes parallèles et voisines les unes des autres, il va de soi que l’avant-garde suffit à couvrir la marche même des deux colonnes extérieures. Par contre, il convient de donner une avant-garde particulière à toute colonne isolée qui s’avance à quelque distance du gros de l’armée, aussi bien qu’à celles des colonnes mêmes du corps de bataille, qui, par suite de la disposition accidentelle des routes, se trouvent momentanément marcher dans un trop grand éloignement des colonnes voisines. Il y aura donc, en somme, autant d’avant-gardes particulières que de fractions de l’armée s’avançant isolément les unes des autres.

Or plus le nombre de ces avant-gardes particulières grandit, et plus elles deviennent numériquement faibles et rentrent dans la catégorie des dispositions tactiques. Il pourrait donc arriver, à un moment donné, que le général en chef ne disposât plus directement d’une avant-garde assez puissante pour assurer son plan stratégique, si, par trois motifs que nous allons indiquer tout à l’heure, on ne couvrait pas toujours le centre du corps de bataille par des forces relativement si considérables qu’elles peuvent, sous bien des rapports, tenir lieu d’une avant-garde générale. En donnant ainsi au centre du corps de bataille une avant-garde très supérieure à celle que l’on donne aux ailes, on obéit aux trois motifs suivants :

1o  C’est généralement au centre que s’avance la masse de troupes la plus considérable.

2o  Le centre de la ligne de bataille en est manifestement le point le plus important, en ce sens que la plupart des projets y concourent, et qu’il est généralement beaucoup plus rapproché que les ailes du centre de l’action pendant la lutte.

3o  Bien qu’un corps ainsi détaché en avant du centre du corps de bataille, ne soit pas en mesure de protéger les ailes de l’armée aussi directement que le pourrait faire un corps spécial d’avant-garde, il les couvre néanmoins d’une façon indirecte très sensible.

L’ennemi, par exemple, s’il veut entreprendre quelque chose d’important sur l’une ou l’autre aile, n’osera certainement pas passer à proximité de ce corps avancé. car il s’exposerait inévitablement ainsi à être aussitôt attaqué sur ses flancs ou sur ses derrières.

Or, si cette contrainte qu’inspire à l’adversaire un corps détaché en avant du centre du corps de bataille, ne suffit pas à assurer dans tous les cas la sécurité des ailes, il est évident qu’elle détourne du moins de celles-ci une quantité d’éventualités qu’elles n’ont par conséquent plus à redouter.

C’est par ces motifs qu’un corps détaché en avant du centre du corps de bataille, alors qu’il est vigoureusement constitué et de beaucoup supérieur aux corps couvrants des ailes, tient en quelque sorte lieu d’un corps spécial d’avant-garde, et n’a plus pour signification unique de garantir les troupes qu’il précède contre la soudaineté des attaques, mais bien encore de concourir, comme corps avancé, au plan stratégique général.

En effet, employé chaque fois selon les vues que l’on se propose, un corps avancé aussi fortement constitué peut conduire aux résultats suivants :

1o  Il oppose, dès le principe, une résistance bien autrement sérieuse que ne le ferait une simple avant-garde aux approches de l’ennemi, et, rendant ainsi ce dernier beaucoup plus circonspect dans l’exécution de ses mouvements, procure, en cas de besoin, beaucoup plus de temps à l’armée pour prendre les dispositions de combat que peut comporter l’action qui va s’engager.

2o  Il permet, lorsque le corps de bataille se compose de masses très nombreuses et par conséquent peu maniables, de porter ces masses plus en arrière, tout en laissant dans le voisinage de l’ennemi un corps suffisamment fort et essentiellement mobile.

3o  Il peut suffire au service d’observation lorsque, pour une raison ou pour une autre, on est dans la nécessité de tenir le gros de l’armée à une distance considérable de l’ennemi. On se tromperait si l’on croyait pouvoir s’en reposer, pour ce service, à un simple poste d’observation ou à un corps de partisans. Indépendamment de ce que tous deux seraient promptement repoussés par l’ennemi, des détachements de cette nature sont loin de posséder tous les moyens d’observation dont dispose seul un corps fortement constitué.

4o  Quand un corps aussi considérable forme l’avant-garde, il suffit de lui adjoindre la majeure partie de la cavalerie de l’armée pour imprimer une grande vigueur à la poursuite de l’ennemi. Un corps ainsi constitué est, en effet, bien autrement mobile que la masse même de l’armée, et peut, le soir, ne suspendre sa marche que beaucoup plus tard, pour la reprendre de bien meilleure heure le matin.

Enfin, en cas de retraite, la protection du centre du corps de bataille prend encore une plus grande importance, et c’est au corps avancé chargé, dans ce cas, de le protéger comme arrière-garde, qu’incombe la mission d’en couvrir le mouvement rétrograde, en défendant avec la plus grande énergie les coupures principales du terrain.

On pourrait être porté à croire, au premier coup d’œil, qu’une arrière-garde placée dans de semblables conditions et agissant de cette manière, courrait le danger constant d’être tournée et enveloppée sur ses ailes. Il ne faut pas perdre de vue, cependant, qu’alors même qu’il aurait déjà quelque peu débordé l’arrière-garde sur ses côtés, l’ennemi aurait encore à parcourir toute la distance qui, de là, le séparerait du centre de l’armée, avant que de menacer sérieusement ce point important, et que, par conséquent, l’arrière-garde centrale peut résister de pied ferme un certain temps après avoir été débordée sur ses ailes, et ne se retirer ensuite que très lentement sur le centre. Par contre, la situation générale de l’armée deviendrait aussitôt critique, si le corps de bataille, cédant plus vite que les ailes, s’infléchissait de façon à faire craindre la rupture prochaine du centre de la ligne.

Cette crainte seule constituerait déjà un grand danger, en raison de l’effet moral désastreux qui en résulterait pour l’armée. C’est, en effet, dans les retraites plus qu’en toute autre circonstance, que chacun, aussi bien le dernier soldat que l’officier et le général en sous-ordre, a conscience de la nécessité de rester unis et concentrés. En dernière instance, la mission des ailes serait alors de se replier sur le centre. C’est pour obéir au même principe que, lorsque par suite de la disposition des routes ou en raison de l’impossibilité d’assurer autrement la subsistance des troupes, on est contraint d’opérer la retraite sur une grande largeur de terrain, il convient chaque fois que l’on fait halte, de reprendre une formation ininterrompue, en resserrant chacune des ailes sur le centre. Si nous ajoutons à toutes ces considérations que c’est généralement vers le centre de l’armée en retraite que la poursuite dirige la plus grande partie de ses forces et cherche à agir avec le plus d’énergie, nous en tirerons comme conséquence que c’est encore dans les mouvements de retraite que le rôle de l’arrière-garde du centre devient le plus important.

Il est donc parfaitement logique de donner à l’armée un corps spécial d’avant-garde dans chacune des circonstances que nous venons d’exposer, mais cette mesure perd généralement toute son opportunité lorsque le corps de bataille ne se compose pas de troupes plus considérables que chacune des ailes. Ce cas se présenta, par exemple, en 1813 en Silésie, quand Macdonald se porta à la rencontre de Blücher, au moment où celui-ci se dirigeait sur l’Elbe. Chacune des deux armées se composait de trois corps marchant généralement en trois colonnes sur des routes voisines les unes des autres. C’est là ce qui explique qu’on ne trouve aucune trace de l’emploi d’une avant-garde dans les rapports d’opérations.

Mais hâtons-nous de dire ici, que c’est précisément en partie parce qu’elle rend illusoire l’emploi généralement si profitable d’un corps spécial d’avant-garde, que cette formation sur trois colonnes d’égales forces est peu recommandable. Cet ordre de marche n’alourdit pas moins l’armée que ne le fait son partage général en trois grandes subdivisions de premier ordre, manière de procéder dont nous avons déjà fait ressortir les mauvais côtés au chapitre V du livre de la Stratégie.

Nous avons dit, dans le chapitre précédent, que lorsque des circonstances spéciales ne s’y opposent pas, la formation en ligne la plus rationnelle et la plus simple d’une armée, est celle où elle présente un corps de bataille central isolé de ses deux ailes. Comme conséquence, le corps d’avant-garde, par le fait même qu’il précède le corps de bataille, devrait naturellement aussi se trouver placé plus en avant que les corps latéraux. Or comme les corps latéraux ont, en principe, à remplir pour les ailes la même mission que l’avant-garde pour le centre, il arrive très fréquemment que tous trois se trouvent dans le même éloignement de l’armée, et parfois même qu’en raison des circonstances, les corps latéraux sont poussés plus en avant que le corps spécial d’avant-garde.

Quant à la force de l’avant-garde, nous n’avons que peu de chose à en dire, par la raison qu’il est aujourd’hui universellement admis, et cela très rationnellement, que l’avant-garde doit se composer d’un ou de plusieurs des éléments de premier ordre de l’armée, auxquels on adjoint une partie importante de la cavalerie. Elle consiste donc, tantôt en un corps d’armée, tantôt en plusieurs divisions, et cela selon le mode de fractionnement adopté. On voit facilement qu’à ce point de vue encore, il y a avantage à fractionner l’armée en nombreux éléments de premier ordre.

La distance à laquelle on peut éloigner l’avant-garde dépend généralement des circonstances. Dans certains cas il faudra la porter à plus d’une journée de marche, dans d’autres à quelques kilomètres à peine du gros de l’armée. Dans la pratique nous voyons cette distance varier habituellement de 2 à 5 lieues. Cela semble indiquer que cette moyenne répond à la généralité des besoins, sans qu’il soit néanmoins possible de la prendre pour point de départ d’une règle absolue.

Nous venons de nous occuper longuement de l’avant-garde, reprenons maintenant la question au point de vue des avant-postes.

Au début de ce chapitre et dans l’intention de fixer tout d’abord les idées du lecteur, nous avons dit, d’une manière générale, que les avant-postes répondaient aux besoins des troupes en station, et l’avant-garde aux besoins des troupes en marche. Cette différence existe réellement en principe, mais il n’y aurait guère que de la pédanterie à vouloir la maintenir rigoureusement dans l’application.

Il est certain, par exemple, que dans la majorité des cas, lorsqu’une troupe en marche s’arrête chaque soir pour se remettre en route le lendemain matin, l’avant-garde qui la couvre pendant le mouvement, suffit, sans perdre sa spécialité d’avant-garde et sans se transformer en une ligne d’avant-postes, à la couvrir pendant la nuit, en fournissant elle-même le nombre de postes nécessaires au service de sûreté. L’idée d’une avant-garde persiste, en effet, tant que les avant-postes relèvent directement de cette avant-garde, et que celle-ci, comme réserve, les peut appuyer en cas de besoin ; mais elle disparaît, par contre, pour faire aussitôt place à l’idée d’une ligne proprement dite d’avant-postes, dès que ces derniers sont constitués sans réserve générale.

Plus le repos pris par l’armée est court, et moins le service de sûreté exige de perfection. D’un jour à l’autre, l’ennemi est hors d’état de se renseigner sur ce qui peut être ou n’être pas suffisamment couvert. Plus au contraire le repos se prolonge, et plus il convient d’apporter de prudence et de soins dans la manière de couvrir les abords. C’est donc, en règle générale, en raison même de la prolongation du stationnement, que l’avant-garde perd de plus en plus de sa signification propre, pour disparaître enfin complètement et se transformer en une ligne d’avant-postes. Cette transformation peut être tantôt partielle et tantôt absolue, et cela dépend très généralement des deux circonstances suivantes :

1o  La proximité de l’armée ennemie ;

2o  La nature même du terrain.

Lorsque, comparativement au développement de leurs fronts, les deux armées opposées se trouvent très rapprochées, il arrive fréquemment, qu’elles ne disposent plus, l’une et l’autre, de l’espace matériellement nécessaire à l’emploi d’une puissante avant-garde. Le service de sûreté se trouve alors forcément réduit, de chaque côté, à une simple ligne de petits postes.

En général, un corps concentré d’avant-garde, par la raison qu’il ne couvre pas immédiatement les abords, a besoin de plus de temps et d’espace qu’une ligne d’avant-postes pour développer son action. Lors donc qu’une armée occupe un large espace de terrain, comme par exemple quand elle est cantonnée, un corps permanent d’avant-garde ne l’abrite efficacement que si l’espace qui le sépare lui-même de l’ennemi est relativement considérable. C’est pour cette raison que jadis le service de sûreté des quartiers d’hiver reposait, la plupart du temps, sur des cordons d’avant-postes.

Quant à la nature même du sol, il va sans dire que là, par exemple, où une forte coupure de terrain fournit l’occasion de constituer une ligne solide d’avant-postes en n’y consacrant relativement qu’un petit nombre d’hommes, on ne doit pas négliger d’en tirer parti.

Enfin, dans les quartiers d’hiver, la rigueur de la saison crée de nouveaux motifs de répartir les troupes de l’avant-garde en un nombre plus ou moins grand de postes avancés, ce qui permet de les abriter plus facilement que lorsqu’elles restent en ordre concentré.

C’est dans la campagne d’hiver que fit l’armée anglo-hollandaise dans les Pays-Bas, en 1791-1795, que se rencontre l’emploi le plus parfait d’une ligne fortifiée de postes avancés.

Composée de brigades formées en combinaison des trois armes, cette ligne de défense consistait en une série de postes isolés soutenus par une réserve générale. Scharnhorst, qui prit part à cette campagne, introduisit cet usage dans l’armée prussienne en 1807 sur la Passarge, dans la Prusse orientale ; mais cet exemple a été rarement suivi dans les guerres modernes.

Cela tient sans doute à ce que ces guerres ont été trop mouvementées. Il s’est néanmoins présenté des cas où le pouvant faire on a négligé d’agir ainsi, comme, entre autres, Murat à Taratino, alors qu’il perdit une trentaine de bouches à feu dans un combat d’avant-postes, ce qui ne lui serait vraisemblablement pas arrivé s’il eût donné plus d’étendue à sa ligne de défense.

On ne saurait certainement méconnaitre que là où les circonstances le permettent, l’application de ce moyen peut procurer de grands avantages, et nous nous réservons, au courant de cet ouvrage, de revenir sur ce sujet.