Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 4

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 21-23).
De la stratégie en général

CHAPITRE IV.

les puissances morales de premier ordre.


Parmi les grandeurs morales il en est trois qui constituent des puissances de premier ordre ; ce sont : les talents du général en chef, la vertu guerrière et l’esprit national de l’armée. Il n’est pas facile de se rendre compte du degré auquel s’élève l’un quelconque de ces éléments dans une armée ; il l’est encore moins de comparer entre elles leurs valeurs respectives, et il est impossible de préciser quel est celui des trois qui, d’une façon générale, y occupe le premier rang. Peu importe d’ailleurs, l’incontestable puissance de chacun de ces trois éléments repose sur des preuves historiques suffisantes pour que, précisément, cette impossibilité de les classer entre eux garantisse l’esprit de la fantaisie capricieuse d’en estimer un tantôt plus et tantôt moins que les autres.

Il est certain, cependant, que depuis que les généraux de la République et de l’Empire français ont révélé au monde étonné quelle était la vraie direction à donner à la guerre, les armées des divers États de l’Europe en sont toutes arrivées sensiblement au même degré de perfection dans l’instruction. Les principes de l’art militaire se trouvent, depuis lors, fixés d’une façon si rationnelle que, partout, on les applique, aujourd’hui, d’après la même méthode. Un général en chef ne saurait donc, désormais, compter sur l’effet de l’application inattendue de procédés artificiels spéciaux tels, par exemple, que l’ordre oblique de Frédéric II. Les talents du commandement supérieur ont ainsi perdu une grande partie de leurs moyens d’expansion, tandis que, au contraire, la carrière s’est agrandie pour tout ce que peuvent produire et l’esprit national et la pratique de guerre d’une armée. Une paix de longue durée pourrait seule modifier cette situation.

L’esprit national (enthousiasme, fanatisme, foi religieuse ou foi politique) des troupes atteint sa plus forte expression dans la guerre en terrain montagneux, alors que le soldat, à peu près abandonné à lui-même, doit agir d’instinct et d’impulsion. C’est par le même motif que les montagnes sont le lieu d’élection par excellence de l’action des populations armées ou insurgées.

C’est en rase campagne, par contre, qu’une armée signale l’extrême puissance qu’elle possède, lorsque son instruction militaire parfaite et son courage éprouvé lui donnent une confiance en elle-même et une solidité telles, qu’elle en arrive à la conviction qu’il n’est pas d’efforts humains capables de la désunir ou de l’ébranler.

Quant au général en chef, dans les montagnes il ne reste pas assez maître des diverses portions de son armée, et la direction générale lui échappe ; en plaine, l’œuvre est trop simple, et, pour être bien conduite, n’exige pas de lui des talents transcendants ; ce n’est donc, en somme, que dans une contrée coupée et accidentée que se peuvent produire, dans toute leur valeur, les grandes qualités de commandement et de direction dont il peut être doué.

C’est d’après ces affinités respectives entre les différentes espèces de terrains et les qualités diverses d’une armée, qu’il convient d’établir les projets et de dresser les plans.