Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 3

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 17-19).
De la stratégie en général

CHAPITRE III.

les grandeurs morales.


Les grandeurs morales doivent être comptées au nombre des plus importants facteurs de la guerre. Elles en sont les esprits vitaux et en pénètrent tout l’élément. Elles ont la plus grande affinité avec la puissance de volonté qui met en mouvement et dirige la masse entière des forces, et, comme cette volonté est elle-même une grandeur morale, elles s’y attachent et font corps avec elle. Elles échappent à toute la sagesse des livres parce qu’elles ne se peuvent ni chiffrer ni classer ; elles demandent à être vues et senties.

L’esprit et les qualités morales de l’armée, du général en chef et du gouvernement, les dispositions des provinces dans lesquelles la guerre doit être portée, l’effet moral d’une victoire ou d’une défaite sont des grandeurs très diverses de nature, et, comme telles, exercent des influences très variables sur la situation et sur le but à atteindre.

Bien qu’il soit difficile, impossible même, de formuler des règles pour les grandeurs morales, elles sont du nombre des éléments dont la guerre se constitue, et ressortissent, par suite, à la théorie de l’art de la guerre. Celle-ci, bien qu’elles échappent à ses prescriptions, les doit donc signaler à l’esprit et en faire comprendre l’extrême valeur, ainsi que la nécessité absolue de les faire entrer dans tous les calculs. En agissant de la sorte, la théorie fait œuvre d’intelligence et condamne, de prime abord, quiconque a la folle pensée de ne baser ses combinaisons que sur les forces matérielles seules. Nous ne saurions le dire trop haut, en effet, c’est une pauvre philosophie que celle qui, d’après l’ancienne méthode, niant la puissance des grandeurs morales, crie à l’exception lorsqu’elles manifestent leur action, et cherche, alors, à expliquer ce résultat par de prétendus procédés scientifiques. En dernier ressort cette vaine philosophie en appelle, parfois même, au génie qu’elle place, alors, au-dessus de toutes les règles, donnant ainsi à entendre que, lorsqu’elles sont faites par les sots, les règles, elles-mêmes, ne sont que des sottises.

Les effets des forces physiques et ceux des forces morales se pénètrent réciproquement à un degré tel, qu’on ne peut les séparer les uns des autres, comme, par un procédé chimique, les divers métaux d’un amalgame, de sorte que, alors même qu’elle prétendrait ne règlementer que les efforts matériels, une théorie n’en serait pas moins contrainte d’entrer dans le domaine des grandeurs morales. Bien plus, à moins de n’édicter que des principes tellement catégoriques, que, dans l’application, ils seraient ou trop étendus et trop audacieux, ou trop limités et trop timides, la théorie ne peut assujettir les efforts physiques qu’à des actions à l’élaboration desquelles la pensée des grandeurs morales a présidé. Les théories les plus matérialistes ont, elles-mêmes, bien qu’à leur insu, obéi à cette nécessité. C’est ainsi, par exemple, que l’on n’a jamais songé à supputer les suites qu’une victoire devait avoir, sans tenir compte de l’effet moral qu’elle allait produire. La plupart des objets que nous allons examiner dans ce livre présentent ce double caractère, et se composent de causes et d’effets dont les uns sont d’ordre physique et les autres d’ordre moral. Si nous nous permettons, ici, une comparaison, nous nous représenterons les premiers comme le bois brut dont on fait la hampe d’une lance, et les seconds comme le dard aciéré de fin métal qui élève le tout à la dignité d’arme de guerre.

L’étude de l’histoire révèle la valeur des grandeurs morales et l’influence souvent incroyable qu’elles exercent. C’est là la plus pure et la plus noble source à laquelle l’esprit d’un général en chef puisse puiser. Il est à remarquer, cependant, que ce sont bien moins les démonstrations, les recherches critiques et les dissertations savantes que les éclairs instantanés de l’esprit, ses sensations et ses impressions générales qui font découvrir à l’âme les germes de vérité qui la peuvent ainsi féconder.

Nous pourrions examiner chacun des principaux phénomènes de la guerre, et en minutieusement rechercher le pour et le contre, mais, en suivant cette méthode, l’esprit s’égare facilement dans l’analyse, on risque de tomber dans les banalités et les lieux communs, et d’en arriver, sans s’en apercevoir, à ne dire que des choses déjà connues. Nous préférons être plus bref, et, restant ainsi fidèle à l’esprit dans lequel ce livre est conçu, n’aborder les sujets que par les côtés seuls qui en font ressortir l’importance.