Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 1

Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 3-31).
de la nature de la guerre

CHAPITRE PREMIER

qu’est-ce que la guerre ?


1. — Introduction.

Nous nous proposons d’examiner d’abord la guerre dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties, et enfin dans son entier c’est-à-dire dans la connexion que ces parties ont entre elles. Nous procéderons donc du simple au composé. Il nous faut cependant, au préalable, jeter un coup d’œil général sur la nature même du sujet, car, ici plus que partout ailleurs, l’idée du tout doit sans cesse pénétrer l’idée de la partie.


2. — Définition.

Pour définir la guerre nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat singulier. La guerre est un combat singulier agrandi, et la lutte entre deux hommes est l’image qui permet le mieux à la pensée de se représenter en un acte unique le nombre indéterminé de combats dont une guerre se compose. Or, dans la lutte, chacun des adversaires cherche, au moyen de sa force physique, à terrasser l’autre et à briser sa résistance. La guerre est donc un acte de la force par lequel nous cherchons à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté.

Pour combattre la force, la force utilise tout ce que les arts et les sciences mettent à sa disposition. Elle ne connaît d’autres limites à son action que quelques restrictions insignifiantes qui n’affaiblissent pas essentiellement sa puissance et qu’elle accepte sous le nom de droit des gens. La force, c’est-à-dire la force physique, — car en dehors de l’idée d’État et de Loi il n’y a pas de force morale, — la force est donc le moyen, tandis que contraindre l’adversaire à se soumettre est l’objectif. Or comme, pour arriver à ce résultat, il faut nécessairement mettre l’ennemi hors d’état de se défendre, tel devient le but logique immédiat de l’action militaire. Ce but se substitue dès lors au but médiat ou politique et le fait momentanément disparaître comme n’appartenant pas à l’idée même de la guerre.


3. — Emploi absolu de la force.

Selon certains philanthropes, il existerait quelque méthode artificielle qui, sans effusion de sang, permettrait de désarmer l’adversaire ou de le réduire. Ce serait même là, disent-ils, l’idéal de la guerre. Si généreuse cependant que soit cette idée et si désirable qu’en puisse sembler la réalisation, elle ne constitue en somme qu’un rêve, et il importe de s’en rendre aussitôt compte, car rien n’est plus dangereux à la guerre que les erreurs de sentiment. Comme l’emploi de la force dans toute son étendue n’exclut en rien la coopération de l’intelligence, celui des deux adversaires qui, sans tenir compte du sang à répandre, en fait le plus complet usage, l’emporte aussitôt sur l’autre si celui-ci n’en fait autant. Il lui impose donc la loi, et tous deux arrivent ainsi à la limite extrême des efforts que les contrepoids inhérents aux deux formes de l’action à la guerre peuvent seuls les empêcher de dépasser.

C’est ainsi qu’il faut envisager la chose, et il n’est pas seulement utile, mais absolument logique et même indispensable de tenir compte de la rudesse de l’élément dans l’étude de sa nature.

Si les guerres des peuples civilisés sont beaucoup moins cruelles et dévastatrices que celles des peuples barbares, cela tient à l’état social des premiers et à leurs relations internationales. La guerre subit l’influence de cet état et de ces relations qui la modifient et la tempèrent, mais ces éléments ne lui constituent qu’un milieu spécial et ne changent pas essentiellement sa nature, de sorte que ce sera toujours commettre une absurdité que de vouloir introduire un principe de modération humanitaire dans la philosophie de la guerre.

Deux mobiles différents portent les hommes à se faire la guerre : l’hostilité d’instinct et l’hostilité réfléchie. Nous avons basé notre définition sur le second de ces mobiles parce qu’il est le plus général. On découvre toujours, en effet, quelques traces de préméditation jusque dans les manifestations les plus violentes de la haine instinctive, tandis que, dans l’hostilité de calcul, cette passion fait souvent défaut ou n’exerce du moins jamais l’influence prépondérante. Chez les peuples barbares c’est l’instinct qui domine ; chez les peuples policés c’est la réflexion qui dirige. Ce n’est cependant pas à la différence entre l’état sauvage et l’état de civilisation qu’il faut attribuer le phénomène ; il prend naissance dans les circonstances et dans les institutions, de sorte que, bien que manquant parfois, il se manifeste néanmoins dans la majorité des cas. Il peut arriver même que deux nations des plus policées s’enflamment l’une contre l’autre des sentiments de la haine la plus passionnée.

On voit dans quelle erreur on tomberait si, se laissant aller à considérer la guerre entre les États civilisés comme un acte réfléchi des gouvernements, on se figurait qu’elle va sans cesse en se débarrassant de sa rudesse et de sa violence, et qu’elle en arrivera enfin un jour à ne plus faire aucun usage effectif des masses armées et à résoudre les conflits entre les nations par l’équation en quelque sorte algébrique de leurs rapports.

La théorie était déjà dans cette voie quand les événements des dernières guerres lui en révélèrent une meilleure.

Bien que la guerre soit un acte de la force, le calcul y joue nécessairement aussi son rôle. Elle n’en émane pas mais elle y ramène plus ou moins, et ce plus ou moins ne dépend pas du degré de civilisation des peuples, mais bien de l’importance et de la durée des intérêts en litige.

Si, dans l’état de civilisation, les peuples ne massacrent point les prisonniers, ne dévastent plus les campagnes et ne se livrent plus au pillage des villes, c’est que l’intelligence préside à la conduite de leurs guerres et met au service de leur force des moyens plus efficaces que ne le seraient les manifestations brutales de l’instinct.

La découverte de la poudre et le perfectionnement incessant des armes à feu suffiraient déjà seuls à montrer que les progrès de la civilisation n’enrayent et n’affaiblissent en rien la tendance à l’anéantissement de l’ennemi qui est inhérente à l’idée de la guerre.

Nous répétons donc notre proposition : la guerre est un acte violent dans lequel l’emploi de la force étant illimité, chacun des deux adversaires impose à l’autre la loi ; d’où résulte une influence réciproque qui, de part et d’autre, doit conduire à l’extrême.

(1re réciprocité d’action.)


4. — Il faut réduire l’adversaire à l’impuissance.

Nous avons reconnu que le but de la guerre est de mettre l’ennemi hors d’état de se défendre. Nous allons montrer que, dans la conception théorique au moins, la chose est indispensable.

Pour réduire l’adversaire à l’obéissance, il nous le faut placer dans une position telle qu’il y trouve plus de désavantages que n’en comporterait sa soumission au sacrifice que nous voulons lui imposer. Il faut, en outre, que ces désavantages ne soient point passagers, ou du moins ne paraissent pas le devoir être, sans quoi l’adversaire préférerait naturellement les supporter et attendrait un moment plus favorable. Les modifications que la continuation de l’action militaire apportera dans cette situation devront donc contribuer, ou, du moins, avoir l’apparence de contribuer à l’empirer. Or la plus déplorable des situations où l’on puisse se trouver à la guerre est d’en arriver à ne plus pouvoir se défendre. Pour contraindre l’adversaire à se soumettre, il nous faut donc le réduire complètement à l’impuissance, ou, du moins, le mettre dans des conditions telles que cette éventualité lui paraisse imminente. D’où cette conclusion, que l’action militaire doit tendre sans cesse à désarmer l’ennemi, ou, ce qui revient au même, à le renverser.

La défensive la plus réduite ne pouvant cependant rester absolument passive, la guerre n’est jamais l’action d’une force active contre une masse inerte, mais bien toujours le choc de deux forces vivantes. Ce que nous venons de dire des fins auxquelles l’action militaire doit tendre s’applique donc à l’un comme à l’autre des adversaires. Tant que je n’ai pas renversé l’ennemi, j’ai à craindre qu’il ne me renverse ; je ne suis donc pas maître de mes actions, car il me fait la loi ; mais je la lui fais également. D’où seconde réciprocité d’action qui conduit à un nouvel extrême.

(2e réciprocité d’action.)


5. — Tension extrême des forces.

Pour renverser l’adversaire, il nous faut proportionner nos efforts à sa force de résistance. Or la force de résistance s’exprime par le produit de deux facteurs inséparables : la grandeur des moyens disponibles et l’intensité de la force de volonté.

La grandeur des moyens disponibles est susceptible d’évaluation, en partie du moins sinon en totalité, car c’est affaire de chiffres ; mais il n’en est pas de même de l’intensité de la force de volonté, qui ne se laisse guère mesurer qu’au degré d’importance des motifs. Supposons que nous arrivions ainsi à une évaluation suffisante de la force de résistance que nous allons probablement rencontrer, et nous n’aurons plus, dès lors, qu’à calculer la somme des efforts qu’il nous y faudra consacrer, et à les faire, soit assez grands pour la surmonter, soit du moins aussi grands que les moyens dont nous disposons nous le permettront. Mais, de son côté, l’adversaire en fera autant ; d’où nouvelle gradation par influence réciproque, qui, théoriquement, doit de nouveau porter les efforts à leur maximum.

(3e réciprocité d’action.)


6. — Modifications dans la réalité.

Ainsi, en se maintenant rigoureusement dans les limites abstraites de la notion de la guerre, l’esprit ne trouve de repos que lorsqu’il en arrive aux extrêmes, par la raison que, conflit de forces abandonnées à elles-mêmes et qui ne suivent d’autres lois que celles de leur nature, la guerre n’est elle-même qu’un extrême. Si donc, partant de son concept abstrait, nous cherchions à déterminer le point absolu vers lequel les fins de la guerre doivent tendre ainsi que les moyens qui y doivent conduire, les influences réciproques constantes que nous rencontrerions nous conduiraient incessamment à des extrêmes qui ne seraient qu’un jeu de notre imagination, et reposeraient à peine sur quelques subtilités logiques. Si l’on voulait enfin, isolant tous les obstacles d’un trait de plume, s’en tenir rigoureusement à la conséquence logique qu’il faut incessamment tendre à l’extrême et s’efforcer de le dépasser, on n’en arriverait qu’à édicter une loi écrite sans application possible dans la pratique.

En supposant même, d’ailleurs, que cet extrême absolu des efforts fût facile à déterminer, il faudrait encore convenir que l’esprit humain aurait peine à se soumettre à toutes ces rêveries de la logique. Dans maintes circonstances, il se produirait une dépense inutile de forces, qui rendrait aussitôt nécessaires des principes de compensation dans la gestion économique de l’État, et, dès lors, il faudrait une force de volonté qui ne serait plus en proportion avec le but à atteindre, et ne serait même pas réalisable, par la raison que la volonté humaine ne puise jamais sa force dans les subtilités de la logique.

Si de l’abstraction nous passons à la réalité, les choses prennent un autre aspect. L’abstraction met nécessairement tout au mieux ; en elle nous voyons l’un et l’autre des adversaires non seulement tendre au parfait absolu, mais y atteindre même. Or, en sera-t-il jamais ainsi dans la réalité ? Pour cela il faudrait :

1o Que la guerre fût un acte absolument isolé qui prit spontanément naissance, et n’eût aucun rapport avec la vie politique antérieure ;

2o Qu’elle consistât en un acte décisif unique, ou en une série d’actes décisifs concomitants ;

3o Qu’elle contint en elle-même sa décision complète, et que le calcul de la situation politique qu’elle doit amener ne réagit pas sur elle par avance.


7. — La guerre n’est jamais un acte isolé.

Pour ce qui est du premier point, les adversaires ne sont nullement l’un pour l’autre des personnages abstraits, même au point de vue de la volonté, ce facteur de la résistance qui ne se manifeste pas par des signes extérieurs. Pour chacun d’eux, en effet, la volonté de l’autre ne constitue pas véritablement une inconnue, car, par ce qu’elle a été aujourd’hui, elle indique ce qu’elle sera demain. La guerre n’éclate pas subitement, son développement n’est pas l’œuvre d’un moment, et, par suite, chacun des adversaires peut déjà juger l’autre en grande partie par ce que celui-ci est et fait, et non par ce qu’il devrait rigoureusement être et faire. Or, en raison de son organisation incomplète, l’homme restant toujours en deçà du mieux absolu, toutes les omissions qui se produisent de part et d’autre apportent un principe de modération dans la réalité.


8. — La guerre ne consiste pas en un choc unique sans durée.

Le second point nous conduit aux considérations suivantes :

Si la guerre consistait en un acte décisif unique ou en une série d’actes décisifs concomitants, il y aurait nécessairement tendance à l’extrême dans les préparatifs, car la moindre négligence serait irréparable, et dès lors, tout le reste demeurant dans l’abstraction, c’est à peine si les préparatifs de l’un des adversaires, en admettant même que l’autre les connût, pourraient donner à celui-ci la mesure de ce que les siens propres devraient être ; tandis que si la décision se constitue de plusieurs actes successifs, l’acte précédent donnant la mesure de celui qui doit suivre, la réalité se substitue à l’abstraction et modère la tendance aux efforts extrêmes.

Or toute guerre se terminerait en un acte décisif ou en une série d’actes décisifs concomitants si tous les moyens destinés à concourir à la lutte étaient mis ou se laissaient mettre en action à la fois, car toute décision désavantageuse diminuant nécessairement les moyens, dès que la totalité de ceux-ci a été une première fois mise en jeu, on ne peut plus en concevoir un second emploi, et dès lors tout acte militaire qui pourrait suivre rentrerait dans le premier et n’en serait essentiellement que la continuation.

Mais nous avons vu que, dans la préparation même de la guerre, on s’éloigne déjà de la conception abstraite, et que, au lieu d’agir en raison des suppositions extrêmes, on se fixe une limite qu’on ne dépasse pas dans la réalité. Il en résulte que, dans leur action réciproque, les adversaires restent en deçà des efforts extrêmes et ne portent pas immédiatement toutes leurs forces au jeu. Par le seul fait de la différence de leur nature et de leur mode d’emploi, ces forces, — qui sont de trois espèces : les forces armées proprement dites, le territoire national en raison de sa surface et de sa population, et les alliés, — ne sauraient, d’ailleurs, être mises simultanément en action.

Le territoire national est non seulement la source des forces armées proprement dites, mais en outre, par celles de ses parties qui constituent le théâtre de guerre, il devient l’une des grandeurs intégrantes de celle-ci ou exerce du moins sur elle une influence considérable.

On peut bien porter en même temps à la lutte toutes les forces mobiles du territoire, mais non le territoire lui-même tout entier avec ses places fortes, ses cours d’eau, ses montagnes, ses habitants, etc., etc., à moins qu’il ne soit assez petit pour que le premier acte de guerre l’embrasse dans toutes ses parties. Quant aux alliés, leur entrée en lice ne dépend pas de la volonté des parties belligérantes, et, d’après les usages habituels de la politique, en général leur coopération effective ne se produit que plus tard, et ne se renforce que lorsque l’équilibre étant rompu entre les adversaires, on cherche à le rétablir.

Nous nous réservons de développer par la suite cette question, et nous montrerons alors que, contrairement à ce que l’on est porté à croire au premier coup d’œil, celles des forces de la résistance que l’on ne saurait ainsi mettre en action dès le début sont, dans maintes circonstances, de beaucoup les plus nombreuses ; d’où naît parfois la possibilité de rétablir l’équilibre dans les conditions mêmes où une première et très puissante solution l’a déjà fortement ébranlé. Pour le moment il nous suffit de faire voir que la concentration instantanée de la totalité des forces est contraire à la nature de la guerre. On ne saurait cependant conclure de là qu’il ne faille pas porter à la première solution la totalité des efforts qu’on est en situation d’y consacrer, d’abord parce que, en tout état de choses, une solution défavorable constitue un désavantage auquel on ne doit jamais volontairement s’exposer, puis parce qu’une première solution, lors même qu’elle ne reste pas unique, exerce d’autant plus d’influence sur les suivantes qu’elle a été elle-même plus puissante. Mais l’esprit humain éprouve une telle répugnance pour les grands efforts, qu’il suffit de la possibilité d’une seconde solution pour que, dans la recherche de la première, on ne concentre et n’actionne pas les forces avec la puissance qu’on y apporterait sans cela. Or ce que chacun des adversaires néglige ainsi de faire devient un nouveau motif de modération pour l’autre dans son action, et, par cette influence réciproque, les tendances à l’extrême se trouvent de nouveau ramenées à des efforts de proportion plus réduite.


9. — À la guerre le résultat n’est jamais absolu.

Enfin la solution dernière d’une guerre tout entière ne saurait elle-même être toujours considérée comme absolue. Souvent l’État vaincu ne voit dans sa défaite qu’un mal transitoire auquel il espère trouver un remède dans les relations politiques de l’avenir, et l’on comprend facilement tout ce que ces considérations peuvent enlever à la grandeur des efforts.


10. — Les probabilités de la vie réelle se substituent aux conceptions extrêmes et absolues.

C’est ainsi que l’acte entier de la guerre échappe à la rigueur de la loi de l’emploi absolu des forces. Or, dès que l’on n’a plus à redouter des efforts extrêmes et que soi-même on ne veut pas y recourir, c’est par le raisonnement, en se basant sur les données de la vie réelle et d’après le calcul des probabilités, qu’il faut rechercher les bornes auxquelles il conviendra de limiter sa propre action. Dès lors, les adversaires n’étant plus des abstractions mais des États et des gouvernements réels et la guerre n’étant plus un idéal mais une action qui se poursuit dans sa forme individuelle, des réalités du temps présent se dégagent des données qui permettent d’évaluer les inconnues de l’avenir.

Chacun des belligérants, en raison du caractère, des dispositions, de l’état et de la situation de l’autre, peut calculer ce que très vraisemblablement sera l’action de celui-ci, et, par conséquent, déterminer ce que la sienne propre devra être.


11. — Dès lors le but politique revient en ligne.

Ici reparaît dans la question un facteur que nous avons tout d’abord dû en écarter (paragraphe 2), parce qu’il se trouvait en quelque sorte absorbé par la loi des extrêmes et par l’intention de réduire l’adversaire à l’impuissance et de le renverser. Au fur et à mesure que cette loi perd de sa force et que cette intention est moins accentuée, le but politique rentre en ligne et, en tant que motif originel de la guerre, devient l’un des facteurs essentiels du produit dès qu’il ne s’agit que d’un calcul de probabilités basé sur des personnes et sur des rapports déterminés. Moins grand est le sacrifice que nous exigeons de l’ennemi et moins considérables sont les efforts que nous devons attendre de sa résistance. Or, moins puissants seront ces efforts et plus faibles pourront aussi demeurer les nôtres. En outre, plus notre but politique sera modeste et moins nous y attacherons de valeur, et plus facilement nous nous résignerons à l’abandonner, ce qui sera pour nous une raison nouvelle de nous restreindre dans nos efforts.

C’est donc le but politique, cause initiale de la guerre, qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer, et cela non pas en ce sens qu’il est le but politique, mais parce que, à la guerre, on a affaire à des réalités et non à des abstractions. C’est ce qui explique comment le même but politique, recherché par plusieurs peuples ou par un seul peuple à des époques différentes, peut produire des effets absolument dissemblables. C’est donc seulement par rapport à l’action qu’il est susceptible d’exercer sur les masses qu’il doit mettre en mouvement, que l’on peut accorder cette autorité au but politique, et dès lors il faut prendre en considération la nature même de ces masses. Il est clair, en effet, que le résultat sera tout autre, selon que ces masses renferment en elles des principes qui en renforcent ou en affaiblissent l’action. Les relations peuvent être si tendues entre deux États ou deux peuples, des sentiments de si profonde hostilité les peuvent animer l’un contre l’autre, que le moindre incident politique peut produire des effets absolument disproportionnés et provoquer une véritable explosion.

C’est ainsi que le but politique détermine de part et d’autre la somme des efforts à produire et le but militaire à atteindre. Parfois ces deux buts coïncident, comme par exemple lorsqu’il s’agit de la conquête d’une province ; parfois au contraire, ne pouvant directement atteindre le but politique, l’action militaire doit viser un objet tel qu’on puisse le faire valoir comme équivalent lorsque les négociations pour la paix s’ouvriront. Mais ici encore il faut tenir compte du caractère des nations opposées. Dans certaines conditions, pour conduire au but politique, l’équivalent obtenu par l’action militaire doit lui être de beaucoup supérieur. Par contre, moins il y a de tension entre les masses en raison de leurs rapports, moins elles prennent personnellement part à la guerre, et plus le but politique conserve d’autorité, si bien qu’il arrive parfois qu’il décide à peu près seul.

Or, dans les guerres où l’action militaire vise un objectif équivalent au but politique, la grandeur du premier décroît en général avec celle du second, ce qui explique, sans impliquer contradiction, qu’il y ait des guerres de tous les degrés d’importance et d’énergie, depuis la guerre d’extermination jusqu’à la simple observation armée. Ceci nous conduit à une nouvelle question qu’il nous faut tout d’abord développer et résoudre.


12. — Ce qui précède n’explique pas encore une interruption dans l’acte de guerre.

Si limitées que soient les prétentions des deux adversaires, si faibles que soient les moyens dont ils les appuient, si modeste que soit leur objectif militaire, une fois commencé, l’acte de guerre peut-il un instant être interrompu ? Cette question entre profondément dans le cœur du sujet.

La durée d’une action représente le temps nécessaire à son complet accomplissement. Cette durée peut être plus ou moins longue, selon que celui qui agit y apporte plus ou moins de promptitude. Or, chacun faisant les choses à sa manière, nous n’avons pas ici à tenir compte de ce côté de la question. Nous constaterons, cependant, que ce n’est pas volontairement que l’homme lent agit lentement, mais bien parce que, en raison de sa nature, il a besoin de plus de temps, ou, en d’autres termes, parce qu’il ferait moins bien s’il se hâtait davantage. D’où suit que, bien que ce soient les aptitudes personnelles de celui qui l’entreprend qui déterminent le temps nécessaire à l’accomplissement d’une action, ce temps n’en constitue pas moins la durée proprement dite de cette action.

Or, si nous laissons ainsi à chacune des actions d’une guerre sa durée propre, en dehors de cette durée même toute perte de temps, c’est-à-dire tout temps d’arrêt dans l’acte de guerre lui-même, doit, au moins au premier aspect, nous sembler un contre-sens. Il va de soi qu’il ne faut entendre ici que les progrès de l’acte de guerre dans son ensemble, et non pas ceux de l’un ou de l’autre des deux adversaires isolément considéré.


13. — Un seul motif peut suspendre l’action, et ce motif paraît ne pouvoir jamais exister que d’un seul côté.

Le principe d’hostilité qui a porté les adversaires à prendre de part et d’autre leurs dispositions pour la lutte existera nécessairement entre eux tant qu’ils n’auront pas fait la paix, et dès lors l’attente de circonstances plus favorables peut seule les porter à suspendre l’acte de guerre. Or, au premier coup d’œil, cette condition ne paraît jamais pouvoir se présenter que d’un seul côté, car précisément parce que l’une des deux parties a intérêt à attendre, l’autre doit avoir intérêt à agir.

On ne saurait admettre qu’un équilibre complet entre les forces des deux adversaires puisse produire un temps d’arrêt dans l’acte de guerre, parce que, en pareil cas, par le fait seul qu’il a le but positif, l’attaquant devrait néanmoins continuer à tendre vers ce but.

Que si, cependant, celui des deux belligérants qui a le but positif, et qui par conséquent est le plus fortement sollicité à l’action, ne disposant pas de forces égales à celles de l’autre, on pouvait supposer que l’égalité existât néanmoins entre eux en raison de ce que, chez le premier, la supériorité du motif compense celle des moyens, il faudrait encore se dire que, si rien n’était à prévoir qui pût modifier un pareil équilibre, les deux adversaires devraient logiquement faire la paix ; tandis que si un changement était probable, comme il ne pourrait favoriser que l’un d’eux, cela seul devrait aussitôt porter l’autre à agir. On voit ainsi que le fait qu’ils se trouvent en équilibre ne peut les inciter qu’à attendre un moment plus favorable, mais non à interrompre formellement l’acte de guerre. Si donc il arrive que, de deux États opposés, l’un poursuive un but positif, — soit par exemple la conquête de l’une des provinces de l’adversaire pour s’en prévaloir au moment de la paix, — une fois ce résultat atteint, son action n’ayant plus d’objet, il s’arrête. Si l’autre accepte alors le fait accompli, il doit faire la paix ; sinon il doit continuer à agir. Il va de soi, cependant, que si celui-ci prévoit que dans quelques semaines il pourra disposer de moyens plus puissants, il fera bien d’attendre jusque-là ; mais dès lors c’est au vainqueur de continuer immédiatement la lutte, afin précisément d’empêcher qu’il n’en soit ainsi. Nous ne parlons ici, cela va sans dire, que dans la supposition que, de part et d’autre, les adversaires ont une connaissance parfaite de la situation.


14. — Dans ces conditions, il se produirait une continuité dans l’acte de guerre qui porterait de nouveau les choses aux extrêmes.

En effet, indépendamment de ce qu’une activité si soutenue augmenterait les forces morales chez les individus et donnerait à la guerre elle-même une force élémentaire plus grande ainsi qu’un caractère plus passionné, sous l’influence de la continuité de l’action les causes produisant plus régulièrement leurs effets, les événements se succéderaient dans une connexion plus intime, et par suite les actes isolés prendraient plus d’importance et présenteraient plus de danger.

Mais nous savons que l’acte de guerre n’a que rarement ou jamais cette continuité, et que, dans nombre de cas, de tout le temps que dure une guerre on n’en consacre que de beaucoup la plus faible partie aux opérations militaires. Le phénomène est donc trop fréquent pour constituer toujours une anomalie, et, par suite, l’interruption de l’acte de guerre doit être logiquement possible. Nous allons faire voir qu’il en est véritablement ainsi.


15. — Il se présente ici un principe de polarité.

En nous représentant l’intérêt des deux adversaires en progression inverse chez chacun d’eux, nous avons admis une véritable polarité. Nous traiterons ce sujet dans un chapitre spécial, mais dès aujourd’hui nous en dirons les quelques mots suivants :

Le principe de la polarité n’est applicable à un seul et même objet que si, dans cet objet, la grandeur positive et son inverse, la grandeur négative, s’annihilent exactement. Dans une bataille, par exemple, chacun des deux adversaires s’efforce de vaincre l’autre ; il y a donc vraiment polarité, car la victoire de l’un rend la victoire de l’autre impossible. Mais, lorsqu’il s’agit de deux choses différentes qui ont entre elles des rapports extérieurs, c’est dans ces rapports et non dans les choses elles-mêmes qu’il faut chercher la polarité.


16. — L’attaque et la défense étant de nature différente et de force inégale, la loi de la polarité ne leur est pas applicable.

Si la guerre n’avait qu’une forme unique, c’est-à-dire si elle consistait à attaquer toujours et à ne jamais se défendre, ou, en d’autres termes, si l’offensive ne différait de la défensive que par le motif positif que la première possède et qui manque à la seconde, le combat se produirait également toujours dans la même forme, et dès lors il y aurait polarité car, dans ce combat, l’avantage obtenu par le vainqueur donnerait la mesure exacte du désavantage essuyé par le vaincu.

Mais l’action revêt deux formes à la guerre, l’offensive et la défensive qui, ainsi que nous le montrerons par la suite, sont très différentes et de force inégale. La polarité ne leur est donc pas directement applicable mais bien à leur rapport commun : la solution. Si l’un des généraux en chef veut retarder la solution, l’autre, sans toutefois changer la forme de son action, doit vouloir la hâter. Nous disons sans toutefois changer la forme de son action, car, de ce que A ait intérêt à n’attaquer B que dans quelques semaines, et que, par opposition directe, B ait intérêt à être attaqué tout de suite, il ne s’ensuit nullement que ce dernier ait intérêt à attaquer immédiatement lui-même, ce qui serait tout différent.


17. — L’action de la polarité est souvent annihilée par la supériorité de la défensive sur l’attaque, et cela explique l’interruption de l’acte de guerre.

Si la forme défensive est intrinsèquement plus forte que la forme attaquante, ainsi que nous le montrerons par la suite, il faut se demander si cet avantage de la première peut être annihilé par celui que possède la seconde de retarder à son gré la solution ? Là où ce n’est pas le cas, cet avantage de l’attaque n’est pas opposable à celui de la défense, et par conséquent il ne saurait exercer aucune action sur la marche de l’acte de guerre. On voit ainsi que l’inégalité originelle qui se présente entre les deux formes de l’action à la guerre peut annuler ou rendre inefficace l’augmentation de force que produit la polarité des intérêts.

On voit donc que lors même que le temps présent le favorise particulièrement, et que, par suite, son adversaire retarde la solution, le défenseur doit se résigner à attendre s’il se sent trop faible pour prendre lui-même l’offensive. Dans ces conditions, en effet, et si contraire à ses intérêts que la situation puisse devenir, il peut être plus avantageux pour lui d’attendre les événements en restant sur la défensive que de prendre immédiatement l’offensive ou de faire la paix. Or, comme nous avons la conviction que lorsqu’elle est bien comprise, la supériorité de la défensive est très grande et beaucoup plus grande même qu’on n’est porté à le croire au premier abord, nous sommes persuadé que telle est la cause logique d’une partie très considérable des temps d’arrêt qui se produisent dans l’acte de guerre. Plus les motifs qui sollicitent à agir sont faibles, et plus grandit le nombre de ceux qu’annihile ou neutralise cette inégalité des deux formes de l’action à la guerre. L’expérience, d’ailleurs, appuie la théorie que nous exposons ici.


18. — L’appréciation incomplète de la situation peut aussi avoir pour conséquence d’introduire des temps d’arrêt dans la marche de l’action.

De chaque côté, en effet, ne connaissant exactement que sa propre situation tandis qu’il ne dispose que de renseignements incertains pour apprécier celle de son adversaire, le général en chef peut se tromper dans le jugement à porter sur la situation générale et croire, par suite, qu’il doit laisser l’initiative à l’ennemi, alors bien qu’il aurait véritablement avantage à la prendre lui-même. Il est vrai que cette appréciation incomplète des rapports dans lesquels ils se trouvent peut aussi bien porter les adversaires à la précipitation inopportune qu’à l’interruption intempestive de l’acte de guerre ; mais, comme on est toujours enclin à estimer plus haut que plus bas les forces que l’on a à combattre, il faut cependant reconnaître que la connaissance incomplète de la situation doit puissamment contribuer à enrayer l’action militaire et à en tempérer la violence.

La possibilité d’introduire des temps d’arrêt dans l’acte de guerre, en fractionnant en quelque sorte celui-ci par périodes et en y disséminant le danger, multiplie les moyens de rétablir l’équilibre et introduit un nouveau principe de modération. Ces temps d’arrêt dans l’action sont d’autant plus courts et plus rares que la tension des rapports dont la guerre est sortie est plus grande et que la guerre elle-même est plus énergique ; ils sont au contraire d’autant plus longs et fréquents que le principe qui incite à l’action est plus faible. En effet, l’importance des motifs augmente l’intensité de la force de volonté, et nous savons que celle-ci est toujours l’un des facteurs du résultat à la guerre.


19. — Plus les temps d’arrêt y sont fréquents et plus la guerre s’éloigne de l’absolu pour devenir un calcul de probabilités.

Plus l’action de la guerre est lente, plus les temps d’arrêt y sont fréquents et plus il est facile de réparer une faute, de sorte que, n’ayant plus autant à redouter de se tromper, et tout en restant en deçà des extrêmes et en basant tout sur des vraisemblances et sur des calculs de probabilités, celui qui a la direction de l’action devient plus hardi dans la poursuite de ses hypothèses. On voit ainsi que, plus la guerre se développe avec lenteur, et plus grande devient la somme des événements imprévus que chaque cas particulier peut présenter.


20. — Dès lors, comme le hasard joue un grand rôle à la guerre, elle devient un véritable jeu.

Sa nature objective la transformant ainsi en un calcul de probabilités, la guerre n’a plus besoin que d’un seul élément, le hasard, pour devenir un véritable jeu. Or, de toutes les activités humaines, il n’en est pas une qui soit aussi constamment et aussi généralement en contact avec le hasard que la guerre, et où, par suite, il faille laisser autant de place à l’imprévu et à la chance.


21 — La nature subjective de la guerre concourt aussi à en faire un véritable jeu.

Si maintenant, passant à l’étude de la nature subjective de la guerre, nous considérons que le danger est le milieu dans lequel elle se poursuit, nous reconnaîtrons que le courage est manifestement la première et la plus essentielle des grandeurs morales qui doivent présider à sa direction. Or, bien que la prudence du calcul puisse s’allier au courage, ces deux qualités sont de natures absolument distinctes et ne s’impliquent nullement l’une l’autre, tandis que la hardiesse, l’audace, la témérité même du caractère, l’amour des aventures et la confiance dans le destin sont autant de manifestations du courage qui entraînent l’âme à la recherche de l’inconnu qui constitue leur milieu de prédilection.

On voit ainsi, tout d’abord, qu’on ne saurait baser sur des calculs d’art militaire la direction méthodique absolue à donner à une guerre, et que, une fois commencée, celle-ci se poursuit à travers un réseau d’éventualités, de probabilités et de bonnes et de mauvaises chances qui étend partout ses mailles, et qui en fait celle des activités humaines qui, par la forme, se rapproche le plus d’une partie de cartes.


22. — C’est dans cette forme que la guerre exerce en général le plus d’attrait sur l’esprit de l’homme.

Bien que la raison nous porte toujours à voir clair et à comprendre, l’inconnu exerce souvent sur nous un irrésistible attrait. Au lieu de suivre le jugement dans l’étroit sentier de la recherche philosophique et des conséquences logiques pour en arriver, à peine conscient de lui-même, à des régions où il se sent étranger et où tous les objets connus semblent l’abandonner, l’esprit préfère se laisser entraîner par la force de l’imagination et gagner à sa suite le domaine du hasard et de la fortune. L’homme se soustrait ainsi aux lois restreintes de la nécessité, l’avenir l’exalte par ses brillantes promesses, et, désormais, les coups d’audace et le danger constituent l’élément dans lequel il se précipite, comme un hardi plongeur dans les eaux d’un torrent débordé.

La théorie perdrait toute valeur pratique si, n’édictant que des règles absolues, elle abandonnait ici l’esprit à lui-même. Elle doit prendre en considération le caractère humain, et laisser le jeu qui leur est nécessaire au courage, à la hardiesse, à la témérité même. Ayant affaire à des forces vivantes et à des forces morales, l’art militaire ne peut rien stipuler d’absolu ni de certain, et, partout et toujours, dans les circonstances les plus compliquées comme dans les plus simples, il lui faut faire la part de l’imprévu. C’est alors au courage et à la confiance en soi de grandir avec celui-ci, afin de le neutraliser ou d’en tirer parti, de sorte que plus ces qualités sont éminentes dans le commandement, et plus grande est la part qu’on peut laisser au hasard. Le courage et la confiance en soi sont donc des principes essentiels à la guerre, et, par suite, quels que soient le degré que ces nobles et indispensables qualités atteignent et la forme qu’elles affectent, les lois que la théorie formule doivent leur laisser liberté entière de se manifester et de produire leurs effets. L’action la plus téméraire peut encore comporter une certaine dose de prudence, de circonspection et d’habileté. C’est une question de plus ou de moins, exactement comme lorsqu’il s’agit du titre de l’alliage dans les métaux précieux.


23. — La guerre est néanmoins toujours un moyen sérieux tendant à un but sérieux. — Développement de ce but.

Il en est ainsi de la guerre, de la direction que le général en chef lui imprime, et des lois que la théorie lui applique. Elle n’est pas un passe-temps, un simple jeu à perd ou gagne, elle n’est pas l’œuvre d’un libre enthousiasme. Elle constitue un moyen sérieux d’arriver à un but sérieux, et les différents aspects sous lesquels la fortune s’y montre, ainsi que les élans de passion, de courage, d’inspiration et d’enthousiasme qui s’y produisent, sont des manifestations particulières de ce moyen.

Entre nations civilisées, la guerre naît toujours d’une situation politique et poursuit toujours un but politique. Elle est donc elle-même un acte politique. Or si, manifestation parfaite, entière, absolue de la force, comme nous avons dû la déduire de son concept, la guerre n’était troublée par l’immixtion d’aucun élément étranger, dès que la politique la fait naître, elle devrait se substituer à celle-ci comme en étant absolument indépendante et ne suivre que ses propres lois. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que jusqu’ici on s’est représenté la chose, chaque fois qu’un défaut d’harmonie entre la politique et la direction imprimée à la guerre a conduit à des distinctions théoriques de cette espèce, mais cette conception est foncièrement fausse. Nous avons déjà reconnu, en effet, que, au lieu de se résoudre en une seule décharge, d’après les lois de son concept absolu, la guerre, dans son application à la vie réelle, est l’action de forces qui ne se développent pas toujours avec une régularité parfaite et suivant la même progression. Or ces forces sont parfois suffisantes pour vaincre la résistance que l’inertie et les frottements leur opposent, mais parfois elles sont trop faibles pour produire ce résultat. Dans ces conditions, la guerre procède en quelque sorte par des poussées de violence dont l’énergie plus ou moins grande amène plus ou moins vite la détente et l’épuisement des forces, mais pendant lesquelles elle reste du moins toujours soumise à l’influence d’une volonté dirigeante. Or, comme c’est la politique qui engendre la guerre, il est naturel que le but politique demeure le premier et le principal motif de la direction à imprimer à l’action militaire. La politique, cependant, n’impose pas de lois tyranniques à ce propos, mais, se pliant à la nature du moyen qu’elle emploie, il lui arrive souvent de modifier ou même de changer entièrement son but. C’est ainsi que, tout en laissant aux forces qui s’y doivent développer tout l’espace qui leur est nécessaire, la politique exerce une influence constante sur l’acte de guerre et le pénètre dans son entier.


24. — La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.

On voit que la guerre devient ainsi non seulement un acte, mais l’instrument même de la politique, et que celle-ci, en y ayant recours, ne fait que poursuivre son œuvre par d’autres moyens. Or comme, dans ces conditions, la guerre ne conserve absolument de son caractère originel que les procédés qui lui sont propres, l’art militaire, d’une façon générale, et le commandant en chef, dans chaque cas particulier, sont en droit d’exiger de la politique que la direction qu’elle suit et les résultats qu’elle vise ne contrarient pas les moyens de l’instrument qu’elle emploie. Si grande que soit cette exigence et quelque tyrannie qu’elle exerce parfois sur la direction suivie par la politique, elle ne peut cependant jamais y introduire que des modifications, par la raison que c’est le motif politique qui a tout d’abord présidé à la fixation de l’objectif à poursuivre par l’action militaire.


25. — Différence de nature des guerres.

Plus les motifs qui portent à la guerre ont d’élévation et de puissance, plus la situation politique qui la précède est tendue, plus l’existence des peuples qui y prennent part s’y trouve engagée, et plus la guerre elle-même se rapproche de sa forme abstraite, reprend de sa violence originelle, vise au renversement de l’adversaire, et se soustrait à l’autorité de la politique pour ne suivre que ses propres lois. Mais, par contre, plus les motifs qui président à la guerre et les tensions qui la précèdent sont faibles, et plus le but politique s’écarte de ce que serait le but idéal de la guerre, de sorte que, obligée de dévier elle-même de la direction qui lui est naturelle pour se conformer à celle qu’on lui impose, celle-ci perd de plus en plus son caractère propre et en arrive enfin à n’être exclusivement qu’un instrument de la politique.

Cependant, de peur que le lecteur ne s’égare ici dans de fausses suppositions, nous devons lui faire observer que nous n’entendons parler ainsi que de la tendance naturelle philosophique, ou, pour mieux dire logique de la guerre, et nullement du caractère qu’elle est susceptible de revêtir sous l’influence de la passion et de l’enthousiasme des forces armées qui y prennent part. Il est certain que, dans maintes circonstances, les combattants peuvent en arriver de part et d’autre à un degré d’exaltation tel qu’il ne permette pas de limiter leurs efforts aux exigences seules de la politique ; mais le fait ne saurait en général impliquer contradiction, par la raison qu’on ne peut se représenter de grands efforts à produire qu’en vue d’un but élevé à atteindre. Que le but soit restreint, au contraire, et les combattants se montreront sans enthousiasme, et, dès lors, au lieu de les retenir, il faudra bien plutôt les exciter à l’action.


26. — Toutes les guerres peuvent être considérées comme des actes politiques.

Ainsi, bien que la politique semble entièrement disparaître dans les guerres de la première espèce tandis qu’elle se manifeste ouvertement dans celles de la seconde, on peut cependant affirmer que, dans l’un comme dans l’autre cas, elles ne constituent pas moins des actes politiques. C’est que, en effet, lorsque la politique est ce qu’elle doit être, c’est-à-dire lorsqu’elle est l’intelligence même de l’État, rien ne saurait échapper à son contrôle, et la guerre, quelque intensité qu’elle prenne en raison de l’extrême tension des rapports préexistants, n’en reste pas moins soumise à ses calculs. En d’autres termes, pour que la politique n’exerçât d’autorité que sur les guerres réduites de la seconde espèce, il faudrait qu’elle ne fût qu’une science toute conventionnelle, absolument incompatible avec la violence, et uniquement basée sur la ruse, la dissimulation ou la mauvaise foi.


27. — C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour étudier l’histoire militaire et déterminer les bases de la théorie.

On voit ainsi que la guerre n’est jamais indépendante dans son action, et que, dans toutes les circonstances, il la faut considérer comme l’instrument de la politique. Dès que l’on se place à ce point de vue, l’histoire de la guerre devient intelligible et ne présente plus d’incessantes contradictions. On comprend dès lors, en effet, que les guerres doivent être aussi différentes les unes des autres que les motifs qui les font entreprendre et les rapports qui les précèdent.

La première, la plus générale et la plus importante des questions stratégiques est donc que, avant de commencer une guerre, l’homme d’État et le général en chef se rendent exactement compte du caractère qu’elle va revêtir en raison de la situation politique préexistante, afin de la diriger en conséquence et de ne lui demander que ce qu’elle peut produire.

Nous ne pourrons développer cette question que dans le livre où nous traiterons du plan de guerre, mais il est nécessaire que le lecteur en saisisse dès aujourd’hui l’importance capitale.


28. — Résultat pour la théorie.

Ainsi soumise comme un véritable caméléon aux influences des objets extérieurs, la guerre ne se borne cependant pas uniquement à changer de nature dans chaque cas particulier, mais, par les tendances qui lui sont propres et les phénomènes qu’elle produit, elle en arrive en outre à former une trinité surprenante. Instinct naturel aveugle, si l’on ne considère que la violence originelle de son élément et les sentiments de haine et d’hostilité qui l’animent, le jeu des probabilités et du hasard en fait une libre activité de l’âme, et la politique, en la dirigeant, la transforme en un acte de raison.

Par le premier de ces trois caractères, la guerre se trouve plus particulièrement en rapport avec le peuple, par le second avec le général en chef et avec l’armée, par le troisième avec le gouvernement.

Les passions qui s’enflammeront pendant la guerre doivent au préalable exister dans la nation ; le degré que le talent et les vertus guerrières atteindront dans le jeu des probabilités et du hasard dépend des qualités du général en chef et de l’armée ; quant au but politique à atteindre, c’est au gouvernement seul à le déterminer.

Chacune de ces tendances exerce son autorité propre et peut être d’intensité variable, mais elles ont toutes trois de si profondes racines dans la nature même du sujet, qu’il faudrait aussitôt rejeter comme inapplicable à la vie réelle toute théorie qui négligerait d’en tenir compte ou prétendrait déterminer entre elles un rapport arbitraire.

Pour rester pratique, la théorie doit donc se maintenir entre ces trois tendances comme entre trois centres d’attraction. Nous verrons, dans le prochain livre, comment elle peut atteindre ce difficile résultat.