Théorie de la grande guerre/Avertissement de l’Introduction
Bien que les œuvres du général de Clausewitz, et tout particulièrement sa Théorie de la grande guerre, occupent sans conteste la première place dans la littérature militaire de l’Allemagne, jamais jusqu’ici, sauf un essai tenté par un officier belge, en 1849[1], aucune traduction n’en avait été faite dans une langue étrangère. Ce n’est pas, cependant, qu’on ne s’y soit maintes fois essayé, ainsi que le prouvent les nombreux morceaux tirés de ces œuvres et publiés à toutes les époques dans les écrits périodiques militaires de toutes les nations ; mais, partout, les traducteurs semblent s’être arrêtés devant la grande difficulté d’interprétation que présente une exposition remplie de métaphores et d’abstractions philosophiques, très complète, très mûrie quant au fond, mais absolument de premier jet et restée très diffuse et sans corrections dans la forme. C’est que, en effet, incessamment employé de 1816 à 1831, c’est-à-dire depuis la conclusion définitive de la paix jusqu’à l’époque de sa mort, d’abord comme instructeur du Prince Royal de Prusse, ensuite comme directeur de l’Académie supérieure de guerre de Berlin, puis comme inspecteur d’artillerie, et enfin comme chef d’état-major général du feld-maréchal de Gneisenau, lors de la formation d’une armée sur la frontière de Pologne, le général de Clausewitz a toujours dû se contenter de jeter sur le papier le résultat de ses constantes méditations, sans jamais disposer du temps nécessaire pour remanier son travail et en rendre l’exposition claire et facile à saisir.
Si l’on ajoute à ces considérations que, porté d’instinct à tout développer et à chercher partout la raison philosophique ainsi que les conséquences logiques des faits, le général de Clausewitz n’abandonne jamais un sujet qu’il ne l’ait examiné, approfondi et traité sous toutes ses faces, et qu’il use et abuse de la facilité que donne la langue allemande de multiplier les phrases incidentes et d’allonger les périodes, en y faisant entrer une quantité d’idées différentes pour peu que ces idées aient quelque rapport entre elles, on comprendra l’extrême difficulté que l’on éprouve, sinon à saisir sa pensée, — ce qui parfois même est le cas, — du moins à la rendre dans une langue étrangère sans la paraphraser absolument, c’est-à-dire sans lui enlever en partie la forme qu’il lui a donnée et son originalité propre.
L’auteur, d’ailleurs, avait le pressentiment que ses compatriotes eux-mêmes auraient peine à s’assimiler sa théorie de la grande guerre, s’il venait à mourir avant de l’avoir remaniée, car, dans une note écrite par lui vers la fin de sa vie et que l’on a pris soin de placer comme préface en tête de ses œuvres, on relève les phrases suivantes :
« Le manuscrit sur la conduite de la guerre, que l’on trouvera après ma mort, ne contient, dans sa forme actuelle, que les pierres d’assise sur lesquelles je me proposais d’édifier une théorie de la grande guerre..... Sauf le premier chapitre du premier livre, — le seul que je considère comme achevé, — les six premiers livres déjà mis au net ne présentent encore qu’une masse assez informe qu’il faudrait entièrement remanier ; le cinquième n’est même qu’a l’état d’ébauche, et, quant aux deux derniers, le septième et le huitième qui traitent de l’offensive et du plan de guerre, ils sont à peine esquissés… Dans cette forme incomplète, cependant, comme les principes exposés dans ce manuscrit sont le résultat d’une longue expérience, d’incessantes méditations, et de la fréquentation des illustres généraux près desquels il m’a été donné de servir, ils permettront du moins à l’esprit de se faire une idée de ce que la guerre est dans la réalité. »
Ayant fait jadis de fréquents séjours en Allemagne, je savais de longue date l’enthousiasme que ses compatriotes professent pour les œuvres du général de Clausewitz, et, lorsque, en 1874, l’état de ma santé me contraignit à quitter le service, sans autre intention tout d’abord que de tromper mes regrets en continuant à m’occuper des choses du métier, je me mis à traduire celui des livres de la théorie de la grande guerre qui répondait le mieux à notre situation militaire amoindrie : celui de la défensive. Ce livre fini, j’en commençai un autre, puis un troisième, et c’est ainsi que, en 1886, je me trouvai à même de livrer à l’impression la traduction des six livres exclusivement militaires des huit dont se compose ce magnifique ouvrage[2]. Quant aux deux autres livres, les deux premiers, qui traitent de la nature de la guerre et des bases à donner à sa théorie, ils sont si philosophiques, si allemands dans la forme, et d’une difficulté de mise à point telle en français, que, pour ne pas retarder pendant quelques années peut-être encore la publication de la partie technique et partant la plus utile de l’œuvre, je dus me résoudre à les laisser provisoirement de côté, dans la pensée de les publier plus tard, si toutefois je devais réussir à en mener à bonne fin l’interprétation.
Ce sont ces deux livres dont je présente aujourd’hui la traduction à mes camarades de l’armée. Ils forment un volume auquel, les suivants ayant été antérieurement publiés, pour lui conserver sa véritable place, je suis forcé de donner le titre d’Introduction à la théorie de la grande guerre qu’il ne porte pas dans l’original. C’est le seul changement que je me sois permis de faire à la disposition de l’œuvre ; j’espère qu’on voudra bien me le pardonner, car, par ce que j’ai dit plus haut de l’historique de la traduction, on voit que, pour la publier dans son entier, je ne pouvais plus désormais m’y prendre autrement.