Théodore Weustenraad, poète belge/Un poète saint-simonien

Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 29-45).

II

Un poète Saint-Simonien


Dans les premiers jours de novembre 1831, parut à Tongres, chez M. J. Billen, imprimeur, une brochure de 32 pages intitulée : Chants de réveil, par Charles Donald, Belge. Cette plaquette contenait les premiers vers français publiés par Théodore Weustenraad.

Le pseudonyme quelque peu romantique et le titre de Belge fièrement affiché semblaient dire clairement, dès le seuil, quel était le caractère de cet opuscule. Pourtant ils n’en rendaient compte qu’à demi. Romantiques, ces chants l’étaient à coup sûr ; mais le patriotisme ne les avait pas inspirés, et le « réveil » qu’ils célébraient n’était pas celui de la nation belge.

M. G. Lanson[1] parle quelque part de « ce large courant d’amour social qui se répandit après 1830 dans la littérature ». Il signale « l’influence générale qui porta tous les nobles esprits de ce temps à souffrir, à espérer, à vivre enfin pour l’humanité entière ». Weustenraad était impressionnable, généreux et enthousiaste : il pouvait moins que personne résister à ce courant, et, dès son premier livre, il fit de la poésie sociale, lui aussi. Seulement, ce poète social ne se bornait pas, ainsi que la plupart de ses confrères français, à développer dans ses vers des lieux communs humanitaires ; il y interprétait une des doctrines précises et chimériques à la fois, en faveur à cette époque, dont l’application devait, à en croire les initiés, assurer le bonheur de l’humanité. Pour tout dire, les Chants de réveil n’étaient autre chose que l’expression poétique de la doctrine saint-simonienne.

La conversion de Weustenraad au saint-simonisme dut suivre d’assez près sa nomination de substitut de procureur du roi à Tongres, qui eut lieu, on s’en souvient, le 24 février 1831. C’est vers cette date, précisément, que les saint-simoniens entreprirent de propager leurs doctrines en Belgique. Une mission composée de Laurent (de l’Ardèche), Carnot, Dugied et Pierre Leroux, et ayant pour chef Margerin, entama par Bruxelles sa campagne d’apostolat. Elle s’y heurta au mauvais vouloir sournois des autorités et à l’hostilité ouverte des habitants, qui se traduisirent de diverses manières. Les journaux du temps[2] rapportent que, trois fois de suite, la salle louée par les saint-simoniens en vue de leurs prédications se trouva fermée au moment où ils voulaient l’utiliser ; que leurs affiches furent lacérées ou souillées de boue ; qu’aucun imprimeur ne consentit d’abord à imprimer leurs proclamations. Bref, on se montra plus intolérant que de raison à l’égard d’une doctrine dont la propagation, en raison de son extravagance, n’était guère à craindre dans nos contrées, et l’on donna lieu au Congrès national de protester au nom des principes de tolérance qu’il venait précisément d’inscrire dans la Constitution belge. Détail curieux, ce fut un abbé, l’abbé Andries, qui se fit, en cette circonstance, l’organe des sentiments de l’assemblée.

Malgré ces débuts difficiles, le saint-simonisme fit quelques prosélytes en Belgique, particulièrement à Bruxelles et dans le pays de Liège, semble-t-il. Le bon sens national les préserva sans doute des exagérations dans lesquelles tombèrent leurs coreligionnaire français : toujours est-il que nos saint-simoniens ne paraissent guère avoir fait parler d’eux.

Le jeune Weustenraad dut être un des premiers à s’enflammer pour ces doctrines qui avaient le prestige de la nouveauté et de la générosité ; il ne voulut pas voir ce qu’elles avaient d’utopique ; il ne se demanda pas ce qu’il y avait à gagner pour lui, magistrat, chef de famille, citoyen belge, à la diffusion de théories aussi subversives. Les Chants de réveil, expression lyrique de sa foi nouvelle, respirent toute la ferveur d’un néophyte.

Le « réveil » qu’ils annoncent est celui des prolétaires opprimés par les riches oisifs et corrompus.


J’ai déjà trop longtemps dormi, moi, dans ma cage,
Et cet hymne de pleurs est mon chant de réveil.


Un esprit d’amertume, de rancune et de révolte emplit ces poèmes. Il faut songer qu’il ont été écrits en 1831, c’est-à-dire en un moment où des commotions politiques et sociales venaient d’ébranler plusieurs États européens. Le poète estime que les dernières révolutions, faites par la bourgeoisie avec l’aide du peuple, n’ont profité qu’à la bourgeoisie, à ceux qu’il appelle les « grands ». Quant au peuple, il continue à être humilié, frustré, opprimé, et à défendre de son sang lorsqu’il le faut, sans compensation, les privilèges des « grands », ses oppresseurs. Tant d’iniquité indigne Weustenraad. Il critique tout l’état social et réprouve particulièrement l’hérédité, « la lèpre de l’hérédité », avec les lois barbares qui perpétuent l’oppression du pauvre par le riche (chant I). Il maudit la guerre et prédit une ère de fraternité et de concorde entre les peuples (chant II). Il prophétise le jour où les « grands », trop longtemps nourris dans l’oisiveté par les sueurs des misérables, devront eux aussi demander leur subsistance au travail personnel. Mais je laisse la parole à Weustenraad, ou plutôt au prolétaire parlant par sa bouche :


Ne sens-tu pas au fond de ta poitrine
Ta conscience en feu se tordre sous l’arrêt
Que trace, chaque nuit, une main clandestine
Au mur de ton chevet ?

Grand ! cet arrêt d’un Dieu surgi pour nous défendre
Qui ne te permet plus de vivre de nos pleurs,
Qui, de ton nid d’oisif, te condamne à descendre
Parmi les travailleurs,

Pour expier l’abus des droits de la conquête,
Entrer dans l’Ordre Saint de la capacité,
Et détourner les maux qui grondent sur la tête
De toute la cité ;

Tu le verras bientôt luire au front de la Terre,
Au nom d’un peuple élu se transformer en loi,
Se faire homme, s’asseoir entre le Sanctuaire
Et le Trône du Roi ;

Grandir au-dessus d’eux et dominer le monde
Comme l’œil tout-puissant de la Divinité,
Dont le rayon éclaire et le regard féconde
Tout le globe habité !

Gloire à toi, Saint-Simon, seul vrai dieu de ta race !
Quand je trouvai ton pied empreint dans mes sillons,
Quand ton souffle de feu passa devant ma face,
Je sentis, de plaisir, frissonner mes haillons,
Et les signes du temps sur ma tête éclatèrent,
Et je me dis alors : jeune homme, lève-toi,
Lève-toi du fumier où les grands t’enchaînèrent
Au poteau de l’ancienne loi !


On reconnaît dans ces vers la phraséologie saint-simonienne : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » On y voit aussi jusqu’où allait la vénération des saint-simoniens pour le fondateur du « Nouveau Christianisme » ; car ce n’est pas par simple hyperbole que Saint-Simon s’y trouve déifié. D’autres passages insistent d’ailleurs sur sa divinité, qu’ils expliquent et justifient.

Aucun poète, jusque là, ne s’était inspiré des doctrines saint-simoniennes. Weustenraad le savait et s’en faisait gloire. « L’auteur croit être le premier, dit-il dans une note de son opuscule, qui élève la voix pour faire entendre en vers la parole évangélique de Saint-Simon. »

Quel accueil le public belge fit-il à ce petit livre de vers, le premier, sauf erreur, qui ait paru en Belgique après la révolution de 1830 ? Il ne passa pas inaperçu, nous en avons une preuve dans ce fait qu’il y en eut une réédition dès le début de l’année 1832. Mais j’imagine que le succès des Chants de réveil fut surtout un succès de curiosité, de surprise, peut-être de scandale, et qu’on se soucia peu, en général, des qualités littéraires qui pouvaient distinguer cet opuscule. Certains journaux de l’époque lui consacrèrent cependant des articles élogieux ; notamment le Courrier, (ancien Courrier des Pays-Bas), qui en louait « les vers larges et puissants ». D’autres affectèrent de n’y voir que des invectives et des outrages : « Travaille et n’injurie pas ! » disait le Journal de la province de Liége.

Quant à la secte saint-simonienne, elle était ravie et flattée d’avoir fait cette nouvelle recrue. La poésie ne conférait-elle pas à ses doctrines une sorte de consécration ? Un compte-rendu élogieux parut dans le Globe, qui était alors le « journal de la religion saint-simonienne ». En outre, Weustenraad reçut de divers « pères » de l’église nouvelle des lettres[3] attestant quel cas ils faisaient de lui.

Un certain Paul Rochette lui écrivit le 18 novembre 1831 au nom de « mon père Leroux » : « Vous comprendrez parfaitement, dit-il, tout le plaisir que nous a fait éprouver l’envoi de votre Chant de réveil. Le premier d’entre tous les poètes vous avez fait retentir la parole d’avenir et vous avez prouvé que les idées de notre maître pouvaient inspirer l’artiste ; qu’il y avait en elles non seulement des sources fécondes d’amélioration pour le sort des classes pauvres, mais aussi cette puissance de vie, cette force de sympathie et de création qui revêt les grandes idées des formes vivantes, pittoresques… Votre langage n’est pas au-dessous de notre cause. »

Paul Rochette regrettait pourtant d’avoir à faire des réserves. Il y avait un point sur lequel le poète s’était fâcheusement écarté de l’orthodoxie saint-simonienne. Le « Nouveau Christianisme » était une religion d’amour. Il prêchait non la haine et la guerre des classes, mais la fraternité et l’entente de tous pour le bien de chacun. Or les anathèmes et les malédictions étaient beaucoup plus fréquents, dans les Chants de réveil, que les appels à la fraternité. C’est ce que Paul Rochette fît doucement observer au poète. « Nous sommes convaincus, dit Paul Rochette, que dans vos nouvelles poésies vous serez plus calme. Je dis vos nouvelles poésies ; car, si Donald a entonné son Chant de réveil, ce n’est pas pour se rendormir ; s’il a flétri le riche et fait entendre l’anathème, il doit porter l’espérance là où il a porté le trouble… Nous vous attendons donc sur ce nouveau terrain et nous sommes sûrs à l’avance que là votre voix sera grande, retentissante, et que les privilégiés de la naissance cesseront eux-mêmes d’avoir peur… »

La seconde édition des Chants de réveil parut non plus à Tongres, chez un modeste imprimeur, mais bien à Bruxelles, chez l’éditeur Hauman, dans les premiers mois de 1832. Aux trois chants qui composaient primitivement le recueil, Weustenraad avait ajouté trois chants nouveaux, qui étaient, comme les précédents, une interprétation poétique des doctrines saint-simoniennes. Ils ne constituaient pourtant pas une redite. Le chant VI, où le poète maudissait la guerre, rappelait le chant II ; mais une note nouvelle s’y faisait entendre, la note patriotique. Au mois d’août 1831, le sous-lieutenant Antoine Weustenraad, combattant pour l’indépendance belge, à Watervliet, sur la frontière zélandaise, avait eu la tête emportée par une décharge de biscaïen. Le poète déplora d’autant plus amèrement la mort de son jeune frère, qu’elle devait être inutile. Les revers subis par les Belges dans la Campagne des Dix Jours avaient eu pour conséquence le Traité des Vingt-quatre articles, qui leur enlevait l’espoir de conserver Maestricht, ville natale des Weustenraad. Vers la fin du poème la pitié et le regret faisaient presque place à l’envie :


Et pourtant je ne puis te plaindre ;
Je ne regrette point ta mort,
Et je sens chaque jour s’éteindre
Ma tendre pitié pour ton sort.

Échappé, grand et pur, d’un combat trop funeste,
On aurait fait de toi ce qu’on a fait de nous,
On t’aurait vendu, frère, en masse avec le reste,
À notre vieux maître en courroux ;

Tandis que, maintenant, loin d’un peuple d’esclaves,
Tu dors, enveloppé de ton grand manteau bleu,
Tu dors, heureux et libre, et cher à tous les braves,
Au sein paternel de ton Dieu !


Le chant IV était d’une conception originale. Il glorifiait un des principaux dogmes de la religion nouvelle en montrant la face du monde transformée par l’industrie en vue du bonheur de l’humanité. D’après les saint-simoniens, l’histoire de l’humanité avait été, jusqu’au xixe siècle, l’histoire de « l’exploitation de l’homme par l’homme » ; ils prétendaient y substituer « l’exploitation de la nature par l’homme associé à l’homme ». Et Saint-Simon, l’auteur de ces merveilles, était une fois de plus égalé à Dieu et placé au-dessus du Christ :


C’est le Nouveau Messie à la voix qui féconde,
C’est le Christ, complété par Moïse et Platon,
Le Fils chéri de Dieu que salua le monde
Du nom de Saint-Simon !


Malheureusement ce chant, un des plus curieux du recueil, en est aussi un des plus médiocres. Weustenraad lui-même semble s’en être rendu compte, car le chant IV est le seul qu’il n’ait pas cru pouvoir admettre, même revu et remanié, dans le recueil de ses Poésies lyriques. Il est vrai que l’industrie devait s’y e trouver suffisamment glorifiée, et cela en des poèmes plus significatifs encore et moins imparfaits, tels que le Haut-Fourneau.

Quant au chant V, il ne différait guère du chant I pour le fond ; la différence était dans la mise en œuvre et surtout dans l’accent. Bien loin de s’être calmé, comme le lui conseillait Paul Rochette, Weustenraad était devenu plus violent et plus âpre. Les saint-simoniens s’en affligèrent. « J’ai relu avec beaucoup de plaisir vos Chants de réveil, lui écrivait en leur nom un certain Maschereau, (6 avril 1832) et j’ai vu avec plaisir aussi que ceux que vous avez ajoutés sont dignes de leurs frères. Seulement j’ai retrouvé avec peine un reste de formes haineuses. Pourquoi le pauvre parle-t-il toujours au riche au nom de son ressentiment, jamais au nom de sa sympathie ? »

Ce serait peut-être faire beaucoup d’honneur aux Chants de Réveil que de les analyser plus longuement quant au fond. Je voudrais maintenant déterminer en quelques mots leur importance littéraire.

Il y a, en tête de la seconde édition de ce petit livre, un naïf Avis au lecteur que je m’en voudrais de ne pas reproduire ici : « Lecteur ! Si tu as la tête froide et le cœur fermé aux grandes émotions, ne lis pas ces chants. Ils te feraient hausser les épaules et sourire de pitié. Mais si, à une tête ardente, tu joins un cœur profondément sympathique, lis ces chants. Ils te feront mal peut-être, mais ils t’intéresseront. Charles Donald. Janvier 1832. »

Pour saisir toute l’opportunité d’un tel avis, il faut songer à ce qu’était chez nous la poésie française avant 1830. Nos poètes, ou plutôt les froids et laborieux versificateurs qui usurpaient chez nous ce titre, en étaient encore à la fable, au poème didactique, au poème épique, à l’épître, à l’idylle, à l’épigramme, à la traduction en vers, à tous les genres surannés, à toutes les « espiceries » en quoi se perpétuait le pseudo-classicisme. Leurs œuvres étaient en général d’une telle médiocrité que les contemporains eux-mêmes s’en rendaient compte, et que P.-F Claes n’avait aucun mérite à nier, en 1830, l’existence d’une littérature nationale.

Or, rien ne répondait moins à l’ancienne conception de la poésie que les vers de ce nouveau venu. Certes, l’auteur des Chants de réveil avait la « tête ardente » et le « cœur sympathique » qu’il exigeait de ses lecteurs, et il exprimait de « grandes émotions ». Tantôt parlant en son nom, tantôt se faisant le porte-parole des prolétaires, il se répandait en plaintes, en supplications, en anathèmes, en menaces ; l’amertume et le désespoir alternaient chez lui avec des élans de confiance et de foi. L’exaltation presque frénétique des sentiments, l’énergie et la crudité de l’expression, l’audace aventureuse de l’image, le cynisme des tableaux, faisaient des Chants de réveil une œuvre éminemment romantique. Et, de fait, avec les Chants de réveil, c’était le romantisme lui-même, sous sa forme la plus caractérisée, qui faisait son entrée en Belgique. Weustenraad professait alors pour Hugo la plus vive admiration. Au chant IV de son recueil, parlant du cantique de bénédiction qui devait un jour s’élever de la terre rénovée par l’industrie sous l’influence du saint-simonisme, il ne pouvait mieux en peindre « la magnificence », la « sublimité », la « force », la « suavité », la « douceur », qu’en le comparant aux « hymnes divins » dé Hugo.

En somme, les Chants de réveil témoignaient peut-être d’un tempérament poétique. On y trouvait de la conviction, de l’énergie et de l’élan ; la langue et le vers y étaient parfois d’une assez belle fermeté. Dans l’ensemble, l’œuvre était cependant fort inégale, déparée par des outrances, des trivialités, des provincialismes d’expression et par un manque de goût presque continuel.

Ces poèmes étaient surtout déclamatoires. Et, il faut bien le dire, Weustenraad ne devait jamais cesser tout à fait de déclamer. Seuls quelques poèmes de sa maturité, c’est-à-dire de ceux qu’il écrivit à partir de 1842 environ, me paraissent être à peu près exempts de ce défaut.

Le saint-simonisme ne fut pas uniquement pour Weustenraad un thème poétique. Il prit à cœur de propager autour de lui la doctrine nouvelle ; et il déploya dans cet apostolat un zèle si ardent que les saint-simoniens eux-mêmes durent l’exhorter à la modération. Voici à ce sujet des extraits d’une curieuse lettre écrite par Maschereau, avec post-scriptum de Duguet, et datée du 25 février 1832 : « J’ai vu dans le Messager des Chambres (?) qu’ayant voulu faire une prédication saint-simonienne, vous en avez été empêché par les menaces de la populace. Ne vous découragez pas, cher fils, et croyez que nous vous savons gré de vos efforts et de votre courage. C’était chose belle de votre part, étant fonctionnaire public, marié, que de tout braver pour prêcher notre foi. Cependant, je vous conseille, cher ami, beaucoup de prudence… Prudence et ardeur, ce sont deux choses qui dans la doctrine peuvent très bien se concilier. » J’abrège la citation, la lettre de ce Maschereau étant assez peu intéressante, et je passe au post-scriptum de Duguet : « Maschereau, dit-il, n’a pas lu le Messager des Chambres et n’a pas bien retenu ce que je lui avais dit après l’avoir lu. On ne parle pas seulement dans ce journal de prédications tentées, avortées et suivies de persécutions. On y déclare très positivement que vous vous êtes trouvé forcé d’abandonner Tongres. Je vous prie, mon cher fils, de nous donner au plus tôt sur cette affaire des détails circonstanciés. Nous y tenons à cause de vous aussi bien que par rapport à nous-mêmes. Du calme, Vestenraad (sic), du calme, jusqu’au jour où, reçu dans nos rangs, vous pourrez sans péril déployer cette ardeur qui bouillonne en vos veines. »

Weustenraad fut-il réellement « persécuté » ? Et en quoi consistèrent ces persécutions ? Le substitut fut-il momentanément forcé d’abandonner Tongres ? Ce sont là des questions auxquelles il m’est impossible de répondre et dont, au reste, je ne m’exagère pas l’importance.

La ferveur saint-simonienne de Weustenraad fut de courte durée. Tout porte à croire qu’elle était éteinte au moment où il quitta Tongres pour aller habiter Liège, c’est-à-dire en novembre 1832. Perdit-il courage devant l’insuccès de sa propagande et les « persécutions » qu’elle lui valut ? Sa foi se trouva-t-elle ébranlée par les procès intentés aux saint-simoniens en janvier 1832, par les dissentiments qui éclatèrent à la même époque dans la « grande famille », amenant des défections et un schisme, par le caractère saugrenu de certains dogmes nouveaux dont le père Enfantin enrichit le credo saint-simonien ? Le jeune Belge finit-il par discerner ce qu’il se mêlait de charlatanisme, et peut-être de folie authentique, à la généreuse exaltation de ses coreligionnaires ? Ce sont là de très menus problèmes, qui relèvent sans doute de la psychologie au moins autant que de l’histoire.

Le plus simple est encore de croire que le saint-simonisme de Weustenraad fut le résultat d’un de ces emballements dont ses biographes le disent coutumier, et que, comme tel, il ne pouvait être de longue durée. L’installation du poète à Liège, au surplus, dut faire diversion à sa chimère de réforme sociale et le détacha sans doute définitivement du « Nouveau christianisme ».

Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas adhéré impunément. S’il en répudia les dogmes, il ne put en répudier absolument l’esprit et les tendances. Des traces de saint-simonisme sont reconnaissables dans tels poèmes que Weustenraad écrivit douze ou quinze ans après avoir renié la foi saint-simonienne.

J. Jaminé, qui vécut dans l’intimité du poète jusqu’au moment où ce dernier quitta Tongres, nous a tracé de son ami un portrait d’autant plus intéressant qu’il paraît peu flatté. Il insiste sur son indépendance d’humeur et sa mobilité d’esprit ; il nous le montre prompt à s’enthousiasmer, prompt à oublier ce qui l’enthousiasmait, du reste assez intelligent pour reconnaître son erreur et même pour rire le premier d’un article où on le malmène, si cet article lui paraît tapé, (ce fut le cas pour certain compte-rendu des Chants de réveil) ; « adorant, sans transition, les choses et les hommes auxquels il venait de jeter l’anathème, riant aux larmes à un bon mot, pleurant, l’instant d’après, au récit d’une belle action, vacillant dans ses opinions politiques même : saint-simonien, libéral exclusif, modéré, puis assistant aux réunions du parti catholique ; et toujours de bonne foi et toujours heureux de se laisser aller à ses impressions, sans arrière-pensée, sans jamais se demander compte de la cause de ses sensations, de ses revirements… », fantasque et capricieux, « faisant succéder à de véritables enfantillages la lecture d’un hymme ». « Singulière organisation », dit le grave Jaminé, que cette nature de poète et d’artiste semble avoir plus d’une fois ahuri, dérouté et scandalisé ; à l’en croire, Weustenraad aurait même montré quelque imprévoyance dans la gestion de ses intérêts. C’est du moins ce qu’il laisse entendre, dans son style incorrect et prudhommesque : « Quoique ses besoins fussent bornés, sa position exigeait une amélioration. Là où un homme ordinaire trouve le moyen facile de subvenir à sa subsistance, à celle d’une compagne, le poète, qui s’occupe peu de la vie terrestre, est bientôt gêné… »

En novembre 1832, Théodore Weustenraad fut nommé auditeur militaire à Liège : cette promotion le tira sans doute d’embarras.

  1. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 938.
  2. Voir, notamment, l’Indépendant du 17 et du 28 février 1831.
  3. Ces lettres, inédites, m’ont été communiquées par M. G. Borgnet.