Théodore Weustenraad, poète belge/La jeunesse de Weustenraad

Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 9-27).

I

La jeunesse de Weustenraad

Jean-Théodore-Hubert Weustenraad naquit le 14 brumaire an XIV, (15 novembre 1805), à Maestricht, alors chef-lieu du département français de la Meuse-Inférieure. Les Maestrichtois se regardaient comme des Belges et, en 1830, ils furent parmi les plus ardents patriotes. On sait que leurs tentatives d’émancipation furent vaines et que Maestricht, tenue en respect par sa garnison, resta hollandaise. Ils s’établirent alors en assez grand nombre dans le nouveau royaume de Belgique, qui compta parmi eux plus d’un citoyen distingué. Aujourd’hui encore les Maestrichtois, bien qu’incorporés depuis un siècle au royaume des Pays-Bas, gardent un certain particularisme : ils sont maestrichtois ou limbourgeois avant tout et n’aiment pas d’être confondus avec les Hollandais proprement dits, leurs concitoyens du nord.

Le père du poète, Michel Weustenraad, avait fait les guerres de la République dans la cavalerie, sous Kellermann. C’est lui, le « vieux soldat » dont parlent les premiers vers du Haut-Fourneau[1], et le souvenir de ses récits de guerre avidement recueillis par l’oreille d’un enfant inspira sans doute mainte strophe des Poésies lyriques où s’évoque l’épopée napoléonienne. En 1805, l’ancien soldat exerçait les fonctions d’avoué près le tribunal de Maestricht. Le digne homme eut seize enfants, dont Théodore fut l’aîné. Une vive affection unissait celui-ci à sa sœur cadette Marguerite, jeune fille intelligente et comme lui éprise de littérature, qui devait être un jour la mère de l’éminent diplomate belge Emile Banning. J’aurai à parler plus loin d’un de ses frères, nommé Antoine, qui, se destinant à la carrière des armes, entra à l’Académie militaire de Bréda.

La langue maternelle de Théodore Weustenraad ne fut pas le français. On peut croire qu’il s’essaya de bonne heure à parler cette langue, d’un grand usage dans la bourgeoisie maestrichtoise[2], mais elle dut pendant longtemps lui être moins familière que le néerlandais. C’est en néerlandais qu’il écrivit ses premiers vers, dont beaucoup ont été conservés[3], et rien en lui ne semble avoir annoncé, jusqu’en 1830, le poète français qu’il allait être, en fin de compte, sous l’influence de la Révolution belge.

Les renseignements que j’ai pu recueillir sur l’enfance et l’adolescence de Weustenraad offrent peu d’intérêt. Il me suffira de rapporter qu’il fit ses humanités à l’Athénée de Maestricht, école excellente, à ce que l’on dit, mais où la langue véhiculaire était le néerlandais. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand on est tenté de faire à l’auteur des Poésies lyriques le reproche trop aisé de gaucherie ou d’incorrection. Le jeune Théodore fut ce qu’on appelle un « brillant sujet ». Si j’en crois une naïve biographie en langue néerlandaise[4], d’allure toute populaire, publiée à Maestricht après sa mort, « il donna, quand il était en Poésie, des signes du talent poétique qui devait immortaliser son nom ; en Rhétorique il se révéla habile écrivain et s’annonça comme un futur défenseur des droits de la société ». Suivant un autre biographe[5], il faisait preuve dès cette époque d’une « conception merveilleuse », d’une « imagination riche mais vagabonde » ; et il composait, dans sa langue maternelle, de petits poèmes de circonstance, qui ne nous sont pas parvenus, mais dont G. Stas nous expose sommairement le contenu. Comme je n’étudie en Weustenraad que le poète « belge d’expression française », avec la préoccupation de ne pas le surfaire, ces juvenilia néerlandais ne m’arrêteront pas autrement.

De 1823 à 1827 Weustenraad est à l’Université de Liège, où il suit les cours de Philosophie et de Droit. Il y rencontre quelques-uns des jeunes gens qui joueront un rôle en Belgique à partir de 1830, entre autres J.-B. Nothomb, futur historien de notre révolution, et Lucien Jottrand, futur membre du Congrès national ; et il s’y lie avec Charles Rogier, d’un an plus avancé que lui dans ses études, dont il restera l’ami jusqu’à la fin de sa vie. Pendant son séjour à Liège il subit l’influence d’un homme célèbre en ce temps-là, le Hollandais Johannes Kinker[6] à la fois poète, philosophe, philologue et critique, que le roi Guillaume avait nommé professeur de littérature néerlandaise et d’histoire des Pays-Bas à l’université de cette ville. Comme plusieurs de ses compatriotes investis des mêmes fonctions dans les autres universités belges, Kinker avait pour mission spéciale de nous hollandiser, c’est-à-dire, dans l’esprit du roi, de nous polir, de nous civiliser. Les Hollandais, à cette époque, regardaient les Belges comme leur étant très inférieurs en culture, tranchons le mot, ils les méprisaient.

Weustenraad fit partie du Tandem, cercle littéraire fondé et dirigé par Kinker, qui réunissait chez lui les plus distingués de ses élèves dans le double but de les familiariser avec la langue néerlandaise et de développer en eux le patriotisme néerlandais. Le jeune Maestrichtois fut un des disciples fervents et devint bientôt l’ami du poète philosophe. C’est sous sa direction qu’il s’initia à la philosophie de Kant, dont Kinker s’était fait dans son pays le vulgarisateur, et qu’il étudia les littératures germaniques. Il lut avec lui les poètes hollandais, Bellamy entre autres, que Weustenraad a chanté dans une assez belle ode, et il partagea l’enthousiasme de son maître pour Schiller, qu’il devait un jour imiter dans son Remorqueur. Peut-être faut-il rapporter en partie à une lecture assidue de ce grand poète ce qu’il y a de généreux, d’humain, d’idéaliste dans les meilleurs productions de Weustenraad.

Presque toutes ses poésies néerlandaises semblent dater de ses années d’université. C’est du moins à cette époque que remontent, pour la plupart, celles qui sont conservées en manuscrit, au nombre de vingt-cinq environ[7], à la bibliothèque municipale de Maestricht et dont quelques-unes seulement ont été publiées. Mon intention, je le répète, n’est nullement d’étudier les œuvres néerlandaises de Weustenraad ; mais il est difficile de caractériser dans son ensemble et son développement la carrière littéraire de cet écrivain sans porter sur elles au moins un jugement sommaire.

Elles ont peu de valeur. Conventionnelles, déclamatoires, elles sont l’œuvre d’un excellent rhétoricien qui applique avec diligence les règles de la poétique pseudo-classique. Elles témoignent d’un goût excessif pour l’allégorie, et sont empreintes d’un rationalisme qui nuit fort à l’envolée lyrique.

Ces poésies si surannées quant à la forme sont loin d’être dénuées d’intérêt quant au fond. Elles ont la valeur d’un document historique et permettent d’apprécier le changement qui, en quelques années, s’opéra chez nous dans les esprits. En 1825, le futur chantre de l’indépendance belge était le plus fervent des orangistes. C’est qu’à cette date l’union de la Belgique et de la Hollande sous le sceptre de Guillaume Ier pouvait encore passer pour providentielle. On conçoit que Weustenraad ait célébré en toute sincérité, sur le mode pompeux, l’indépendance et la liberté des Pays-Bas assurées par la victoire de Waterloo. On comprend que, par ce temps d’universelle réaction, il ait vanté sa patrie comme une terre privilégiée où un consciencieux monarque répandait l’instruction, favorisait l’industrie, développait le bien-être général. Car c’était à leur roi, bien plus qu’à leurs libertés consacrées par la Loi fondamentale, que les Pays-Bas affranchis étaient redevables, suivant le poète, de leur prospérité présente. L’éloge du roi Guillaume est si fréquent et si excessif dans ces premières poésies de Weustenraad, qu’on croit y reconnaître la main de Kinker, dont les préférences en matière politique allaient au despotisme éclairé[8].

Ce Kinker était un homme du xviiie siècle. « Il y avait en lui de l’Érasme et surtout du Voltaire », a-t-on dit. C’est probablement sous son influence que le jeune homme, pendant ses années d’université, écrivit contre le fanatisme, l’intolérance et l’obscurantisme, maintes strophes néerlandaises qu’il est difficile de ne pas trouver un peu prudhommesques. (Le Tandem lui-même avait du reste un caractère nettement anticlérical, comme il résulte d’une pièce de vers composée par Weustenraad à la louange de ce cercle). On est d’autant plus tenté de croire ici à une influence de Kinker que cette note assez fâcheuse, en son insistance du moins, est beaucoup moins fréquente dans les poésies que Weustenraad écrivit après sa sortie de l’Université.

Quant à l’orangisme de Weustenraad dans ses poésies néerlandaises, il n’a rien qui doive nous étonner, et il s’expliquerait même sans l’intervention de Kinker. À l’époque où il les écrivit, c’est-à-dire entre 1823 et 1827, personne en Belgique ne songeait à secouer la domination des Nassau, surtout dans la bourgeoisie libérale, à laquelle appartenait Weustenraad. Les griefs des Belges envers le gouvernement du roi Guillaume, auxquels le poète fait très discrètement allusion, n’entamaient en rien leur loyalisme. On peut même dire que le patriotisme belge n’existait pas. Nul ne récusera à ce sujet, tout inattendu qu’il soit, le témoignage de Joseph Lebeau, qui devait être, quelques années plus tard, un des fondateurs du royaume de Belgique. « Parlerai-je de patriotisme, de nationalité ? Hélas ! les habitants des provinces méridionales du royaume des Pays-Bas ne pouvaient connaître encore ce sentiment que possèdent à un si haut degré l’Anglais, le Français, le Hollandais !… Le patriotisme belge, surtout dans le pays de Liège, est fils de la Révolution de 1830. » (Souvenirs personnels de Joseph Lebeau, p. 106-107.)

Les manuscrits néerlandais du poète contiennent quelques poésies amoureuses, chansons, idylles ou ballades, sans grand intérêt, (à cette occasion je dirai que ce genre d’inspiration ne se retrouve pas dans les poésies françaises de Weustenraad, d’où l’amour est absent, ou peu s’en faut). On peut encore citer une sorte d’ode « aux artistes dramatiques hollandais », qui n’est autre chose qu’un enthousiaste éloge de la langue néerlandaise, assez piquant sous la plume de l’écrivain qui bientôt se servira exclusivement de la langue française ; enfin deux pièces sur la Destruction d’Ipsara et le Siège de Missolonghi, contribution du poète maestrichtois à la littérature philhellénique,

Plusieurs de ces poèmes furent publiés ; ils ne passèrent pas inaperçus. S’il faut en croire Weustenraad lui-même, ils eurent assez de « retentissement » aux Pays-Bas pour que, en 1828, M. Van Ewyck, administrateur de l’Enseignement supérieur, fît offrir à l’auteur, par l’intermédiaire de Kinker, la chaire de littérature hollandaise à l’Université d’Utrecht, « que je refusai, dit-il, parce que je voulais rester belge[9]». On peut cependant se demander si la recommandation de Kinker n’eut pas autant de poids, en l’occurrence, que le « retentissement » de deux ou trois poésies néerlandaises publiées aux Pays-Bas.

C’est vraisemblablement à la même époque que fut écrit certain poème en dialecte maestrichtois, d’un caractère hardi, égrillard et voltairien, De Percessie van Scherpenheuvel, (Le Pèlerinage de Montaigu). Les biographes du poète passent sous silence ou ne mentionnent qu’au moyen de circonlocutions cet opuscule libertin fait pour être lu après boire, dans quelque dîner de garçons. Il n’a pas été publié, mais il en existe quelques manuscrits, conservés précieusement, (l’un d’eux est relié en maroquin !) chez divers parents ou amis de la famille.

En août 1827, Weustenraad était reçu docteur en droit et se faisait aussitôt inscrire au barreau de sa ville natale. Lui-même affirme qu’« il se créa en quelques mois une belle clientèle », et G. Stas atteste qu’il « débuta d’une manière brillante », mais Jaminé[10] déclare qu’ « on ne se rappelle pas l’avoir entendu plaider plus de deux fois ». À vrai dire, son succès ou son insuccès comme avocat nous importe peu ; ce n’est pas l’avocat, ni le magistrat, qui nous intéresse en Weustenraad. Au surplus, la politique militante devait bientôt le ravir au barreau, comme à la poésie, et faire de lui un journaliste, un peu malgré lui, à ce qu’il semble.

On sait combien la presse fut médiocre, en Belgique, pendant les premières années du régime hollandais[11]. Jusqu’en 1825 environ, les journaux belges furent surtout rédigés par des réfugiés français, bonapartistes ou républicains, qui y discutaient principalement les affaires de leur pays et combattaient sans danger, à l’abri de nos frontières et de nos lois, la politique de Louis XVIII et de Charles X. Puis l’esprit national s’éveilla peu à peu dans nos provinces. De jeunes avocats s’y révélèrent publicistes, ils régénérèrent et rajeunirent quelques-unes des gazettes existantes, en fondèrent de nouvelles, et, grâce à eux, la presse belge devint ce qu’elle devait être tôt ou tard par la force des choses, l’organe des griefs et des revendications du peuple belge. Le Mathieu Laensberg, à Liège, (à partir de 1828 il s’intitule Le Politique) et le Courrier des Pays-Bas, à Bruxelles, menaient allègrement la lutte. Maestricht était, parmi les villes belges, une des plus réfractaires à la politique hollandaise du roi Guillaume. En 1827 y fut fondé un nouveau journal d’opposition, L’Eclaireur du Limbourg, qui se modela sur le Mathieu Laensberg, à cela près qu’il défendit toujours le monopole de l’État en matière d’enseignement.

Les principaux rédacteurs de L’Eclaireur étaient l’avocat Jaminé, futur membre du Congrès national, et Théodore Weustenraad, qui, mieux préparé pour la production littéraire que pour le journalisme, prit au sérieux cette nouvelle fonction et l’exerça avec crânerie et hardiesse, sinon avec talent.

Les procès de presse, très nombreux en Belgique pendant toute la période hollandaise, se multiplièrent, vers les dernières années, au point de devenir presque quotidiens. Weustenraad se montrait trop agressif dans ses polémiques pour ne pas être l’objet de poursuites. Il eut même, en quelques mois, deux procès coup sur coup. Le 24 août 1828, un soldat pris de boisson ayant frappé de son sabre un paysan, dans une des rues de Maestricht, il en était résulté un commencement de rixe. Weustenraad avait aussitôt protesté, dans un article indigné mais déclamatoire, contre cet « abus de la force publique » et la brutalité de la « soldatesque ». L’autorité militaire s’émut de cette attaque et porta plainte au parquet, qui commença une instruction après avoir lancé un mandat d’arrêt contre le « calomniateur ». L’arrestation de Théodore Weustenraad fît beaucoup de bruit dans la petite ville de Maestricht, où le jeune homme était universellement connu et estimé ; et, suivant Jaminé, « l’élite de la population » profita de cette circonstance pour lui témoigner sa sympathie en « l’accablant de visites et de cadeaux ». Soit faiblesse, soit insouciance, les autorités tolérèrent ces manifestations ; et elles n’empêchèrent même pas le prévenu de continuer, du fond de sa prison, sa collaboration à L’Eclaireur. « Le parquet requérait à la charge de Weustenraad l’application de l’arrêté de 1815 sur la presse. La magistrature limbourgeoise fit preuve d’une indépendance peu commune à cette époque ; elle répondit à ce réquisitoire par une ordonnance de non-lieu ; le parquet fit opposition, et la chambre d’accusation renvoya Weustenraad en police correctionnelle ; mais le tribunal acquitta le journaliste et cette fois la Cour d’appel confirma la sentence » (Stas).

L’affaire avait eu du retentissement non seulement à Maestricht, mais même à Liège, où siégeait la Cour d’appel. Les circonstances s’y prêtaient d’ailleurs : en 1828, le mécontentement des Belges allait croissant de jour en jour, et il trouvait dans un tel procès une occasion de se manifester.

Quelques-uns des meilleurs avocats et jurisconsultes de Maestricht et de Liège secondèrent spontanément le jeune publiciste incriminé. Weustenraad cite lui-même, dans un article consacré à son procès, Mes Forgeur, Jaminé et Van Cauberg, et MM. Teste, Destouvelles et Van Hulst, et il désigne sans le nommer le professeur Destriveaux, de l’Université de Liége. Il déclare vouer à ses « généreux défenseurs » une éternelle reconnaissance. « De la reconnaissance ! C’est tout ce que je peux leur offrir ; mais c’est aussi tout ce qu’ils demandent. »

Ces poursuites ne refroidirent pas l’ardeur de Weustenraad. Au bout de quelques semaines, il récidivait en publiant dans l’Éclaireur un article plus violent, dirigé principalement contre Van Maanen, le ministre de la justice. Il en résulta pour lui un second procès[12]. Cette fois la prison préventive lui fut épargnée. « Le ministère public, dit Stas, se borna à requérir et obtint le renvoi en police correctionnelle ; mais le tribunal de Maestricht, dont les sympathies étaient acquises au prévenu, prononça un nouvel acquittement en se basant sur le grand principe de la responsabilité ministérielle, principe qui n’était pas encore inscrit dans le pacte fondamental. Le procureur du roi appela derechef de ce jugement ; mais cet appel était encore pendant devant la Cour de Liège, lorsque la Révolution de 1830, préparée par les luttes de la presse belge, renversa le gouvernement des Pays-Bas »[13].

L’Éclaireur du Limbourg cessa de paraître, au mois d’octobre 1830, lorsque la ville de Maestricht eut été déclarée en état de siège. Le vaillant petit journal avait eu trois ans d’existence.

Weustenraad semble avoir fait peu de vers pendant cette dernière période. Il s’agissait bien de poésie, en ces années fiévreuses ! La polémique absorbait toute l’activité du jeune patriote. Tous les vers néerlandais que nous connaissons de lui semblent avoir été écrits avant 1828, tous les vers français, après 1830. Peut-être le poète André Van Hasselt, compatriote de Weustenraad, faisait-il allusion à ce sommeil de sa muse quand, dans une ode datée de 1828, il vantait son talent poétique, rappelait ses œuvres antérieures et l’exhortait à chanter la Grèce, que les puissances européennes semblaient abandonner à son malheureux sort :


Quand d’un peuple qui meurt il faut venger les droits,
Que ta lyre du moins ne reste pas muette ;
À défaut de vengeurs, que ta voix, ô poète,
Le venge de l’oubli des rois !


Les relations des deux poètes maestrichtois ne se prolongèrent guère au delà de 1831. Il existe, de cette année-là, une lettre écrite par Van Hasselt à Weustenraad, au sujet des Chants de Réveil. Puis les circonstances séparèrent ces deux hommes, qui semblent du reste avoir été peu faits pour sympathiser.

En 1829, Weustenraad épousa Mme  veuve Poswick. Cette dame avait de son premier mariage une fille, qui épousa plus tard Jules Borgnet, l’archiviste de la ville de Namur.

Nous savons peu de chose, et c’est une regrettable lacune, des faits et gestes de notre auteur pendant la révolution belge de 1830. À la suite des événements de Bruxelles, une proclamation du général-major Dibbets, datée du 1er octobre, avait mis Maestricht en état de siège. Vers le commencement de ce mois, Weustenraad quitta sa ville natale, où sa présence ne pouvait plus être utile, « sans compter, dit Jaminé, qu’il s’exposait, en y restant, à être molesté par des gens qui ne lui avaient pardonné ni son franc-parler ni ses triomphes devant la justice ». Il se rendit à Bruxelles et y prit une part assez active à la rédaction du Courrier, « naguère organe de l’opposition, maintenant organe de la révolution ». Le rédacteur en chef de cet important journal était, depuis le 25 août 1830, Pierre F. Claes, brillant publiciste qui « fit l’histoire » pendant les journées de septembre, et, par ses articles, contribua à « donner à l’émeute de Bruxelles le caractère d’une insurrection nationale »[14].

Vers la même date son frère Antoine quitta l’Académie militaire de Bréda et s’engagea parmi les volontaires belges, où il eut immédiatement le rang d’officier[15]. La situation de l’avoué Michel Weustenraad à Maestricht devenait assez difficile par suite de l’attitude belliqueuse de ses fils. Il quitta cette ville avec le reste de sa famille et alla s’établir à Tongres, jusqu’au jour, prochain selon lui, où les Belges conquerraient Maestricht. Beaucoup de Maestrichtois partagèrent cette illusion ; ils passèrent dans notre pays pour un temps qu’ils s’imaginaient devoir être court, et devinrent définitivement belges.

L’activité journalistique de Weustenraad semble avoir été intense à cette époque. Il collaborait à la fois au Courrier et au Politique, de Liège. On peut même croire qu’il s’établit dans cette dernière ville, à en juger par une lettre que P.-F. Claes, ignorant son adresse, lui adressa, le 7 janvier 1831, au bureau du journal liégeois. Cette lettre inédite montre quel cas on faisait, dès ce temps-là, du jeune publiciste :

« Maestricht ne se rend pas, dit P. F. Claes, et en attendant qu’on prenne la ville, je voudrais bien vous prendre d’où vous êtes et vous transporter ici. Voici le fait : vous savez que je suis chargé ici de la rédaction quotidienne du Courrier, de ce qu’on appelle la confection du journal, et je reçois pour ce travail 1000 florins par an. Voulez-vous m’y remplacer ? Vous me feriez d’autant plus de plaisir que nous aurions alors ici un homme de confiance…... Que vous semble de l’arrangement ? Je désire que vous l’acceptiez, je désire surtout que vous y répondiez par le retour du courrier et, ce qui vaudrait mieux encore, que vous arriviez immédiatement ici. L’absence de Nothomb rendrait votre présence précieuse. Arrivez-moi ou répondez-moi ».

Weustenraad déclina l’offre de P.-F. Claes. Sans doute Bruxelles avait-il moins d’attrait pour lui, dès cette époque, que la grande cité wallonne, qui ne cessa jamais d’être son séjour préféré. Du reste, le Gouvernement provisoire, peu de temps après, reconnaissant les services rendus par lui à la cause belge, le nommait substitut du procureur du roi près le tribunal de Tongres. C’est dans cette ville qu’avait été transféré provisoirement, (on l’espérait du moins,) le tribunal de Maestricht. Il occupa ce poste du 24 février 1831 au 19 novembre 1832. Les témoignages varient fort sur la manière dont il s’acquittait de ses fonctions, et la question n’est pas, je le reconnais sans peine, d’importance capitale. G. Stas vante son zèle et son éloquence : « Il fut au parquet ce qu’il avait été au barreau, c’est-à-dire un orateur lucide, grave et chaleureux ». Mais, d’après Jaminé, «  ses plaidoiries étaient d’un poète plutôt que d’un magistrat ou d’un jurisconsulte ». Et l’ancien membre du Congrès ajoute, avec une mauvaise humeur assez amusante, ce détail plein de crânerie, dont nous apprécierons, nous, la jolie couleur locale : « Nous ne savons si c’était aussi une idée poétique que de se présenter à l’audience la robe de magistrat jetée négligemment sur la blouse du patriote ».

  1. C’est ce qui semble résulter de cette variante trouvée dans les brouillons du poète :

    Qui de nous n’a souvent, aux jours de son enfance,
    Après un long récit de quelque grand combat,
    Entendu, l’œil en feu dans un pieux silence,
    Son père, jeune encore et déjà vieux soldat, etc.

  2. Il y a quelques années à peine, le principal journal de Maestricht, le Courrier de la Meuse, était, m’assure-t-on, rédigé en français.
  3. Les manuscrits de Weustenraad, tant français que néerlandais, se trouvent à la bibliothèque communale de Maestricht.
  4. Korte Levenschets van den Heer Theodorus Weustenraad. Sans nom d’auteur, Maestricht, 1851.
  5. J. Stas, Notice biographique du poète maestrichtois Théod. Weustenraad, Ruremonde, 1871.
  6. On trouvera des détails sur Kinker et le Tandem dans le Liber memorialis de l’Université de Liège.
  7. Voici les titres des principales pièces : Aanspraak der Vrijheid aan de Belgen onmiddelijk na Nederlands herstelling. Gebed tôt de Vrijheid na de Slag van Waterloo. Nederland 1825. Vaderlandsche Lierzang (imprimé). Aan eenen jongen nederlandschen Toonkunstenaar. Welvaartgroet aan de hollandsche tooneelkunstenaaren. Aan de schim van Bellamij. Aan den Heer J. Kinker over het afsterven van zijnen vriend P. van Hemert. Tandem. Aan een Vriend. Studentenlied. De afwezige minnaar. Eed. Kusje. Celinia en Corydon (publié). Liefde en Dweepzucht. Het onweer. Sterflied eener braziliaansche Maagd. Katrijntje. Ipsaras verwoesting. Lierzang vervaardigd bij gelegenheid der alom verspreide maar van Missolonghi’s ontzet. J. Jaminé, dans son étude sur Weustenraad, reproduit quelques autres poèmes.
  8. Kinker surveillait le loyalisme de son disciple. Dans un poème sur Waterloo la Liberté personnifiée disait aux Belges : Knielt voor de Wet alleen, niet voor den Koning neder ; (agenouillez-vous seulement devant la Loi, et non devant le Roi). Une note marginale, d’une écriture étrangère, celle de Kinker probablement, corrige comme suit : Knielt met uw koning voor t’altaar der Vrijheid neder… (agenouillez-vous avec votre roi devant l’autel de la Liberté).
  9. Extrait d’une lettre écrite en septembre 1848 par Weustenraad à Ch. Rogier, et dont le brouillon m’a été communiqué par M. Borgnet.
  10. J. Jaminé, Notes biographiques sur H. Th. Weustenraad. Bulletin de la Société scientifique et littéraire du Limbourg. Tome II, p. 111-121. Tongres, 1854.
  11. F. Masoin, Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830. Cf. Warzée, Essai sur les journaux belges.
  12. Procès de l’Éclaireur. Prévention de calomnie envers Son Excellence le Ministre de la Justice. Liège, Veuve Lefèvre-Renard, 1829, in-8o, 23 p., anonyme. Je n’ai pu mettre la main sur cette brochure.
  13. Pour plus de détails, voir Jaminé, qui, au surplus, n’est pas toujours d’accord avec Stas.
  14. Voir sur Claes la notice de Th. Juste dans les Fondateurs de la monarchie belge. Cf. Warzée, Essai sur les journaux belges, p. 118-122.
  15. Un autre de ses frères, Jean Weustenraad, plus tard notaire à Tongres, l’imita et fit également le coup de feu parmi les patriotes belges.