Théodore II et le nouvel empire d’Abyssinie/02

Théodore II et le nouvel empire d’Abyssinie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 599-627).
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THEODORE II
ET
LE NOUVEL EMPIRE D'ABYSSINIE

II.
LA POLITIQUE DU NEGUS DEPUIS 1861. — SES RAPPORTS AVEC L'EUROPE


I.

Au printemps de 1861, le négus Théodore II, vainqueur d’un soulèvement qui ne tendait à rien moins qu’à démembrer son empire[1], était arrivé au faîte de sa puissance matérielle et morale. Les difficultés extérieures n’existaient pas encore ; les résistances intérieures s’étaient effacées devant le prestige d’une victoire d’autant plus brillante qu’elle avait été plus disputée. Parmi les grands chefs indigènes, nul ne se sentait de force à relever le drapeau de Negousié ; il ne restait plus que deux amis du malheureux prétendant, qui, aux extrémités de l’Abyssinie, tâchaient de se faire oublier ; c’était Tedla-Gualu dans le Godjam, et dans le Hamazène dedjaz Mered, qui avait vaillamment défendu cette province contre les grands officiers impériaux de la frontière. Mered sut si bien se cacher qu’à partir du mois d’août 1861 on ne le voit mêlé à aucun des événemens politiques de l’empire, et que le négus finit par lui accorder généreusement son pardon, Quant à Tedla-Gualu, sa résistance devait être plus sérieuse, mais elle ne se manifestait pas encore au moment dont nous parlons.

Porté par un courant d’opinion irrésistible, salué comme le représentant de l’ordre et de l’unité de l’empire, Théodore II était dans une situation des plus favorables pour appliquer à son peuple des emprunts faits à l’Europe avec prudence et discernement. Le petit nombre d’hommes qui s’intéressaient chez nous aux affaires de l’Abyssinie s’attendaient en quelque sorte à voir surgir à Gondar un Pierre le Grand africain. Songea-t-il lui-même sérieusement à jouer ce rôle ? Il est permis d’en douter quand on se rappelle ses commencemens. Le négus se persuadait à tort que l’Abyssinie était assez riche de son fonds historique pour puiser dans son passé les élémens de son progrès futur. Ce système, qui flattait vivement le patriotisme abyssin, ne pouvait être combattu que par l’influence d’un conseiller européen intelligent, dévoué, assez courageux pour dire en face au négus la vérité, assez aimé de lui pour la lui faire accepter. Radama Ier, à Madagascar, avait trouvé un pareil homme dans un simple matelot breton, Coroller, qu’il fit prince de Tamatave, et lui avait dû en partie sa grandeur. La mort de M. Bell avait malheureusement enlevé à Théodore le seul homme qui aurait pu lui rendre les mêmes services. La politique du négus, livré à lui-même, s’appuyait donc sur cette base, que la renaissance de l’empire abyssin exigeait la revendication des anciennes frontières, — utopie presque aussi irréalisable que le serait pour la Turquie la revendication de ses limites de la fin du XVIe siècle. Ce programme devait l’armer nécessairement contre un gouvernement bien organisé, l’Égypte, et contre un peuple mal organisé, mais tenace et belliqueux, les Gallas. Les dernières années du règne de Théodore, que je vais raconter d’après mes souvenirs, nous le montrent en effet tournant son activité inquiète tantôt contre l’Égypte, tantôt contre les Gallas, quand il ne guerroie pas contre les chefs des pays frontières de l’empire, tels que le Godjam, où s’était retiré Tedla-Gualu.

Les causes de rupture avec l’Égypte étaient nombreuses, et tenaient surtout à des circonstances géographiques. La nature avait nettement tracé la limite des deux états ; mais au pied du dernier gradin qui mène au plateau abyssin, sous la latitude de Khartoum et de Massaoua, vivent cinq ou six tribus de pasteurs descendus de l’Abyssinie il y a deux ou trois siècles, probablement par suite d’un accroissement excessif de population, et qui reconnaissent nominalement la suzeraineté de l’empire éthiopique, manghesta Aithiopiya. Les Turcs, conquérans de la Nubie en 1820, ont profité de la position excentrique de ces tribus, bien plus voisines des garnisons égyptiennes que de Gondar, pour les assujettir à leur joug. Saïd-Pacha, en 1856, avait promulgué en leur faveur une série de règlemens sages et protecteurs que la rapacité des agens égyptiens fit passer à l’état de lettre morte, et les populations, à qui l’administration éclairée et vraiment civilisatrice d’Arakel-Nubar[2] et de son successeur Hassan-Bey avait fait espérer des jours meilleurs, retombèrent entre les mains de satrapes vénaux, et virent les impôts et les réquisitions se grossir arbitrairement chaque année. De là une sympathie chaque jour croissante pour le gouvernement de Théodore II ; mais les préfets abyssins de la frontière, au lieu d’entretenir ces bonnes dispositions en vue des éventualités à venir, protestent à leur façon assez stérilement contre la conquête musulmane en frappant ces malheureuses populations d’un pays aussi vaste que le Portugal de razzias fréquentes, rapides et meurtrières Pour comble d’embarras, il s’est établi au beau milieu de ces peuplades, à sept étapes de Gondar, un camp de réfugiés égyptiens commandés par un homme très connu dans l’Afrique orientale, Oued-Nimr, le fils de ce roi-panthère dont nous avons raconté, il y a trois ans[3], la dramatique existence. Héritier fidèle des haines paternelles, Oued-Nimr a réuni autour de lui, dans sa ville de Mai-Gowa, les nombreux Bédouins à qui le joug égyptien paraît trop dur à porter : il dirige d’incessantes razzias contre les tribus arabes soumises au vice-roi, et quand il se trouve serré de trop près, il monte sur le plateau abyssin, où le négus lui a donné le fief assez important de Kabhta (Cafta). En mai 1860, lors de mon arrivée en Afrique, Oued-Nimr, s’intitulant général au service du négus, avait fait un brillant coup de main contre la tribu des Choukrié, la plus puissante des tribus arabes du Nil, et avait réclamé, au nom de Théodore II, l’impôt de toute la Haute-Nubie. Le gouverneur de Khartoum avait répondu à cette bravade par une pointe hardie sur Maï-Gowa, qui avait été brûlé, et Oued-Nimr, battu dans un combat sans importance, avait remis sa vengeance à des temps plus favorables. En résumé, l’attitude des deux états, Égypte et Abyssinie, était en 1861 celle de deux voisins fort aigris l’un contre l’autre, mais qui hésitent à ouvrir des hostilités sérieuses, et ne se combattent guère que par des proclamations inoffensives.

Le grand souci du négus, c’était d’en finir avec les Gallas. J’ai parlé ailleurs[4] de ce peuple mystérieux, frère de l’Abyssin par les traits du visage et par le caractère moral, et que les derniers voyageurs ont trouvé établi jusque sous l’équateur, au bord des grands lacs nilotiques. Sortis depuis trois siècles des plaines où coule le Webi (un immense fleuve demi-fabuleux qui attend encore son discoverer), ils ont envahi comme une marée montante l’empire trop vaste des négus en décadence, et réduit à quatorze le chiffre des quarante-deux royaumes dont s’enorgueillissait la monarchie. Ils y ont fondé à leur tour de nombreux états, monarchiques comme le Gouderou, républicains comme le Djimma, mais faibles par leur isolement et l’absence de tout lien fédératif. Au milieu de cette invasion barbare ont surnagé cinq ou six royaumes abyssins, à qui une tradition confuse conserve le nom de chrétiens, mais que leur séparation du grand tronc abyssin a rejetés vers la barbarie : ce sont entre autres le Gindjero, le Gouragué, le Kaffa, qui a donné son nom à la fève précieuse que l’Europe continue à lui acheter sous le nom impropre de café moka[5]. Le négus, qui n’a jamais accepté la prescription pour aucun des démembremens anciens de l’empire abyssin, avait hautement annoncé l’intention, quand les troubles civils seraient apaisés, de reconquérir tous ces royaumes à peine réels, le Gindjero, le Bahargamo et tant d’autres, dont les noms errent sur nos cartes au gré de mille hypothèses, et de rendre tributaires le Kaffa et l’Enarea. En attendant, il lui fallait se rabattre sur la fraction du peuple galla qui, entrée comme un coin dans les entrailles mêmes de l’Abyssinie, était un obstacle permanent à l’unité territoriale : c’étaient les Ouollos, déjà si rudement éprouvés six ans auparavant. Après la mort d’Adara Billé, ils s’étaient organisés sous la direction d’un ancien page du négus, le jeune prince Béchir, chez qui le patriotisme avait fait taire la reconnaissance. Béchir avait profité des troubles du Tigré pour ravager sans pitié les provinces chrétiennes. Théodore, débarrassé de Négousié, marcha rapidement, dès 1861, vers la rivière du Bachilo, remporta quelques succès, mais s’enferra dans une guerre de détails où l’ennemi, grâce à son excellente cavalerie et à un terrain défavorable à l’envahisseur, finit par avoir le dernier mot. Le négus dut reculer sur Debra-Tabor. Son énorme armée, mourant de faim et de fatigue, couvrit les routes de malades et de blessés. Les Ouollos déployèrent envers ces malheureux une générosité qui avait lieu de les étonner : ils recueillirent, soignèrent et nourrirent les implacables ennemis qui venaient de brûler leurs villages et d’enlever leurs filles. Le négus, peu reconnaissant de cette magnanimité des « barbares, » répara son armée à la hâte derrière le Bachilo, rentra en 1862 chez les Ouollos, les usa par une guerre d’extermination, et se porta jusqu’au mont Kollo, traînant après lui 8,000 prisonniers auxquels il fit froidement couper la main et le pied : la plupart moururent des suites de cette affreuse mutilation. « Ce ne fut pas long, me disait un prêtre indigène : chaque soldat saisit son homme et le taillada comme un mouton. On n’avait jamais rien vu de pareil en Abyssinie. »

Quand Théodore II repassa le Bachilo, il ne laissait derrière lui qu’un désert sanglant, couvert de ruines, parcouru par quelques bandes farouches, débris d’un grand peuple qui eut aussi jadis un certain rôle historique. La vengeance était complète. Les femmes et les enfans avaient été distribués aux soldats, qui les vendirent aux musulmans : aussi cette année-là, en mai, le grand marché d’esclaves de Metamma, sur la frontière égyptienne, fut-il largement approvisionné. Les hommes furent internés dans le centre de l’empire et employés aux travaux des routes. Ces routes sont à peu près le seul bienfait matériel dont le négus ait jusqu’ici doté l’Abyssinie. Déjà précédemment il avait fait exécuter comme essai un tronçon de route près de Devra-Tabor, et y avait fait travailler les soldats, qui avaient murmuré ; ce que voyant, Théodore était descendu de cheval, et, jetant la toge brodée qui lui sert de manteau, il avait bravement saisi une lourde pierre et l’avait portée sur le côté de la voie. « Maintenant, avait-il dit, que celui qui est trop noble pour faire comme moi veuille bien me le dire ! » Je n’ai pas besoin d’ajouter si l’exemple fut suivi. Plus tard, quand le négus eut employé les Gallas à ces travaux, il obtint un réseau de routes stratégiques bien faites, surtout entre Devra-Tabor et le fleuve Abaï. J’ai pu constater à sa louange que ces Gallas, dont j’ai quelquefois visité les chantiers, étaient bien nourris, régulièrement payés, faisaient même des économies, et en somme paraissaient heureux.

Le reste de l’année 1862 fut consacré à des opérations sans résultats au Godjam, contre l’opiniâtre Tedla-Gualu, qui, fort des sympathies de la province, vivait sans inquiétude sur l’amba de Djibela, l’ancienne forteresse de Beurrou-Gocho, pain de sucre à peu près imprenable qu’il avait encore fortifié. Djibela, entouré d’abîmes, ne communiquait avec le plateau voisin que par un sentier très bas, où deux hommes ne pouvaient passer de front, et au-dessus duquel étaient suspendus trois ou quatre énormes rochers retenus par de fortes chaînes. Tedla leur avait facétieusement donné des noms de saints du calendrier. « Si jamais le Kuaranya, disait-il, engage ses troupes sur ce sentier, je ne lui tirerai pas un coup de fusil : il me suffira de lâcher saint Michel pour balayer tout ce monde-là à cinq cents pieds dans le précipice. » Cette campagne, peu brillante militairement, coïncida cependant pour le négus avec des circonstances qui devaient avoir une grande influence sur son avenir.

J’entre ici dans une série d’événemens d’autant plus délicats à raconter, que j’ai été conduit à y jouer un rôle qui n’a pas toujours été volontaire. Le lecteur comprendra sans peine la répugnance que j’éprouve à m’arrêter sur ces souvenirs et les convenances qui m’obligent d’effleurer les faits plutôt que de les expliquer. Appelé en mai 1862 à représenter le gouvernement français à Gondar et à servir dans les affaires d’Abyssinie une politique toute de sympathie pour le négus, j’arrivai huit mois plus tard près de Théodore, qui me fit un brillant accueil et ne dissimula pas la joie qu’il ressentait de cette preuve officielle des bonnes dispositions de la France. Il venait justement de recevoir un témoignage non moins flatteur de celles de l’Angleterre. Le foreign-office, après beaucoup d’hésitation, avait résolu de donner un successeur à l’habile et infortuné Plowden. Il avait choisi, parmi force compétiteurs de mérite, un officier de l’armée des Indes, le capitaine Duncan Cameron, déjà familier avec l’Orient par un séjour au poste consulaire de Poti sur la Mer-Noire, et du reste plein de bienveillance pour le négus et le nouvel empire d’Abyssinie. Théodore l’avait bien reçu, l’avait assuré de son estime pour l’Angleterre, la France et leurs souverains ; puis il avait parlé de l’empereur Napoléon III, prévenu, disait-il, à tort contre lui, et de son désir de nouer des relations avec le gouvernement français. Apprenant que M. Cameron avait pour secrétaire un voyageur français, il lui avait confié une lettre courtoise et fort convenable pour l’empereur, et l’avait fait partir au plus vite. On a accusé de légèreté Théodore II remettant un pareil message à un touriste inconnu ; mais le négus, après les provocations et les insultes dont il avait harcelé l’Égypte, craignait qu’en entrant sur le territoire égyptien ses envoyés, s’ils étaient Abyssins, ne fussent maltraités par les mains impures des infidèles, et il savait qu’en revanche un Européen n’aurait rien à craindre. C’est vers cette époque que j’arrivai près du négus, qui me reçut, comme je l’ai dit, très amicalement, et me pria de l’accompagner dans une nouvelle campagne qu’il allait ouvrir contre Tedla-Gualu. Désireux de ne pas perdre une pareille occasion d’entretenir les bonnes dispositions du négus dans l’intérêt de la mission dont j’étais chargé, je n’hésitai pas un instant à le suivre. Je crois bon de citer ici quelques feuillets de mon journal de route, afin de n’omettre aucun des incidens caractéristiques du début de ce voyage.

« 11 février 1863. — L’ordre du départ a été donné ce matin vers les neuf heures. Une masse tumultueuse d’infanterie a pris les devans comme pour éclairer la route ; vient ensuite, richement équipé, le petit groupe qu’on peut appeler l’état-major, dont je fais partie avec les cinq ou six Européens invités, et en avant de nous le négus, accompagné seulement d’un jeune page qui porte son bouclier. Derrière nous est une longue colonne de cavalerie, parmi laquelle circulent non sans danger nos domestiques, tenant par la bride nos chevaux de rechange. Nous suivons pendant deux heures et demie une assez bonne route à travers un pays couvert, charmant, rempli de villages et de cultures, qui me rappelle un peu le Bocage normand, entre Vire et Domfront. Pour compléter la ressemblance, la terre, coupée de nombreuses haies et clôtures, annonce une propriété très divisée, ce qui est du reste la loi générale en Abyssinie. On nomme cette province Aferaoanet. Vers onze heures, nous descendons une rampe assez rapide, et à travers les grands arbres nous voyons se développer une plaine magnifique, couverte de riches prairies, sillonnée par un ravin où mugit un torrent furieux qu’on me dit être l’Abaï ou le Nil-Blanc. Ce torrent, qui de la hauteur où je suis placé ne paraît qu’un long filet d’écume, répond si peu à tout ce que j’ai lu sur le Nil abyssin, que je ne me laisse convaincre qu’en arrivant au pont portugais, où se fait la halte de midi.

« Cette construction hardie, due à des ingénieurs portugais au service des négus du XVIe siècle, ressemble par certains côtés aux beaux ponts romains, à celui par exemple d’El-Kantara, sur le Rummel, près de Constantine. On dirait que les Portugais ont retrouvé pour un temps le secret du ciment romain, vainement cherché aujourd’hui : des fragmens entiers du parapet sont tombés le long des piles sans que les eaux furieuses aient réussi à en disjoindre les pierres. Deux petits forts, gardés par des fusiliers d’élite, commandent ce passage important. Le négus s’est placé à une fenêtre du fort inférieur, et, groupés un peu au-dessous de lui, nous assistons au défilé. C’est vraiment une fort belle chose. Ce qui manque comme ordre et comme discipline est racheté par le pittoresque, et mieux encore par un entrain militaire qui plairait à un officier européen. Cavalerie, infanterie, bagages, serviteurs, tout cela descend ou plutôt roule dans un épais nuage de poussière où scintillent des milliers de lances. On défile sur le pont, quatre par quatre à peu près, toujours au pas de course. L’étiquette oblige tous les officiers à marcher à pied en passant devant la fenêtre où s’accoude l’empereur, de sorte que nous perdons le spectacle des officiers supérieurs, grands vassaux de l’empire, entourés eux-mêmes de leurs vassaux. On m’a montré ras Enghedda, prince détrôné du Godjam : il est resté quelques années aux fers, et, récemment élargi, il fait aujourd’hui du zèle, même contre ses anciens sujets. C’est un fort bel homme, imposant, avec quelque chose de morne et de fier, de foudroyé, qui le rend intéressant. Je distingue aisément dans la foule un groupe de vingt à trente fusiliers vêtus à l’arabe, parfaitement disciplinés, commandés par un grand beau jeune homme en caftan rouge et en turban de mousseline. Cette sorte de Malek-Adhel n’est rien moins que Naïb-Mohammed, prince d’Arkiko et souverain nominal de Massaoua : bien que musulman et vassal de la Porte, il tient en fief de l’Abyssinie seize villages du côté de Halaï. Le prince d’Arkiko est venu au camp, me dit-on, pour solliciter la confirmation de cette inféodation, qui est fort ancienne, comme on peut le voir dans Bruce.

« Le défilé dure quatre heures, quarante mille hommes au moins ont passé. J’éprouve un certain contentement à regarder cette masse qui, dans sa confusion apparente, obéit évidemment à une direction active et puissante. C’est vraiment l’armée de l’ordre, pressée d’en finir avec les dernières tentatives d’une féodalité égoïste et incorrigible. Telle est du moins l’impression générale.

« Vers les quatre heures, le négus donne le signal du départ en franchissant lui-même le pont : je le suis, à pied comme lui, et nous gravissons rapidement le coteau escarpé de la rive droite pour éviter la foule qui encombre la route dite impériale (negus mangad). C’est une des malices de cet infatigable marcheur de faire faire de ces courses violentes aux gens qu’il admet dans sa rude intimité. Nous campons à une lieue plus loin, dans une prairie ravissante, au bord d’une limpide rivière qu’on appelle, je ne sais pourquoi, l’Eau Noire (T’okour Ohha). Ma tente à peine dressée, j’aperçois une colonne de deux ou trois cents hommes qui se dirige vers le quartier du négus avec de grands cris de joie. Je m’approche, et je vois porter sur un brancard un énorme lion percé de deux coups de lance au flanc ; le vainqueur arrive triomphalement sur les épaules de ses camarades, le côté droit saignant de quatre blessures produites par un coup de griffe du lion. C’est un petit soldat de peu de mine. Le négus lui fait compter trente talaris, une fortune pour un pauvre fantassin.

« 12 février. — On a commencé ce matin à sortir des basses terres (kolla) et à gravir le plateau d’Aghitta, sur lequel nous campons vers les dix heures. J’embrasse d’un coup d’œil un panorama saisissant. À mes pieds et à une profondeur imposante s’ouvre un réseau de vallées verdoyantes et boisées où serpente le filet argenté de la Tzul : un rideau de bois épineux me dérobe la faille noire où roule et rugit le Nil-Bleu, où bondit la cataracte d’Alata, si bien décrite par Bruce. Au sud-ouest se dresse un pic isolé, qui a un nom romantique et sinistre, Aouala-Négus (le roi des vampires). C’est là, disent les Abyssins, que se réunit le sabbat des bouda, demi-vampires, demi-loups-garous, héros de mille histoires terribles qui rappellent tout à fait les légendes de la Hongrie.

« 16 février. — Nous sommes campés au sommet de la sierra d’Amid-Amid par un froid violent. De cette hauteur, je puis voir à cinq heures de marche vers l’ouest, estompées par la brume, les collines tourmentées de Sakala, au milieu desquelles jaillit la triple source du fleuve sacré, cette source du Nil-Bleu découverte, il y a moins de trois siècles, par le P. Paëz et ses collaborateurs, revue par Bruce en 1772. Je voudrais bien ajouter mon nom à ces grands noms ; mais le district de Sakala est au pouvoir des rebelles, et la riante vallée de la Gumara, où nous entrons quelques heures plus tard, ne me console pas de ce mécompte. »

J’arrête ici ces souvenirs personnels, notés jour par jour, et je reprends le récit des événemens militaires. Tout alla bien jusqu’aux monts Sagado, où l’on entra en pays ennemi. Les rebelles paraissaient terrifiés et hors d’état de livrer bataille ; mais la contrée envahie résistait passivement, essayant de rester neutre dans le conflit et refusant le tribut et les subsides aux deux pouvoirs belligérans. Théodore, qui avait négligé la question des approvisionnemens, dut s’avouer son erreur le jour où le fourrage manqua à ses propres chevaux. Il entra dans une colère furieuse, ordonna de piller toute la contrée et de brûler les villages. Deux heures après, vingt-deux villages brûlaient dans les monts Sagado et Mizan. On amena au négus un paysan qui, posté à la porte d’une église où les gens de la paroisse avaient caché ce qu’ils avaient de plus précieux, avait défendu le lieu sacré les armes à la main et blessé un maraudeur. Il alléguait qu’il avait été chargé par le négus lui-même de la garde de l’église. Le fait fut trouvé faux. « Quel est ce misérable, dit Théodore, qui abuse de mon nom pour commettre un mensonge ? » Et il lui fit couper la main. Ces rigueurs exaspéraient les populations et n’avançaient pas les affaires. Un corps nombreux, lancé au sac du riche pays d’Arafa, se débanda pour piller, fut surpris par la cavalerie insurgée, ramené avec vigueur et perdit plusieurs centaines d’hommes. Après six jours d’hésitation, le négus ordonna la retraite. L’irritation de l’armée se traduisant par de nombreuses désertions, Théodore fit battre le pays par des masses de cavalerie qui égorgeaient sans pitié tous les soldats surpris en flagrant délit de fuite.

De cette situation tendue naquit un complot, le plus redoutable qui eût encore menacé le pouvoir et les jours de Théodore. Plusieurs nobles de marque résolurent de surprendre le négus durant une de ces expéditions hardies qu’il faisait quelquefois, surtout la nuit, et de le mettre à mort. Le plus important des conjurés était le préfet de la province d’Alafa, qui, malheureusement pour lui, en avait fait la confidence à sa femme. Au moment où il montait à cheval pour rejoindre le camp impérial, la matrone vint à lui et le pria de lui acheter une robe de prix dont elle avait envie. Le mari refusa, la dame lui dit très froidement : « Vous me le paierez ! » propos dont il ne crut pas devoir s’inquiéter. Elle tint pourtant parole, car quelques jours après elle se présentait au négus et lui dévoilait tous les détails de la conspiration. Théodore, plus surpris qu’alarmé, la regarda dans les yeux et lui dit : « On ne fait jamais rien sans avoir un intérêt. Quel est celui qui vous a poussée à une révélation qui mène au supplice votre mari et votre fils ? — J’ai pensé, dit-elle, que quelqu’un des conjurés vous révélerait la conspiration et qu’alors les miens étaient irrévocablement perdus. En venant vous la dévoiler, j’acquiers le droit de vous demander la vie de l’un d’eux, de mon fils, le seul qui me soit cher. » Théodore la congédia sans lui rien promettre. Le 1er mars 1863, vers cinq heures du soir, au milieu d’un bataillon formé en carré, dix-huit conjurés furent amenés devant le négus et eurent la main et le pied coupés ; puis défense fut faite de leur donner aucun soin, et ils moururent tous après une agonie plus ou moins longue : quelques-uns furent dévorés par les hyènes. Le fils du préfet de la province d’Alafa ne fut pas plus épargné que les autres.

Ce complot avorté assombrit l’âme de Théodore, et ne fut sans doute pas étranger aux incidens du lendemain 2 mars. Ce jour-là, sur d’absurdes soupçons que je n’ai jamais pu éclaircir, je fus arrêté par ordre du négus et mis aux fers, ainsi que le naïb d’Arkiko. Celui-ci resta enchaîné un mois et reçut comme compensation un riche fief sur la frontière. Je fus relâché au bout de quelques heures, à la condition de demeurer prisonnier sur parole. Devra-Tabor me fut assigné comme résidence, avec faculté d’aller où bon me semblerait, dans un rayon de trente à quarante lieues. Il ne me restait plus qu’à assister en spectateur forcément oisif aux graves événemens que semblait présager la nouvelle attitude de l’Égypte envers l’Abyssinie.

L’Égypte en effet, excitée par les provocations verbales ou écrites du négus et les attaques dirigées sur ses provinces par les préfets abyssins du Wolkaït et d’Addi-Abo, avait fini par rétablir l’organisation du Soudan sur les mêmes bases qu’avant 1856, et avait envoyé à Khartoum, avec des pouvoirs à peu près illimités, un gouverneur-général nommé Mouça-Pacha, soldat énergique, mais administrateur despotique et vénal. Cet ancien esclave circassien, qui se vantait lui-même d’avoir fait émasculer ou décapiter quatorze mille hommes du temps qu’il commandait l’armée d’occupation de Nubie, était, dans l’opinion du vice-roi Saïd-Pacha, le seul chef capable de lutter d’énergie avec Théodore. Arrivé à Khartoum dès l’été de 1862 avec 4,000 réguliers et des canons rayés, il avait passé l’hiver à exercer ses troupes, et en janvier 1863 s’était mis lentement en marche vers le Gallabat, où il arrivait le 19 février, traînant après lui de 10 à 12,000 hommes ; il avait fait mine de menacer l’Abyssinie, mais il s’était borné à pressurer la province, qu’épuisa complètement cette occupation de neuf jours. Théodore, campé à près de quatre-vingts lieues de là, près du lac Tana, n’en bougeait pas, sous prétexte de « manger du poisson frais, » vu qu’on était en carême. À vrai dire, les deux généraux, braves tous deux, n’osaient pourtant point se risquer l’un contre l’autre. Le négus avait gardé souvenir du canon de Saleh-Bey, et les soldats de Mouça, ignorant que l’usage obscène de la mutilation des prisonniers avait été aboli par Théodore, avaient une peur effroyable de tomber vivans aux mains des Abyssins. Le négus comprit sans peine que les Égyptiens ne l’attaqueraient pas, et, rassuré de ce côté, il tourna toute son attention vers les insurrections qui pullulaient à l’intérieur. Un certain Terso s’était déclaré en révolte dans les districts montueux que baigne la Zarima ; un parent assez proche du négus occupait le Kouara, et avait mis aux fers le préfet nommé par l’empereur ; dans une autre partie de la même province, un neggadé ou simple marchand, nommé Kassa, s’était laissé tourner la tête par des prêtres qui lui avaient raconté de prétendues révélations du ciel et l’avaient convaincu que le règne de l’usurpateur était fini, que le sien à lui était venu. Bien qu’il payât peu de mine et ne fût nullement soldat, il avait réuni, disait-on, 4,000 hommes. Dans le Choa, dans le Tigré, s’agitaient aussi deux ou trois rebelles plus obscurs. Cette anarchie matérielle. était la conséquence de l’anarchie morale où l’Abyssinie avait si longtemps langui : le négus avait vaillamment lutté contre elle au début de son règne, mais il commençait à se lasser. Une pensée unique et sombre absorbait son esprit : « Dieu, se disait-il, qui m’a tiré de la poussière pour supplanter les princes légitimes, n’a pas fait ce miracle sans motif. J’ai une mission, mais quelle est-elle ? J’ai d’abord cru qu’il fallait relever ce peuple par la prospérité et la paix, et malgré tout le bien que j’ai fait je vois se lever plus de rebelles qu’au temps de la pire tyrannie. Il est évident que je me suis trompé. Ce peuple a la tête dure et a besoin d’être châtié avant d’être appelé à jouir des bienfaits de la Providence. Je vois à présent mon vrai rôle, je serai le fléau, le jugement de Dieu, sur l’Abyssinie. » Et comme nouveau programme de règne il fit graver sur les affûts de ses obusiers : « le fléau des pervers, Théodore. »

Cette idée étrange eut pour effet de détruire les derniers scrupules qui le retenaient sur une pente funeste. Depuis la retraité du Godjam, l’armée était en proie à une fermentation menaçante : les agens secrets de Gualu pénétraient dans ses rangs, parlaient à ces hommes accablés de privations de l’abondance qui régnait chez leur maître à Djibela, des riches cantonnemens du Godjam et du Damot : aussi les désertions se multipliaient malgré des supplices sans nombre, et la discipline se relâchait de jour en jour. Pour les retenir autour de lui, le souverain imagina de livrer, sous des prétextes futiles, les plus belles provinces de l’empire à tous les excès que peut commettre une soldatesque sans frein. Parfois il ne s’agissait que d’une razzia sur les chevaux, les mules, l’argent monnayé ; le plus souvent c’était un ordre général et laconique : « mangez tout. » Pendant trois mois, de mars à juin 1863, quatorze provinces, d’une superficie égale à celle de la Suisse, furent ainsi mangées l’une après l’autre. Le prétexte qui servit pour le Dembea, le fleuron de la couronne d’Abyssinie, c’est que les habitans avaient laissé échapper un chef musulman interné chez eux. On raconte que lorsque les pillards rentrèrent au camp, le roi, assis sur une éminence, reconnut dans le butin la mule favorite de l’abouna Salama, qui habitait alors ses terres du Dembea, et qu’il s’écria : « Ah ! les brigands, ils ont pillé sans mon ordre ma belle province du Dembea ! » Et il versa quelques larmes qui ne trompèrent personne.

Le Beghemder fut à son tour saccagé sous prétexte que des insurgés du Godjam, fugitifs et désarmés, avaient trouvé un refuge dans je ne sais quel village. C’était le temps des semailles, vers le 1er juin, et le pays courait le risque de se trouver six mois plus tard en face d’une épouvantable famine. Les souffrances de la population touchaient médiocrement Théodore II, et pourtant il tuait ainsi sa poule aux œufs d’or, le pays qui l’avait nourri, lui et ses bandes, au plus fort des insurrections antérieures. Le premier lundi de juin, jour du marché de Devra-Tabor, une proclamation fut lancée. « J’ai châtié, disait le négus aux paysans, des provinces qui avaient caché mes ennemis, et malheureusement mes ordres ont été dépassés ; mais je veux le bien du peuple, et j’ai commandé que ces choses ne se renouvelassent point. J’invite en conséquence le paysan à retourner à sa charrue, le marchand à ses affaires, et tous à reprendre en paix leurs occupations. » Cette proclamation fut accueillie avec des transports de joie ; mais on vit bientôt qu’elle n’était qu’un odieux mensonge. Deux jours après, la nouvelle se répandit que les bandes sauvages de ras Enghedda s’étaient précipitées comme un torrent sur le Fogara, le Oanzagbié, riantes contrées dont le nom ne rappelle au voyageur que de gracieuses impressions. Cette rumeur n’était que trop fondée. Le pillage s’étendit jusqu’à Ferka ; le sanctuaire vénéré de Baatha ne fut pas respecté.

Le négus, de ses camps de Vofarghef et d’Isti, où la dyssenterie et les privations décimaient ses troupes, ne cessait de diriger des razzias rapides sur les provinces ennemies. Il partait habituellement le soir, avec cinq ou six cents cavaliers, après avoir publiquement annoncé une excursion qui n’était jamais celle qu’il faisait réellement ; il marchait toute la nuit et tombait le matin sur les ennemis surpris et non préparés à la résistance. C’est ainsi qu’il envahit vers la fin de juillet la province d’Agaumider, où il cerna quelques milliers de déserteurs de son armée mêlés à des gens de Tedla-Gualu. Il fut sans pitié, passa tout au fil de l’épée, battit un des meilleurs généraux ennemis, qui avait quitté son service pour celui du rebelle, et publia partout un bulletin officiel qui portait à quinze mille le nombre des hommes tués dans ces deux affaires. Je suis convaincu qu’il quadruplait au moins le chiffre, d’autant plus qu’il n’avait, en entrant dans l’Agaumider, que quatre cents hommes auxquels il joignit en route quelques contingens fidèles. Après avoir saccagé cette province et l’Alafa, il rentra à Djenda, où il rejoignit le consul anglais, M. Cameron, de retour en Abyssinie après quatre mois d’absence. L’agitateur religieux du Kouara, le neggadé Kassa, s’était réfugié, à l’approche du négus, dans les kolla ou basses terres de la province. Le pays, terrifié par les dévastations des provinces voisines, ne se montrait guère disposé à le soutenir, et quand Théodore II eut ordonné aux populations du Kouara d’en finir avec le rebelle sous peine d’être traitées comme celles de l’Alafa, les Kuaranya coururent aux armes, battirent aisément Kassa, le prirent et l’amenèrent à Djenda (19 août). Le négus avait été violemment irrité par cette révolte au sein de la seule province de l’empire en laquelle il mît un peu sa confiance. « Tu as prétendu que mon temps est passé, dit-il à Kassa ; mais quand cela serait, n’ai-je pas un fils pour me succéder, et en quoi a-t-il démérité ? » Pour qui connaissait le négus, il était évident qu’il serait implacable pour l’audacieux qui avait douté de la solidité de son édifice dynastique. Kassa, sommairement condamné, fut lié à un arbre. Théodore s’assit froidement en face de lui, se fit apporter son fusil, visa, et en prononçant les paroles sacramentelles : « Au nom de la très sainte Trinité ! » il lui envoya deux balles dans la poitrine. Les soldats présens criblèrent le cadavre de coups de lance et en firent un triste et informe débris.

Un événement prévu fit une heureuse diversion à ces scènes sanglantes. L’envoyé du négus à Paris revenait à Gondar vers les premiers jours de septembre, porteur d’une réponse du gouvernement français à la lettre de Théodore II. Celui-ci, fier de ce succès diplomatique, convoqua à Gondar tous les Européens établis en Abyssinie pour assister à la lecture du message impérial ; mais il avait préalablement ouvert la lettre pour la livrer aux traducteurs, de sorte que le contenu en fut vite connu, et que je pus sans indiscrétion me concerter d’avance avec mon collègue britannique et les membres les plus influens de la petite colonie en vue d’une action commune, sur l’esprit du négus dans le sens des instructions que j’avais reçues. La lettre officielle demandait en termes courtois, mais fermes, la tolérance religieuse pour les missions catholiques romaines, protégées de la France. Je dois rendre cette justice aux missionnaires bâlois, que, dirigés par le consul anglais et par M. Martin Flad, leur principal leader, ils mirent un grand empressement à m’offrir leur concours sur cette question religieuse dans la voie de la tolérance, conforme, disaient-ils avec raison, à l’esprit du protestantisme éclairé.

Toute cette diplomatie fut dépensée en pure perte. L’empereur avait été assez irrité du passage de la lettre relatif aux missions romaines. « Je connais, avait-il dit, la tactique des gouvernemens européens quand ils veulent prendre un état d’Orient. On lance des missionnaires d’abord, puis des consuls pour appuyer les missionnaires, puis des bataillons pour soutenir les consuls. Je ne suis pas un rajah de l’Indoustan pour être berné de la sorte : j’aime mieux avoir affaire aux bataillons tout de suite. » Après une série de scènes curieuses et caractéristiques, Théodore répondit à ce qu’il regardait comme une provocation de la France par un ordre d’expulsion de son agent (28 septembre 1863). Je m’empressai de regagner Massaoua avant que la nouvelle de ma disgrâce, semée sur la route, ne m’attirât des tracasseries de la part des autorités locales. J’étais désormais réduit au rôle de témoin désintéressé, mais non indifférent, des événemens qui allaient se passer dans ce pays, auquel un mécompte qui m’était personnel n’avait enlevé aucune de mes sympathies. Ne m’étant point créé d’illusion, je n’en avais point à perdre.

J’avais noué de cordiales relations avec mon collègue anglais, le capitaine Cameron. Comme nous déjeunions ensemble le jour même du décret d’expulsion, M. Cameron me dit en riant : « Eh bien ! collègue, les fers du négus sont-ils lourds ? — Auriez-vous l’idée d’en essayer ? répondis-je sur le même ton. — Eh ! qui sait ?… » Hélas ! le vaillant officier ne croyait pas si bien dire.


II

Mon expulsion laissait le champ libre à l’action d’un nouveau favori de Théodore. C’était l’agent français du négus dont j’ai parlé plus haut, un homme jeune, actif, très intelligent et très dévoué, mais dépourvu de tact et de conduite. Son aplomb et une certaine familiarité respectueuse qui n’est pas la plus maladroite des adulations avaient séduit le négus, qui, en sa qualité de soldat, aimait fort ces natures hardies, — soldier-like, comme disent les Anglais. C’était du moins un fruit d’une saveur nouvelle pour Théodore ; il était excédé de l’obséquiosité lourde et craintive des missionnaires bâlois, qui, après lui avoir fabriqué des canons, en étaient venus à lui fabriquer de l’eau-de-vie, et, tout en les appelant officiellement ses enfans, il les nommait dans ses momens d’humeur des ghevès (des cafards).

Vers cette époque, Théodore vit arriver à son audience un missionnaire anglais dont le nom a une notoriété légitime dans un certain monde religieux. C’était le révérend Stern, connu par un voyage hardi dans l’Yémen et par un excellent livre sur l’Abyssinie, A Mission amongst the Falashas. Reçu froidement une première fois par l’empereur, qui lui avait dit : « Je suis excédé de vos bibles ! » il avait obtenu un permis de retour à Massaoua, et avait eu l’imprudence de n’en pas profiter aussitôt, de sorte qu’en le voyant présenter une seconde demande en octobre 1863, le négus lui dit sévèrement : « Vous m’avez gravement offensé en n’usant pas de la permission que je vous ai donnée. Comme vous êtes étranger, je vous le pardonne ; mais ceux de mes sujets qui pouvaient et devaient vous éclairer seront châtiés. » Et il fit bâtonner si cruellement les deux serviteurs de confiance de M. Stern que l’un d’eux mourut la nuit suivante, et l’autre quelques jours après. M. Stern, témoin forcément muet de cette scène sauvage, avait involontairement mordu l’index de sa main crispée. Ce geste a une signification dans la mimique des Abyssins : c’est la menace de la colère momentanément impuissante. Théodore le vit, et il s’en émut si peu que, quand M. Stern fut rentré chez lui, il lui fit envoyer comme de coutume son souper de la table impériale ; mais les courtisans ne tenaient pas le missionnaire quitte à si bon marché : ils réclamèrent le châtiment de l’audacieux étranger qui avait menacé sa majesté, et le négus, après avoir d’abord résisté en alléguant que M. Stern n’avait attaché aucun sens à son geste, céda probablement à la fausse honte de paraître reculer devant l’inviolabilité d’un sujet anglais. M. Stern, rappelé, fut brutalement couché à plat ventre et bâtonné moins rudement que ses malheureux serviteurs, mais assez pour garder longtemps le lit.

Une visite domiciliaire, exécutée à la suite de ces faits chez tous les agens des sociétés bibliques anglaises, amena la découverte de beaucoup de lettres et de notes écrites en allemand et en anglais, et relatives à la biographie du négus et aux derniers événemens d’Abyssinie. Théodore se les fit traduire, et ces notes, écrites sans parti pris par des gens désireux de garder souvenir de ce qui s’était passé sous leurs yeux, le mirent dans une véritable fureur. Il ordonna d’arrêter trois des inculpés les plus notables : les soldats, qui ne les connaissaient pas, jugèrent préférable de mettre aux fers tout le personnel européen des missions de Djenda et de Darna, dont deux jeunes femmes, Mmes Flad et Rosenthal. Le négus interrogea séparément la première, espérant obtenir d’elle quelques aveux en l’intimidant ; elle lui répondit simplement que « c’était la coutume des Francs de prendre note pour eux-mêmes de tout ce qui les frappait dans leurs voyages. » N’en tirant rien de plus, Théodore fit relâcher les deux dames et M. Flad ; et, pour se donner les apparences de l’impartialité, il réunit à Gondar, comme en une sorte de haute cour, tous les Européens d’Abyssinie. Il y cita MM. Stern et Rosenthal, chez qui l’on avait fait les découvertes les plus accablantes. On lut les pièces du procès, et le négus demanda aux jurés quelle peine les lois d’Europe infligeaient aux gens qui parlaient ainsi du souverain. « La mort, répondit sans hésiter le président de cette commission ; mais nous invoquons la clémence de votre majesté en faveur d’étrangers coupables par malentendu plus que d’intention. » Cet abandon apparent des accusés était, pour qui connaissait le négus, bien plus adroit qu’un plaidoyer, qui n’eût servi qu’à l’irriter, et eût perdu à la fois accusés, avocats et juges. « Je serai clément, dit Théodore. Je commue la peine que vous avez prononcée en celle des fers pour MM. Stern et Rosenthal. » Et s’adressant à ce dernier : « Comment avez-vous été, lui dit-il, assez léger pour juger un prince que vous ne connaissez pas et des faits que vous n’avez appris que par ouï-dire ? » C’était assez logique ; mais M. Rosenthal eût pu objecter qu’il n’y a délit que là où il y a publicité. « Vous ignorez peut-être, ajouta le négus, que la loi de l’empire vous offre un recours dont je serais ravi de vous voir profiter en homme de cœur. Vous avez le droit de dire impunément de moi tout le mal qu’il vous plaira, pourvu que vous soyez prêt à soutenir vos dires, à cheval et le sabre au poing, contre un de mes champions. Le voulez-vous ? » On devine comment cette proposition fut reçue par M. Rosenthal, qui de sa vie n’avait manié que les armes spirituelles de la théologie.

Ce qui avait le plus violemment blessé Théodore II dans les papiers saisis, ce n’était pas le récit des barbaries inutiles accomplies depuis-deux ans, c’était le fait, — public pourtant et connu de tous les Abyssins, — qu’il était fils d’une marchande de kousso. « Qui a pu le révéler à ces étrangers ? demandait-il avec une naïveté feinte. Sans doute quelqu’un de Gondar : c’est une ville de prêtres qui ne m’aime pas. Sus à Gondar ! » Et il frappa la malheureuse cité, déjà épuisée par trois mois de séjour de l’armée royale dans ses faubourgs, d’un impôt énorme qui fut immédiatement payé. Le lendemain, il exigea le double, et comme les habitans ne pouvaient s’exécuter assez vite, il lança ses bataillons sur la ville, avec autorisation de la manger, c’est-à-dire de piller à discrétion. Rien ne fut respecté, pas même les églises : la vieille capitale des négus fut réduite à porter envie aux plus misérables villages. Le quartier musulman, l’Islambiet, centre du haut commerce abyssin, étranger à toutes les révolutions, fut saccagé et presque détruit.

Quelque temps après, un acte arbitraire, dont la cause n’a pas encore été bien éclaircie, vint encore attrister les Européens qui résidaient en Abyssinie. Le consul anglais, M. Cameron, fut mis aux fers. Cette violation du droit des gens a donné lieu à bien des versions plus ou moins romanesques qui ont couru tous les journaux d’Europe, et qui se ressentent un peu de l’esprit bavard et railleur d’Alexandrie, d’où elles sont parties. L’explication la plus raisonnable est celle-ci. M. Cameron, en quittant l’Abyssinie en novembre 1862, avait emmené avec lui un agent que lui avait imposé le négus, sans doute un espion, que le consul avait congédié dès sa sortie du territoire de l’empire, ce qui avait vivement blessé Théodore.. De plus, il venait de faire une longue excursion dans les districts cotonniers du Sennar et du Gallabat, pour les étudier au point de vue des intérêts politiques et commerciaux de l’Angleterre. Théodore II, qui ne comprenait pas qu’un agent diplomatique pût s’intéresser à des choses commerciales, supposa que M. Cameron était allé se concerter avec ses mortels ennemis, les Égyptiens, et l’avait accueilli en conséquence. En dernier lieu, il avait été offensé de recevoir du foreign-office une lettre signée de lord Russell et non de la reine elle-même. « J’ai écrit à Victoria, dit-il avec humeur, et non à ce monsieur Russell (ato Russell), que je ne connais pas du tout. » Ce n’était probablement qu’un prétexte, car en janvier il avait reçu avec joie une lettre du gouvernement français, signée de M. Thouvenel : il est vrai qu’en remettant cette lettre à Théodore II je m’étais empressé de déclarer que M. Thouvenel était l’afa-négus[6] de Napoléon III. Quoiqu’il en soit, M. Cameron, enchaîné, fut enfermé et gardé à vue nuit et jour dans une tente voisine du quartier-général, au bord de la rivière Kaha. Il ne paraît pas que depuis dix mois cette affreuse situation ait eu un terme. Ses serviteurs et ses employés européens partagèrent son sort. Parmi eux était un jeune Irlandais de dix-huit ans qui, après avoir mené pendant quelques mois la vie périlleuse de chasseur d’éléphans en Nubie, avait été pris d’un irrésistible désir de voir l’Abyssinie et son souverain. Sachant que le négus aimait les scènes de guerre et de chasse, il lui apportait en présent un assez beau tapis où était figurée la scène bien connue du spahi Jules Gérard chassant le lion : il me l’avait montrée à Adoua avec satisfaction et, s’en promettait merveilles. Il arriva juste au moment où M. Cameron venait d’être arrêté, et n’en fut pas moins bien reçu. Le chasseur présenta son tapis. « Comme ces Anglais sont impertinens ! dit Théodore à ses officiers. En voici un qui vient me prédire par une peinture que les Turcs me tueront ! Ne voyez-vous pas cet homme à tarbouch[7], ce Turc, qui tire sur un lion ? Qui est le lion d’Ethiopie, si ce n’est moi ? En attendant que les Turcs me tuent, mettez cet Anglais aux fers ! » Le pauvre garçon demandait avec surprise : « Qu’ai-je donc fait ? — Tu n’as rien fait, dit le négus radouci ; mais comme j’ai enchaîné ton consul, tu ne peux pas m’aimer, et qui ne m’aime pas ne doit pas marcher libre. » Deux mois après, M. Cameron reçut un nouveau compagnon de chaîne : c’était le favori. Celui-ci, absent lors de l’arrestation, avait cédé à un bon mouvement en se rendant le matin à l’audience du négus et en le priant, au nom de son honneur de souverain civilisé, de mettre en liberté M. Cameron et ses amis. Malheureusement il parlait très mal la langue amharique, et il paraît que dans son trouble il substitua un mot impératif à un terme de conseil ou de prière. « Entendez-vous cet âne, dit Théodore, qui prétend me dicter ses ordres ? Puisqu’il porte tant d’intérêt au consul, enchaînez-le avec lui ! »

Tandis que les relations du négus avec les Européens devenaient de plus en plus tendues, la situation de l’empire ne cessait de s’aggraver. Les sévérités sans motif et sans mesure de Théodore avaient eu pour conséquence logique l’anarchie et la révolte. Immobile à Gondar, l’empereur abyssin voyait grandir autour de lui des insurrections dont le cercle menaçait de l’étreindre. Dans le Tigré, c’était Kassa Goldja, fils de ce Goldja que les habitans d’Adoua avaient tué en 1860, comme nous l’avons raconté. Il n’avait pas de drapeau politique, mais une vendetta à poursuivre contre ceux d’Adoua pour venger la mort de son père, dette sacrée dans les idées de l’Orient : il tenait la campagne depuis le Takazzé jusqu’au Mareb, et avait tenté un coup de main contre Adoua. Il avait été battu, mais les habitans avaient perdu dans l’action deux de leurs guerriers de marque, un fils de l’Anglais Coffin, ancien prince d’Antitcho, et Kokeb, l’orfèvre de la couronne, le plus riche bourgeois d’Adoua ; Goldja restait assez fort pour inquiéter tout le Bas-Tigré jusqu’à la fin de 1863. Plus important était le chef des rebelles du Kolla-Voggara, Terso-Gobhesié, dont les bandes tenaient le pays jusqu’à deux étapes de Gondar. Terso n’acceptait pour soldats que les gens qui prouvaient, en lui montrant leurs mains toutes déchirées par les pierres et les épines, qu’ils étaient hommes à mener au besoin et jusqu’au bout la vie d’insurgés mis hors la loi et traqués au fond des ravins et des cavernes. Cependant les marchands louaient hautement la générosité de Terso et ses ménagemens envers les caravanes, qui contrastaient avec les saisies arbitraires de l’empereur Théodore. « Le négus est bien fort, disait ce chef, et peut-être Dieu lui réserve la victoire : si cela arrive et qu’il nous faille périr, laissons au moins le souvenir de gens de bien, purs de toute volerie. » Aussi montait-il rapidement dans l’opinion pendant que la popularité du négus baissait d’heure en heure. Cette impopularité, qu’il sentait bien, le rendait encore plus dur et plus violent. Une femme était venue se plaindre à lui d’excès commis par des soldats ; il lui dit avec une brusquerie ironique : « Ces bagatelles ne me regardent pas, tu ferais mieux de te plaindre à Dieu. — Il est trop loin pour m’entendre, répliqua la femme ; il est au Godjam, » c’est-à-dire avec le rebelle Tedla-Gualu. Celui-ci avait secoué, depuis la campagne de février 1863, la terreur involontaire que lui avait jusque-là inspirée le négus, et lui envoyait des messages provocateurs et ironiques qui l’exaspéraient jusqu’à la frénésie.

De cette situation violente et tragique sortit une mesure depuis longtemps prévue, l’une des plus déplorables du règne. Par un décret d’avril 1864, Théodore II proscrivit l’islamisme dans toute l’étendue de l’empire, et déclara rebelles tous les musulmans qui n’apostasieraient pas en mangeant des viandes signalées comme impures par le Koran. Cette mesure était tellement dans l’esprit de la politique théodoriste, qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas été prise plus tôt. Cependant cet acte, même en laissant de côté la question de tolérance, était souverainement impolitique et injuste. Les musulmans étaient en Abyssinie dans la position fort subalterne qu’occupent les chrétiens d’Orient dans les états musulmans. Restés depuis des siècles étrangers au métier des armes, ils n’avaient jamais pris part aux troubles de l’empire, et se contentaient de s’enrichir par le commerce, qu’ils avaient en partie monopolisé. Aussi presque toutes les villes d’Abyssinie étaient musulmanes, soit en totalité comme Derita, Emfras, Alitiou-Amba, Haoussa, soit partiellement comme Gondar ou Mahdera-Mariam. La moralité privée des musulmans était généralement supérieure à celle de la population chrétienne. On ne pouvait leur reprocher que le commerce des esclaves, qui est peut-être la base de l’islamisme ; mais le négus avait le droit de frapper des coupables convaincus de traite, il n’avait pas celui de proscrire un culte tout entier. D’ailleurs, par sa funeste mesure du rappel des lois contre la traite, il s’était montré le premier fauteur de ce crime social. Quoi qu’il en soit, le décret ne rencontra nulle part de résistance armée : les musulmans ne songèrent pas un instant à la possibilité d’une lutte de ce genre. La plupart se soumirent, comme à Gondar ; d’autres (ceux de Derita par exemple) quittèrent leurs maisons et leurs petites fortunes péniblement acquises et se réfugièrent dans les bois. J’ai connu à Massaoua un brave musulman de Gondar, nommé Adem-Kourman, que je vis en juillet dernier en proie à une affliction qui me fut expliquée. Il avait laissé à Gondar une fortune assez ronde et une fort jolie femme qu’il aimait beaucoup. Théodore, voyant qu’il s’obstinait à ne pas rentrer en Abyssinie, avait trouvé amusant de punir cet émigré en confisquant sa fortune et sa femme. Ce qui semblait attrister le plus le pauvre Kourman, ce n’était pas d’avoir vu sa femme passer aux bras de l’empereur : c’était de savoir que celui-ci l’avait convertie et fait baptiser !


III

Les événemens que je viens de raconter ont assez fait connaître Théodore II pour qu’arrivé au terme de ce récit je n’aie pas besoin de m’arrêter beaucoup sur son portrait physique et moral, L’homme sur la tête duquel repose aujourd’hui le sort de l’Abyssinie a quarante-six ans. Il est de stature moyenne, d’un port imposant, d’une physionomie ouverte et sympathique. Ses traits, moins réguliers que ceux de la plupart des Abyssins, sont expressifs et mobiles, et n’ont rien de cette dignité d’emprunt qui marque certaines physionomies orientales d’un cachet d’insignifiance solennelle. Le regard est vif et perçant ; les lignes arrêtées du profil expriment, bien la ferme volonté qui a plié au joug le peuple le plus libre et le moins docile de l’Orient. Rigoureux pour les autres en fait d’étiquette, le négus s’en affranchit lui-même en matière de costume, et affecte un négligé qui du reste ne va jamais jusqu’au mauvais goût. Une simple casaque de soldat, un pantalon et une ceinture où sont passés des pistolets et un sabre anglais, et sur le tout une chama ou toge brodée, voilà son costume habituel. Il est quelquefois arrivé à des Européens qui lui étaient présentés d’hésiter à le distinguer dans la foule des pourpoints de soie (balakamis) qui l’entourent, et de commettre des méprises qui le divertissaient fort. Ce dédain de toute recherche luxueuse préside à tous ses actes : l’ameublement de sa tente est des plus simples, tandis que ses résidences de Magdala et de Devra-Tabor s’encombrent des soieries et des étoffes de la France ou des Indes. En campagne, il porte le bouclier noir et grossier du fantassin, tandis qu’à ses côtés trotte le page chargé du bouclier de parade, recouvert de velours bleu semé des fleurs de lis impériales.

Ce qui frappe tout d’abord en Théodore, c’est une heureuse combinaison de souplesse et de force, de force surtout. Né orgueilleux, violent, porté au plaisir, il commande à ses passions en ce sens qu’elles ne lui font jamais dépasser les limites qu’il s’est tracées. On l’a injustement accusé d’ivrognerie, et moi-même j’ai accueilli sur ce point des informations que j’avais lieu de croire plus exactes. Il est sobre, mange peu, et ne boit jamais jusqu’à une surexcitation marquée, encore moins jusqu’à une ivresse brutale, plus digne d’un roi yolof ou mandingue que d’un souverain de la chrétienne Abyssinie. Quant aux femmes, elles n’ont jamais eu la moindre influence sur sa vie publique. J’en excepte toutefois sa première épouse, la bonne et regrettée Tzoobedje, pour laquelle il eut une sorte de culte. C’était d’ailleurs la compagne fidèle de ses jours d’épreuve, et quand il la perdit, il y a sept ou huit ans, il vit dans cette mort un châtiment que le ciel lui infligeait pour avoir fait brûler, vive une femme au Godjam. Tzoobedje l’avait maintenu dans la vie simple et dans les pieuses pratiques d’un Abyssin du vieux temps, et quand elle fut morte, il vécut dix-huit mois dans la continence la plus austère.

Un mariage d’ambition a été la cause indirecte des désordres qu’il a depuis affichés. Pour en finir par une sorte de fusion avec les prétentions de la famille d’Oubié, il a épousé, il y a six ans environ, la fille de ce dernier, la jeune et belle Tóronèche, qui avait dans toute l’Abyssinie la réputation d’une princesse accomplie. Spirituelle, instruite, charmante, elle n’avait guère d’autre défaut que l’orgueil obstiné qui est un travers assez général chez les Abyssines d’un certain rang. Pendant deux ou trois ans, l’union la plus parfaite régna dans cet intérieur : Théodore avait pour sa gracieuse compagne une tendresse où l’orgueil entrait pour une grande part, et quand elle lui eut donné un fils, il réunit tous les grands dans une fête théâtrale où il leur montra le nouveau-né en disant : « Voici celui qui régnera sur vous ! » Il est douteux que les assistans aient pris au sérieux cette parole, contre laquelle les fils aînés du négus avaient droit de réclamer. Un jour, à l’occasion des fêtes de Pâques, la princesse demanda à son mari la grâce de quelques chefs tigréens retenus dans les fers pour leur attachement à Oubié. Cette demande légitime excita au plus haut point les soupçons de l’irritable négus. « Qu’est-ce à dire ? répliqua-t-il : est-ce que tu préférerais ton père à moi ? — Peut-être bien, » répondit l’altière princesse. Elle avait à peine parlé, qu’un violent soufflet tomba sur sa joue. Bell, qui voulut intervenir, en reçut un autre. Oubié, qui depuis le mariage était rentré en faveur, fut mis aux fers, et n’a pas recouvré depuis sa liberté. En outre le négus, pour piquer sa femme au vif, prit aussitôt quatre favorite dans les rangs les plus infimes. Cette première boutade passée, il les renvoya toutes, sauf une seule, une femme des Yedjo-Gallas, qui n’a aucun des charmes physiques ou moraux de Tóronèche mais qui retient habilement son capricieux amant par une foule de soins et d’attentions que la fière Tóronèche a eu l’imprudence de dédaigner. Ce qui montre bien l’abaissement du caractère national, c’est que le monde qui entoure le négus a pris son parti du scandale. L’église seule proteste par la voix de quelques prêtres hardis. Aux fêtes de Pâques, Théodore II, obligé par décorum de communier, n’obtient l’absolution qu’à la condition de promettre de changer de conduite. Il va voir alors l’itegké, qui exerce encore un certain ascendant sur lui, car il est fier, malgré ses infidélités, d’être l’époux d’une femme si admirée. Il passe une heure à s’entendre dire en face les vérités les plus mordantes et les plus dures, et si parfois il s’emporte et menace, l’iteghé lui rappelle froidement que jamais négus n’a tué sa femme, et qu’elle sait bien qu’il n’osera pas commencer. Théodore revient ensuite, un peu honteux, à sa petite cour, fait sa confession publique, déclare « qu’il est bien le pécheur le plus scandaleux de l’Ethiopie, qu’il l’est malgré lui, que c’est une victoire du démon, victoire qui doit nous faire sentir notre faiblesse et notre néant… » Il promet finalement qu’il tâchera de mieux faire, et congédie la favorite. Les pâques faites, il la reprend, et à celle-ci en ajoute parfois une seconde.

Dans ces écarts, tout chez le négus est calculé pour l’effet. Il est théâtral, fakerer, comme disent les Abyssins : c’est juste la nuance que le grand comique latin rend par gloriosus. Nul n’a plus que lui la pose, le geste, la voix de la royauté qui commande ; il préside admirablement un conseil, une assemblée, et son éloquence, vive, colorée, manque rarement son but. Avec un mépris affecté pour les lettrés, qu’il appelle azmari (histrions), il est lui-même un lettré de premier ordre ; il a beaucoup cultivé l’amharique, langue usuelle de l’Abyssinie[8], et des juges compétens m’ont affirmé que ses lettres sont des modèles en cette langue. Il aime volontiers à écrire : ses lettres, mystiques de forme, souvent obscures, sont des chefs-d’œuvre de diplomatie africaine. C’est là surtout qu’il faut, comme on dit, lire entre les lignes.

Le nom de Cromwell m’est souvent venu à la mémoire en entendant parler le négus ou en lisant ses lettres. Il rappelle le fameux protecteur par le pathos théologique dans lequel il enveloppe les inspirations de sa politique mystérieuse. Il subit évidemment, à son insu, les impressions de sa première éducation scolastique et monacale. Chez lui, le théologien a dicté au souverain des actes impolitiques et des rigueurs inutiles, comme l’affaire d’Azazo, au début de son règne. J’ai dit qu’Azazo était une petite ville de marchands théologiens, qui soutenaient sur la nature du Christ une opinion fort subtile légèrement entachée d’hétérodoxie. Le haut commerce de Gondar appartenait à cette secte, dont les idées, peu dangereuses pour la paix publique, offusquèrent le négus. Il réunit à Gondar un concile qu’il présida en personne, et où les dissidens argumentèrent chaudement contre l’ignorant abouna et ses courtisans orthodoxes. Théodore résuma les débats et demanda aux gens d’Azazo : « Reconnaissez-vous l’abouna, oui ou non, comme votre chef régulièrement nommé ? — Oui, répondirent-ils sans hésiter. — En ce cas, mes enfans, reprit le négus, vous êtes des séditieux, si vous pensez autrement que l’abouna, chef régulier de l’église, et que moi, protecteur temporel de la même église. Vous allez en conséquence abjurer votre erreur, sans quoi le bourreau de l’empire fera tomber vos têtes ici même. » Le bourreau de l’empire était là en effet, armé de sa lourde épée. Les dissidens, décontenancés, firent observer que c’était brusquer trop vivement l’action de la grâce, et demandèrent trois jours pour réfléchir. Théodore les leur accorda, leva la séance et les fit enfermer sans vivres et sans eau dans la salle du concile. Je n’ai pas entendu dire qu’un seul d’entre eux ait attendu pour abjurer le soir du second jour. On ajoute, et je le crois sans peine, qu’ils n’ont abjuré que des lèvres.

Il y a dans les montagnes voisines de Gondar une peuplade à demi sauvage, timide et inoffensive, dernier vestige d’une population qui a probablement précédé les Abyssins actuels dans la possession du sol. Les Kamantes (c’est le nom de cette tribu) pratiquent, à l’ombre de leurs forêts, un paganisme mystérieux, et n’ont pas d’autre industrie que d’approvisionner la capitale du bois de chauffage dont elle manque. Théodore songea un instant à les faire baptiser de force et en masse ; mais un courtisan à qui il communiqua cette idée lui fit judicieusement observer « que le jour où les Kamantes, devenus chrétiens, seraient les égaux des autres Abyssins, ils ne daigneraient plus apporter leurs fagots à la ville, et que Gondar, par suite, ne serait plus habitable. » Ce motif de prudence mondaine préserva ces pauvres gens d’une persécution gratuite.

Il y a environ cinq ans, le gouvernement français réclama, par l’organe de son consul, la libre prédication du culte catholique romain dans l’empire. Théodore répondit par une lettre curieuse dont voici le sens : « Il est vraiment scandaleux pour la chrétienté qu’elle soit divisée en cinq ou six communions ennemies, tandis que l’islamisme offre un corps bien discipliné. Pourquoi un concile œcuménique ne serait-il pas appelé à formuler une doctrine que tout le monde chrétien serait ensuite teny d’adopter ? Les pontifes occupant les cinq patriarcats égaux de la chrétienté, Alexandrie, Antioche, Rome, Constantinople, Jérusalem, prononceraient souverainement, sur la question de savoir si l’église doit avoir un chef, et si ce chef doit être à Rome ou bien ailleurs. Je suis prêt à me soumettre aux décrets d’un semblable concile ; mais jusqu’à ce qu’il soit, convoqué, je reste dans mon ancienne foi, qui est celle de mes pères, et je ne permettrai pas d’en prêcher d’autre, car il ne doit pas y avoir deux religions dans un état bien gouverné. » Fidèle à ce programme, Théodore ne permet aucune attaque contre l’église officielle, quelle vienne des protestans ou des catholiques. Tout en témoignant de son obéissance à l’église nationale, Théodore ne se croit pas tenu aux mêmes égards pour un clergé dont l’influence entrave sa politique, et dont le chef, abouna Salama, est un conspirateur incorrigible et notoire. Salama, pendant les dix premières années de son pontificat, traitait les princes abyssins avec la morgue d’un parvenu qui se sent appuyé par les masses. On lui rapporta un jour que l’iteghé Menène, dans un moment d’humeur, l’avait appelé esclave par allusion à la somme payée au patriarche d’Alexandrie pour sa nomination. « Oui, dit Salama, je suis un esclave, mais un esclave de prix, puisque j’ai été payé 7,000 talaris. Si l’on mettait l’iteghé en vente au marché de Metamma, on ne trouverait pas 12 talaris pour elle. » Avec Théodore, les rôles changèrent vite, témoin l’anecdote suivante, qui a trop le cachet abyssin pour que je substitue mon récit à celui du narrateur, simple bacha (capitaine) dans la garde. « Un dimanche matin, vers six heures, je suis appelé chez le négus. J’y vais en tremblant, car c’est mauvais signe d’être appelé près de lui si matin. Sa majesté me dit : « Bacha George, va trouver l’abouna ; appelle-le âne, appelle-le chien. Va ! » Je frappai la terre du front, et je répliquai : « Sire, je suis prêt à obéir ; mais daignez réfléchir que je suis un simple capitaine, et que vos paroles sacrées auront plus de pouvoir en passant par la bouche d’un ras (colonel)[9]. — Tu as raison, me dit gracieusement le négus, » et il fit appeler le ras de service. » Je connais Salama, et je ne doute pas qu’il n’ait répondu par un profond salut à cet étrange message. Tout cela pourrait bien finir assez mal pour l’un de ces deux ennemis rusés, circonspects, irréconciliables. Déjà, il y a moins de trois ans, l’abouna a été enfermé quelque temps à Magdala, et la rigueur de sa captivité n’a été qu’imparfaitement masquée par les égards extérieurs dont il était entouré.

Le négus est un homme instruit au point de vue abyssin, c’est-à-dire qu’il est versé dans l’histoire nationale, la théologie, et qu’il se rend assez bien compte de l’état de l’Europe contemporaine. Quant à notre civilisation, il m’a paru la priser très fort au point de vue matériel, tandis qu’au moral il la plaçait assez bas. On s’expliquera ces préventions en songeant que les cinq sixièmes des Européens que l’amour des voyages ou le désir de faire fortune attirait en Abyssinie y ont laissé les souvenirs les moins propres à faire aimer ou honorer le nom franc. Les troubles du Tigré, en rendant le nom de l’Abyssinie plus familier à nos oreilles, avaient attiré dans ce pays nombre de chercheurs d’aventure, ingénieurs, fondeurs, officiers instructeurs à brevets problématiques. J’en ai connu un qui, ayant fait de fortes avances de fusils à Negousié, eut l’audace, après la mort du prétendant, d’aller présenter au vainqueur la note des frais de fabrication. Théodore donna en riant 100 talaris à cet homme et le mit à la porte. Aujourd’hui une pareille plaisanterie aurait d’autres suites.

Il n’est pas étonnant qu’avec de semblables idées le négus soit peu disposé à favoriser l’émigration temporaire de ses sujets, soit en Europe, soit dans les pays musulmans. Il trouve son compte à nourrir chez son peuple l’idée orgueilleuse que l’Abyssinie est le centre et la perle du monde, mais lui-même sait parfaitement à quoi s’en tenir là-dessus. S’il n’ose pas empêcher les fidèles Amharas de faire le pèlerinage de Jérusalem, il fait ce qu’il peut pour les en dégoûter, et quand ils en reviennent, il aime à les interroger publiquement sur les beautés de la Terre-Sainte comparée à l’Abyssinie. Les pèlerins s’empressent de déclarer que la terre d’Israël est aride, pelée, nue et maudite, avec un grand marais salin et plombé, avec un fleuve auprès duquel le Takazzé serait une véritable mer. Théodore se tourne alors vers l’auditoire : « S’il en est ainsi, dit-il, de la Terre-Sainte, du sol que Dieu lui-même a choisi pour son peuple, que doivent être les autres pays d’Occident ! Bénissons Dieu, mes amis, d’être nés dans ce paradis terrestre qu’on nomme l’Abyssinie. »

La bravoure personnelle du négus n’a jamais été révoquée en doute ; il n’est même que trop porté à s’exposer dans une bataille et surtout dans un de ces duels brillans où sa supériorité de soldat lui a toujours assuré la victoire. Sans parler de ceux que j’ai racontés, il en a eu de plus récens, celui par exemple où il a tué d’une balle au front le meilleur des généraux de Tedla-Gualu, il y a quatre-ans. Il est magnifique à la tête d’un escadron lancé à toute bride, quand, enivré de mouvement et de fumée, il jette d’une voix pleine et brève son cri de guerre : Abba Sanghia ! Ses talens de général et de stratégiste sont plus discutables. La campagne du Godjam, à laquelle j’ai assisté, a été si décousue et si pitoyable, que je me suis demandé sérieusement si Théodore ne faisait pas durer la guerre par calcul. Sa tactique a un cachet mystérieux et sinistre bien fait pour frapper les imaginations. Ainsi, après quelques jours de repos, l’armée reçoit l’avis de se tenir prête à marcher le lendemain dans une direction donnée, au sud par exemple. Deux heures après, au coucher du soleil, le négus monte à cheval, impassible et taciturne. Trente fusiliers choisis se groupent autour de lui, cinq ou six cents cavaliers sûrs le suivent à cinq pas ; il se dirige au nord ou à l’ouest, nul ne sait où et ne tient à s’en informer. Quelques jours se passent sans nouvelles, puis on apprend que Théodore a surpris, après une longue marche forcée où il a recueilli des renforts épars dans les cantonnemens, une province rebelle où il a fait un massacre formidable. Enfin une proclamation impériale est lancée dans tous les districts. « Écoutez ce que dit Djan-Hoi : « J’ai châtié les pervers, j’ai tué vingt-deux mille hommes ; paix aux honnêtes gens, et que nul ne s’inquiète ! »

Par un contraste que comprendront ceux qui l’ont vu de près, ce terrible homme aime les actes de bienfaisance, adopte des orphelins, assure leur avenir, les marie de sa main, ne les perd jamais de vue. Il adore les enfans, et a pour eux des attentions et des câlineries de grand-père ; ils lui font sans doute oublier les bassesses et les trahisons dont il se croit entouré. « Il n’y a pas un de vous qui m’aime, dit-il parfois aux courtisans qui l’entourent. Les gens qui remplissent mes prisons sont plus heureux que moi, car il y a des gens qui les aiment et pensent à eux. Quand je serai mort, il n’y aura pas un de vous qui jettera une poignée de terre sur mon tombeau ! » A cela, on pourrait répondre qu’il a tout fait pour se rendre redoutable et qu’il n’a rien fait pour gagner les sympathies. Sa défiance systématique a jeté dans les fers presque tous les représentans de la féodalité de l’empire. Cette féodalité a engendré tous les maux qui ont précipité l’Abyssinie dans l’abîme où elle roule depuis un siècle et plus ; cependant, pris individuellement, la plupart de ces grands vassaux étaient des hommes d’une nature fière, digne et estimable. Je n’en citerai que deux, qui vivent toujours, Balgada Arœa et ras Oubié (qu’il ne faut pas confondre avec le vaincu de Dereskié). Ce dernier est un beau vieillard d’une figure douce et fine, qui comprend les Européens et les aime. La compagne de sa longue existence vint partager ses chaînes ; le négus essaya de les intimider et de les séparer par un divorce : ce fut en vain. « Votre majesté, lui dit la noble femme, peut nous faire périr ; elle ne peut nous séparer, car le ciel nous reste. »

L’arrestation de Balgada fut caractéristique. Sous prétexte de venir rendre hommage au négus, il s’était présenté à lui à la tête d’une armée de Tigréens, comme pour le braver. Théodore n’était pas homme à se laisser provoquer de la sorte ; il reçut gracieusement Balgada, le fit dîner avec lui, lui prit le bras pour lui montrer l’intérieur de son camp, et à la fin de cette promenade amicale le fit jeter aux fers. Balgada s’emporta, injuria Théodore, qui assistait, impassible, à l’exécution de ses ordres, et lui demanda quel crime il avait commis. « Aucun, répondit le négus. Je t’arrête parce que le Tigré t’aime et que tu es assez fort et assez fou pour faire une nouvelle révolution. — Fais-moi donner un cheval et un sabre, disait Balgada exaspéré, et prouve-moi le sabre au poing que tu es digne du trône ! — Dieu m’en garde ! répliquait Théodore sans s’émouvoir. L’Abyssinie a bien eu assez de paladins sans cervelle comme toi, et c’est ce qui l’a perdue. Il lui faut aujourd’hui un maître et de l’ordre. Va, et que Dieu te délivre ! » Ce mot n’était pas, comme on pourrait le croire, une raillerie amère ; il faut plutôt le traduire ainsi : « Prie Dieu d’amener des jours assez calmes pour que je puisse, sans danger pour la paix publique, rendre la liberté à toi et à tes pareils. »

Nous avons conduit le lecteur au cœur même des événemens contemporains. Que conclure de cette série de luttes confuses que nous avons essayé de raconter ? Il est bien certain que depuis neuf ans l’Abyssinie entière se résume dans un seul homme. De tous les rivaux plus ou moins factices qui ont été opposés à Théodore, pas un n’a été un prétendant sérieux. Le plus fort, Agau Négousié, était l’indécision même et le jouet de mille intrigues. Le dernier des rois fainéans, Iohannès, à qui certains politiques européens ont songé, est un homme de mœurs douces, un lettré, un poète, mais un prince sans prestige et sans caractère. Le terrible souverain devant lequel tremble l’Abyssinie parle à Iohannès avec soumission, l’appelle mon maître, n’oserait pas s’asseoir devant lui, mais le laisse froidement s’éteindre dans la misère, au fond du palais désert de ses ancêtres que l’ironique générosité du négus lui a laissé. Reste Tedla-Gualu, dont les fauteurs d’insurrection cherchent à faire un grand homme ; c’est simplement un petit prince habile, qui se rend pleine justice en évitant toute prétention à la couronne, et qui ne demande qu’à vivre en souverain dans son fief du Godjam, sans avoir à payer tribut à qui que ce soit.

Théodore II tient avant tout à perpétuer sa dynastie, et avec elle l’empire qu’il a restauré. Il affecte là-dessus une confiance inébranlable : est-elle bien réelle ? . Voici, en tout cas, comment il raisonne : « Dieu a promis l’avenir à la maison de David. De cette maison, je suis le seul héritier parmi tous les souverains contemporains : l’avenir est donc à moi, ou du moins à ma lignée. Je puis succomber, mais ma lignée doit triompher, car les prophéties ne peuvent mentir. » Il a deux fils adultes de sa première femme. Le premier est une sorte de Calihan vulgaire, méprisé, et détesté de son père, qui l’écarte avec soin de tout rôle politique. Sa férocité rendrait jaloux un roi de Guinée : à la suite de je ne sais quelle émeute insignifiante qu’il fut chargé de réprimer, il envoya à son père une corbeille pleine d’yeux arrachés. Quelquefois il introduisait dans l’oreille des patiens des cartouches auxquelles on mettait le feu pour leur faire sauter le crâne. Ivrogne et bavard, il allait boire l’hydromel chez quelques grands officiers et leur dire du mal du négus. Celui-ci, averti, le mit quelque temps aux arrêts dans une écurie à ânes, en lui disant « qu’il y serait en famille. » Tout autre est le second fils, dedjaz Mechecha, jeune prince de vingt-deux ans, qui s’est rendu si populaire dans le gouvernement du Dembea, dont il fut investi vers 1861, que Théodore a cru prudent de le rappeler. « Que signifie cette recherche de popularité ? lui dit-il durement. Est-ce que tu aurais la pensée de faire comme Absalon, de t’emparer de la faveur du peuple pour supplanter ton père ? » Les hommes influens qu’effraient les violences sans frein de Théodore espèrent beaucoup en Mechecha, et nul doute qu’en cas de mort du négus actuel les plus sages ne se rallient autour de ce jeune homme brave et sympathique ; mais aura-t-il pour dominer ce peuple capricieux la main de fer de son père ? Il est au moins permis d’en douter.

Devant l’incapacité presque absolue des Abyssins à se gouverner eux-mêmes, de bons esprits, préoccupés avant tout de paix et d’ordre, ont prononcé le mot d’intervention étrangère. C’est aller trop loin ; ce sont là des remèdes extrêmes auxquels il ne faut recourir que là où l’ordre social est profondément atteint. On a cru aussi que le gouvernement anglais, à bout de patience, se préparait à agir vigoureusement contre le souverain de l’Abyssinien Des renseignemens auxquels on a tout lieu d’ajouter foi permettent d’affirmer au contraire que le foreign-office use des plus grands ménagemens pour obtenir à l’amiable la liberté de ses nationaux, et évite avec soin tout ce qui pourrait pousser le négus à une de ces sanglantes folies qui malheureusement ne surprendraient personne. Cette prudence est louable et a l’avantage de préparer une solution désirable sans engager l’avenir ; mais, quoi qu’il arrive, cette question de l’avenir se dressera toujours devant les grandes puissances que les événemens ont créées arbitres des destinées de l’Orient chrétien. Il faudrait une grande étroitesse d’idées pour ne voir la question d’Orient que sur le Bosphore ou aux lieux saints : c’est une question à mille faces, toute positive pour les uns, toute philosophique pour les autres, imminente pour tous. Elle sommeille et menace d’éclater partout où se trouve engagé un grand intérêt européen, commercial, humain, religieux, car toute question, chrétienne qui entre dans le domaine politique devient forcément une question européenne. Le Levant nous a gardé bien des surprises qui nous ont souvent trouvés au dépourvu : ce n’est pas la faute des gouvernement occupés de mille soins divers ; c’est celle des informateurs attitrés, agens diplomatiques, voyageurs en mission, savans, qui auront négligé de chercher la vérité ou qui l’auront plus ou moins innocemment travestie. C’est la mienne aussi, si je n’ai pas réussi par cette étude à mettre en pleine lumière un fait indiscutable et une conviction que chacun peut discuter. Ce fait, c’est que ce peuple abyssin, où le vulgaire, voit une sorte de peuple nègre à peine moins féroce et moins abruti que les autres, est une forte, vivace et intelligente nation, sœur de l’Europe par les traits physiques et plus encore par son étrange civilisation, qui nous reporte aux temps les plus curieux du moyen âge ; c’est que Théodore est un des hommes les plus remarquables de ce siècle, un homme de génie submergé dans un milieu barbare, et qu’une fatalité parfois méritée pousse aux abîmes. La conviction que je voudrais faire partager aux esprits sérieux, c’est qu’un peuple qui a eu l’énergie de conserver en pleine Afrique, et cerné par la double barbarie musulmane et païenne, tant de grandes et nobles choses, à commencer par le christianisme, mérite la tutelle efficace et réparatrice de l’Europe. Faire abstraction de mesquines rivalités, de questions étroites de secte ou de prétendues légitimités, aider l’Abyssinie à retrouver l’ordre et l’unité sans le despotisme, à se constituer un gouvernement énergique, éclairé, ami de l’Europe, à chercher en elle-même les éléments de sa rénovation, suivant le programme (depuis trop oublié) de Théodore II, — voilà certes une politique large, élevée, nullement chimérique et sentimentale, n’en déplaise à ceux qui regrettent que la France ait sauvé la Grèce en 1827. Cette politique n’a jamais été perdue de vue par les deux représentans français et anglais que le hasard et leur propre volonté ont mêlés aux affaires contemporaines d’Abyssinie. j’ajouterai que ces épreuves mêmes n’ont en rien altéré leur foi dans l’avenir d’une nation qui n’est pas sans quelque dessein secret de la Providence restée seule libre et chrétienne au milieu de cette Afrique dégradée et perdue. Qu’il me soit permis au moins de l’affirmer pour moi-même.


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Frère de ce Nubar-Pacha que la question de l’isthme de Suez amenait récemment à Paris. Arakel-Nubar est mort préfet de Khartoum il y a six ans.
  3. Voyez la Revue du 15 février 1862.
  4. Voyez la Revue du 15 février 1862.
  5. On sait aujourd’hui que les cafés si vantés de l’Yémen proviennent de plants importés de Kaffa, d’où le turc kavè et l’arabe kawa. Ce que nous appelons moka est un produit apporté du pays galla (des états de Kaffa, d’Enarea, de Gouderou) par les grandes caravanes qui descendent en septembre vers les ports de la Mer-Rouge. Là le café est mélangé avec une minime partie d’yémen, et le tout, par une routine séculaire, est livré au commerce sous le nom de moka.
  6. Littéralement bouche de l’empereur, orateur de la couronne. C’était jadis le premier emploi de la cour. Théodore II l’a supprimé comme étant une sinécure.
  7. Le chasseur Gérard était en uniforme de spahi et coiffé d’un tarbouch.
  8. La langue des livres est surtout le ghîs, langue morte qu’écrivent et parlent seulement les gens d’église et les légistes. C’est le latin de l’Abyssinie.
  9. Ras, titre civil, veut dire connétable, et dans la hiérarchie militaire il se traduit par colonel.