Théodore II et le nouvel empire d’Abyssinie/01

Théodore II et le nouvel empire d’Abyssinie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 200-235).
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THEODORE II
ET
LE NOUVEL EMPIRE D'ABYSSINIE

I.
LA JEUNESSE ET L'AVENEMENT DE THEODORE.


I.

Depuis l’aventureux voyage de Bruce, des notions plus nettes sur l’Abyssinie ont remplacé chez nous les fables séculaires qui faisaient de l’empire des négus[1] quelque chose d’aussi inconnu et d’aussi mystérieux que le Monomotapa. Ce résultat est principalement dû à quelques relations, à quelques livres accueillis en France, en Angleterre, en Allemagne, avec une faveur généralement méritée. Ce mouvement de publicité a toutefois subi un temps d’arrêt depuis douze ou quinze ans, chose regrettable, car c’est précisément dans cette période que l’Abyssinie a fait le premier essai sérieux de sa reconstitution politique et sociale. Cet essai doit d’autant moins passer inaperçu que c’est peut-être le seul effort de ce genre qu’un peuple en décadence ait tenté en prenant pour modèle, non la civilisation moderne de l’Europe, mais la civilisation qu’il avait su atteindre autrefois. Quelle que soit l’issue finale de cette tentative hardie, il n’est peut-être pas sans intérêt d’en connaître les phases et surtout d’étudier l’homme étrange qui y préside, et dont le nom depuis deux ans commence à nous devenir familier.

Le voyageur qui longe la côte africaine de la Mer-Rouge et qui n’a eu sous les yeux, depuis Suez, que des dunes ou de petites montagnes fauves, décousues, monotones d’aspect, voit, en approchant de l’îlot madréporique de Massaoua, se profiler à l’horizon une sorte de longue et haute muraille que dominent, comme des vigies, trois ou quatre cimes ordinairement perdues dans les nuages. C’est la rampe la plus avancée d’un immense plateau de deux cents lieues de large sur une longueur encore mal déterminée, et ce plateau, qui surplombe le littoral d’une hauteur moyenne de 2,300 mètres, est toute l’Abyssinie. Jamais état n’eut ses limites tracées d’une main plus inflexible par la nature. Ce plateau, qui a la température moyenne de l’Europe centrale, et où à peine un vingtième du sol demeure sans culture, est composé de terres arables pouvant lutter de fécondité avec celles de la Flandre ou de l’Ukraine, sillonnées par deux fleuves et deux cents rivières ou ruisseaux permanens dont les eaux, habilement aménagées, entretiennent partout la végétation et la vie. Au pied des montagnes, une plaine jaune, nue, pierreuse et ondulée, semée de gommiers et autres arbres épineux, prolonge jusqu’à la mer ses sables et ses lits de torrens desséchés, où quelques milliers de nomades cherchent d’indigentes pâtures et des eaux souvent saumâtres. L’air brûlant qu’on y respire est funeste aux Abyssins, qui y trouvent le redoutable nefas, la fièvre mortelle des basses terres : aussi ne paraissent-ils y avoir formé depuis des siècles aucun établissement durable. Il est vrai que la même cause physique qui leur défend les conquêtes au Soudan les a toujours garantis contre leurs voisins musulmans du Nil ou de la Mer-Rouge.

La race abyssine n’est pas plus africaine que le pays qu’elle habite. Par les traits du visage, par l’esprit, par les qualités et les défauts, par la perfectibilité surtout, ce peuple se rattache aux races caucasiques, et de plus près, à coup sûr, que les Hindous ou les Persans. Il y a là une série de mystères que je me contente de signaler aux amateurs sérieux des problèmes ethnologiques. Tout est obscur d’ailleurs dans les origines de cette nation, que des préoccupations religieuses ont amenée à se donner de parti-pris une provenance hébraïque que l’histoire critique n’accepte pas. Le premier foyer de la civilisation indigène fut Axum, dans la province du Tigré, nom qui s’étendit peu à peu à toute l’Abyssinie, à l’orient du fleuve Takazzé. L’établissement du christianisme, les rapports avec les Grecs d’Alexandrie, avec l’empire romain lui-même, la conquête de l’Arabie-Heureuse, datent de cette brillante période des rois axumites, encore puissans à l’époque des croisades. La translation de la capitale à Gondar marqua un peu plus tard la décadence des Tigréens et la suprématie prise par les Amharas, race forte, dure et belliqueuse, qui paraît être venue du sud, des environs de l’équa- teur, en s’assimilant le culte, les mœurs, la civilisation et en partie la langue du peuple, subjugué, Aujourd’hui les souvenirs de cette conquête, sont heureusement effacés, grâce à la nécessité où s’est trouvé le peuple abyssin de se concentrer vigoureusement pour résister aux grande états musulmans qui l’attaquaient à l’est et au couchant, et aux masses de Gallas sauvages et païens qui le débordaient au midi.

L’Abyssinie se divise en une trentaine de provinces qui portent d’ordinaire dans les documens officiels le titre pompeux de royaumes, titre périmé de fait depuis près de quinze siècles. Celles dont le nom revient le plus souvent dans les livres et les récits des voyageurs sont, à partir de la Mer-Rouge, le Hamazène, l’Agamé, le Chiré, beaux districts plantureux, habités par des populations pacifiques et laborieuses ; Le Semen, que les Allemands appellent les Alpes de l’Afrique, et qui mérite ce nom par ses sommets neigeux de près de 4,800 mètres d’altitude ; le Dembea, plaine grasse et. populeuse, baignée par un beau lac de deux cents milles de tour, et où la géologie peut voir un cratère volcanique immense ; le Beghemder, le Godjam, le Damot, le Choa, fertiles et riantes régions où les rivalités provinciales entretiennent un foyer permanent de guerres civiles ; le Lasta et le Kouara, contrées montagneuses, pittoresques, peuplées de paysans pauvres et fiers qu’un bon sens sceptique a préservés des agitations stériles de leurs voisins. Tout cela forme un ensemble d’environ quatre millions cinq cent mille habitans, répartis dans près de six mille villages.

Le gouvernement normal est une monarchie héréditaire, tempérée par une oligarchie féodale, qui trouve elle-même sa limite dans la forte et libérale organisation dont jouissent les communes, grâce à leurs nombreux paysans-gentilshommes (balagoult, gens à fief). C’est tout à fait le mécanisme politique de la Hongrie et de la Pologne jusqu’à des temps encore peu éloignés de nous, et de la Russie jusqu’au tsar Boris Ier, qui a établi le servage. De tiers-état, l’Abyssinie n’en a jamais eu. Les marchands (neggadé) forment une classe qui ne connaît d’autre solidarité que celle du commerce, qui vit en dehors des affaires publiques et habite un petit nombre de villes telles que Gondar, cité en ruine de 10,000 âmes au plus, centre des études, et de la théologie ; Adoua, sa rivale, ville moderne et commerçante, capitale du Tigré, à cinq lieues d’Axum, qui n’est plus qu’un vaste monastère ; Koarata, ravissante petite ville qui domine une pointe avancée du lac Tána ; Ankober, Madhera-Mariam, Derita, Emfras, peuplées d’à peine quatre mille âmes chacune. Citons aussi, à titre de curiosité, la ville d’Azazo, près de Gondar, bâtie autour d’un monastère fameux et habitée par une aristocratie de marchands lettrés qui mènent de front les affaires et la théologie.

Quant au clergé, il ne forme point en Abyssinie un corps politique distinct. La constitution, qui lui donne de grandes immunités dans l’intérieur de l’église, l’assimile, hors de là, aux moindres citoyens. Il est moral, studieux et relativement honorable, quoi que l’on en ait pu dire avec Bruce et depuis. L’armée ne forme point non plus une classe séparée ni une force. permanente : tout balagoult doit le service militaire en proportion de l’importance de son fief, comme nos feudataires du moyen âge, et pour un temps déterminé. il n’y en a pas moins dans l’empire des négus une population flottante de 60 à 80,000 hommes qui fait son métier de la guerre ; mais cette masse n’agit pas plus sur la politique générale que ne le faisaient jadis chez nous les reîtres ou les lansquenets. On peut donc dire en définitive qu’en Abyssinie la classe dirigeante est en temps régulier la classe rurale, représentée par plus de quatre-vingt mille paysans nobles, et à certaines époques de révolutions par l’aristocratie coalisée, qui enlève le pouvoir par un coup de main presque toujours éphémère.

Les voyageurs français qui ont visité l’Abyssinie durant ces trente dernières années, depuis MM. Combes et Tamisier jusqu’à MM. d’Abbadie, l’ont vue arrivée, après des convulsions qui ont rempli un siècle, à une situation identique sous plus d’un rapport à celle d’où la France sortit, il y a onze cents ans, par la main puissante des rois carolingiens. Une dynastie de princes sans pouvoir, entourés d’hommages dérisoires et ballottés par tous les caprices d’une oligarchie demi-féodale, demi-prétorienne, — la guerre civile en permanence, l’église seule debout, mais déjà envahie par la barbarie et l’esprit de violence, voilà ce qui succède en France aux fils de Clovis, en Abyssinie aux David, aux Claudius, aux Fasilidès. Les annales de l’ancienne Abyssinie ont souvent occupé les voyageurs et les historiens ; mais toujours on a négligé d’étudier le côté intime de cette monarchie, entée sur une ancienne civilisation qui nous semble aujourd’hui barbare. Moitié césars, moitié pontifes, avec leur couronne ornée d’un triple rang de diamans et surmontée d’une mitre qui portait une croix, les vieux négus vivaient sous la tente, sans résidence fixe et par conséquent sans vraie capitale, entourés d’une armée toujours prête à défendre l’intégrité d’un trop vaste empire. Le nom de Prêtre-Jean, donné taux négus par les premiers Européens qui les virent durant les croisades, rend assez bien ce caractère étrange et semi-fabuleux qui exerça plus d’une fois l’imagination de nos pères. L’empereur qui le premier, il y a trois siècles, substitua à cette sorte de chevalerie errante une maladroite imitation des royautés de l’Occident, prépara sans le savoir l’abâtardissement de sa race et la désaffection d’un peuple amoureux de la guerre. Toutefois la famille impériale eût pu conserver longtemps son prestige, fondé sur les traditions nationales et religieuses du pays, si l’un des derniers négus n’avait eu la fatale idée de s’entourer de mercenaires étrangers que les grands vassaux ligués expulsèrent après une lutte sanglante. Dans cette lutte, la féodalité apprit à connaître sa force. Son chef le plus hardi, ce ras Mikael dont Bruce nous a raconté tout au long la dramatique histoire, ne recula pas devant le régicide. Ce crime, bientôt vengé par une coalition de ses rivaux qui lui enleva le pouvoir et la liberté, servit cependant de leçon à ses vainqueurs, qui n’eurent plus d’autre tactique que d’isoler le souverain de la nation, de le parquer dans une oisiveté partagée entre le plaisir et des études frivoles. Ils réussirent ainsi, en deux ou trois générations, à créer une lignée de rois fainéans qui existe encore, presque adorée par le clergé, méprisée par la noblesse, dédaignée par les chefs belliqueux, qui s’arrachent le pouvoir et ne lui font même pas l’honneur de la croire dangereuse. Un voyageur qui passait par Gondar il y a vingt-cinq ans trouva l’empereur légitime d’Abyssinie réduit à fabriquer des pelisses pour vivre. Un autre Européen, traversant depuis un des faubourgs ruinés qui rampent le long du palais désert des négus, rencontre un jeune garçon d’une douzaine d’années, pauvrement vêtu, mais fier jusque dans sa pauvreté. Il lui demande son nom. « Mon nom de baptême, dit l’enfant, est Ouelda-Salassié (fils de la Trinité), je suis négus nagast (roi des rois). » C’était encore un rejeton de cette dynastie de princes légitimes abyssins frappés depuis longtemps d’une irrémédiable déchéance morale.

Deux ou trois hommes avaient tenté, dans ces derniers temps, de reconstituer le pouvoir unitaire, qui seul pouvait sauver le malheureux peuple abyssin. Vers 1830, on avait vu surgir dans les provinces orientales un certain Sobhogadis, devenu de fait roi du Tigré et réalisant le type du prince accompli tel que l’aime et le comprend l’esprit indigène, brave, pieux, libéral et imprévoyant. Aussi, quand une coalition sauvage l’accabla à la journée de Mai-Islamaï en février 1831, sa mort héroïque fut l’occasion d’un deuil général. « Ah ! dit une chanson restée populaire, seront-ils bénis, ceux qui auront mangé d’un blé arrosé d’un pareil sang ? » Dans les luttes qui suivirent la mort de Sobhogadis, les violens cédèrent peu à peu la place aux habiles, et parmi ces derniers se fit remarquer le fameux Oubié, depuis longtemps connu en Europe par les récits des voyageurs, qu’il choyait et exploitait de son mieux, bien qu’il leur portât une haine profonde. La vie d’Oubié est un roman décousu qui commence à sa naissance même. C’était l’enfant d’un caprice de dedjaz Haïlo[2], jeune prince qu’une pluie d’orage avait surpris à la chasse et forcé de passer quelques heures dans la maison d’une belle veuve de Djanamora. La famille de dedjaz Haïlo ressemblait assez à celle de Richard Cœur de Lion, « où la destinée condamnait les pères à haïr leurs fils, et les fils leurs pères. » Le bâtard Oubié, renié par son père, réussit à la mort de celui-ci à évincer ses frères, écarta ses oncles, battît l’un après l’autre ou fit tomber dans des guet-apens cyniquement tendus les chefs brillans et écervelés de la féodalité indigène. Vers 1840, il exerçait de fait l’autorité royale depuis les environs de Massaoua jusqu’aux portes de Gondar. Il ne restait plus en face de lui que deux hommes, le ras ou connétable Ali, maître de Gondar et des provinces centrales, et dedjaz Gocho, grand baron à peu près inattaquable au fond des montagnes du Godjam. Oubié avait sur ces deux hommes une supériorité manifeste : il avait un but, celui de se substituer à la dynastie abâtardie qui s’éteignait dans les vastes salles désertes du palais de Gondar, et de renouer la chaîne des négus belliqueux et dominateurs, qui n’étaient plus depuis trois siècles qu’un souvenir ironique pour le présent. Il s’était donc assuré, pour l’indispensable formalité du couronnement, le concours intéressé de l’abouna, chef de l’église nationale, et, fort de cet appui, il alla présenter la bataille à ras Ali devant sa propre résidence de Devra-Tabor.

Cette bataille, livrée en 1841, pourrait passer pour une comédie, si le sang humain n’y avait coulé. Le ras, voyant dès la première charge sa cavalerie enfoncée, se sauva au galop et ne fut retrouvé que quinze jours plus tard, caché au fond d’un couvent dans les montagnes du Lasta. Trois de ses généraux, croyant tout perdu, se rendirent pour déposer les armes à la tente d’Oubié, qui était ivre-mort. Ils profitèrent de son état pour le garrotter et l’emmener, ainsi que l’abouna. Ras Ali, à qui le coup de main des trois généraux rendait la victoire, montra dans cette occasion la générosité indolente qui faisait le fond de son caractère. Aimant mieux avoir affaire à un vassal qui lui promettait reconnaissance et fidélité, que d’avoir à combattre successivement les grands barons qui se disputaient à coups de lance les états d’Oubié, il rendit à celui-ci une liberté dont il fit l’usage qu’on pouvait prévoir. Après avoir divisé, dupé et battu successivement les barons, le bâtard, plus fort que jamais, rouvrit la campagne contre ras Ali (1847). Cette campagne se réduisit à une série de marches dans les alpes du Semen, au milieu d’un froid rigoureux qui contribua beaucoup à la rendre inoffensive ; elle ne fut marquée que par des combats d’un intérêt secondaire, où se distingua un jeune chef de bandes appelé Kassa, héritier d’un grand nom, mais dans lequel les deux partis étaient loin de deviner l’homme destiné à restaurer l’empire d’Ethiopie sur les ruines sanglantes de la féodalité.

Kassa Kuaranya, aujourd’hui Théodore II, est né vers 1818 à Cherghié, chef-lieu de la province montagneuse de Kuara, gouvernée par son père et son oncle, les dedjaz Haïlo-Mariam et Konfou. Haïlo-Mariam était d’une noble origine ; quant à la mère de Kassa, une rumeur fort douteuse, accréditée par la vanité de son fils depuis qu’il est sur le trône, tendrait à la faire descendre de la famille impériale légitime, celle que l’histoire indigène rattache à Salomon par Menilek, fils de la belle Makada, reine de Saba. L’histoire n’a rien conservé de particulier sur Haïlo-Mariam ; Konfou au contraire était le chef le plus brillant de ces frontières occidentales d’Abyssinie, ouvertes aux incursions égyptiennes. C’est lui qui enleva aux musulmans la province de Gallabat, et tailla en pièces en 1838, à la bataille d’Abou-Qualambo, les réguliers égyptiens de Méhémet-Ali. Les poètes indigènes ont célébré cette bataille dans un chant qui commence ainsi :


« Le sabre de Konfou, était noir, et voilà qu’il a pris la couleur des bonnets (rouges) des Turcs… »

Aussi, quand mourut Konfou, sa sœur composa un chant funèbre qui est encore populaire dans toute l’Abyssinie :

Ye tallako amora kenfou[3] tessabara…
Elles sont brisées, les ailes du grand aigle
Qui planait de Metamma à Sennaar…


La mort de Haïlo-Mariam suivit de près celle de Konfou. D’avides collatéraux mirent la main sur son héritage ; sa veuve, dépouillée et sans appui, se vit réduite à vendre une plante médicinale, le kousso, dans les rues de Gondar, et le jeune Kassa fut envoyé au couvent de Tchanker, près du lac Tána, avec la perspective d’être un jour un des trop nombreux lettrés ou debteras d’Abyssinie. Cet asile faillit lui être funeste : le dedjaz Maro, un des grands vassaux qui se disputaient l’empire, tomba, après une défaite, sur le couvent de Tchanker, l’inonda de sang, et se vengea lâchement sur des enfans de l’humiliation que lui avaient fait subir les pères. Kassa. échappa au massacre et chercha un refuge à la faveur de la nuit, dans la famille de son oncle.

Les trois fils de Konfou ne surent, leur père mort, que se disputer son héritage à coups de lance jusqu’à l’arrivée du puissant dedjaz Gocho, prince du Godjam, qui les mit d’accord en conquérant la province pour son propre compte. Kassa, qui avait pris parti pour l’aîné des fils de Konfou, se réfugia dans la contrée sauvage et reculée de Sarago, chez un paysan qui lui donna, l’hospitalité pendant plus d’un mois. Au sortir de sa retraite, nous le voyons à la tête d’une poignée de routiers, coupant la route de Gallabat en compagnie d’un autre bandit. Il se montrait déjà supérieur aux aventuriers vulgaires parmi lesquels il vivait, et une tentative qu’il fit pour établir parmi eux une certaine discipline donna lieu, à une conspiration que le jeune Kassa, averti par quelques fidèles, réprima sévèrement.

Ennuyé de cette existence peu digne de lui et fortifié par l’adjonction de quelques-unes de ces bandes dont la guerre civile avait rempli l’Abyssinie, Kassa songea, dès lors à se créer une situation politique, et résolut de disputer les province de Dembea à Menène, la mère de ce ras Ali dont on a déjà parlé. Menène est une figure remarquable dans l’histoire contemporaine de l’Afrique. Fille d’un grand seigneur musulman du pays galla, elle avait épousé par ambition le négus régnant, et ne lui avait pas été, paraît-il, plus fidèle que ne sont en général les grandes dames abyssines. Elle commandait elle-même ses troupes, gouvernait avec vigueur son fief du Dembea, et n’était pas trop impopulaire, car, bien que très orgueilleuse, elle n’était pas cruelle. Ce qui semble lui avoir beaucoup pesé, c’est la pensée qu’elle et son fils ras Ali n’étaient que des parvenus au milieu de l’Abyssinie royaliste, formaliste et chrétienne. Elle s’entourait volontiers de prêtres et de lettrés, et ras Ali fondait et dotait force églises ; mais on ne croyait guère à leur orthodoxie, ce qui contribua beaucoup à leur ruine. Avertie de la levée de boucliers du fils de Haïlo, Menène n’envoya d’abord contre Kassa qu’une petite armée qui se débanda, au premier choc. Prise ainsi à l’improviste, Menène ne trouva rien de mieux à faine que d’offrir au vainqueur la province de Dembea sous sa suzeraineté et la main de sa petite-fille Tzoobèdje. Kassa n’hésita point à accepter l’une et l’autre.

Il était alors très jeune, aventureux et fanatique. Il ne suivit donc que sa pente naturelle en entreprenant une campagne contre les Égyptiens, qui, à la faveur des troubles du Kuara, avaient reconquis le Gallabat. Il fit une première razzia contre la capitale de cette dernière province, Métamma, où se tient un marché hebdomadaire très fréquenté ; il attaqua la place précisément un jour de marché, et se retira gorgé de butin. Cet heureux coup de main attira autour de lui tous les jeunes vagabonds de Gondar qui pouvaient tenir une lance et un bouclier, et, suivi de cette foule plus embarrassante qu’utile, il vint se heurter, au bord de la rivière Rahad, à deux compagnies de bonne infanterie égyptienne bien retranchées dans une zériba ou enclos d’épines et commandées par un certain Saleh-Bev, gros officier assez nul, qui eut le bon sens de s’effacer derrière un simple capitaine nommé Elias-Effendi, expérimentent modeste, qui sauva tout. Les Abyssins arrivèrent comme un tourbillon ; mais, arrêtés net par la haie, ils durent mettre pied à terre et essayer d’enlever les épines pendant que le feu des Égyptiens les balayait à bout portant. À cette fusillade se joignaient les décharges de deux pièces de campagne, d’autant plus redoutées des Abyssins qu’ils ne connaissaient guère le canon. Cependant leur solidité sous cette mitraille d’une régularité meurtrière, leurs cris de guerre, ébranlaient un peu les soldats turcs, qui eussent volontiers molli sans l’exemple de leurs officiers. Kassa, de sa tente ouverte, assistait à cette boucherie, quand un boulet turc vint briser l’épaule d’un de ses parens à ses côtés et couper le poteau de la tente, qui tomba sur lui. Kassa fit alors cesser un massacre inutile et se retira, abandonnant des centaines de morts sur la place, et laissant l’ennemi émerveillé de la sauvage bravoure de ses soldats. « Ils venaient à la bouche de nos canons, m’a conté plus tard Saleh-Bey, comme les moustiques à la bougie. »

Humilié, blessé lui-même d’une balle, Kassa fit en quelques heures une marche de cinquante milles, et rencontra sur la frontière un lazariste italien, le père Biancheri, en quête de prosélytes. Dans le désordre de son esprit, il lui adressa cette question à brûle-pourpoint : « Êtes-vous l’ami ou l’ennemi de notre père l’abouna ? — Je suis l’ami de tous les chrétiens, » répondit évasivement le prêtre. Alors Kassa lui avoua son désastre et lui dit : « Ces Turcs ne sont pas plus braves que nous, mais ils ont la discipline des Francs, Vous qui êtes Franc, voulez-vous l’enseigner à mes hommes ? — Je ne suis pas soldat, répondit M. Biancheri embarrassé, je ne suis qu’un pauvre voyageur pour Jésus-Christ. » Et là-dessus ils se quittèrent.

Dans sa retraite, Kassa fit venir un de ces azmari, histrions qui exercent la médecine en Abyssinie, pour extraire la balle logée dans sa blessure. L’azmari refusa de rien tenter avant d’avoir une vache grasse et un gombo d’hydromel. Le blessé, dénué de tout pour le moment, les fit demander à Menène. La vindicative princesse, ravie et profitant de la déconvenue de son ancien vainqueur, lui envoya seulement un quartier de bœuf, en ajoutant qu’une vache entière était un trop beau présent pour un homme comme lui. Kassa dissimula sa colère ; mais à peine sa blessure fut-elle guérie qu’il remontait à cheval, et, suivi de ses fidèles, il prit la route de Gondar, décidé à châtier Menène. Les troupes de la suzeraine, qui essayèrent de l’arrêter à Tchako, furent complètement battues, et parmi les prisonniers se trouva dedjaz Ounderad, chef arrogant qui avait promis d’amener à Menène, mort ou vif, le fils de la marchande de kousso.

Les chefs prisonniers furent invités au banquet qui fut donné, suivant l’usage, après le combat. Parmi eux se trouvait Ounderad, qui était loin, on le comprendra, d’être rassuré sur les suites du festin, surtout quand il se vit devant une table nue, et qu’on lui mit en main un berillé[4] rempli d’une liqueur noirâtre, tandis que les officiers de Kassa mangeaient avec un appétit bruyant et puisaient la gaîté dans des flacons d’excellent hydromel. Kassa, qui présidait à la fête, se tourna vers les vaincus et leur dit avec courtoisie : « Mes amis, je ne suis, comme vous l’avez dit, que le fils d’une pauvre marchande de kousso, et cela m’a fait souvenir que ma mère n’a rien vendu encore aujourd’hui ; j’ai pensé que vous ne me refuseriez pas de faire honneur à sa marchandise, et si elle n’est pas plus appétissante, recevez-en mes excuses. » Et il les força, tout tremblans et heureux d’en être quittes à si bon compte, de boire à pleins flacons l’abominable purgatif.

Cette affaire fut suivie d’un nouvel engagement où Menène combattit en personne, et, blessée d’un coup de lance, tomba au pouvoir de Kassa. Ras Ali assiégeait alors, au cœur de l’hiver, la montagne qui servait de forteresse à Oubié ; il quitta le siège et vint lui-même demander au jeune vainqueur la paix qu’il avait refusée à Menène et aux instances d’un diplomate très retors du pays, Amara Konfou. Kassa consentit à traiter, garda Gondar, relâcha Menène, et, selon l’usage national, donna sa propre mère comme garantie de sa bonne foi. Kassa était alors dans une situation de demi-rebelle qu’il ne pouvait soutenir qu’à force d’audace. En sa qualité de maître de la capitale et de ras, le jeune chef ne craignit pas d’exiger le tribut du puissant prince Gocho, dedjaz et presque roi de tout le pays qu’entoure le fleuve Abaï dans sa vaste spirale supérieure. Gocho, brave, libéral, ami des Européens, était le type le plus vrai du mokonnen, du gentilhomme abyssin, sans plus de prévoyance et d’esprit de suite que tous ses pairs. Surpris et exaspéré de cette insolence, il réunit une bonne armée, demanda à ras Ali l’investiture des conquêtes qu’il allait faire, arriva sur le Dembea, et réussit à balayer la petite armée de Kassa, qui se sauva dans les basses terres (kolla) de sa province natale, où il vécut toute une année de racines et de fruits sauvages, pendant que le vainqueur s’installait à Gondar (1852). Ce qui fut le plus sensible à Kassa, ce fut d’apprendre que Gocho avait trouvé et vidé des silos qu’il avait remplis de sa denrée favorite, le chimbera ou pois d’Abyssinie. Pourtant dès le mois d’octobre de la même année il avait repris la campagne à la tête d’une petite armée qu’il avait disciplinée au moyen de fusiliers égyptiens prisonniers ou déserteurs à la suite de l’expédition du Gallabat. Il vint hardiment présenter la bataille à la puissante armée de Gocho près de Djenda, à la pointe nord-ouest du lac Tána, et fut culbuté à la première charge. Ses hommes furent pris ou foulés aux pieds de la cavalerie ; lui-même se sauva, avec une quinzaine de fidèles, dans un champ de maïs, où il les embusqua, juste au moment où Gocho arrivait sur lui au galop et criait aux siens dans l’emportement de la victoire : « Prenez-moi ce kollenya, ce vagabond des basses terres ! » A peine Gocho avait-il parlé qu’il tomba raide mort : le kollenya, excellent tireur, lui avait brisé le front d’une balle. Sortant de son embuscade, il courut au cadavre, lui enleva son pourpoint ensanglanté, et le montrant aux cavaliers éperdus : « Votre maître : est mort, leur cria-t-il, et vous, que prétendez-vous faire ?… » Les gens de Gocho avaient eu l’avantage jusqu’à ce moment ; mais la mort de leur chef les démoralisa, comme il arrive toujours en Orient : la plupart posèrent les armes, d’autres résistèrent, et en se faisant écraser ajoutèrent à la gloire du vainqueur.

Alarmé d’un pareil succès, ras Ali lança contre Kassa le meilleur de ses généraux, Aligaz Faras, renforcé : d’auxiliaires qu’Oubié, déjà inquiet pour lui-même, s’était décidé à lui envoyer sous les ordres de deux fit-aurari ou généraux d’avant-garde. Le sort leur fut aussi contraire qu’à Gocho : ils furent complètement battus, et Faras fut tué. Ras Ali envahit alors lui-même le Dembea. On se trouva en présence à Aichal. L’armée de ras Ali était la plus belle ; mais la confiance lui manquait. Le chef, assez brave de sa personne, s’était aliéné l’esprit de ses troupes par son entourage de lettrés et d’astrologues. Quand la charge fut sonnée ; les soldats dirent ironiquement : « Que les debteras (lettrés) passent au premier rang ! » Ils firent cependant leur devoir, ainsi que ras Ali ; mais Kassa avait dit à ses fusiliers : « Tirez sur les pourpoints de soie ! » c’est-à-dine sur le groupe doré d’officiers qui entourait le ras. Aussi l’état-major se dispersa aux premières décharges, et la déroute fut complète. Kassa poursuivit le vaincu jusqu’au-delà du Nil-Bleu, et remporta sur ras Ali une seconde victoire, cette fois décisive. « C’est Dieu qui me frappe, dit le ras avec résignation, et non Kassa,. » Il se réfugia dans le ghedem ou lieu d’asile de Madhera-Mariam, et de la gagna la province montagneuse du Lasta, qui était son pays natal, renonçant, provisoirement du moins, à la lutte et au pouvoir.

Malgré ces victoires, le pays au-delà du Nil n’était pas soumis. Il tenait encore en armes sous Beurrou Gocho, fils de Gocho, jeune paladin brave, hautain, fanatique et violent. Dans la dernière lutte de ras Ali, Beurrou lui avait offert de venir combattre à ses côtés contre le meurtrier de son père ; mais à un conseil de guerre qui fut tenu chez le ras, quelques chefs, froissés de l’orgueil de Beurrou, s’écrièrent : « Est-ce qu’il se croit l’homme indispensable ? N’y a-t-il pas d’autres braves que lui ? » Ras Ali eut la faiblesse de les écouter, et déclina une offre qui l’eût peut-être sauvé. En effet, une grande partie du prestige de Kassa tenait à sa bravoure personnelle, et c’est un avantage que pouvait alors lui disputer Beurrou. Le jeune chef, irrité, se retira sur son rocher inaccessible (amba) de Djibela, et attendit l’attaque, qui n’était pas difficile à prévoir pour qui connaissait le nouveau vainqueur. Celui-ci en effet ne tarda point à se montrer. Beurrou, changeant tout à coup de tactique, quitta l’amba, dont il laissa la garde à sa femme, et descendit dans la plaine pour commencer une guerre d’escarmouches dont Kassa avec raison ne s’inquiéta pas un moment. Il cerna l’amba, et fit amener au pied de la forteresse le frère de la châtelaine, en avertissant celle-ci que la vie de ce frère dépendait de sa soumission. Kassa connaissait parfaitement les idées de son pays, et savait que les affections conjugales y pâlissent devant les liens du sang : la dame d’ailleurs, avait été précédemment enlevée à un mari qu’elle aimait et mariée de force à Beurrou. Elle livra Djibela en stipulant pour toute condition qu’elle ne serait pas rendue à Beurrou et ne le reverrait de sa vie. Apres avoir saccagé Djibela et le pays environnant, Kassa se mit à la poursuite de son ennemi, l’atteignit et lui présenta la bataille ; mais les soldats de Beurrou posèrent les armes, et leur chef, découragé, en fit autant. Ici se place une scène bizarre qu’on pourrait croire imitée de celle du roi Jean et du Prince-Noir, si Kassa avait été un érudit. Il invita Beurrou à souper avec lui, le traitant avec une courtoisie respectueuse, l’appelant mon seigneur (ienâta), lui offrant à boire de ses propres mains. Le rêve fut court, et le réveil brusque : à la fin du repas, Beurrou fut mis aux fers et envoyé à la prison d’état de Sar-Amba (1854).

Toute l’Abyssinie centrale était conquise. Il ne restait plus debout, en face de l’heureux fils de Haïlo-Mariam, que le vieil Oubié dans sa vice-royauté du Tigré, et c’était mal connaître Kassa que de supposer qu’il s’arrêterait à mi-chemin. Songeait-il dès cette époque à la mission divine qu’il s’est attribuée plus tard et qui a été le mobile de tous ses actes pendant les meilleures années de son règne ? Je ne sais ; en tout cas, il n’en parlait encore, à personne. Avec le rusé vice-roi, la lutte allait entrer dans une voie de négociations et de perfidies diplomatiques pour l’intelligence desquelles il faut reprendre ce récit de plus loin et de plus haut.


II

On sait que le peuple abyssin professe, depuis plus de quatorze siècles, un rit catholique oriental où l’interruption des rapports avec le reste de la chrétienté a laissé pénétrer force superstitions, coptes et judaïques, qui ont trompé bien des voyageurs sur le vrai caractère de cette religion. L’invasion de l’Égypte par les musulmans, en faisant de l’église d’Alexandrie (dont celle d’Abyssinie relevait hiérarchiquement) une église opprimée, dépravée et barbare, eut l’influence la plus désastreuse sur le Haut-Nil. L’abouna, chef religieux de l’Abyssinie, devant canoniquement recevoir l’investiture du patriarche alexandrin, et le grand régulateur de l’église abyssine au XIIe siècle, saint Thekla Haïmanot, ayant décidé que l’abouna serait toujours un étranger, — probablement pour éviter le népotisme des grandes familles féodales, — il en résulta une situation facile à prévoir. Le clergé abyssin, généralement docte, curieux d’études théologiques, qui aurait inventé la scolastique, si elle n’avait pas existé, se trouva subordonné à des moines ignorans et hautains sortis des tristes couvens coptes où l’on façonnait encore, il y a cinquante ans, des eunuques pour les harems musulmans. Les principautés danubiennes ont eu pendant cent cinquante ans leurs phanariotes politiques ; l’Abyssinie eut, sept siècles durant, ses phanariotes religieux, tout aussi dangereux pour le moins, car ils stérilisèrent complètement le progrès intellectuel, qui était encore possible aux bords du Nil, notamment dans la théologie, le droit, l’histoire nationale. Les Portugais, qui sauvèrent la monarchie éthiopienne au XVIe siècle, amenèrent à leur suite les jésuites, qui perdirent, à force d’orgueil, de maladresses et de folies sanglantes, la plus belle partie qu’on puisse imaginer. La nation s’insurgea contre eux et contre le roi imbécile et féroce qu’ils avaient formé de toutes pièces pour cimenter leur tyrannie, et c’est à ce souvenir, resté en horreur aux Abyssins, qu’il faut attribuer leur défiance contre les Européens, surtout contre les missionnaires qui les ont visités depuis trente-cinq ans.

Le protestantisme avait pris les devans vers 1830 et envoyé à Gondar le révérend Samuel Gobar, missionnaire suisse, appelé depuis à l’évêché de Jérusalem. Il m’en coûte de parler sévèrement d’un homme dont les bonnes intentions et la moralité personnelle sont à l’abri de tout soupçon ; mais jamais voyageur n’a vu l’Abyssinie à travers un jour plus faux que M. Gobat. Il était dévoué et capable, mais vaniteux et crédule, c’est-à-dire l’homme le moins fait pour agir sur le peuple le plus fourbe et le plus byzantin qui soit en Orient. Il parcourut trois ans le pays, prêchant, discutant avec les debteras et les prêtres, qui pour quelques verres de tedj (hydromel) lui faisaient toutes les concessions possibles, et l’accablaient d’éloges hyperboliques, qu’il a enregistrés dans son journal avec une incroyable naïveté. Il quitta le pays, persuadé qu’il avait semé dans un excellent terrain, et la propagande protestante émerveillée envoya au Tigré des frères moraves qui étaient, comme le sont en général les missionnaires, des gens personnellement honorables, mais des sectaires maladroits. Les moraves crurent faire de l’audace apostolique en déclarant une guerre brutale et grossière à toutes les traditions bonnes ou mauvaises du culte abyssin. Ainsi un jour d’abstinence solennelle ils tuèrent une vache dont ils distribuèrent gratuitement la chair à tout venant, regardant comme un grand triomphe d’avoir amené quelques pauvres gens à sacrifier à leur gourmandise leurs scrupules de conscience. Leurs violences de langage à l’égard du culte de la Vierge et des saints, surtout un propos cynique sur la Vierge, les rendirent odieux aux Tigréens, et Oubié, le champion officiel du culte national, fit une chose très populaire en les expulsant d’Abyssinie.

La propagande de Rome n’avait pas attendu ce dernier moment pour tenter l’envoi d’une mission en Abyssinie. Dès 1838, elle y avait lancé un capucin, homme jovial, souple, hardi, instruit d’ailleurs et capable de lutter d’arguties avec les debteras les plus quintessenciés ; mais la mission ne fut constituée que vers 1840, à l’arrivée de l’évêque catholique romain d’Abyssinie, Mgr de Jacobis, d’une famille patricienne de Naples, l’un des hommes les plus éminens de nos missions contemporaines. Mgr de Jacobis apportait en Abyssinie une nature militante, une énergie invincible, une piété indulgente et conciliatrice, des mœurs inattaquables. Sa charité éclairée allait des chrétiens aux musulmans, encore plus fanatiques dans ce pays qu’ailleurs : aujourd’hui même ceux-ci ne parlent d’abouna Yakoub (Mgr de Jacobis) qu’en lui donnant l’épithète de kédons, le saint. Le vieux cheikh d’Embirami, sorte de marabout qui exerce une véritable royauté dans un rayon de plus de cinquante lieues autour de Massaoua, répondait à ses disciples, qui lui reprochaient d’aller à pied malgré son grand âge : « Comment ! kedous Yakoub, qui est plus près de Dieu que moi, plus grand que moi, qui est né dans le luxe, va à pied de Massaoua au pays des Bogos, et moi je ne daignerais pas faire une heure de chemin sans ma mule ! » Oubié, devant qui tout le Tigré tremblait, descendait humblement de cheval quand il passait devant la porte de Mgr de Jacobis.

Cet apôtre n’avait qu’un défaut : il croyait beaucoup plus à l’efficacité des manœuvres diplomatiques qu’à celle de l’enseignement évangélique en matière de propagande. Il débuta en Abyssinie par une faute grave : il voulut tourner des situations qu’il eût peut-être été plus digne de trancher. Le siège patriarcal était vacant. Oubié, qui songeait à se faire couronner négus, annonça qu’il allait faire les frais d’une ambassade chargée d’aller demander à Alexandrie un nouvel abouna, un jeune Copte de Minié du nom de Salama ; mais il était en mauvais termes avec l’Égypte, et ne savait qui envoyer avec quelque chance de succès. Il s’ouvrit alors à Mgr de Jacobis et le pria d’aller lui-même, — lui nommé abouna par Rome, — chercher son rival. Mgr de Jacobis accepta sans hésiter cette étrange proposition. Il s’était dit que, quelque parti qu’il prît, le nouvel abouna m’en arriverait pas moins, et qu’il valait mieux gagner sa sympathie, ou du moins sa neutralité, que de s’en faire un ennemi.

Salama, patriarche actuel d’Ethiopie, est un des spécimens les plus tristes du clergé copte. Orgueilleux, violent, avide, brouillon, il partage son temps entre l’usure, l’intrigue et le commerce. Et quel commerce ! Il fait la traite des esclaves, enlève les vases sacrés des églises et les expédie par ballots en Égypte ; un de ces envois fut saisi et séquestré, il y a environ dix ans, à Djeddah par le consul de France, M. Rochet d’Héricourt. Les mœurs de Salama sont si décriées qu’un jour son confesseur, le père Joseph, révéla en pleine place publique, à Gondar, sa dernière confession, et apprit aux fidèles que le patriarche avait neuf maîtresses, dont deux nonnes. Son ignorance est proverbiale, et les memhirs (professeurs de théologie) lui soumettent malicieusement des questions insolubles pour lui, et dont il se tire en excommuniant les questionneurs. Depuis que règne Théodore II, Salama a dix fois conspiré contre lui. Les jugemens les plus divers ont cours sur sa foi religieuse : la plupart le croient protestant parce qu’il était au Caire élève de l’école protestante de M. Lieder, et que le consulat britannique du Caire n’a pas été étranger à sa désignation. Cet homme, qui ne croit qu’à l’argent et au plaisir grossier, est le promoteur le plus fanatique des persécutions religieuses. Ainsi, à peine installé à Gondar et ne pouvant lutter d’influence avec la mission catholique, il recourut à Oubié pour la faire expulser. Oubié, qui n’usait de violence qu’à contre-cœur, se vit forcé d’éloigner Mgr de Jacobis ; mais il lui permit de prendre une bonne position sur la frontière, dans les villages catholiques de Halaï, Ali-tiéna et la province de Zenadeglé.

On comprend maintenant pourquoi en 1854 Kassa sommait Oubié de lui payer tribut et de lui envoyer l’abouna. C’étaient deux signes de soumission spirituelle et temporelle qu’un homme aussi puissant qu’Oubié ne pouvait accorder du premier coup. Il y avait vingt-deux ans qu’il exerçait l’autorité royale dans un pays grand comme le royaume actuel de Pologne, et qu’il commandait à ces Tigréens qui se regardent avec raison comme la branche aînée du peuple abyssin, les populations du centre et du sud, les Ambaras, n’étant à leurs yeux que des barbares belliqueux qui avaient réussi. Leur succès, je dois le constater en passant, a beaucoup tenu, à leur esprit, plus solide et plus mûr que celui des Tigréens ; ceux-ci, spirituels, aimables, insoucians, anarchiques, sont en quelque sorte les Irlandais des bords du Nil. Le rusé vieillard qui avait conquis le Tigré à l’aide de ses montagnards, amharas du Semen se trouvait à son tour en face d’un Amhara plus jeune, plus entraînant que lui, et qui, chose capitale, croyait à « son étoile. » Le vice-roi biaisa ; il envoya de l’argent à Kassa, puis, comme négociateurs, son fils Goangoul et son général (belatta) Kokobié. On signa un traité provisoire, et durant les pourparlers Kassa n’eut point de peine à deviner dans le belatta un de ces hommes « habiles » qui pullulent autour des trônes croulans. Ils complotèrent ensemble l’acte de perfidie qui ne tarda point à s’accomplir. Sur ces entrefaites, l’abouna vint d’Adoua, capitale du Tigré, à Gondar. Kassa n’attendait que ce moment pour prendre une attitude plus décidée encore : il posa sa candidature au trône des négus, et appelait à Gondar les députés de la noblesse armée, des églises, des villes et villages, sous la présidence de l’abouna, pour se prononcer entre Oubié et lui.

Les chances de cette lutte suprême entre Kassa et Oubié étaient assez inégales. Le premier avait le prestige de la jeunesse, de la victoire, de la parole, trois choses puissantes partout irrésistibles dans la chevaleresque et parleuse Abyssinie. Il est vrai qu’on avait le droit de se défier de l’aptitude de ce sabreur dans les arts de la paix, tandis qu’Oubié avait assuré au Tigré vingt années de calme sous un gouvernement dur, rapace, mais régulier et protecteur du paysan et du marchand. La balance fut un moment aux mains de l’abouna et il était aisé de voir qu’il la ferait pencher non vers un jeune parvenu qu’il commençait à craindre, mais vers Oubié, qu’il avait toujours dominé. Dans cette conjoncture, on apprit l’arrivée à Gondar de Mgr de Jacobis, que sa mésaventure avec l’abouna n’avait pas corrigé de sa tendance à faire intervenir les manœuvres politiques dans les choses de religion. Cette fois cependant il put entrevoir un instant la réalisation de ses espérances. Kassa, qui avait jugé nettement la situation, se rapprocha de l’évêque italien, et lui promit, s’il était élu, de le reconnaître comme abouna de l’église d’Abyssinie. Kassa était trop attaché au rite national pour être de bonne foi dans cette avance ; mais Mgr de Jacobis pouvait d’autant mieux s’y tromper, qu’au point de vue de la constitution de l’église abyssine l’évêque romain était au moins aussi légal que l’évêque alexandrin. Salama, en apprenant cette nouvelle, commença par excommunier Kassa et tous ses adhérens, puis il réfléchit que Kassa était avant tout un ambitieux qui ne reculerait pas devant une révolution religieuse pour arriver à l’empire, et prêterait un appui fidèle à un évêque italien qui lui aurait valu un trône. Il ne se faisait illusion ni sur le respect inspiré au peuple abyssin par les vertus de Mgr de Jacobis, ni sur le mépris profond où il était lui-même tombé : il n’avait d’espoir que dans le pouvoir militaire ; il fallait donc s’en ménager le concours. Il prit son parti sur l’heure, et fit promettre à Kassa d’assurer son élection à la condition que son premier acte comme négus serait le renvoi de Mgr de Jacobis et de ses coadjuteurs. Le pacte fut conclu. Quelques jours après, l’assemblée de Gondar proclamait dedjaz Kassa négus nagast z’Aithiopiya, roi des rois d’Ethiopie, et Mgr de Jacobis était conduit sous escorte à la frontière avec tous les égards dus à sa personne et à son caractère.

Vendu et mystifié, Oubié, comme on devait s’y attendre, n’accepta point sa défaite et en appela bientôt à l’épée. Il lui restait une armée fidèle, commandée par son fils Chetou, qu’il n’aimait guère, qu’il humiliait même toutes les fois qu’il le pouvait, probablement parce qu’il voyait en lui un jeune fou dont les caprices belliqueux pouvaient compromettre l’avenir de son œuvre. Chetou avait formé deux escadrons d’élite, dont l’un portait le lemde[5] blanc, l’autre le noir, et qui avaient conquis au feu une réputation qu’ils tenaient à conserver. Militairement, Oubié restait donc aussi fort que Kassa ; mais ce dernier avait pour lui le cours des événemens qui, en politique, porte un homme au pouvoir irrésistiblement et presque sans effort. Oubié n’avait, pendant plus de vingt ans de règne, déployé aucune de ces qualités qui assurent à un prince, dans un temps de crise, des dévouemens affectueux et enthousiastes. Il avait semé la duplicité, le parjure, la terreur vulgaire et sans grandeur ; il allait récolter la désertion et la trahison cynique. Le vice-roi du Tigré venait de rentrer dans le Semen quand son rival le rejoignit, après une marche fatigante, en vue de la plaine de Dereskié, où se développaient sur une longue étendue les lignes de l’armée tigréenne. Kassa ordonna immédiatement l’attaque. Ses troupes répondirent par un murmure général de mécontentement, et le négus se troubla un instant ; mais il comprit bien vite que toute hésitation pouvait compromettre une victoire qui lui semblait assurée. Il se mit à parcourir le front de son armée, la harangua en paroles brèves et énergiques, lui rappela ses victoires passées, parla de l’ennemi avec dédain. « Est-ce donc ce vieillard tout perclus, dit-il, qui vous barrera le chemin ? Craignez-vous ces fusils chargés de poudre et de haillons ? Ces rochers et ces précipices arrêtent-ils votre courage ? Suivez-moi, et, si Dieu le permet, ce n’est plus Kassa que je m’appellerai demain ! »

La première charge des Amharas fut vigoureusement reçue par les fusiliers d’Oubié, qui firent de larges brèches dans leurs rangs. En même temps le brave Chetou, suivi de ses escadrons noirs et blancs, attaquait avec furie, et Oubié lui-même, malgré ses infirmités, donnait à ses soldats un exemple d’audace inattendu. La journée resta longtemps indécise ; mais Chetou tomba grièvement blessé, Oubié eut la jambe traversée d’un coup de lance de la main de Kassa lui-même, et son général Kokobié, avec son corps d’armée, passait à l’ennemi ou restait neutre (le fait n’a pas été bien éclairci). La victoire fut complète : Oubié tomba aux mains du vainqueur. Chetou, oublié sur le champ de bataille, se traîna dans les cavernes qui surplombent les belles vallées de la Menna, et y mourut des suites de sa blessure. Lorsque Kokobié vint réclamer la récompense de sa trahison, il en trouva une qu’il n’attendait pas. « Je me méfie du serviteur qui vend son maître, » dit froidement le négus, et Kokobié, mis aux fers, fut jeté dans les prisons de Tchelga, où il est encore.

La bataille de Dereskié est du 5 février 1855. Le surlendemain, le vainqueur se faisait couronner en grande pompe, aux applaudissemens de l’armée et du clergé, dans cette même église de Dereskié que le vaincu de la veille avait, en vue de son propre couronnement, fait bâtir et orner sous la direction d’un Européen établi en Abyssinie, un naturaliste assez connu en France, le docteur Schimper. Cette dérision du sort ne dut pas être une des moindres douleurs d’Oubié. Kassa prit le nom de Théodoros, porté avant lui par un négus qui n’avait pas régné sans gloire vers le XIIe siècle. Ce nom était comme le programme de son règne. Une tradition universellement connue en Abyssinie, citée par presque tous les voyageurs depuis Bruce, dit qu’un négus du nom de Théodore doit rétablir l’empire éthiopique dans son ancienne splendeur, détruire l’islamisme et enlever Jérusalem au croissant : espérance obstinée et touchante, avec laquelle un peuple écrasé de souffrances essaie d’échapper à ses déceptions du présent ! Le nouveau négus ramassait ce nom dans les légendes nationales et affirmait avec une audace communicative qu’il était l’homme des prophéties. Il est certain qu’en 1855 toute l’Abyssinie le crut, si elle n’a plus aujourd’hui la même foi. Quant à lui, était-il alors vraiment convaincu ? Question délicate, à laquelle, même après l’avoir personnellement connu, je ne sais trop que répondre. Je crois cependant qu’il était, sincère, et cela pour beaucoup de raisons trop longues à développer. Cette confiance lui inspira d’étranges ambitions : c’est alors qu’il proposa au tsar, « son frère de Moscou, » de combiner une marche sur Jérusalem et de se partager le monde musulman ; mais elle lui a, dans un ordre plus pratique, fait faire de grandes choses dont a profité l’Abyssinie.

Il restait à en finir avec les débris du parti qui venait de succomber. La prise du plateau d’Amba-Hai termina la soumission du Semen. Sur ce sommet, de près de 3,550 mètres d’altitude, Oubié avait ses trésors, 40, 000 talaris, beaucoup d’or et d’argent en lingots, sept mille fusils, sous la garde d’un de ses fils. Le vainqueur fit amener devant la forteresse Oubié chargé de chaînes, et fit dire au jeune prince, que la vie de son père dépendait de sa soumission. Cette mesure peu chevaleresque eut l’effet attendu, et la place capitula. À Amba-Hai ou dans une citadelle voisine était enfermé depuis dix-sept ans le vaillant Sobhogadis-Kassa, fils du prince de même nom tué en 1831 dans le combat de Maï-Islamaï, et victime lui-même d’une insigne trahison d’Oubié. Il courait le risque de ne faire que changer de chaînes, lorsque sa fille, princesse fort jeune et d’une remarquable beauté, alla trouver hardiment le nouveau négus et lui demanda la liberté de son père. Sa piété filiale, mieux encore, sa beauté, firent une favorable impression sur le jeune vainqueur, qui délivra Sobhogadis et prit pour favorite la gracieuse suppliante. La conquête du Tigré était finie : le négus donna cette vice-royauté importante à Balgada-Aræa, brillant soldat, sans capacité administrative, et, désormais assez fort pour tout oser, il mit Oubié aux fers.

Théodore mûrissait alors un projet cher au patriotisme abyssin, celui d’ouvrir une croisade contre les Turcs maîtres des basses terres qui avaient jadis appartenu à l’Abyssinie. Les troubles du sud ne lui laissèrent pas le temps d’agir. Il y a dans le nœud de montagnes qui sépare le Choa du gros de l’empire un peuple musulman de race étrangère, les Ouollos, colonie avancée de cette puissante race galla qui bat depuis trois siècles, comme une mer mugissante, les frontières de l’Ethiopie, qu’elle a déjà dévorée à moitié. Fédération de chefs indépendans dont les plus puissans étaient alors Oarkèt, princesse de Worra, et Adara-Billé, seigneur de Tehuladéré, les Ouollos avaient soulevé chez les chrétiens abyssins des colères légitimes : ils étaient en quelque sorte les reîtres de l’Afrique, prêtant au plus offrant leur redoutable cavalerie, et ajoutant à l’horreur des guerres civiles l’âpreté de leur haine fanatique contre les chrétiens. Théodore II, qui avait eu affaire à ces féroces mercenaires, s’était juré de les mettre hors d’état d’ensanglanter désormais les provinces chrétiennes, et ils eurent l’imprudence de le provoquer au moment même de son plus éclatant triomphe. Il apprit que les Ouollos, conduits par la princesse Oarkèt, avaient franchi les rampes abruptes du fleuve Bachilo et ravagé les provinces chrétiennes, principalement les églises. Théodore marcha sur eux. Oarkèt recula, et le négus, prenant pour base d’opérations la rive gauche du Bachilo, se mit en mesure de conquérir le pays entier des Ouollos. Ceux-ci, commandés par Adara-Billé, présentèrent bravement la bataille au négus, et furent taillés en pièces ; leur chef resta sur la place, et les prisonniers furent mutilés sans pitié. Les survivans renoncèrent à la lutte en rase campagne et se retirèrent dans les montagnes, laissant le vainqueur saccager le plat pays et enlever des milliers de captifs qu’il distribuait à ses soldats. Le négus choisit ensuite pour quartier d’hiver la place de Magdala, imprenable pour les Abyssins, sur la rive gauche du Bachilo : il en fit à la fois son arsenal et sa principale prison d’état, il y entassa des milliers de fusils qui, grâce à un long séjour et à un aménagement défectueux, sont aujourd’hui à peu près hors de service.

Théodore, quoique vainqueur, avait perdu la plus grande partie de son armée, et renonça provisoirement à ses vues sur les Ouollos. Un projet plus important l’occupait d’ailleurs tout entier. Les récits de notre compatriote Rochet d’Héricourt et du major Harris nous ont fait connaître ce royaume de Choa, fondé il y a un siècle et demi par un chef heureux qui profita de la faiblesse du gouvernement des négus pour démembrer l’empire et former une dynastie sur l’extrême frontière du sud-est. La politique militaire de Théodore II exigeait le retour à la monarchie de ce rameau détaché par les révolutions, et la circonstance était favorable. La mort avait frappé Sahlé-Salassié, prince habile, bien qu’il ne fut pas tout à fait le Salomon africain dont parlent les plus récens voyageurs. Son fils Melekot était loin de posséder son intelligence politique, ou plutôt cette bonhomie rusée qui cachait une énergie à laquelle les grands vassaux se gardaient bien de se heurter. Théodore marcha de Magdala sur Ankober, capitale du Choa, et Melekot vint au-devant de lui avec une armée nombreuse et aguerrie. La nuit qui précéda la bataille, Melekot mourut subitement. On eût pu faire bien des conjectures étranges sur cette mort opportune ; mais ce qui prouve que Théodore était à l’abri d’un soupçon d’empoisonnement, c’est que ce soupçon n’a jamais été exprimé dans un pays aussi méfiant que l’Abyssinie. Les nobles, consternés, se réunirent en conseil. Ils tenaient surtout à l’autonomie de leur petit état, et décidèrent qu’ils combattraient à tout prix, et que, pour prévenir l’impression fâcheuse de cet événement sur le moral du soldat, on aviserait à le cacher. Le lendemain matin en effet, les Choas marchèrent vaillamment à l’ennemi, précédés d’une litière fermée qui était censée abriter le roi souffrant ; ils se battirent admirablement, mais finirent par être écrasés. Théodore profita de la victoire avec une rapidité à laquelle les Abyssins n’étaient pas habitués : il escalada la formidable position d’Ankober, bâtie au sommet d’un pain de sucre où les chamois ne monteraient pas sans peine, annexa le royaume à son empire, mit un petit nombre de chefs influens aux fers, eut l’adresse de ne pas froisser les nobles secondaires, auxquels il laissa leurs charges et leurs commandemens, annula les traités conclus par Sahlé-Salassié avec la France.et l’Angleterre, et dirigea triomphalement sur Devra-Tabor les canons anglais et français trouvés à Ankober. Il n’était pas encore parti, quand il reçut la nouvelle que la faction de Beurrou s’agitait au Godjam. Il y accourut comme la foudre et fit couler des flots de sang. Une femme fut brûlée vive par le seul motif qu’elle était mère ou épouse de l’un des chefs insurgés. Du reste, ces exécutions ne déracinèrent pas l’esprit d’indépendance locale qui régnait dans ces provinces éloignées. Un an après le départ de Théodore, Tedla-Gualu, le jeune chef à qui il avait confié le Godjam, se déclarait indépendant et refusait le tribut.

À ce moment même (juillet 1855), une autre insurrection plus sérieuse était partie du Tigré, où la famille d’Oubié avait encore bien des partisans. Les jeunes fils d’Oubié, n’osant pas risquer la vie de leur père prisonnier en se soulevant d’une manière ouverte, avaient jeté les yeux sur un ancien compagnon d’armes de Théodore, retiré, depuis la bataille de Dereskié, dans les montagnes du Semen, — Agau Négousié[6]. Proclamé négus, Négousié fit l’irrésolu et résista quelque temps : il fallut une demi-violence pour le mettre sur l’alga, en d’autres termes sur le trône. Ce pas décisif fait, il fallait agir et rallier ou écraser les chefs voisins indécis. Négousié marcha contre eux, les battit et entra solennellement à Gondar, où il fut reçu (août 1855) par les debteras (lettrés), déjà fort inquiets des velléités réformatrices de Théodore II. Il marcha de là sur le Tigré, où le parti théodoriste s’était fortifié sous la direction du vice-roi Balgada-Aræa. Le frère de ce dernier périt près d’Haouzène, dans une bataille sanglante où Négousié fut à la fois vainqueur et blessé. Toutes les provinces voisines acclamèrent aussitôt le prétendant. La révolte était partout victorieuse, et c’est alors cependant qu’elle subit un temps d’arrêt. Les regards restaient désormais tournés vers Gondar, où Théodore venait de rentrer, et interrogeaient avidement le mystère qui enveloppait encore la politique du nouveau règne.


III

Les premiers actes du négus Théodore II furent empreints d’un sens pratique et d’une modération qui contrastent singulièrement avec sa conduite présente. Pourtant, si, au moment même où les cloches de Dereskié annonçaient son avènement au trône des David et des Fasilidès, il eût jeté un regard en arrière et songé au temps si récent de sa proscription et de ses misères, on eût pu comprendre que la tête alors lui eût tourné. Jamais pourtant il ne l’eut plus saine qu’à cette heure critique, et le programme qu’il suivit pendant quatre années justifie bien l’engouement dont il fut d’abord l’objet de la part de quelques Européens. Son idée était fort simple : il voulait régénérer l’Abyssinie et tirer de son antique civilisation les élémens mêmes de sa renaissance. Cette idée, au fond chimérique, avait de grandes séductions pour l’immense orgueil national des Abyssins, et n’exposait pas le négus à rencontrer ces résistances qui ont forcé le tsar Pierre et le sultan Mahmoud à inaugurer leurs réformes dans le sang.

L’Abyssinie en effet, dans sa plus grande décadence, offre aux yeux du voyageur non prévenu les assises principales d’un ordre social assez avancé. La féodalité y existe, mais elle n’y est pas plus puissante qu’en Angleterre ; les institutions sont très démocratiques, les rouages administratifs simples, la législation est celle du code Justinien, avec quelques modifications nécessitées par l’esprit abyssin, la propriété bien définie, les droits individuels garantis par le droit d’appel à l’empereur, la famille entourée de sécurités, le commerce protégé, les vengeances politiques et les violences de la guerre neutralisées par l’inviolabilité des nombreux ghedem (lieux d’asile). La loi est bonne et féconde en soi : c’est la faute de la barbarie amenée par une anarchie sans fin, si la noblesse est batailleuse et pillarde, l’église cupide, la justice vénale, le mariage annulé par l’exemple contagieux de l’aristocratie, le droit d’asile et celui des caravanes parfois violés. Il ne fallait, selon le vainqueur de Dereskié, que revenir à l’ancien code royal (tarika-nagast), et l’appliquer avec une vigueur impitoyable.

La réforme judiciaire, la réforme religieuse, se partagèrent dans les premiers temps du règne la sollicitude de Théodore. Le principal besoin de l’Abyssinie était la sécurité des routes et en général des campagnes, parcourues de tous côtés par des bandes pillardes. Une proclamation royale, datée du camp de l’Ambadjara, près de Gondar (août 1855), ordonnait « que chacun retournât à la profession de ses pères, le marchand à sa boutique, le paysan à la charrue. » L’édit fut exécuté avec une rigueur draconienne, et on vit des choses impossibles ailleurs qu’en Abyssinie. Les gens de Tisbha, bandits incorrigibles, dont le village occupe un contre-fort de la montagne d’Ifag, vinrent au camp de Théodore armés jusqu’aux dents, et demandèrent au négus la confirmation de leur droit, reconnu par David le Grand, d’exercer la profession de leurs pères. « Quelle est cette profession ? demanda le négus sans défiance. — Voleurs de grande route, répondirent-ils insolemment. — Écoutez bien, dit Théodore surpris et se contenant, votre profession est périlleuse, et l’agriculture vaut mieux. Descendez dans la plaine et cultivez-la : c’est la plus belle terre de l’empire, le Lamghé. Je vous donnerai moi-même des bœufs et des charrues. » Ils furent inébranlables. Le négus finit par dire oui et les congédia. Comme ils s’en retournaient, fiers d’avoir, à ce qu’ils croyaient, intimidé le souverain, ils furent rejoints en route par un escadron de cavalerie dont le chef dut leur prouver clairement que si David le Grand les avait autorisés par une charte à vivre des grandes routes, il y avait un décret d’un roi encore plus grand, le saint roi Lalibela, qui autorisait la gendarmerie à sabrer les voleurs. Aussi n’en resta-t-il guère, et je ne fus, pour ma part, nullement inquiété quand je vins séjourner à Tisbha en janvier et en mai 1863.

Le corps judiciaire était fort dépravé. Il y avait à Gondar une sorte de cour suprême, celle des douze likaouent[7], conservatrice du code, et qui balançait l’autorité impériale. On en citait des traits de vénalité cynique comme celui du lik Asgo, qui, ayant accepté d’un plaideur un pot de miel et de son adversaire une mule, puis ayant favorisé ce dernier, répondit aux plaintes de l’autre : « Que veux-tu, mon ami ? ton pot a été cassé par une mule d’un coup de pied ! » Le négus eut l’art de ne point violer la loi envers ces audacieux prévaricateurs et d’obtenir d’eux-mêmes leur abdication. Dans une affaire où il était personnellement intéressé, il réunit les likaouent et leur exposa le débat en leur demandant ce que décidait le code. « Sire, répondirent les juges embarrassés, le code, c’est votre majesté. » Il les prit au mot, supprima leur juridiction, tout en leur laissant un titre honorifique et viager, et se substitua à eux comme cour d’appel pour tout l’empire. Vu l’esprit de chicane du peuple abyssin, il y avait de quoi effrayer tout autre homme que ce travailleur infatigable. J’ai pu juger moi-même de cette activité de Théodore, attestée par d’autres voyageurs. Après une veille très prolongée, le négus prenait trois ou quatre heures de repos, qu’interrompaient, dès deux heures du matin, les nombreux plaideurs qui venaient prendre rang en prononçant le cri qui tient lieu du haro des Normands : Djan-ho, djan-ho, djam-hoï ! (majesté ! majesté !). Les plaidoiries commençaient presque aussitôt et ne finissaient parfois qu’à dix heures. Un carré composé d’officiers, de soldats, de plaideurs attendant leur tour, formait l’audience. Cette justice rustique et expéditive a été l’un des principaux moyens de popularité du négus : elle était sévère dans les grandes choses, joviale dans les petites. Un jour un paysan plaidait contre le tchèka (maire) de son village, qui l’avait appelé donkoro (imbécile), injure prévue dans le code. « Tu paieras l’amende, dit le négus au maire. Il ne doit pas y avoir d’imbéciles dans mes états. » Un autre jour, on lui amène un soldat qui avait assassiné deux marchands sur la route. « Pourquoi les as-tu tués ? demande le négus. — J’avais faim. — Mais ne pouvais-tu au moins leur prendre seulement le nécessaire et épargner leur vie ? — Si je ne les avais tués, dit naïvement le soldat, ils auraient défendu leur bien. » L’empereur, exaspéré de ce cynisme ingénu, lui fait couper les deux mains, les lui fait servir dans un plat, et lui dit : « Ah ! tu avais faim ? Eh bien ! mange ! »

Ce système draconien eut des résultats immédiats. Les routes, sans cesse ensanglantées jusque-là par le brigandage et la guerre civile, devinrent aussi sûres que celles de France ou d’Allemagne. Un habitant de Djenda me disait l’an dernier que ce village ne comptait pas avant Théodore II un seul jour de marché qui ne fût suivi de quelque assassinat : sous le nouveau règne, pas un seul meurtre n’avait été signalé dans le bourg ou la banlieue. Il faut lire les voyages faits en Abyssinie de 1830 à 1845 pour apprécier le bienfait d’une sécurité si rapidement obtenue et la vigueur de la main qui l’imposa : « moi-même je me souviens de m’être dix fois attardé en pleine campagne, à nuit close, à 4 et 6 kilomètres de ma résidence, en compagnie d’un seul serviteur sans armes comme moi, ’et jamais l’idée ne m’est venue à l’esprit que je pouvais courir l’ombre d’un danger. Certes en territoire égyptien, je n’eusse pas été aussi tranquille.

Ce n’était pas seulement la voie publique qui réclamait l’établissement de l’ordre ; la société n’en avait pas moins besoin. Une féodalité sans frein avait, malgré les lois, à peu près supprimé le mariage ; il était devenu de bon ton de remplacer le mariage religieux par un lien civil rompu au premier caprice. Tous les grands barons avaient à côté de l’oizoro légale, de la matrone entourée d’un respect menteur, fière, indolente et délaissée, un état-major de jolies servantes au minois éveillé, partageant leur amour peu farouche entre le maître tout-puissant et les beaux garçons qui encombraient les antichambres. C’était à peu près le harem, moins le nom. Impuissant à remonter un pareil courant, le négus fit au moins quelque bien, d’abord en payant d’exemple, puis en rendait un décret qui obligeait tous les officiers et soldats à ne garder qu’une seule femme.

L’œuvre la plus périlleuse à tenter, c’était la réforme religieuse. Les amis des classifications absolues n’ont pas hésité à déclarer l’église abyssine hérétique et eutychienne. La vérité est que le christianisme abyssin est le catholicisme, mais un catholicisme barbare ; l’eutychianisme n’est là qu’une opinion, discutable comme tant d’autres et nullement officielle, et l’Abyssinie n’est séparée de l’église romaine que par des questions insignifiantes dont Rome est la première à faire bon marché. Les Abyssins avaient reçu le christianisme, au IVe siècle, de l’église d’Alexandrie, à laquelle ils étaient restés étroitement unis. Pour resserrer encore davantage cette union, la constitution ecclésiastique promulguée au XIIe siècle par le fameux saint Thekla Haïmanot avait décrété que l’abouna ou archevêque d’Abyssinie serait toujours un étranger, un Copte désigné par le patriarche d’Alexandrie. La même constitution donnait à l’église les deux tiers du territoire national, propriété énorme et oppressive qui s’augmenta encore des dons nombreux des négus et des plus pieux balagoult (nobles, gens à fief). Tous les abus de la mainmorte pesaient sur les paysans tenanciers de l’église, devenue avare et rapace, et n’étaient pas compensés par l’inviolabilité dont jouissaient en temps de guerre ces terres privilégiées. Le négus porta sur cette constitution sacrée la main de fer d’un niveleur victorieux : à la suite d’une violente philippique contre les vices du clergé, il déclara la mainmorte une iniquité et un péril national, et fit passer toutes les terres de l’église dans le domaine de la couronne, en assurant un revenu aux desservans, en laissant aux abbayes assez de terres pour nourrir leurs habitans, et à l’abouna quelques belles propriétés, comme Addi-Aboun, près d’Adoua, dans le Tigré, et de Djenda, dans le Dembea. Le peuple vit cette réforme avec assez de faveur ; mais dans toutes les conspirations et les révoltes postérieures Théodore II trouva, sans trop s’en étonner, la main mystérieuse de l’abouna et du corps nombreux dont il était le chef.

Le propre de l’absolutisme est d’aimer la politique de bascule. À l’abouna, qu’il dépouillait et qu’il craignait encore, Théodore avait accordé, un peu à contre-cœur, la proscription des catholiques romains. Il avait personnellement de la sympathie pour Mgr de Jacobis, mais il professe en matière de culte l’opinion de Louis XIV, qu’un état bien gouverné ne doit avoir qu’une seule religion, celle du souverain. À peine Mgr de Jacobis avait-il été reconduit à la frontière qu’un fort parti de cavalerie s’était rué sur le paisible village d’Alitiéna, voisin d’Halaï, lieu de retraite de l’évêque italien ; il voulait saccager l’église et expulser les prêtres : les paysans défendirent leurs pasteurs au prix de leur sang, car il y eut un mort et des blessés. Toutes ces rigueurs impolitiques inauguraient tristement le nouveau règne, et des correspondances religieuses empreintes d’une irritation poussée souvent jusqu’à l’injustice signalaient à l’Europe comme un second Dioclétien le restaurateur de l’Ethiopie. J’ai assez connu le négus pour être persuadé qu’il n’écoutait guère que la raison d’état, et que le fanatisme n’était pour rien dans ces violences. Il sentit cependant le tort qu’elles pouvaient faire à sa renommée en Europe, et pour y parer il adressa aux consuls de France et d’Angleterre à Massaoua une lettre où il présentait les mesures prises contre les missionnaires comme le châtiment de leurs intrigues politiques, qu’il avait, on l’a vu, provoquées et exploitées le premier. Il déclarait d’ailleurs que, pour prouver qu’il n’avait pas été mû par une haine aveugle contre les Européens, il était prêt à combler de présens et de concessions de terre ceux qui voudraient bien venir initier les Abyssins à l’agriculture et aux arts manuels.

Il est facile de voir, à travers tant d’actes si contradictoires au point de vue moral, la trace d’une pensée unique, qui ne manquait ni de logique ni de grandeur. « L’empire a dépéri, disait le négus, parce que les souverains légitimes ont cessé de gouverner avec un bras fort, un cerveau intelligent, un cœur pieux. Dieu a retiré sa faveur à la lignée de Salomon ; il a donné la force aux barbares, aux Turcs, qui nous ont pris le Sennaar et Massaoua, aux Gallas, qui nous ont repoussés jusqu’à l’Abaï ; mais, comme il ne veut pas que son peuple périsse, il m’a tiré de la poussière et m’a commandé de restaurer le pouvoir impérial tel qu’il était au temps du négus Kaleb et des glorieux empereurs qui conquirent l’Yémen, et de revendiquer enfin partout contre les musulmans les anciennes limites de l’Abyssinie. Mon empire va jusqu’à la mer… » Ce dernier mot était grave, car il annonçait l’intention de réclamer par l’épée le littoral sauvage et presque désert arraché au XVIe siècle par la Porte à la faiblesse insouciante du roi des rois. Les gouverneurs de Massaoua ne sont pas encore rassurés aujourd’hui sur les intentions définitives de leur redoutable voisin, trop intelligent pour ne pas sentir qu’il faut à un grand état un port maritime, sous peine de dépendre, dans ses besoins les plus élémentaires, des états plus favorisés. La Porte, qui ne tire de Massaoua aucun avantage politique ou financier, comprend très bien qu’elle possède la clé de l’Abyssinie, et, trop faible pour en profiter comme elle l’eût pu tenter sous Sélim le Grand, elle se donne le plaisir puéril et malfaisant d’affaiblir un grand état chrétien en veillant rigoureusement à ce qu’il ne reçoive par là ni armes ni munitions de guerre. Reste à savoir ce que deviendra cette vieille prohibition le jour où il plaira au négus, mieux inspiré, de répondre franchement aux avances de l’Europe et de lui demander les armes perfectionnées qu’il cherche si coûteusement à imiter chez lui.

Ses prétentions sur le Sennaar et la Nubie sont très discutables, et s’expliquent par un malentendu qu’entretient la pédante courtisanerie des Européens qui l’environnent. Les Abyssins, en adoptant le christianisme, ont tenu à se rattacher à quelqu’un des peuples cités dans l’Ancien Testament, et, comme leur Bible a été traduite des Septante, ils y ont pris sans façon le nom d’Éthiopiens, qu’ils ont appliqué à leurs ancêtres. Au titre de rois d’Axum, qui paraît avoir été le premier titre connu de leurs souverains, s’est substitué, on ne sait quand, celui de roi des rois d’Ethiopie. Je n’ai pas besoin de rappeler ici que l’Ethiopie des Grecs et des Romains était, dans sa plus vague extension, toute l’Afrique orientale moins l’Égypte, et, dans son sens restreint et précis, la Nubie à partir de Syène. On sait aujourd’hui où régnaient les deux reines Candace et où s’élevait Méroé. Théodore II, peu familiarisé avec ces subtilités d’érudition, savait seulement qu’il était empereur d’Ethiopie, et qu’au temps de David et de Salomon, — l’idéal des temps historiques à ses yeux, — l’Ethiopie s’étendait jusqu’au tropique : aussi dès son avènement annonça-t-il l’intention de reprendre aux Égyptiens toute la Nubie jusqu’au-delà de Dongola, tout en remettant l’exécution de ce dessein à une époque plus favorable.

Je n’ai pas encore parlé de deux hommes qui ont eu sur le négus Théodore une grande influence, que quelques écrivains ont même exagérée. C’étaient deux Anglais, MM. James Bell et Walter Metcalfe Plowden. Ce dernier avait été nommé consul d’Angleterre à Gondar, et avait conclu en 1849 un traité de commerce avec ras Ali. Il avait de bonne heure deviné les hautes destinées de Kassa et s’était attaché à lui, le suivant partout, vivant en partie de ses libéralités, sans invoquer jamais son titre officiel de consul, car l’ombrageuse méfiance des Abyssins ne le lui eût pas permis. « Nous ne voulons pas, disait en 1856 un chef abyssin au consul de France de Massaoua, laisser les consuls étrangers se créer comme des états séparés dans notre empire. Nous avons bien reçu M. Plowden voyageur : on a dit qu’il est consul ; mais, s’il avait invoqué les privilèges de son titre (ajoutait ce chef avec la jactance particulière à sa nation), il n’eût pas vécu vingt-quatre heures[8]. »

M. Bell était un ancien volontaire de la marine anglaise, attiré en Abyssinie par l’amour de l’inconnu, retenu auprès du futur empereur par une sympathie qui était devenue une espèce de culte. Longtemps avant la bataille de Dereskié, il s’était attaché à sa fortune, bonne ou mauvaise, veillant sur lui comme un dogue fidèle, couchant en travers de sa porte, et cette sympathie passionnée lui était largement rendue. Le négus écoutait volontiers ses conseils désintéressés et sincères, parfois hardis, et se faisait expliquer par lui l’histoire, la force comparée, la politique et la situation présente des états européens. On jugera par un seul fait de l’ascendant sans égal que M. Bell possédait sur cet homme étrange. Un jour qu’il avait demandé justice à son royal ami de je ne sais quel grief et n’avait rien obtenu, il se souvint du vieil usage féodal qui permet au gentilhomme abyssin, lorsqu’il est à cheval et sous les armes, de parler au souverain avec la franchise la plus absolue. Aussitôt il prend sa lance et son bouclier, monte à cheval, s’en va trouver le négus assis au milieu de tous ses chefs à la porte de sa tente, et lui reproche vertement ses caprices, sa tyrannie, son ingratitude. Théodore se tait ; le soir, les deux amis soupent ensemble comme d’habitude, le négus sort un instant, il rentre portant sur le cou une grosse pierre et s’incline devant M. Bell. D’après la loi du pays, tout offensé a droit à cette réparation de la part de l’offenseur, quelle que soit la différence des rangs, et le négus, restaurateur des vieux usages, n’avait garde de s’y soustraire. M. Bell, surpris et confondu, se précipita vers lui, lui prit la pierre des mains et le pria avec une brusquerie respectueuse de ne pas oublier à l’avenir son rang de souverain. Il est bon d’ajouter que l’Anglais traité par Théodore avec tant d’égards avait le titre de licamankuas, c’est-à-dire qu’il était l’un des quatre officiers qui portent aux jours de bataille le même costume que le négus, pour dérouter les ennemis acharnés à le tuer : grade périlleux, purement honorifique (il ne rapporte ni traitement ni fiefs) et extrêmement recherché d’un peuple monarchique et chevaleresque. M. Bell était l’introducteur de tous les Européens auprès de son prince. Son obligeance n’avait pas de limite et ne connaissait aucune nationalité. Il entretint toujours Théodore dans des sentimens de sympathie pour la France qui étaient naturels chez le négus.

La faveur dont jouissaient ces deux Anglais parut sans doute à M. Gobat, le missionnaire suisse, devenu plus tard évêque de Jérusalem, une excellente occasion de reprendre ses projets sur l’Abyssinie. Une sorte de séminaire avait été fondé à Bâle sous son patronage, dans un ancien couvent appelé Saint-Crischona. On y formait pour les missions étrangères, principalement celles d’Afrique, de jeunes ouvriers de la Suisse et de la Souabe à qui on donnait une éducation théologique très sommaire. Le principe de Saint-Crischona et en général de la propagande protestante peut se résumer ainsi : le meilleur moyen de donner à un peuple encore barbare une haute idée du christianisme européen est de lui faire apprécier avant tout les bienfaits de notre civilisation en les lui faisant partager. Il faut donc commencer non par des prédicateurs, mais par des éducateurs professionnels. Ce principe est bon et pratique en soi, mais l’application à Saint-Crischona en était défectueuse. En général, le monde mesure le zèle des apôtres de tout genre aux sacrifices qu’ils font à leur foi, et se méfie de ceux qui gagnent de l’argent tout en s’occupant de l’âme de leur prochain. La direction de Saint-Crischona avait décidé que douze stations, dont chacune porterait le nom d’un apôtre, seraient échelonnées sur la route de Jérusalem à Gondar. Le plan de cette via sacra était fort beau, mais dispendieux, presque impraticable. Onze stations sur douze étaient en pays musulman, et quiconque a vu l’Orient connaît l’impossibilité de faire une seule conversion sérieuse dans l’Afrique islamite. .À cette objection, on répondait que ces onze premières stations n’avaient aucun but de prosélytisme, et devaient être seulement des stations commerciales pour les approvisionnemens de la mission d’Abyssinie. Soit ; mais était-il bien dans l’intention des souscripteurs de l’œuvre que leurs deniers servissent à soutenir des spéculations privées étrangères à leurs intérêts religieux, puisque ces approvisionnemens pouvaient se faire à meilleur marché au moyen d’un agent de confiance envoyé quatre fois l’an à Khartoum ou à Massaoua ?

C’est en 1856 que ces tentatives de propagande religieuse se signalèrent par un commencement d’application. M. Martin Flad arriva de Bâle en Abyssinie ; il était suivi d’une dizaine de compatriotes qui sont restés avec lui jusqu’à ce jour, et qui s’installèrent les uns à Djenda, les autres à Darna, dans la province de Dembea, et la plupart sur la colline de Gafat, à une heure de Devra-Tabor. Ils furent très bien reçus par le négus, qui tenait à faire oublier l’expulsion récente des lazaristes ; mais lorsqu’ils demandèrent le droit de prêcher leurs doctrines, Théodore II leur fit vite comprendre qu’il ne tolérerait aucune discussion de dogme, et leur permit seulement de faire de vagues prédications de morale générale. Par exception, M. Flad et quelques autres furent autorisés par le négus à tenter la conversion des Falachas (juifs abyssins), qu’il n’aimait point, et des prisonniers gallas que la guerre des Ouollo avait répandus dans le pays. Devant une pareille décision, il n’y avait qu’un parti à prendre : suivre le précepte de saint Paul et porter l’Évangile à quelque peuple plus disposé à l’accueillir ; mais ce n’était pas le compte du révérend missionnaire Gobat, et, sous le prétexte commode qu’il convenait d’attendre un coup de la grâce, on resta. Il fallut bientôt satisfaire à d’étranges fantaisies du négus. Ayant lu dans la Bible que David allait à la guerre monté sur un char, Théodore commanda à ses Européens de lui en faire un, leur laissant toute latitude pour la forme. Aussi ne lui fit-on pas un char antique sur le modèle des peintures étrusques, mais une manière de chariot peint en vert que les Abyssins prenaient pour une machine de guerre mystérieuse. Cet engin fut porté à bras au camp, car on avait oublié de construire des routes pour le faire circuler. Il fut mis hors de service au bout de quelques jours, et les débris du char impérial ornent à présent l’arsenal de Magdala. Le négus, sans trop s’inquiéter du résultat de ce premier essai, ordonna aux missionnaires de lui fabriquer un mortier et des obus. Ceux-ci déclarèrent d’abord qu’ils n’avaient jamais appris à en faire. Ce fut alors la répétition, moins tragique, de la scène du dey d’Alger et des forçats si plaisamment racontée par M. Raffenel dans son Voyage au Sénégal. Les récalcitrans ne furent pas décapités, mais simplement mis aux arrêts, leurs serviteurs jetés dans les fers, et pour ne pas mourir de faim ils déclarèrent qu’ils allaient essayer. Deux d’entre eux étaient un peu mécaniciens : un déserteur polonais, autrefois artilleur, leur fabriqua un moule, et l’empereur vint en personne à Gafat assister au premier essai, qui réussit, c’est-à-dire que l’obus partit et éclata en l’air. Le négus rentra chez lui très agité, sans prononcer une parole, et fit à ses fondeurs-apôtres une première distribution de subsides avec une libéralité qui attestait l’impression produite sur son esprit.


IV

De graves événemens vinrent bientôt l’arracher à ces préoccupations secondaires. Les campagnes dirigées en 1855 par le négus, d’abord contre les Ouollos, puis contre le Tigré et le prétendant Négousié, avaient ému l’opinion au Soudan et même en Égypte. Saïd-Pacha, qui faisait précisément alors son voyage triomphal du Soudan, eut un moment, paraît-il, la velléité d’envahir l’Abyssinie et de se mesurer contre le nouvel empereur. Les prétextes ne manquaient pas. Les Égyptiens avaient gardé quelque sympathie pour Oubié, voisin pacifique à qui succédait un gouvernement plus inquiet et moins traitable ; de plus Théodore avait peut-être lancé quelqu’une de ces bravades dont il abuse. Enfin on craignait (et l’événement a justifié ces craintes) des persécutions contre les musulmans abyssins. Néanmoins une agression égyptienne dans les circonstances où l’on se trouvait alors eût été une violence gratuite, et l’Europe n’eût pu la voir s’accomplir de sang-froid. Les consuls-généraux d’Alexandrie posèrent nettement leur veto. Le pacha dépité déclara que le Soudan n’avait pour lui d’importance que comme porte ouverte sur l’Abyssinie, et que, puisqu’il n’était pas libre d’y entrer, il désorganiserait le Soudan. Il tint parole. La capitale fondée par Méhémet-Ali au confluent des deux Nils n’est plus qu’un nid de négriers en faillite. Saïd dut se borner à envoyer en ambassade au négus le chef spirituel des chrétiens d’Égypte, abouna Daoud (David), afin d’obtenir quelques garanties de paix à la frontière et de sécurité pour les musulmans de l’intérieur.

David arriva à Devra-Tabor en décembre 1856. La première entrevue fut moins qu’amicale. Le négus, avec cette défiance fébrile qui est le trait le plus saillant de son caractère, ne put s’imaginer qu’un prélat chrétien vînt à lui sous le patronage d’un prince musulman, et s’imagina que c’était un mahométan déguisé en patriarche. Il lui demanda sèchement si c’était le dévouement à la cause chrétienne ou l’obéissance à Saïd-Pacha qui l’avait amené en Abyssinie. La conduite de l’abouna autorisait assez la supposition de Théodore. David faisait ouvertement, même en Abyssinie, la traite des esclaves gallas. Il ne comprit pas du premier coup à quel esprit hautain et absolu il avait affaire, et crut devoir traiter Théodore comme ses prédécesseurs traitaient les rois fainéans de Gondar. Il alla si loin que le négus, sans rien dire, tira un pistolet de sa ceinture et l’arma, puis, ajustant le patriarche terrifié : « Mon père, lui dit-il avec calme, bénissez-moi ! » David tomba à genoux, et d’une main tremblante octroya la bénédiction demandée. Cette leçon ne le corrigea point : un autre jour, il parlait d’excommunication, mesure grave, car une révolution pouvait en résulter. Le négus pria alors le chef de son église, Salama, de le relever de l’excommunication, et l’abouna, comprenant parfaitement le sens impératif de cette prière, s’empressa d’y déférer. Théodore avait assigné à chacun des deux prélats, non loin de son pavillon, une zériba ou enclos d’épines où ils étaient à peu près aux arrêts, bien qu’entourés de soins et de respects obséquieux. David, sur le seuil de sa porte, étendit un bras menaçant vers le pavillon du négus et prononça l’excommunication canonique, à laquelle Salama, posté au milieu de sa zériba, répondit par un veto non moins légal. Le patriarche alors, se tournant vers son suffragant, lui déclara fièrement qu’il était son supérieur, et que nul ne pouvait délier ce qu’il avait lié. « Tu es mon supérieur à Alexandrie, répliqua Salama ; mais en Abyssinie tu n’es rien, et je suis tout ! — Prêtre rebelle, dit David, je t’excommunie avec ton maître ! — Et moi, je t’excommunie aussi, dit l’abouna, et mon excommunication est seule valable. » Bref, pendant deux jours, la formule redoutée volait d’une zériba à l’autre, au grand scandale des soldats, qui ne savaient plus auquel croire de ces deux arbitres infaillibles de la foi. Le négus n’était pas fâché de donner à ses soldats cette leçon pratique de scepticisme et de ruiner dans leur esprit un pouvoir qu’il redoutait dans l’avenir. Il fit cesser le scandale quand il jugea qu’il avait assez duré. Le patriarche David retourna au Caire sans avoir pu rien obtenir. Par représailles, il fit saisir illégalement tout ce que les Abyssins possédaient à Jérusalem, c’est-à-dire le couvent fondé par les anciens rois éthiopiens pour les pèlerins de cette nation allant en Terre-Sainte. Le couvent et les biens qui en dépendaient furent vendus à l’évêque russe de Jérusalem pour 60,000 dollars, qui entrèrent dans la caisse du patriarche. Les moines abyssins réclamèrent ; le pacha de Jérusalem, gagné, dit-on, par un bakchich donné à propos, les fit mettre aux fers et consacra la spoliation, que le négus n’a jamais pardonnée aux Coptes ni à leurs patrons musulmans.

Pendant ces négociations infructueuses avec l’Égypte, la révolte du Tigré prenait subitement l’importance d’une question diplomatique, et entrait dans une phase nouvelle. Du fond de sa retraite de Halaï, Mgr de Jacobis attendait patiemment l’occasion de porter un coup sérieux à un pouvoir persécuteur qu’il n’avait, on le sait, jamais reconnu. L’affaire du Tigré lui parut vigoureusement engagée, et il n’hésita pas à y entrer en lui donnant une direction politique et religieuse qui lui manquait encore. Pour sonder le terrain, il envoya à Négousié un agent obscur chargé de lui demander, maintenant qu’il possédait la totalité des anciens domaines d’Oubié, la liberté religieuse qu’Oubié avait spontanément accordée aux catholiques. Cette ouverture, qui n’avait rien de compromettant, fut bien accueillie du jeune prétendant, qui comprit sans peine le parti qu’il pouvait en tirer ; il répondit par les assurances les plus bienveillantes, mais ne s’engagea pas non plus au-delà de ce qui était nécessaire, et invita Mgr de Jacobis à rester encore quelque temps à Massaoua, sous prétexte que l’entrée en Abyssinie pendant les pluies pouvait compromettre sa santé.

Peu après, M. Chauvin-Belliard, agent consulaire de France à Massaoua et tout dévoué aux projets de Mgr de Jacobis, vint visiter Négousié à Diksan, près de la frontière, et fit le premier pas qui engagea la politique française dans les affaires de l’Abyssinie. Le gouvernement français, confiant dans l’unanimité des rapports que lui adressaient ses agens directs ou indirects dans la Mer-Rouge, reconnut Négousié, qui se hâta d’envoyer à Paris deux ambassadeurs indigènes, escortés d’un capucin piémontais et porteurs d’un acte de cession à la France des îles de Desset et Ouda, voisines de Massaoua, ainsi que du port de Zoula, l’ancienne et célèbre Adulis des Ptolémées. Mgr de Jacobis poussait cette affaire avec une ardeur passionnée que n’approuvaient pas ses supérieurs, désireux d’éviter le reproche d’ingérence des missionnaires dans la politique. L’ambassade fut bien reçue à Paris. Le gouvernement français, n’ayant que des informations d’une exactitude contestable, adopta une ligne de conduite qui a été injustement critiquée plus tard, et qui était alors la seule possible. Il reconnut Théodore II roi de l’Abyssinie centrale, Négousié roi du Tigré, et, tout en ouvrant des relations avec le second, resta en termes courtois avec le négus, qui jugea bon, sans prendre le change, de ne point s’aliéner la France.

Le succès diplomatique de Négousié avait besoin d’être appuyé d’une vigoureuse action militaire. Les provinces au nord du Mareb étaient encore au pouvoir de dedjaz Haïlo, général théodoriste. Celui-ci s’y croyait bien à l’abri d’une attaque de la part du prétendant, séparé de lui par deux provinces et la rude vallée du Mareb ; mais il avait compté sans un de ces coups de foudre stratégiques inconnus en Abyssinie avant Théodore II, et que Négousié sut heureusement imiter. Le prétendant arriva en un jour (septembre 1858) de Diksan au cœur du Seraoué, par une marche de quinze heures à travers un pays sauvage et prodigieusement accidenté : il écrasa Haïlo dans un seul combat près de Sabzega, lui tua son fils Tesfa-Zion, jeune chef populaire qui donnait de brillantes espérances, et le chassa lui-même dans les voïna dega (plateaux moyens) des Bogos ; puis il soumit le Seraoué, le Hamazène et le Demblas, provinces septentrionales du Tigré, sans coup férir. Les belliqueux habitans de la kolla ou terres basses de Kouayn essayèrent de lui résister : retranchés sur une montagne inaccessible de front, ils défiaient l’envahisseur et battaient leur nagarit (tambour de guerre) jusqu’au moment où un corps d’élite, tournant la position, les surprit et en fit un massacre terrible.

Ces victoires du prétendant ne prenaient pas le négus au dépourvu. Son principal agent au Tigré lui écrivait d’arriver au plus vite, et lui donnait la nouvelle (absurde, mais qui mit toute l’Abyssinie et le Soudan même dans une vive inquiétude) que douze mille Français avaient débarqué à Massaoua. Théodore II fut sans doute mieux informé par ses agens de Massaoua, car, s’il avait cru à l’arrivée d’un seul bataillon français, il se serait bien gardé de risquer un combat ; mais il connaissait le vrai caractère des relations de la France avec son rival, et comme pour jeter un défi à l’Europe et à la civilisation, il révoqua son décret contre l’esclavage, rouvrant ainsi cette plaie qui déshonore encore l’empire abyssin ; puis il se rendit en hâte dans le Tigré. Négousié voulait l’attendre et livrer bataille ; mais, entraîné par les généraux tigréens, qui, malgré leur bravoure incontestable, redoutaient en Théodore II l’heureux soldat qui s’était lui-même déclaré l’homme providentiel, il quitta son camp de Haouzène, passa le Mareb, et prit position à Addi-Mongonti, au nord du Seraoué, point avantageux pour la défense aussi bien que pour la fuite en cas de malheur. Théodore le suivit à distance, évitant de le serrer de trop près, et prouvant, par cette circonspection tout à fait en dehors de ses habitudes, la haute idée qu’il avait de l’habileté de son ennemi.

Ce fut dans ces malencontreuses circonstances (1859) qu’arriva à Massaoua M. de Russel, officier distingué de la marine française, chargé de se mettre en rapport avec Négousié et de régulariser l’acquisition de Desset. Sa mission produisit une vive sensation, comme il arrive en Orient dans toute occurrence où le nom de la France est prononcé. Le bruit déjà répandu que douze mille Français avaient débarqué à Massaoua exalta au plus haut point l’espoir des Tigréens. Une vieille tradition, populaire parmi eux, assure « que les Francs doivent venir conquérir l’Ethiopie, qu’ils entreront par le Hamazène et camperont dans la plaine d’Ad-Iohannis. » Cette légende venait d’être tirée de l’oubli par une religieuse venue du Godjam dans le Hamazène, où elle s’était fait un grand renom de sainteté, et qui annonçait publiquement « que le nouveau maître de l’Abyssinie allait arriver par la Mer-Rouge. » Grand fut le désappointement lorsqu’on vit l’envoyé français, suivi de six marins seulement, arriver à Halaï, où il s’arrêta, et où, mal entouré et mal informé, il perdit de longs jours à des formalités d’étiquette et donna le temps aux théodoristes de s’organiser. Les milices de la province belliqueuse du Kollagouzay cernèrent Halaï, sans toutefois recourir à la violence. Il y eut des scènes tumultueuses à Halaï parmi les Tigréens, qui se crurent trahis ; le drapeau français fut foulé aux pieds. M. de Russel et ses hommes montrèrent beaucoup de résolution et de présence d’esprit ; mais, entourés d’ennemis, ils durent céder, et, descendant de nuit les ravins de Taranta, ils regagnèrent Massaoua (février 1860). Négousié, perdant alors tout espoir de se mettre en relations avec l’agent français, fit une retraite désespérée qui démoralisa ses troupes plus qu’une bataille perdue. À trente lieues à l’ouest d’Adoua, derrière le plateau uni et découvert du Tigré, commence un fouillis de basses collines couvertes de forêts vierges que l’homme abandonne aux léopards, aux éléphans et aux lions. C’est la Mazaga, sorte de Sologne africaine où règnent des fièvres mortelles, frontière vague que les nègres Barea franchissent parfois pour surprendre et saccager quelque village abyssin, mais où les Abyssins se gardent bien de les poursuivre, quoique ce pays dépende nominalement de l’empire. Ce fut vers ces vallées maudites que Négousié se réfugia en suivant la rive droite du petit fleuve Mareb, route rocheuse, boisée, favorable à la guerre défensive. Son rival, décidé à lui couper la retraite, laissa Axum et le Tigré à sa droite, et descendit vers le Mareb par le plateau d’Addi-Abo, excellente position qui commande à la fois le Mareb et le Takazzé ; mais quand il arriva dans les basses terres, l’ennemi était passé, et avait déjà pris une forte position au sein des Alpes éthiopiques ; le négus, qui hésitait à hasarder une bataille et à exposer ses troupes à périr dans ces terres aux miasmes meurtriers, dut se borner à le suivre à une journée de distance, et enfin se vit obligé de se retirer.

Le négus rentra menaçant et sombre à Gondar. Il venait d’apprendre que le consul anglais, M. Plowden, avait été assassiné par les soldats d’un chef insurgé nommé Garet. Quelques armes qui furent découvertes chez des gens suspects lui fournirent un prétexte pour épouvanter la ville par de sanglantes exécutions, puis il marcha sur le Woggara à la poursuite de Garet, qui, sentant l’infériorité de ses forces, descendit jusqu’au petit plateau de Tchober. Là, pris de vertige, Garet résolut de risquer une sorte de duel : ayant reconnu de loin le négus qui s’approchait suivi d’un groupe d’officiers, il se lança au galop contre Théodore. Arrivé à demi-portée, il épaula rapidement son fusil, visa le négus et tira. Théodore s’effaça et en fut quitte pour une légère blessure à l’épaule. En ce moment, le likamankuas Bell, voyant son maître en danger, fit quelques pas pour le couvrir, ajusta Garet et le renversa raide mort ; mais presque aussitôt Bell tombait le flanc traversé d’un coup de lance. Les gens de Garet consternés posèrent les armes, et le négus les emmena prisonniers à son camp de Dobarik, dans les hautes terres. Là sa fureur comprimée éclata et se manifesta par une effroyable boucherie. Les prisonniers, au nombre de 1,700, furent mis en pièces, et leurs cadavres laissés sans sépulture dans la plaine de ce nom, que j’ai trouvée, près de trois ans plus tard, encore couverte de crânes blanchis.

Le moment d’une lutte décisive avec le prétendant Négousié approchait cependant, et Théodore s’y préparait avec une activité taciturne et sombre qui contrastait avec l’indécision et le décousu de toutes les opérations, de Négousié. Celui-ci, depuis le départ de M. de Russel, se sentait perdu ; on l’avait entendu dire : « Je succombe par le fait de mes amis autant que de mes ennemis. » Le quartier-général des Tigréens, sorte de camp volant entre Adoua et l’Haouzène, était devenu un théâtre d’intrigues et de rivalités bruyantes ; un certain nombre d’aventuriers français y étaient venus, attirés par le bruit qui s’était fait en Europe autour du nom de Négousié. Le commerce était mort, et les paysans n’osaient plus fréquenter les marchés, périodiquement ravagés par les bandes de Négousié. Toute l’année 1860 se passa néanmoins sans hostilités sérieuses. Le négus semblait encore douter du succès et vouloir traiter avec ses deux ennemis les plus redoutables, Négousié, le prétendant du Tigré, et Tedla-Gualu, le chef de l’insurrection du Godjam. Il leur fit proposer de leur laisser en fief les deux provinces qu’ils occupaient à la condition qu’ils le reconnussent et payassent tribut. Ce qui devait en effet lui tenir le plus à cœur, c’était la reconnaissance de son titre royal : Négousié, vice-roi à peu près indépendant du Tigré, mais renonçant à se faire appeler négus d’Ethiopie, n’eût guère été plus en état de lui porter ombrage que tout autre grand vassal retranché dans son inexpugnable montagne. Négousié répondit qu’il avait accordé avec serment divers fiefs à des chefs qu’il nomma, et que l’honneur lui défendait de revenir sur sa parole ; Tedla répondit de même, en ajoutant le persiflage au refus.

En janvier 1861, Théodore II se mit enfin en campagne et marcha vers les montagnes du Tembèn, où campait Négousié. Les intrigues du négus, mêlées de promesses et de menaces, avaient déjà dissous sa malheureuse armée. La nuit qui suivit l’arrivée de l’empereur devant le camp tigréen, on entendit avec épouvante un héraut, monté sur une colline voisine et invisible dans les ténèbres, faire la proclamation suivante : « Voici ce que dit djan-hoï. Je pardonne à tous ceux qui quitteront cette nuit le camp de Négousié, et je leur assigne trois ghedem (lieux d’asile), savoir : l’église d’Axum, celle d’Adoua et mon propre camp. Quant à ceux que je trouverai demain sous les armes, qu’ils ne s’attendent point à merci ! » Au matin, Négousié n’avait plus autour de lui que ses fidèles Agaus et un petit nombre de Tigréens : la plupart des soldats s’étaient dispersés pour regagner leurs villages, les chefs les plus compromis s’étaient retirés dans les deux églises d’Axum et d’Adoua. Le malheureux réunit, en versant des pleurs de rage, ses derniers défenseurs, fit avec eux une trouée dans l’armée ennemie, puis se jeta dans les montagnes avec une vingtaine de cavaliers. Poursuivi avec vigueur, perdant chaque jour quelques hommes tués ou en fuite, il finit par rencontrer des paysans qui le reconnurent à une dent brisée et l’amenèrent à Théodore II, ainsi que son frère Tesama. Devant son vainqueur, le prétendant montra, dit-on, peu de dignité. Théodore, de son côté, semblait disposé à la clémence : il dit aux deux frères qu’il leur laisserait leurs fiefs, s’ils voulaient lui payer tribut, et leur fit servir à souper ; les deux captifs s’endormirent pleins d’espoir ; mais le lendemain le vent avait tourné : le négus ordonna de leur couper la main droite et le pied gauche, et par un raffinement de barbarie défendit de leur donner un verre d’eau pour apaiser la soif brûlante qui suit toujours cette affreuse opération. Tesama succomba le jour même ; la robuste constitution de Négousié le soutint plus longtemps, et l’on pense qu’il aurait guéri, si le négus avait permis de lui donner les soins qu’on refuse rarement aux suppliciés. Le troisième jour, il réclama lui-même un coup de lance qui mit un terme à ses intolérables tortures.

Ainsi finit le seul homme qui ait sérieusement mis en péril l’édifice politique inauguré par Théodore II. Sa mort, — que suivit de près celle de ses principaux généraux, suppliciés à Axum malgré l’inviolabilité du lieu d’asile et la parole donnée, — fut imputée à la négligence de la France, et a servi contre elle à bien des accusations : on a pu voir si elles étaient fondées. Quant au vainqueur, le degré d’infatuation auquel il arriva donne la mesure des inquiétudes que l’intervention française lui avait inspirées. Lorsqu’il entra à Axum après le supplice du vaincu, et qu’il reçut la tremblante députation du clergé axumite, il prononça un discours où l’on remarque ces paroles, les plus folles peut-être que jamais homme ait osé proférer : « J’ai fait un pacte avec Dieu. Il a promis de ne pas descendre sur terre pour me frapper, et j’ai promis de ne pas monter au ciel pour le combattre. »


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Ce mot de la langue amharique, qui peut se traduire par roi des rois, désigne principalement le souverain d’Abyssinie.
  2. Les titres dedjaz (duc), ras (connétable) se placent sans article devant le nom du titulaire, comme le lord des Anglais et le don des Espagnols.
  3. Il y a là un jeu de mots sur kenfou (ailes) et Konfou, nom du héros. Le goût arabe en ce genre s’est transmis aux Abyssins.
  4. Flacon abyssin de forme antique.
  5. Sorte d’écharpe en peau de mouton.
  6. Agau, nom du pays natal de Négousié.
  7. Pluriel de lik, juge.
  8. La juridiction et les immunités exceptionnelles dont jouissent les consulats en font aux yeux des Abyssins comme de petites souverainetés, et l’établissement de ces agences en Abyssinie équivaudrait, selon eux, à un démembrement de l’empire.