Théatre lyonnais de Guignol/Ma porte d’allée

N. Scheuring (tome 2p. 297-325).
Ma porte d’allée

MA PORTE D’ALLÉE

PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES

GUIGNOL, cordonnier.

GNAFRON, ami de Guignol.

CHALUMEAU, rentier.

DUPÉTRIN, garçon boulanger.

Mme SERINGUET, belle-mère de Guignol.

MADELON, femme de Guignol.


Une place publique.
A la droite du spectateur & au premier plan, la maison qu’habite Guignol.


Scène I

GUIGNOL, GNAFRON.
On entend sonner minuit.
GNAFRON.


Allons, Guignol, plus qu’une bouteille ! Le cabaret du père Chibroc est fermé, mais nous passerons par l’allée ; y a toujours moyen de se faire reconnaître… Des pratiques comme nous… ça a des protections.

GUIGNOL.

Non, il est minuit sonné… j’ai promis, à partir du premier janvier, de rentrer de bonne heure.

GNAFRON.

Panosse, va !… Tu ne viens pas ?… c’est décidé ?

GUIGNOL.

Je me suis acheté une Conduite pour mes étrennes.

GNAFRON.

Oui, mais pour l’avoir meilleur marché, te l’as prise d’occasion ; y a des feuillets déchirés… En attendant, faut pas qu’on dérange Mossieu.

GUIGNOL.

Non, non… j’allais de gaviole[1] hier en rentrant… je veux monter aujourd’hui mon escayer sans ziguezaguer.

GNAFRON.

Eh bien ! adieu ! mes compliments à ton épouse. Je trouverai bien quéques amis par là, & si tu me reviens, ingrat, compte sur ton pardon… Adieu, modèle des époux !

GUIGNOL.

Adieu, vénérable pochard !

GNAFRON.

Adieu, vertueux gilet de flanelle ! (Il sort).


Scène II

GUIGNOL, seul, il va vers sa porte.

Allons ! bon ! me v’là frais ! Que polisson de guignon !… j’ai oublié ma loquetière[2]… je vas encore une fois, comme ils disent, perturber la tranquillité publoque. V’là comment on se fait des mauvaises réputations qu’on mérite pas. Allons, faut réveiller Madelon. (Il frappe six coups à la porte.) Ben sûr qu’elle va pas m’entendre… c’est son premier sommeil. C’est embêtant tout de même de demeurer au sixième au-dessus de l’entresol, dans une maison qui a pas de concierge. Je lui ai dit aussi au propriétaire : Je te dois deux termes ; te ne verras la couleur de mes pécuniaux que quand te mettras un portier dans ton immeuble… Personne ne buge ! repiquons ! (Il frappe plus fort.) C’te fois Madelon soupçonnera p’t-être que c’est moi qui tape ; ça fait déjà douze coups… J’aurais mieux aimé en boire six avec Gnafron. Je m’en vais le rejoindre, si quéque voisin me jette pas une loquetière par sa croisée… Rien ! ni Madelon, ni voisin, ni voisine !… ils ont donc tous la tête sous le traversin !… J’aurai peut-être pas appuyé le marteau assez fort. (Il frappe plus fort.) Tiens ! j’entends une fenêtre qui s’ouvre, je vas enfin pouvoir rentrer sous le toit conjugal ! (On voit tomber le contenu d’un pot de chambre.) Ah ! canaille !… ah ! sampille !… c’est comme ça que te m’arranges !… tu inondes le monde !… T’es ben heureux que je n’aye pas vu d’où ça sortait, grand filou !… je te descendrais tes vitres !… Encore que ça sent pas la rose ! brrrou !… que ça infeste !… Va-nus-pieds ! propre à rien !… je t’en paierai des rafraîchissements de cette sampote[3] !… Rouvre donc ta lucarne, que je la retrouve demain matin, grand lâche !… Ah ! te n’aimes pas le bruit !… Ah ! te veux qu’on te laisse dormir !… Je vas t’en faire du vacarme, gredin !… Te peux rejeter encore quéque chose !… (Il frappe à coups redoublés.) Te veux des songes… te veux des rêves dorés, n’est-ce pas ?… Déclare-le, affreux gandou[4] ! (Il frappe encore.)


Scène III.

CHALUMEAU, GUIGNOL.
CHALUMEAU, dans la coulisse.

Merci ! merci ! merci ! (Entrant). Jeune homme, je vous remercie bien.

GUIGNOL.
De quoi ?
CHALUMEAU.

Je suis réveillé.

GUIGNOL.

Qué que ça me fait ?

CHALUMEAU.

Je viens pour vous éviter la peine de continuer.

GUIGNOL.

De continuer quoi ?

CHALUMEAU.

Mais de frapper donc ; je vous ai entendu tout de suite.

GUIGNOL.

Qu’est-ce qu’il chante, çui là ?… qui êtes-vous ?

CHALUMEAU.

Et parbleu ! je suis Chalumeau ; vous devez bien le savoir.

GUIGNOL.

Je suis pas sorcier. D’où sortez-vous donc ?

CHALUMEAU.

De là en face… Je vous suis bien obligé.

GUIGNOL.

Et de quoi ?

CHALUMEAU.

D’avoir frappé.

GUIGNOL.

Où ça ?

CHALUMEAU.

Mais, parbleu ! à la porte.

GUIGNOL, à part.

Est-ce que ça serait lui qui m’a si bien fleuri ?

CHALUMEAU.

J’avais tant peur de ne pas entendre là bas, sur mon derrière…

GUIGNOL, à part.

Son derrière !…

CHALUMEAU.

Parce que mes croisées donnent sur la cour.

GUIGNOL, à part.

Ah !… alors ce n’est pas mon fleuriste.

CHALUMEAU.

J’avais tant peur de manquer le bateau de six heures.

GUIGNOL.
Quelle heure croyez-vous donc qu’il est ?
CHALUMEAU.

Mais approchant de cinq heures.

GUIGNOL.

Il n’est qu’une heure, pauvre vieux.

CHALUMEAU.

C’est bien un peu tôt.

GUIGNOL.

Mais que me veut-il ? que me veut-il ?

CHALUMEAU.

J’ai voulu dire un peu matin. Est-ce que vous avez déjà mis en levain ?

GUIGNOL., s’emportant.

Que que vous dites ? c’est vous qui êtes dans le vin !

CHALUMEAU.

Je ne vous parle pas de vin ; je vous parle de levain.

GUIGNOL.

Ah ! ça, papa Chalumeau, avez-vous bientôt fini ces bétises ?

CHALUMEAU.

Vous n’êtes donc pas le garçon boulanger qui devait m’appeler en se levant ?…

GUIGNOL.

Boulanger !… Regarde donc c’te touche, si ça ressemble à un mitron.

CHALUMEAU.

Je n’ai pas voulu vous offenser.

GUIGNOL.

Tenez, papa Chalumeau, vous avez l’air d’un bon enfant, & je vas vous donner un conseil. Si vous vous mettez en route, prenez un parepluie.

CHALUMEAU.

Est-ce qu’il pleuvra ?

GUIGNOL.

Il a déjà plu… & une pluie grasse… Tenez, sentez plutôt. (Il s’approche.)

CHALUMEAU.

Ah ! pouah !… (Il éternue.) Atchi ! atchi !…

GUIGNOL.

À vos souhaits !… Comment trouvez-vous le bullion ?

CHALUMEAU.

Sapristi, quel tabac !… Voulez-vous une éponge ?

GUIGNOL.

Je préfère une trique !…

CHALUMEAU.

Pour vous nettoyer ?

GUIGNOL.

Non, pour nettoyer quéqu’un… le premier qui me tombe sous la main.

CHALUMEAU.

Diable ! qu’est-ce qui vous prend ?

GUIGNOL.

Ça ne me prend pas… ça me reprend. C’est pourtant ma femme qui est cause que me v’là dans ce bel état.

CHALUMEAU.

Comment, c’est elle qui… (Il éternue.) Atchi ! atchi !

GUIGNOL.

Pas directement ; c’est un de par là-haut, du troisième ou du quatrième… Mais si ma femme m’avait ouvert plus tôt, vous ne seriez pas réveillé par le sicotti[5] que j’ai fait en chapotant ma porte, & je n’aurais pas sur moi ce bouquet de violettes qui vous fait tant éternuer.

CHALUMEAU.

C’est aussi l’air frais du matin… Mais j’y songe ; voulez-vous un peu vous abriter chez moi, pendant que je vais préparer ma valise ?

GUIGNOL.

Merci de votre honnêteté ! je donne trop d’odeur… (À part.) Ah ! gredin ! saligot ! si je te tenais…

CHALUMEAU.

Ça n’y fait rien, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance.

GUIGNOL.

Et moi aussi, papa Chalumeau… Si nous nous embrassions, avant de nous quitter ?

CHALUMEAU.

Non… pas pour aujourd’hui. Donnez-moi votre nom & votre adresse… à mon retour nous nous reverrons.

GUIGNOL.

Mon nom, Guignol ; mon état, cordonnier en vieux ; & tant qu’à mon adresse, v’là ma porte.

CHALUMEAU.

Et l’étage ?…

GUIGNOL.

Si on retourne jamais la maison sens dessus dessous, je me trouverai à la cave.

CHALUMEAU.

Ah ! farceur ! je comprends… Allons, adieu, Monsieur Guignol ; j’ai une peur de tous les diables de me rendormir.

GUIGNOL.

Oh ! si c’est ça qui vous inquiète, rentrez sans crainte… je vas recommencer mes chapotements. (Avec colère.) J’en ai bien le droit, je paie mon loyer… ou à peu près… je suis marié légitimement… N’y a pas à dire, faut qu’on m’ouvre !…

CHALUMEAU.

Vous avez raison… Bonjour, au revoir ! (En s’en allant.) Peut-on empester de la sorte !

GUIGNOL.

Prenez garde à pas dégringoler par vos édegrés, papa Chalumeau.


Scène IV.

GUIGNOL, seul.

Oui, mettez-vous à la soûte, c’est prudent. Pour moi, ça m’est égal… un peu plus, un peu moins… Si on rejette, je baisserai la tête. En attendant, je vas recommencer mon charivari, jusqu’à ce que le poste en prenne les armes. Ils peuvent tous me pleuvoir dessus, à présent. (Il frappe.) Toujours point de feu chez moi !


Scène V.

GUIGNOL, DUPÉTRIN.
DUPÉTRIN, entrant.

Où dites-vous que le feu est ?

GUIGNOL.

Ça vous regarde pas. Êtes-vous pompier ?

DUPÉTRIN

Non ; mais c’est égal, je…

GUIGNOL.

Eh ! bien, laissez-moi tranquille.

DUPÉTRIN.

Mais le bruit que vous faites me regarde ; vous me faites concurrence.

GUIGNOL.

Ah ! bah ! Est-ce que votre femme vous laisse aussi à la porte ?

DUPÉTRIN.

Il ne s’agit pas de femme, mais d’une pratique au patron que je viens réveiller. Je vais vous conter ça. (Il s’approche & flaire.) Ah ! mais ne restons pas là. (Il l’emmène à l’autre bout du théâtre.) Je viens réveiller un bourgeois.

GUIGNOL.

En frappant à son allée ?

DUPÉTRIN

Juste… (A part.) Mais c’est encore plus fort de ce côté-ci. (Haut.) Venez donc par là… C’est un bourgeois qui veut se lever matin.

GUIGNOL.

Pour prendre le bateau de six heures ?

DUPÉTRIN

Précisément. (A part.) Sapristi ! mais ça sent de tous les côtés[6].

GUIGNOL.

Est-ce que vous avez envie de danser que vous bougez toujours ?

DUPÉTRIN

Non, mais il y a là une odeur…

GUIGNOL.

Faites pas attention, je vous dirai ce que c’est… En tout cas, ne vous tourmentez plus de votre bourgeois ; j’ai fait votre ouvrage.

DUPÉTRIN.

Vous êtes sûr qu’il est réveillé ?

GUIGNOL.

J’y ai pris peine.

DUPÉTRIN.

Est-ce que vous seriez aussi garçon boulanger ?

GUIGNOL.

Boulanger !… Si te disais garçon parfumeur, à la bonne heure ; tiens, sens plutôt.

DUPÉTRIN, éternuant.

Atchi ! atchi !… Ah ! voilà donc ce que je sentais ! Dites donc, parfumeur ; il paraît que vous ne travaillez pas sur le jasmin ?

GUIGNOL.

Si j’avais eu un parepluie, ça me serait pas arrivé ; mais le parepluie aurait changé de couleur.

DUPÉTRIN.

Eh ! bien, si vous êtes marié, vous allez joliment embaumer votre ménage.

GUIGNOL, avec rage.

Oui, oui, je suis marié !…

DUPÉTRIN.

Alors je comprends que votre femme préfère vous laisser en plein air.

GUIGNOL.

Mais aussi, demain matin, je casse tout chez nous.

DUPÉTRIN.

Ça vous avancera bien ; c’est vous qui payerez… Allons, bonjour ! je rentre chez le patron ; nous faisons encore des gâteaux aujourd’hui.

GUIGNOL.

Si te veux de la vanille… faut pas te gêner.

DUPÉTRIN.

Merci !… ça donnerait trop de goût à nos gâteaux des rois.

GUIGNOL.

Des gâteaux des rois !… (À part.) Ah ! brigand !… ah ! canaille !… ah ! gredin !… ah ! vaurien de Guignol !…

DUPÉTRIN.

Qué qui vous prend donc ?

GUIGNOL.

Des gâteaux des rois !… Et moi qu’avais promis à ma femme d’aller la rejoindre aux Pierres-Plantées, chez ma belle-mère, pour tirer un pognon[7] en famille ! C’est ce gueux de Gnafron que m’a fait oublier la consigne ; ils vont me croire perdu, ils vont aller me faire crier.

DUPÉTRIN.

Bath !… ça n’en vaut pas la peine…

GUIGNOL, le menaçant.

Te m’insultes, polisson !

DUPÉTRIN.

Doucement !… vous n’avez pas compris ; je dis que c’est pas la peine de vous faire crier, puisque vous êtes tout trouvé.

GUIGNOL.

À la bonne heure, mitron ! Mais il me semble qu’y vient quéqu’un de ce côté ?

DUPÉTRIN.

Oui, oui, v’là deux femmes.

GUIGNOL.

Ma belle-mère & Madelon, sûr… Elles galopent à ma recherche.

DUPÉTRIN.

Y va y avoir des explications…

GUIGNOL.

Ah ! y faut pas qu’on me cherche querelle… La main me démange.

DUPÉTRIN

Adieu, voisin (A part.) Y aura des tapes… Je vais voir si le papa Chalumeau n’est pas rendormi & je reviens tout de suite… Ça sera drôle.


Scène VI

GUIGNOL, puis MADELON et Mme SERINGUET.
MADELON, dans la coulisse, pleurant.

Hi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi !…

Mme SERINGUET., dans la coulisse.

T’as ben de la bonté, ma fille, de pleurer pour ce gueux-là ; ben sûr qu’il n’en ferait pas tant pour toi, le sac à vin !

GUIGNOL.

C’est la voix de Mme Seringuet, ma douce belle-mère !… Elle parle jamais de moi qu’avec avantage. Comment vais-je me tirer de là ?… Faut que je leur conte quéque chose. (Il se place à un des angles de la scène.)

Mme SERINGUET, entrant

Je t’ai assez prévenue… c’est pas faute d’avis, c’est bien contre mon gré… T’as voulu épouser ce vaurien, tant pire pour toi.

MADELON.

Mais où est-il donc, ce monstre ?… Il lui sera arrivé quelque chose, bien sûr.

GUIGNOL, s’avançant.

Rien du tout, à moi, Madelon.

MADELON et Mme SERINGUET, ensemble.

Ah ! te voilà, canaille ! ivrogne ! chenapan ! gredin ! pillandre !

MADELON, très-vite.

C’est comme ça que t’es venu tirer un pognon en famille… aux Pierres-Plantées, comme te l’avais promis… monstre !

Mme SERINGUET.

Il a bien préféré s’ivrogner à son aise avec cette sampille de Gnafron.

GUIGNOL.

Si vous me laissez pas parler, vous saurez rien du tout.

MADELON.

Parle donc, scélérat, & dépêche-toi.

Mme SERINGUET.

Oui, parle ; abominable homme !

GUIGNOL, très-vite

Voici la chose : c’est ma pauvre petite filleule, la fille de l’oncle à mon grand-père… elle avait les yeux rouges, on a cru qu’il était entré quéque chose dans ses souliers ; on lui a fait boire du vulnéraire, ça s’est trouvé de l’eau de javelle… V’là qu’on vient me chercher comme je partais pour te rejoindre. Le ventre du grand père commençait à enfler… on fait venir le médecin… il lui pose un vésicatoire… Mais la Saône montait toujours ; elle charriait des glaces… on battait la retraite… le vésicatoire n’a pas pris… Les voisins se font amassés dans la rue… y en avait plus de trois mille… le commissaire est venu… il en a emmené sept à la cave… il m’a fallu faire ma déposition… & ça m’a retardé jusqu’à présent.

Mme SERINGUET.

As-tu compris quéque chose, Madelon ?

MADELON.

Oh ! le brigand !… c’est une colle qu’il nous conte pour nous cajoler ; mais ça se passera pas ainsi.


Scène VII

LES MÊMES, DUPETRIN et CHALUMEAU.
Dans le fond.
Mme SERINGUET.

Non, ça ne se passera pas comme ça ; c’est une horreur, une abomination ; une conduite de cour d’assises. (Elle menace Guignol.)

GUIGNOL.

Si vous approchez, je griffe !…

CHALUMEAU & DUPÉTRIN, les excitant à se battre.

Csit ! csit !…

MADELON, s’avançant vers Guignol.

Ah ! ciel ! quelle odeur !… Mais d’où sors-tu, vilain malpropre ?… Pouah ! pouah !…

Mme SERINGUET.

Pouah ! pouah !

GUIGNOL.

Oui, parlons-en… c’est en vous attendant qu’on m’a arrangé comme ça… C’est mon gâteau des rois… j’ai eu la fève.

MADELON.

C’est bien fait, vaurien.

Mme SERINGUET.

Il n’a que ce qu’il mérite.

GUIGNOL.

Ah ! la moutarde me monte au nez.

Mme SERINGUET.

Elle est forte ta moutarde ! elle est à l’estragon.

GUIGNOL.

Belle maman, le temps est à l’orage… il a déjà plu… il va pleuvoir autre chose !

MADELON.

Fais donc pas tant ton crâne.

GUIGNOL.

Madelon, t’as la loquetière… amène la vite.

MADELON.

Non !

Mme SERINGUET.

La donne pas, ma fille.

GUIGNOL.

La loquetière, ou je cogne !…

MADELON.

La voilà, garnement ! (Elle la lui donne.)

Mme SERINGUET.

T’es ben trop bête, ma fille.

GUIGNOL, qui est allé ouvrir la porte, revient vers Mme Seringuet & la pousse dans l’allée.

Vous, belle maman, filez devant.

Mme SERINGUET, criant & disparaissant.

Oh! le scélérat ! le brigand ! À la garde ! à la garde !

GUIGNOL, revenant vers Madelon.

À ton tour, à présent ! (Il veut la pousser, elle résiste.)

MADELON.

Non, je rentrerai pas comme ça… tiens ! (Elle le prend aux cheveux. Ils se battent.)

Dupétrin & Chalumeau s’avancent.
CHALUMEAU.

C’est indigne ! battre ainsi sa femme… troubler tout le quartier… & encore répandre une pareille odeur !… C’est immoral !… Vous allez venir au corps-de-garde…

DUPÉTRIN.

Oui, oui,… au corps-de-garde !

GUIGNOL, les frappant avec un bâton.
De quoi vous mêlez-vous? (À Chalumeau.) Toi, va prendre le bateau de six heures.
CHALUMEAU, se sauvant

A l’assassin !…

GUIGNOL, à Dupétrin.

Toi, va faire tes gâteaux… Mets-y cette prune.

DUPÉTRIN, se sauvant

Au voleur !…

MADELON, s’enfuit aussi en criant.

A la garde ! à la garde !


Scène VIII

GUIGNOL, seul.

Eh bien ! soyez donc gentil !… rentrez bien tranquillement chez vous avec des bonnes intentions !… Arrosé d’eau de senteur… & par-dessus traité de voleur, d’assassin !… Tout le quartier à mes trousses… Ça me serait pas arrivé, si j’avais continué à boire avec Gnafron… Ah ! la vertu n’est pas récompensée… Allons, rentrons chez moi… pourvu que j’aie pas perdu la loquetière dans la bagarre.


Scène IX

GUIGNOL, GNAFRON, plusieurs amis, CHALUMEAU ET DUPÈTRIN. ils sont tous armés de bâtons.
GNAFRON, entrant précipitamment.

Ou est-il ?… où est-il ?

GUIGNOL.

Tiens !… c’est Gnafron & les amis.

GNAFRON.

Où est-il ?

GUIGNOL.

Qui donc ?

GNAFRON.

L’assassin ? le voleur ?

GUIGNOL.

Lequel ?

GNAFRON, reconnaissant Guignol.

Tiens ! c’est toi, mon vieux !… Pas encore couché !…

GUIGNOL.

Est-ce que vous faites patrouille ?

GNAFRON.

V’là la chose… nous étions chez Chibroc, quand nous avons entendu crier : Au voleur ! à l’assassin ! Nous avons pris les armes & nous v’là.

GUIGNOL.

Ça n’est rien du tout… y a point d’assassin, je t’explicasserai ça ; mais, vois-tu, y m’est arrivé toutes sortes d’aventures c’te nuit… Pour le moment j’ai soif… Retournons chez Chibroc… je te conterai tout.

GNAFRON.

T’es toujours mon ami, Guignol… Embrasse-moi !

GUIGNOL, se jetant dans ses bras.

Oui, oui ; je suis un vrai t’ami.

GNAFRON, éternuant

Atchi ! atchi !… Saperlotte, est-ce que te t’es enrôlé dans les porteurs de bennes[8]. de nuit ? Quel bouquet !…

GUIGNOL

Est-ce que te crains cette odeur ?

GNAFRON.

Bah ! je suis pas bien difficile… T’as pris médecine ?

GUIGNOL

C’est un pot de basilic que m’a dégringolé sur la tête.

GNAFRON.

T’as toujours de la chance, toi. Credié, que t’es musqué !… Au premier abord, c’est un peu fort… mais on s’habitue vite…

GUIGNOL

Le père Chibroc va nous sentir venir de loin… ça lui fera plaisir.

GNAFRON.

Ah ! dis donc… t’as d’argent, Guignol ?… parce que Chibroc est un malhonnête… il nous a mis à la porte, sous prétexte que nous avions pas le sou.

On entend sonner six heures.
CHALUMEAU.

Sapristi! il est six heures… j’ai manqué le bateau à vapeur.

GNAFRON.

Vous êtes donc là, papa Chalumeau. V’là une lettre pour vous… c’est votre concierge qui buvait avec nous qui me l’a donnée… Y a deux jours qu’il l’a… mais comme il ne décesse pas de se boissonner… il l’avait oubliée… Il nous a chargé de vous la remettre… parce que le pauvre homme, voyez-vous, nous l’avons laissé sous la table chez Chibroc…

CHALUMEAU.

Donnez donc vite, père Gnafron. (Il ouvre & lit.) Ah ! quel bonheur ! je ne pars plus ? J’hérite de deux cent mille francs… je ne me sens pas de joie… Mes amis, je paie à boire à tout le monde… je paie à déjeuner… Bombance toute la journée… Suivez-moi ! suivez-moi !…

TOUS.

Suivons-le !… suivons-le…


Scène X

LES MÊMES, MADELON.
MADELON.

Ah ! te voilà ! brigand !… Te n’es donc pas arrêté ! Te n’es donc pas encore aux galères ?

GUIGNOL

Doucement, Madelon, j’ai pas tort… Je te conterai tout.

MADELON.

Je t’écoute plus… Y a trop longtemps que j’endure.

CHALUMEAU.

Madame Guignol, apaisez-vous… Je suis témoin que la conduite de votre mari a été cette nuit exemplaire… Je viens de l’inviter à déjeuner. Faites-moi le plaisir d’accepter aussi mon invitation.

MADELON.

À déjeuner !… Certainement, Mossieu… vous êtes trop honnête !… J’accepte…

TOUS.

Bravo ! bravo ! à table !

Mme SERINGUET, à la fenêtre.

Eh bien ! & moi ! est-ce qu’on va me laisser là toute la semaine ?

GUIGNOL.

Belle maman… vous faites pas de mauvais sang… Nous allons déjeuner… Ayez soin du mioche… nous rentrerons de bonne heure…

Mme SERINGUET, de même.

Madelon, tu vas avec ces vauriens !

MADELON.

La femme est obligée de suivre son mari, partout ousqu’il la mène… c’est dans le code…

Mme SERINGUET.

Mais, emmenez-moi au moins.

GUIGNOL

Je peux pas vous ouvrir ; j’ai perdu la loquetière.

Mme SERINGUET.

Mais c’est un scandale, une horreur !

TOUS.

Adieu, Madame Seringuet.

GUIGNOL

Belle maman, nous vous apporterons du dessert.

Ils chantent tous :

Flon, flon, flon ;
Vidons nos bouteilles.
flon, flon, flon ;
Vidons nos flacons.

GUIGNOL, au public.
Air :

J’crois que j’ferai bien de changer de toilette ;
De m’savonner j’sens aussi le besoin ;
Et les parfums d’un’ suav’ cassolette
Ne seraient pas d’trop sur mon pourpoint.
Mais j’veux vous l’dire, Messieurs, en confidence
Le succès s’rait mon meilleur dégraisseur.
le succès seul a, dit-on, la puissance
De tout remettre en bonne odeur.

FIN DE MA PORTE D’ALLÉE[9].
  1. De gaviole ; de travers.
  2. Loquetière ; clé d’allée.
  3. Sampote ; ancienne mesure des liquides dans le Lyonnais, pièce de vin de cent pots.
  4. Gandou ; vidangeur.
  5. Sicotti ; tapage, vacarme.
  6. Il y a ici un souvenir & peut être une imitation d’une pièce de Dorvigny qui eut au siècle dernier un grand succès populaire, Janot ou les battus paient l’amende.
  7. Pognon, pogne ; sorte de gâteau en usage dans nos campagnes.
  8. Benne, grand vase de bois, employé à divers usages & notamment dans l’industrie nocturne qui fournit si souvent la matière des plaisanteries de Guignol
  9. Un peu plus récente que la plupart des pièces de ce volume, Ma porte d’allée, suivant la tradition du théâtre de Guignol, daterait des dernières années de la Restauration & serait l’œuvre de la collaboration d’artistes et de fonctionnaires de cette époque.