Théatre lyonnais de Guignol/Les Souterrains du vieux château

N. Scheuring (tome 2p. 329-362).
Les souterrains

LES SOUTERRAINS
DU VIEUX CHATEAU

PIÈCE EN TROIS ACTES
PERSONNAGES

MAD. BOBINARD, veuve.

GUIGNOL, son domestique.

M. RAYMOND, rentier.

UN NOTAIRE.


ACTE I

Une place de village. — Sur l’un des côtés, l’entrée d’un château.


Scène I

Au lever du rideau, on entend dans la coulisse un roulement de tambour, puis la voix d’un crieur public.


On vous fait à savoir que Haut & puissant seigneur Monseigneur le Comte de Beaufort, Rochefort, Montfort, Longepierre, Combenoire & autres lieux, assure une somme de cent mille livres & la main de sa fille, Mademoiselle EstelleAlexandrine-Hermengarde-Léopoldine-Raphaele de Beaufort, au brave qui consentira à passer une nuit entière dans les souterrains du vieux château, & qui fera à Monseigneur le récit fidèle de ce qu’il y aura observé… Allons, il ne s’agit pas ici d’avoir du bec, mais du cœur & du poignet. Allez-y-donc ! Tout est bon !

Roulement de tambour dont le bruit va en s’éloignant.

Scène II.

LE COMTE, ESTELLE.
ESTELLE.

Mon père, avez-vous bien assez réfléchi à ce que je viens d’entendre ?… Vous, si bon, si prudent !…

LE COMTE.

Je veux absolument, ma chère Estelle, éclaircir le mystère de ces souterrains. Depuis que mon bisaïeul a abandonné le vieux château pour venir habiter celui-ci, une vague terreur s’est répandue dans le pays… Il n’est sorte de contes qu’on ne débite… Il faut que cela finisse.

ESTELLE.

Vous allez, par l’appât des récompenses, conduire de braves gens dans ces souterrains, d’où ils ne reviendront pas.

LE COMTE.

Il ne s’y passe rien de merveilleux, je te l’assure. La peur a fait toute leur renommée, & il suffira du courage d’un seul pour rendre la sécurité à toute la contrée.

ESTELLE.

Mon père, souvenez-vous de Pierre & de François.

LE COMTE.

Pierre & François étaient deux mauvais sujets qui avaient de bonnes raisons pour quitter ce pays & qui ont été bien aises de laisser croire qu’ils avaient trouvé la mort dans ces souterrains.

ESTELLE.

Mais vos promesses… la main de votre fille !…

LE COMTE.

Oui, voilà ce qui t’inquiète & avec justice… Mais sois sans crainte, mon enfant ; je ne te contraindrai jamais. J’ai promis ta main, afin de montrer quel prix j’attache à cette découverte… mais si celui qui réussira n’était pas digne de toi, je lui donnerai assez d’or pour qu’il renonçât à t’épouser contre ton gré.

ESTELLE.

Vous me rassurez, mon bon père… Mais je souhaite fort que personne ne s’expose à d’aussi redoutables dangers.

LE COMTE.

J’ai l’espoir, au contraire, que les prétendants seront nombreux… C’est un service que je veux rendre aux habitants de mes domaines… Viens, mon enfant ; rentrons… & ne crains rien. (Ils sortent.)


Scène III.

LE CHEVALIER DE FOLLEMBUCHE, seul. — Il bredouille.

La fortune me sourit encore une fois… La traîtresse a bien souvent déjà fait briller à mes yeux ses illusions… & je n’ai réussi qu’à me ruiner… Ah ! je suis à sec ; je suis tout à fait à sec… Mais la publication que je viens d’entendre m’a rendu toute mon ardeur & mes espérances… Je ne tiens pas à la main de la belle Estelle… c’est aux cent mille livres que je tiens… Une nuit dans un souterrain est bientôt passée, & je raconterai au Comte tout ce qui me viendra à l’esprit… Avec ses cent mille livres, je jouerai encore une fois & je gagnerai mon million… Allons ! Gaston de Follembuche ! ton étoile brille aujourd’hui !… (Il sonne au château.) Voici le Comte. (Il salue.) Monsieur le Comte !


Scène IV.

LE CHEVALIER, LE COMTE.
LE COMTE, saluant.

Monsieur de Follembuche !

LE CHEVALIER.

Monsieur le Comte, j’ai entendu la publication que vous avez fait faire ce matin. Je veux tenter l’aventure, & je viens vous demander de me donner les moyens de pénétrer dans le vieux château.

LE COMTE, hésitant.

Chevalier, je dois avant tout vous prévenir qu’il court de fort mauvais bruits sur ces souterrains.

LE CHEVALIER.

Je crois deviner, Monsieur le Comte, ce qui vous inquiète le plus. J’ai assez mauvaise renommée dans le pays, & vous craignez que je réussisse. Rassurez-vous, ce n’est pas à la main de Mademoiselle Estelle que j’aspire ; je n’en veux qu’aux cent mille livres.

LE COMTE.

Nonobstant… réfléchissez avant de vous jeter dans cette entreprise.

LE CHEVALIER.

Oh ! je n’ai guère l’habitude de réfléchir… mais je suis persuadé que les bruits qui courent ne reposent sur rien de sérieux. L’imagination de nos paysans en a fait tous les frais.

LE COMTE.

Puisqu’il en est ainsi, Chevalier, veuillez m’attendre ici ; je reviens à l’instant. (Il sort.)

LE CHEVALIER, seul.

Tout marche au gré de mes désirs.

LE COMTE, revenant, & lui donnant un billet.

Ce mot au concierge du vieux château. Il vous recevra & vous montrera l’entrée des souterrains. Bonne chance, Chevalier ; & au revoir !… (Il sort.)

LE CHEVALIER.

Merci, Monsieur le Comte ! à demain ! (Seul.) Bravo, Gaston ! du courage ! vole à l’assaut de la fortune. (Il sort.)


Scène V.

LE BARON DE BLUMENSTEIN, seul. —.Vieux, accent allemand.

Quel ponheur inesbéré ! mon gœur prûle dipuis plus de teux ans pour la fille du Comte de Beaufort, & che n’osais bas temanter sa main… Auchourt’hui je beux la gonguérir bar in acte de faleur… Estelle ! atorable Estelle ! Ti tevientras mon femme. Qu’est-ce qu’ine nuit bassée tans ces souterrains pour in bareil ponheur ? Che ne grois pas un mot de tout ce qu’on raborte. T’ailleurs, che suis couracheux ; che tois l’être ; ch’ai eu in oncle qui a été Feld-maréchal. Che suis engore cheune… cinquante-neuf ans ; choli garçon ; ch’ai ine fortine assez ronde. Quand che serai gouronné par la fictoire, che ne buis manquer de blaire à la pelle Estelle. Allons ! heureux Friedrich de Blümenstein, brésente-toi. (Il sonne.) Le Comte ! (Il salue.) Monsir le Comte !


Scène VI.

LE BARON, LE COMTE.
LE COMTE, saluant.

Ah !… Monsieur le Baron de Blümenstein, que puis-je pour vous servir ?

LE BARON.

Mon gourache s’est enflammé ce matin, en ententant la buplication qui s’est faite bar fos ortres. Che veux basser la nuit tans les souterrains du fieux château.

LE COMTE.

Avez-vous bien réfléchi à cela, Baron ? Si l’on en croit les bruits qui circulent, il y a de grands dangers à courir. D’autre part, ces souterrains sont fort malsains… & à votre âge…

LE BARON.

Mais, Monsir le Comte, che suis cheune engore ; che suis prave ; ch’ai eu in oncle Feld-maréchal & che n’ai bas d’infirmités. (Il tousse.) Quant aux pruits que la beur a brobagés, le mieux est de s’en assirer bar soi-même. Ce ne sont pas les cent mille lifres qui m’attirent. Che suis ébertiment amoureux de fotre atorable fille, & c’est elle que che feux gonguérir par ma prafoure.

LE COMTE.

Vous m’honorez beaucoup, Monsieur le Baron. Je n’ai plus aucune objection ; j’ai promis. Je suis à vous dans un instant. (Il entre au château.)

LE BARON, seul.

La charmante Estelle sera paronne de Blümenstein.

LE COMTE, revenant.

Ce billet au concierge du vieux château, & toutes les entrées vous seront montrées. Au revoir, Baron ! (Il salue & rentre au château.)

LE BARON.

À temain, Monsir le Comte. (seul.) Friedrich, brends ton gœur de lion, & fa mériter celle que ti atores. (Il sort.)



Scène VII.

VICTOR DE SIRVAL, GUIGNOL.
VICTOR.

Hé bien, Guignol, te plaira-t-il d’avancer ? Quelle patience j’ai avec toi !… Arriveras-tu enfin ?

GUIGNOL, entrant après son maître.

Oh ! je viens bien… Je peux pas aller plus doucement.

VICTOR.

Je m’en aperçois… Viens, car ma patience est à bout.

GUIGNOL.

Merci ! si vous croyez qu’on va se presser pour marcher à la définition de ses jours !

VICTOR.

Poltron ! De quoi as-tu peur ?

GUIGNOL.

Moi, borgeois ! j’ai peur que du danger. Je crains rien autre chose[1]… Voyons, petit maître, écoutez votre pauvre Guignol ; y allez pas.

VICTOR.

Monsieur Guignol, faites-moi grâce de vos observations. Suivez-moi, ou restez, comme vous l’entendrez… mais taisez-vous.

GUIGNOL.

Je dis plus rien… mais laissez-moi parler un petit peu. Quelle idée avez-vous donc de vouloir aller coucher dans ces souterrains qu’on dit tout pleins de bringands, de fantômes et de bêtes sauvages, qui croquent les particuliers, comme des petites saucisses ? Faut ben avoir perdu la cocarde, pour avoir des idées comme ça.

VICTOR.

Tu crois à toutes les sottises que tu entends débiter.

GUIGNOL.

N’y allons pas ! Je suis sûr qu’il nous arrivera quéque malheur. J’ai fait un mauvais rêve cette nuit ; j’ai rêvé des iragnes[2]. Toutes les fois que je vois en dormant de ces grandes pattes, je peux compter qu’y va me dégringoler quéque castatrophe sur le cotivet[3].

VICTOR.

Et moi aussi j’ai fait un songe, un songe bien doux. J’ai vu ma mère, à qui tu as juré de ne jamais me quitter, de me suivre partout sur terre & sur mer.

GUIGNOL.

Sur terre, oui ; mais pas dessous.

VICTOR.

Écoute, Guignol, tu es pour moi comme un ami ; je veux bien te faire une confidence. Si je tiens tant à pénétrer dans ces souterrains, c’est que j’ai eu l’occasion de voir plusieurs fois, dans le salon d’une de ses tantes, Mademoiselle de Beaufort, & l’épouser serait pour moi le plus grand des bonheurs. Je n’osais la demander à son père, parce que je suis sans fortune. Aussi, juge de ma joie, de mes transports, lorsque j’ai entendu ce matin cette publication qui me permet de faire preuve de mon courage & d’obtenir la main de celle que j’aime.

GUIGNOL.

Mais, borgeois, vous êtes jeune, joli garçon… y a pas besoin de tant de sarimonies. On va trouver le p’pa ; on lui dit : « Pauvre vieux, j’aime votre fille ; me v’là ! demandez-lui si je lui conviens. Si elle veut bien, donnez-moi-la en mariage, & donnez-nous aussi la corbeille en y mettant pas mal d’escalins dedans, parce que je suis chargé d’argent, comme un crapaud de plumes. » S’il est pas enchanté de cette bonne franquette, c’est rien qu’un vieux grigou dont je veux pas pour mon beau-père.

VICTOR.

Mon pauvre Guignol, les choses ne se passent pas ainsi. Si je lui parlais de cette façon, le Comte me mettrait à la porte.

GUIGNOL.

Hé bien, on revient tous les jours sigroler[4] sa sonnette, jusqu’à ce qu’il ait dit oui.

VICTOR.

Allons, je suis bien sot de te parler de cela. Est-ce que tu comprends rien aux choses de sentiment, aux grandes passions ?

GUIGNOL.

Oh ! que si, M’sieu Victor ! j’ai dû me marier une fois… c’était avec une tailleuse de Vaise. Notre mariage était déjà bien avancé… & je l’avais jamais vue qu’assise. Le jour du contrat, nous allons chez le notaire… je lui donne le bras naturellement… Voilà que le long du chemin je sens que mon bras était sigogné, sigogné[5]. (Il fait le mouvement d’une personne qui boîte fortement.) Ma future était toute bancane[6]. J’ai dit : Nous ne pourrons jamais marcher ensemble comme ça, & j’ai tout envoyé promener.

VICTOR.

Oh ! trêve à tes histoires, je t’en prie. Pour la dernière fois, je suis déterminé à tenter l’aventure à laquelle me convie la publication du Comte… Si tu ne veux pas me suivre, reste. Je te relève des promesses que tu as faites à ma mère.

GUIGNOL.

Mais, M’sieu Victor, je veux pas vous quitter.

VICTOR.

N’ai-je pas toujours été pour toi un bon maître ?

GUIGNOL.

Oh oui !… un peu vif cependant… Par-ci, par-là quéques calottes… quéques coups de pied là où je m’assis…

VICTOR.

Le cœur n’y était pour rien.

GUIGNOL.

Mais le pied pour beaucoup… Point de gages.

VICTOR.

Tes gages… Sois tranquille, ils courent toujours.

GUIGNOL.

Ils courent si bien que je peux jamais les rattraper… Ça ne fait rien ; je veux pas vous quitter… Mais n’allez pas dans ces cavernes de bringands.

VICTOR.

Tais-toi, voici Monsieur le Comte de Beaufort. (Il salue.)


Scène VIII.

LES MÊMES, LE COMTE.
LE COMTE, saluant.

Monsieur de Sirval ! (À part.) En voilà un qui est jeune & qui paraît brave. Vient-il aussi pour le vieux château ?

VICTOR.

Monsieur le Comte, je désire avoir l’honneur de vous entretenir.

LE COMTE.

Je suis tout à vous. Est-ce au sujet de ma publication de ce matin ?

VICTOR.

Précisément ; je venais…

GUIGNOL, bas au Comte.

L’écoutez pas, M’sieu… C’est mon maître… sa tête a déménagé… Il sort de l’Antiquaille ; je suis chargé de le remonter là-haut en fiacre… Il est bien malade, allez !

VICTOR.

Je vous prie de vouloir bien me donner le moyen de pénétrer dans les souterrains.

GUIGNOL, bas au Comte.

Il a un grillon dans sa boussole.

VICTOR.

Te tairas-tu, drôle ?

LE COMTE.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

VICTOR.

Je n’entends pas bien ce que vous dit mon domestique, mais je le soupçonne. Ne faites aucun compte, je vous en prie, des sottises qu’il débite. C’est un brave garçon qui m’est dévoué ; mais il a peur pour lui & pour moi.

LE COMTE.

On ne doit pas lui en savoir mauvais gré.

VICTOR.

Je suis résolu, malgré tous ses dires, à passer la nuit prochaine dans les souterrains du vieux château.

LE COMTE.

Vous êtes jeune, Monsieur de Sirval. Vous savez tout ce qu’on raconte. Je serais désolé qu’il vous arrivât malheur.

GUIGNOL.

Bien sûr il nous arrivera quéque chose de pas drôle.

VICTOR.

Ma détermination est bien arrêtée. Vous avez, Monsieur le Comte, mis à cette entreprise un prix qui donnerait de la force aux plus faibles.

LE COMTE.

Puisqu’il en est ainsi, je vais vous donner un mot pour mon concierge.

GUIGNOL.

Est-il ostiné à son mauvais sort !… Y faut donc aller se faire petafiner[7] là-dedans !… (Au Comte.) Dites donc, M’sieu le Comte, puisque mon maître veut absolument y aller, j’y vais avec lui… Mais j’ai absolument que mes deux poings pour me bûcher[8] avec les bringands que nous vons y trouver… Pourriez-vous pas me prêter des pistolets ou une trique ? Et puis, je voudrais pas mourir le ventre vide… Si vous pouviez, s’y vous plaît, me faire donner quéques munitions de bouche…

VICTOR.

Pardonnez-lui, monsieur le Comte ; il est d’une indiscrétion…

LE COMTE.

Laissez, laissez ; il a raison. On ne saurait trop se prémunir contre le danger. Suivez-moi, mon ami : je vais vous faire équiper suivant votre désir. (Il sort.)



Scène IX.

VICTOR, GUIGNOL.
VICTOR, menaçant Guignol.

Tu ne pourras donc jamais retenir ta langue ?

GUIGNOL, tendant le dos.

Tapez, tapez, not’maître, tant que vous voudrez… Si je pouvais en être quitte pour quéques taloches, d’ici à demain !

VICTOR.

Tu me suis dans les souterrains… Je te pardonne toutes tes sottises, à cause de ton dévouement.

GUIGNOL.

C’est parce que je vous n’aime, borgeois ; & que je vous ai vu tout petit… Mais nous allons passer là-bas un fichu quart-d’heure… Ah ! j’aimerais mieux mourir tout de suite… Je vas chercher les provisions. (Il sort.)



Scène X.

VICTOR, LE COMTE.
LE COMTE.

Ce billet à mon concierge suffira. À demain, Monsieur de Sirval ! Je l’espère & je le souhaite de tout mon cœur.

VICTOR.

Vous êtes bien bon, Monsieur le Comte. À demain !

LE COMTE.

Monsieur de Sirval, que Dieu vous protège ! Au revoir ! (Il sort.)



Scène XI.

VICTOR, GUIGNOL.
Il a un sabre, des pistolets, une lanterne & une fourche à laquelle sont suspendus une marmite & des légumes.
GUIGNOL.

Partons, me v’là prêt.

VICTOR.

En te voyant ainsi équipé & armé de pied en cap, l’ennemi ne pourra tenir devant toi.

GUIGNOL.

Je pense bien. Aussi, j’ai pris de quoi me faire une goutte de bullion.





ACTE II.

Les Souterrains. — Nuit.
SCÈNE PREMIÈRE.
BRAS-DE-FER, SACRIPANT.
BRAS-DE-FER.

Je suis inquiet… Cette satanée publication du vieux seigneur va nous amener, j’en suis sûr, un tas de flâneurs cette nuit… Il promet cent mille livres, c’est une somme… & sa fille est jolie… Tous les prétendants vont venir nous ennuyer…

SACRIPANT.

Et nous sommes seuls !… C’est jour de foire au village voisin. La troupe est dehors pour écouler la fausse monnaie. Que faire, Bras-de-Fer ?

BRAS-DE-FER.

Que veux-tu, Sacripant ? Nous emploierons nos ruses de guerre habituelles… En avant les fantômes & les feux du Bengale !… Et puis, si ça ne suffit pas, il faudra bien avoir recours aux grands moyens… C’est ennuyeux ; mais tant pis pour les entêtés qui l’auront voulu !… Allons ! à notre poste ! Toi, de ce côté ; moi, de celui-ci. (Ils sortent.)


Scène II.

LE CHEVALIER DE FOLLEMBUCHE, puis LES FAUX MONNAYEURS.
LE CHEVALIER  : il tremble.

Il fait noir & humide dans cette caverne… Je me sens mal à l’aise… Cent mille livres valent bien une mauvaise nuit… mais j’ai failli me casser le cou en descendant… & je commence à n’avoir plus autant d’entrain que ce matin… Poursuivons. (Feu à droite.) Ah ! (Il recule. — Feu à gauche.) Au secours ! au secours !

Tapage. — Cloche. — les deux faux monnayeurs arrivent couverts de draps blancs en manière de fantômes & poussent des gémissements. — Le Chevalier s’enfuit en criant :

Au secours ! Je suis perdu.

Les faux monnayeurs s’éloignent en riant.



Scène III.

LE BARON DE BLUMENSTEIN, puis LES FAUX MONNAYEURS.
LE BARON entre en chantant d’une voix un peu émue le chœur des chasseurs de Robin des bois.

Chisqu’à brésent che n’ai rien fu de pien estraortinaire tans ces souterrains. Ils ont même in garagtère fantastique qui m’enchante… mais ils sont in peu himides. (Il éternue.) Che fais boufoir rêfer à ma fiancée. (Il éternue.) Quelle sera ma choie temain, quand che pourrai lui tonner la preuve de ma prafoure ! (Il éternue.) Cette himidité amollit mon courache. (Feu à droite.) Peste ! qu’est-ce que c’est que ça ?… Che suis prave ; ch’ai eu un oncle feld-maréchal. (Feu à gauche.) Ah ! che faudrais bien retroufer l’entrée. Même jeu qu’à la scène précédente. — le Baron s’enfuit en criant : Au segours ! au segours !

BRAS-DE-FER, riant.

Comme il court, le pauvre grison ! Si tous sont aussi solides que ces deux-là, nous en serons bientôt délivrés. (Les bandits sortent.)



Scène IV.

VICTOR, GUIGNOL.
VICTOR.

Allons, mon garçon, un peu de courage !

GUIGNOL.

J’en ai ben trop de courage, borgeois. Si j’en avais pas tant, je serais pas ici ; je serais dans mon lit à dormir… & j’aurais pas tant peur… Laissez-moi me débarrasser de tout ce bataclan.

VICTOR.

Tu vois bien, poltron, que nous n’avons rencontré personne.

GUIGNOL.

C’est vrai ; mais nous sommes pas encore à demain matin… Et puis, avez-vous pas vu ces grandes chaudières, ces marteaux gros comme ma tête, ces fours, ces enclumes ?… Ah ! borgeois ! Ils vont nous faire rôtir… & moi, on va me mettre en daube… avec une pastonnade[9].

VICTOR, qui a tout examiné autour de lui.

Tiens, regarde !

GUIGNOL, effrayé.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?.. Notre dernier quart-d’heure est arrivé ?

VICTOR.

Non… je te fais voir dans ce couloir un banc de pierre sur lequel nous pouvons nous reposer. Je vais y prendre place & songer à celle que j’aime.

GUIGNOL.

Vous voulez dormir ?

VICTOR.

Sans doute… Si tu veux faire comme moi…

GUIGNOL.

Non, non, j’aime mieux mourir les yeux ouverts.

VICTOR.

Prends ta lanterne, & examinons d’abord le couloir… Passe devant.

GUIGNOL.

Oh ! borgeois, pardon !… je fais trop mon devoir… Le domestique marche pas devant le maître.

VICTOR.

Tu as raison. C’est à moi de marcher le premier au danger. Allons !

GUIGNOL.

Allons !… Ah ! ah ! (Il suit son maître en tremblant, tourne sur lui-même & entre enfin avec Victor dans le couloir.)

VICTOR, dans la coulisse.

A-t-il peur, ce pauvre Guignol !

GUIGNOL, de même.

Là… Dormez bien, not’maître, mais ne dormez que d’un œil, & jetez l’autre de compassion sur votre pauvre domestique.

VICTOR, de même.

Sois tranquille… au moindre danger, appelle-moi & je serai à l’instant même à tes côtés. (Il bâille.) Bonsoir, Guignol ! (Guignol rentre.)


Scène V.

GUIGNOL, seul.

Le v’là endormi… C’est ben le cas de me faire une goutte de bullion ; je me sens l’estomac creuse… Mais ousque je pendrai ma marmite ? (On voit descendre un crochet.) Tiens, v’là une crémaillère. (Il va chercher sa marmite & l’accroche) J’y ai mis de l’eau… Mes légumes à présent ! (Il les apporte successivement & les mets dans la marmite qui parfois remonte, disparaît & revient après un instant.) Ah ben, oui ! & le feu pour faire cuire tout ça !… Comment que je m’en vais en faire ? J’ai point apporté de briquet. (Une flamme s’élève autour de la marmite.) Tiens, tiens, qué drôle d’endroit tout de même !… Si on pouvait avoir ça sur la place de la Trinité… feu à volonté… ça serait cannant pour se faire sa cuisine… C’est p’t-être ici un terrain tout en allumettes chimiques ; rien qu’en marchant dessus, pft… sans éclat & sans bruit… Pourvu que ma marmite pète pas… elle est solide… Allons, ça cuit tout seul… Brûle, brûle, m’amie ; ça va me faire une soupe chenuse[10]. (Il baille.) Mais j’ai les yeux plus gros que les genoux… Si je faisais comme mon maître… si je me berçais, pendant que la soupe cuit… (Il se couche sur la rampe, en chantonnant : No, no, l’enfant do. — On entend des hurlements. — Un papillon ou un oiseau de nuit vient chatouiller Guignol ; il le poursuit sans pouvoir l’atteindre. — Lorsqu’il se recouche, un serpent paraît sur la rampe & s’approche de lui. — Il se réveille.) Oh ! la vilaine bête ! atatends ! (Il saisit le serpent après quelques efforts & le plonge dans la marmite.) Hardi, Denis ! dans la marmite, vieux ! ça me fera de bullion d’anguille. Si mon maître était là, pour le coup, il ne dirait pas que je suis poltron… Mais la soupe doit être bien avancée… Voyons voir un peu… Ah ! nom d’un rat ! qu’y a-t-y là dedans ? mes carottes ont germé ; elles ont des cornes ! (Il tire de la marmite un diablotin qu’il porte sur la rampe.) Ah ! ça buge, ça buge… (Le diablotin le saisit à bras-le-corps.) Au secours ! à moi, maître ! (Bruit. — Un fantôme survient, & avec le diablotin fait danser Guignol.) Au secours ! p’tit maître ! à moi ! (Guignol s’échappe & court vers son maître. — Le diablotin & le fantôme s’éloignent. — Guignol & Victor rentrent.)



Scène VI.

VICTOR, GUIGNOL.
VICTOR.

Qu’as-tu donc à crier ainsi ? Je ne vois rien ; je n’entends que toi.

GUIGNOL.

Ah ! borgeois ! est-ce que je suis pas mort ? Tâtez-moi donc, s’y vous plaît… Des poreaux & des carottes qui dansent, des serpents à sonnettes, des fantômes… On m’a fait danser un rigodon…

VICTOR.

Pur effet de ton imagination… tu t’es endormi, & la peur t’a donné le cauchemar.

GUIGNOL.

Sauvons-nous vite… Je leur laisse ma soupe.

VICTOR.

Vois, nous sommes bien seuls. De quoi as-tu peur ? Mais, attends !… j’entends des pas. (Il écoute & regarde dans la coulisse.) J’entrevois deux hommes dans l’ombre… Ils se dirigent de ce côté… Viens ; retirons-nous dans le couloir… nous apprendrons peut-être quelque chose. (Ils sortent.)



Scène VII.

BRAS-DE-FER, SACRIPANT.
BRAS-DE-FER.

Où sont-ils ?… Est-ce que nous ne pourrons pas nous débarrasser de ces deux obstinés ? Le domestique est en déroute ; mais le maître rôde encore par là… Ah ! s’ils ne partent pas bientôt !…

SACRIPANT.

Et les camarades qui ne sont pas encore de retour !… Nous ne sommes toujours que deux.

BRAS-DE-FER.

Leur monnaie doit être toute écoulée à la foire… Ils se sont attardés dans les cabarets & nous laissent dans la peine.

SACRIPANT.

Assez comme ça des bagatelles de la porte… Nous sommes en danger… Il faut recourir aux grands moyens.

BRAS-DE-FER.

Je me charge du jeune homme… il est maigrelet.

SACRIPANT.

Et moi du camard… Ah ! il a voulu voir & entendre ce qui se passe ici… Mon sabre lui allongera les oreilles & mon pistolet lui enverra de la poudre aux yeux, pour lui éclaircir la vue. (Ils s’éloignent.)



Scène VIII.

VICTOR, GUIGNOL.
VICTOR.

Je comprends tout maintenant… ces faux monnayeurs avaient là un refuge commode pour leurs méfaits… & ils répandaient eux-mêmes, dans le pays, ces bruits de revenants, de fantômes, qui effrayaient les habitants.

GUIGNOL, tremblant.

Avez-vous entendu, borgeois ? Il veut m’éclaircir la vue avec son pistolet.

VICTOR.

Mais tu l’as bien entendu aussi… ils ne sont que deux. Sois donc brave une fois en ta vie… La partie est égale. Qu’est-ce que cela pour des hommes de cœur ?

GUIGNOL.

C’est vrai ; ils ne sont que deux… Ah ! Ils ne sont que deux ! Ça commence à viendre, borgeois… Ah ! ils ne sont que deux ! Bringands, coquins, scélérats ! Faire de la monnaie en argent qui n’est pas bonne !… Un gone[11] comme moi, un gone de la Croix Rousse n’a pas peur de grands pillereaux comme vous… Ah ! ils ne sont que deux !… Y ne faut pas croire qu’avec vos grandes mustaches & vos bonnets à poil, vous me donnerez la colique… J’ai pas besoin qu’on m’éclaircisse la vue ; entends-tu, capon ?… Ah ! ils ne sont que deux ! De qué côté sont-ils, petit maître ?

VICTOR.

De celui-ci.

GUIGNOL.

Hé ben ! allons de çui-là… pour prendre nos armes.

VICTOR.

Je t’abandonne, si tu trembles encore.

GUIGNOL.
Non, non ; je vous suis, p’tit maître… je m’attache à vos pas. (Ils sortent.)

Scène IX

(On entend des coups de feu & le choc des armes blanches. — Un bandit vient tomber mort sur la rampe. — GUIGNOL entre tenant au bout de sa fourche l’autre bandit qu’il jette aussi sur la rampe. — VICTOR entre après lui.)

GUIGNOL.

Ah ! canailles, bringands !… Je te tiens à présent… Vas-tu m’allonger les oreilles ?… Dis-moi donc quéque chose, gone de malheur !… Il ne buge plus… C’est moi que je suis Guignol, ce camard que te disais tout à l’heure que te t’en chargeais… Espliquons-nous un petit peu… Ah ! maître, voyez-vous, à présent je me sens gonfle de courage… quarante comme ça me feraient pas peur.

VICTOR.

Allons ! tu t’es bien conduit… Partons, maintenant ; allons au château de Monsieur le Comte.

GUIGNOL.
Au château de Monsieur le Comte ! (Il met sur son épaule la fourche & le corps du bandit. — Ils sortent.)

ACTE III

La place du village.
GUERPILLON, BENEYTON, AUTRES PAYSANS.
BENAYTON.

Dis donc, Guerpillon ; il paraît que Guignol en a tué douze de sa main, sans compter ceux que le maître a définis.

GUERPILLON.

On pouvait ben en avoir peur de ces souterrains, pisqu’y avait une bande.

BENEYTON.

C’est égal ; je croyais pas que Guignol aurait eu tant de nerf que ça.

GUERPILLON.

Ça a dû être joli, tout de même… Comme à la guerre ! pif ! paf !

BENEYTON.

Tiens ; voilà tous les jeunes gens du pays. On apporte Guignol en triomphe.


Scène II.

LES MÊMES, GUIGNOL,
porté en triomphe. — Musique.
TOUS.

Vive Guignol !

GUIGNOL.

Mais oui, z’enfants, c’est comme ça qu’on se muche.

GUERPILLON.

Chignol, combien donc qu’y en avait pour de vrai ?

GUIGNOL.

Y en avait des mille & des mille… Te serais mort de peur, toi, Beneyton, & toi aussi, Guerpillon, si t’avais vu ce combat, tant seulement d’en haut du clocher de Fourvières… Mon maître en avait ben huit cents pour sa part… Tous les autres étaient après moi & voulaient pas me lâcher… Ah ! j’aurais mieux aimé avoir à traverser le Rhône à la nage au-dessus de Saint-Clair… Y en avait un grand qui avait plus de sept pieds. Je l’ai terrassé quatre fois ; il se relevait toujours… C’est là que nous avons appris qu’ils volaient le monde, qu’ils fabricassaient la monnaie fausse & qu’ils s’habillaient en fantômes, en bêtes, en serpents, pour vous faire peur… Et vous croyiez tout ça, vous autres !… Moi, je me suis pas laissé boucher l’œil… Pif ! paf ! pouf ! on n’a entendu que ça toute la nuit… Le combat a été des plus ospiniatres… Enfin, nous leur z’avons fait à tous mordre la poussière… Nous leur z’avons enlevé tous leurs canons…

BENEYTON.

Ils avaient des canons !

GUIGNOL.

Leurs canons de fusil & de pistolet… Et nous sommes sortis triomphants de ces épouvantables souterrains… Grâce à nous deux, à notre courage, à notre énergie, à notre sang-froid, le pays est à jamais délivré de ces infâmes malfacteurs… Voilà ! voilà ! voilà !

TOUS.

Vive Guignol ! vive Guignol !



Scène III.

LES MÊMES, LE COMTE, ESTELLE.
LE COMTE.

Mes enfants, la tranquillité est rendue au pays, grâce aux deux héros de cette nuit. On vient d’arrêter à l’instant même le reste de la troupe des faux monnayeurs, & tous subiront la juste peine de leurs forfaits.



Scène IV.

LES MÊMES, VICTOR.
LES PAYSANS.

Vive monsieur Victor !

LE COMTE.

Venez, monsieur de Sirval, recevoir les félicitations de ces braves gens & les compliments qu’ils vont vous adresser pour votre mariage. La main de ma fille est à vous.

VICTOR.

Je ne veux l’accepter que du plein gré de Mademoiselle.

ESTELLE.

J’obéis très-volontiers à mon père, Monsieur.

VICTOR.

Mademoiselle, je suis le plus heureux des hommes.

LE COMTE.

Allons ; c’est fête aujourd’hui au château & au village. (À Guignol.) Quant à toi, mon brave, qui as eu une si belle conduite…

GUIGNOL.

Ah ! M’sieu le Comte, une semblable affaire n’est que de la gnognotte pour des hommes de cœur.

LE COMTE.

Voilà une bourse pour t’amuser avec tes amis.

ESTELLE.

Il ne nous quittera plus, n’est-ce pas, Monsieur de Sirval, puisqu’il vous a suivi dans le danger ?

VICTOR.

Certainement… Mais aujourd’hui, Guignol, tu as congé pour te reposer de tes fatigues.

LE COMTE.

Mes enfants, venez tous au château… On vous donnera à boire… & Guignol vous racontera ses exploits.

LES PAYSANS.

Vive Monsieur le Comte ! vive Monsieur Victor ! vive Guignol !

GUIGNOL., au public
couplet.
Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Hier encore, poltron comme un lièvre,
Je ressautais toujours au moindre bruit ;
Un’larmise me donnait la fièvre ;
Mais y a z’un fier changement aujourd’hui.
Faites l’épreuv’, Messieurs, de mon courage ;
Battez des mains, riez de tout vot’cœur,
Applaudissez, criez faites tapage !
Je vous réponds que je n’aurai pas peur.

fin des souterrains du vieux chateau[12].


  1. Guignol s’est souvenu ici d’une farce du XVe siècle qu’on a souvent, mais sans motifs suffisants, attribuée à Villon, la Farce du franc archier de Baignolet :
    Je ne craignoye que les dangiers,
    Moy, je n’avoye paour d’autre chose.
  2. Iragne : araignée.
  3. Le cotivet : la nuque.
  4. Sigroler : agiter.
  5. Sigogner : tirer en sens divers.
  6. Bancane : bancal, qui a les jambes torses.
  7. Petafiner : détruire, mettre à mal.
  8. Se bûcher : se battre.
  9. Pastonnade : carotte, racine jaune.
  10. Chenu, chenuse : délicieux.
  11. Gone : garçon, fils. — V. les Couverts volés, t. I, p. 20.
  12. Après les Frères Coq, il n’y a pas au répertoire Guignol de plus sûrement attribuée à Mourguet grand-père que les Souterrains du vieux château. Plusieurs amateurs se rappellent encore la lui avoir vu jouer à Lyon ; elle porte nettement l’empreinte de son temps & de sa manière. Il est manifeste, toutefois, que depuis lui elle a été fort modifiée, & Vuillerme réclame une large part dans la rédaction actuelle.