Théatre lyonnais de Guignol/Le Portrait de l’oncle

Théatre lyonnais de GuignolN. Scheuringtome 1 (p. 117-143).
Le portrait de l’oncle

LE PORTRAIT DE L’ONCLE

PIÈCE EN UN ACTE
Le théâtre représente un village ou une place de petite ville. On doit voir une maison qui est celle de l’oncle.

Scène I

M.DURAND, GUILLAUME, GUIGNOL.

(L’oncle sort de sa maison soutenu par ses deux neveux qui s’empressent à l’envi de lui donner leurs soin.)

GUIGNOL.


ALLONS! ne bouligue[1] donc pas ce pauvre oncle comme çà. Te vois ben que te le fais marcher trop vite. Il n’a plus ses picarlats[2] de quinze ans.

GUILLAUME.

C’est toi qui le soutiens mal. Tu es si maladroit !

GUIGNOL.

Te ne l’es pas, toi ?… Fais donc tes embarras !

DURAND.

La paix ! La paix, mes enfants ! je ne veux pas que vous vous disputiez. Je suis très-content de vos soins à tous deux… Approchez-moi de cette terrasse… Comme ce soleil m’échauffe & me ranime ! Il me fait oublier mes quatre-vingt-trois ans, mon catarrhe, mes rhumatismes, &c…&c… Hélas ! mes chers neveux, on n’a pas comme moi fait de longs voyages & amassé à la sueur de son front une petite fortune, sans amasser en même temps bien des infirmités.

GUIGNOL.

Laissez donc, mon oncle, vous êtes vigoret comme un grillon.

DURAND.

Non, non, mon ami ; j’ai passé une mauvaise nuit… Mais je ne sais pourquoi ce matin je me sens jeune… & je me souviens que lorsque j’étais en Prusse, je rencontrai un de mes amis qui avait le même âge que moi… Tenez, c’est le peintre qui a fait mon portrait, celui qui est dans ma salle à manger.

GUIGNOL.

Celui où vous avez une lévite ponceau avec une canne à pommeau.

GUILLAUME.

Il est d’une ressemblance parfaite.

DURAND.

C’est un tableau de maître… Je veux le donner à l’un de vous… Voyons, Guignol, veux-tu que je le mette dans ton lot ? En auras-tu bien soin après moi ?

GUIGNOL.

Oh ! je crois bien ; j’osais pas vous le demander. Je le mettrai devant mon lit pour ne pas le perdre de vue, & je dirai à mes mioches : Vous voyez ben c’t ancien ! C’est mon oncle Durand, un brave homme, qui m’aimait bien. Tâchez d’être gentils comme lui, si vous voulez pas que je vous donne des tapes.

DURAND.

Allons, décidément, je me sens beaucoup mieux aujourd’hui… Je veux en profiter pour faire ce que mon âge me conseille depuis longtemps ; je veux faire mon testament.

GUIGNOL.

Oh ! laissez donc ça, mon oncle. Profitez de ce que vous allez mieux pour vous benaiser. Ces histoires de testament, de notaire, ça vous tournera le sang & ça vous refera malade.

GUILLAUME.

Non ; mon oncle a raison… Un testament ne fait jamais mourir… Au contraire, quand on a mis ordre à ses affaires, on est plus calme, plus frais. D’ailleurs, est-ce que mon oncle n’est plus d’âge à s’occuper de son bien ?… Qu’est-ce que quatre-vingts ans ? Il y a plus d’un centenaire aujourd’hui. Je lisais l’autre jour dans un journal qu’il y en avait quatre à Madrid.

DURAND.

Cela m’étonne : je ne croyais pas que dans les pays chauds… mais enfin c’est encourageant… je veux cependant accomplir mon projet. Allez me chercher Monsieur Délicat, le notaire.

GUILLAUME.

Va, Guignol.

GUIGNOL.

Va toi-même.

GUILLAUME.

Je reste auprès de mon oncle.

GUIGNOL.

Je peux ben y rester aussi bien que toi : j’en aurai bien aussi soin.

DURAND.

Vas-y, Guignol, je t’en prie.

GUIGNOL, sans bouger.

Oui, mon oncle, j’y vas puisque vous me le commandez. (Il fait un pas. — à Guillaume : ) C’est pas rien parce que te me l’as dit, toi. Te n’as rien à me commander… C’est pour faire plaisir à mon oncle. ( Il fait un pas & revient.) J’y cours, mon oncle ; mais c’est pour vous, & pas pour lui. Il n’a rien à me commander, n’est-ce pas ?… (Il fait quelques pas & revient.) Est-ce ici, mon oncle, ou chez vous qu’il faut mener le notaire ?

DURAND.

Chez moi, mon ami.

GUIGNOL.

J’y vas, mon oncle, puisque vous le voulez… (À Guillaume : ) Faiseur d’embarras, va ! (Il revient encore après avoir disparu, mais ne dit rien qu’un ouh ! adressé à Guillaume.)


Scène II

M. DURAND, GUILLAUME.
GUILLAUME.

Mon pauvre cousin est toujours le même, mon oncle.

DURAND.

Il faut être indulgent pour lui, Guillaume.

GUILLAUME.

Vous voyez comme il est maladroit ! il a l’esprit si court !

DURAND.

Mais non ! il n’est pas sot. S’il n’a pas d’instruction, l’intelligence ne lui manque pas. Puis il a un bien bon cœur.

GUILLAUME.

Bah ! sa langue n’épargne personne. Quand on a le malheur de s’oublier, il vous saigne à blanc. Ah ! il ne fait pas bon avoir besoin de ses renseignements.

DURAND.

Il est toujours mal de médire, mais s’il ne dit la vérité que quand on la lui demande, il n’a pas de tort. Je suis sûr d’ailleurs qu’il parle plus par étourderie que par méchanceté.

GUILLAUME.

Oh ! mon oncle, j’ai bien peur qu’il ne fasse pas honneur à la famille !

DURAND.

Comment cela ?

GUILLAUME.

Il a des dettes.

DURAND.

Ah !… sont-elles fortes ?

GUILLAUME.

Il doit par ci, par là, à son épicier, à son boulanger… Il a emprunté vingt francs à l’un de ses amis.

DURAND.

L’hiver a été mauvais, le travail a manqué. Il n’y a pas de mal à emprunter dans un moment de gêne… Vingt francs, ce n’est pas une grosse dette, il pourra rembourser.

GUILLAUME.

Oui, s’il travaillait, s’il avait de l’ordre ; mais c’est un flaneur sempiternel. On le voit à tout instant au cabaret.

DURAND.

Est-ce qu’il y va souvent ?… Je sais qu’on l’y voit quelquefois le dimanche, de loin en loin.

GUILLAUME.

Oh ! je ne prétends pas qu’il y aille tous les jours ; mais dans sa position, il n’y devrait pas aller du tout.

DURAND.

Il est bien permis de prendre parfois un peu de distraction… quand il n’y a pas d’abus.

GUILLAUME.

Vous êtes la bonté même, mon oncle. Je souhaite comme vous que nous n’ayons pas à nous repentir de la conduite de Guignol, mais…


Scène III

les précédents, GUIGNOL.
GUIGNOL.

Mon oncle, Monsieur Délicat va venir. Quand je suis arrivé, il était occupé à faire un partage entre deux héritiers à qui un parent avait laissé une vache & un chien par égales parts. Il avait bien du mal à leur partager ça ; mais il a fini. Il m’a dit : Je vais m’empresser de mettre mon ministère à la disposition de Mossieu votre oncle. (Il salue en imitant le notaire.)

DURAND.

Je te remercie. Il faut que je rentre pour mettre quelques papiers en ordre, avant l’arrivée du notaire. Donnez-moi votre bras. (Tous deux s’empressent autour de lui.)

GUILLAUME, à Guignol.

Allons, un peu moins de mouvement ; tu vas encore le faire tomber.

GUIGNOL, à part.

Ah ! que te me fais bouillir ! la main me demenge.

DURAND, arrivé vers la porte.

Guignol, reste, je t’en prie, pour recevoir le notaire & le faire entrer chez moi. Guillaume m’accompagnera jusque dans mon appartement.

GUIGNOL.

Puisque ça vous fait plaisir, mon oncle, je reste.


Scène IV

GUIGNOL, puis M. DÉLICAT.
GUIGNOL, seul.

Guillaume a ben envie, je crois, de me jouer un pied de cochon. Il est dans le cas de tourmenter ce pauvre oncle pour lui soutirer quelques écus… Je me tiendrai sur le qui vive !

DÉLICAT, arrivant.

Monsieur Guignol ! ( Saluts ridicules réciproques. ) Monsieur Durand est-il chez lui ? est-il alité ?

GUIGNOL.

Ce pauvre cher homme est tout patraque[3] (’) ! Pourtant il s’est levé aujourd’hui, il dit qu’il va mieux… C’est lui qui a voulu faire son testament ; moi, je lui conseillais pas, crainte que ça lui fasse mal.

DÉLICAT.

Quel enfantillage !

GUIGNOL.

Dites donc, Monsieur le notaire, vous savez que nous sommes deux neveux de mon oncle, mon cousin Guillaume & moi ; vous me connaissez, vous savez que je suis un brave garçon. Ne faites pas pour l’un plus que pour l’autre.

DÉLICAT.

Monsieur Guignol, cette supposition m’offense. Dans la famille des Délicat, nous sommes notaires de père en fils depuis dix-sept générations… & toujours nous avons pesé les actions de notre ministère à la balance de la plus rigoureuse justice… Ma clientèle embrasse tout ce qu’il y a de plus considérable dans le pays. Je suis membre du Conseil municipal, du Conseil de fabrique, de la Société d’agriculture, d’horticulture & de pisciculture, de la Société de pomologie, d’archéologie & de géologie… décoré de plusieurs médailles au Comice agricole… & vous croyez que je laisserais la corruption entamer ce trésor d’honneur, amassé par les années, par le travail & par l’intégrité la plus incontestée ?…

GUIGNOL.

(À part.) Ah ben ! j’ai joliment mis cuire ! (Haut.) Monsieur Délicat, j’ai pas eu l’intention de vous offenser ; faites pas attention à ce que je vous ai dit. Je vas vous mener vers mon oncle.

DÉLICAT.

Je vous suis, Monsieur Guignol. Soyez persuadé que je respecterai scrupuleusement les volontés de Monsieur Durand & que je n’exercerai sur lui aucune influence. (Guignol entre avec lui chez M. Durand, & en sort aussitôt. — Guillaume en sort un instant après.)


Scène V.

GUIGNOL, puis GUILLAUME.
GUIGNOL, seul.

Il prend vite la mouche, le notaire ! mais enfin ce que je lui ai dit n’était pas bien fait pour le fâcher cependant.

GUILLAUME, arrivant.

Monsieur Délicat est avec mon oncle ; je me suis retiré par discrétion.

GUIGNOL.

Dis donc qu’on t’a passé dehors. Je te connais, va ; si t’avais pu rester, te te serais pas gêné… C’pauvre oncle, j’ai ben peur que nous le gardions pas longtemps… Mais dis donc, Guillaume, je voulais te parler de quéque chose… Y a-t-y longtemps que te n’as pas vu ma fille, ma Louison ?

GUILLAUME.

Je la vois tous les jours ; elle est encore venue chez moi, hier, acheter un quart de sucre… qu’elle n’a pas payé, par parenthèse.

GUIGNOL.

Eh bien, comment la trouves-tu ?

GUILLAUME.

Elle n’est pas mal.

GUIGNOL.

N’est-ce pas ?… Elle est joliment plantée ; & puis, pas faignante ; elle aide à sa mère comme une femme… Elle fait plus de la moitié de l’ouvrage de la maison… Elle est solide comme le pont Tilsitt… Et une poigne !… Elle vous revire une omelette d’un coup de poing ; que la poële soye froide, qu’elle soye chaude, c’est tout de même !

GUILLAUME.

Pourquoi me dis-tu tout ça ?

GUIGNOL.

N’as-tu pas remarqué qu’avec ton fils Claude… un joli garçon aussi… ils se surchottent ?… Ces enfants ont l’air de se convenir… L’autre jour il a rencontré Louison à la pompe ; il lui a porté son siau jusqu’à la maison. Hier il lui a donné un bouquet de muguets… Si nous les mariions, voyons ?

GUILLAUME.

Qu’est-ce que tu donnes à ta fille ?

GUIGNOL.

Te sais bien que je suis pas un milord. Elle aura la garde-robe en noyer de notre grand, un miroir & une lichefrite que nous lui avons gardés de l’héritage de la tante Bazu… Madelon lui donnera deux rangs de sa chaîne… & je tâcherai d’aligner quéques écus pour lui faire un petit trousseau.

GUILLAUME.

Tout ça c’est de la rafataille !… Tu ne sais donc pas que je donne à Claude cinq mille francs en le mariant, & que plus tard il aura la suite de mon commerce !… Ta Louison ne peut pas me convenir.

GUIGNOL.

Mais si ces enfants se conviennent ?

GUILLAUME.

Est-ce que les parents doivent faire attention à ça ? Guignol, garde ta poule, je garde mon coq.

GUIGNOL.

Te fais ben le fier, mon cousin ! Te n’as pas toujours eu le gousset si plein ! On dirait que je te connais pas.

GUILLAUME.

De quoi te mêles-tu ? J’ai travaillé, moi ! je n’ai pas changé trente fois d’état ! moi ! C’est pas en menant la vie d’un vacabond qu’on ramasse quéque chose.

GUIGNOL.

Vacabond ! que te dis ! Redis-le donc, mauvais épicier ! On sait bien comment t’as gagné tes quatre sous. Avec ton fromage fort qui empoisonne tout le quartier ; que t’y mets toutes les saletés que te trouves dans le ruissiau… Et ton poivre que te vas prendre chez les scieurs de long… Et ta balance qui a un gros sou par dessous… T’as été dans le journal, il y a deux mois…

GUILLAUME.

Tais-toi, polisson ! tu n’es qu’un vaurien.

GUIGNOL.

Attends, attends… Vaurien ! tiens ; voilà le vaurien ! (Il lui donne un coup de tête.)

GUILLAUME s’enfuit en criant, & revient dire :

Oui, polisson ! vaurien !

GUIGNOL, lui donnant un autre un coup de tête.

Tiens !… Ah ! te crois que te me feras toujours comme quand j’étais petit, que te me donnais des tapes toute la journée. (Guillaume s’enfuit.)


Scène VI.

GUIGNOL, MADELON.
MADELON, accourant.

Hé bien ! qu’est-ce que c’est donc que ce sicotti[4] ? Te te mettras donc toujours dans des battures ? Puis après te me reviendras tout dépillandré.

GUIGNOL.

C’est Guillaume qui vient de recevoir un atout. Je lui ai parlé de notre Louison pour son fils Claude, parce qu’y me semble que ces enfants se surchottent ; il a fait le fier, il m’a envoyé promener, il m’a appelé vaurien, & je lui ai cogné le melon.

MADELON.

Y valait ben la peine de vous battre. Son grand gognand[5] de Claude ! j’en voudrais point pour Louison, & Louison en voudrait pas non plus. C’est pas avec lui, c’est avec Bastien, le fils du maréchal, qu’ils se surchottent.

GUIGNOL.

Ah ben, tant mieux !

MADELON.

T’es toujours le même ;… te parles sans savoir ce que te dis. Te ne fais que des bêtises !

GUIGNOL.

Celle-là n’est pas bien grosse. Laisse-moi la paix ! Mon oncle Durand est là chez lui avec le notaire ; il fait son testament… On va sortir dans un moment… Va faire ta soupe.

MADELON.

Ah ! ce pauvre vieux, s’il pouvait nous laisser quéque chose !… je m’achèterais… une crinoline. (Elle sort.)


Scène VII.

GUIGNOL, GUILLAUME.
GUILLAUME, entrant.

Notre oncle a fait son testament ; mais aussitôt que ça a été fini, il s’est trouvé plus mal ; il a fait appeler Monsieur le curé… Monsieur le curé est venu, & quelques instants après il a passé.

GUIGNOL, pleurant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! & moi qui l’ai pas embrassé !… Pauvre oncle, qui m’aimait tant quand j’étais petit… qui m’achetait des carquelins, des gobilles, des ronflardes… Ah ! il était si bon enfant !… Être mort si vite que çà !

GUILLAUME, insensible.

Ah ! bah ! il avait bien fait son temps !… Tout le monde ne va pas à quatre-vingt-trois ans… À quoi lui servaient ses biens, à son âge, son argent, sa terre ?… Au lieur que…


Scène VIII.

les précédents, M. DÉLICAT.
DÉLICAT.

(Il salue.) Messieurs, Monsieur Durand, votre oncle, d’honorable mémoire, vient de décéder. Son testament que j’ai reçu en la forme authentique, & que je vais déposer dans mes minutes, devient dès-lors irrévocable. J’ai l’honneur de vous annoncer que le défunt a institué pour son légataire universel Monsieur Guillaume, son neveu, & qu’il institue Monsieur Guignol, son autre neveu, légataire à titre particulier de son portrait avec le cadre & accessoires, à la charge de faire faire audit cadre, dans les vingt-quatre heures, les réparations nécessaires. Le défunt m’a chargé de veiller à l’exécution de cette partie du testament, ainsi que de ce qui concerne les œuvres pies, & j’ai l’honneur d’annoncer à Monsieur Guignol, que s’il ne se mettait pas, dans le plus bref délai, en mesure d’exécuter lesdites réparations, je serais obligé de lui enlever ledit portrait, pour en faire don à une œuvre de bienfaisance, conformément aux dispositions énoncées dans ledit testament… Messieurs ! (Il salue & sort.)


Scène IX.

GUIGNOL, GUILLAUME.
GUILLAUME, d’un air narquois.

Hé bien ! Guignol ! tu as le portrait que tu avais tant envié !

GUIGNOL, un peu désappointé.

Mon oncle au moins m’a pas oublié tout à fait… Il était maître de son bien… & moi, j’oublierai pas non plus tout ce qu’il a fait pour moi, quand j’étais petit.

GUILLAUME.

C’est bien, tu es philosophe !

GUIGNOL.

Allons, je vais prendre ce potrait pour le faire réparer. (Il fait quelques pas pour entrer dans la maison.)

GUILLAUME, se mettant devant la porte.

Je te défends d’entrer. La maison est à moi à présent. Tu n’as rien à faire ici : je ne veux pas que tu ailles rodasser dans tous les coins.

GUIGNOL.

Tiens, elle est donc de sucre, ta maison ! T’as peur qu’on te la mange… Hé bien, donne-moi le potrait tout de suite.

GUILLAUME.

Reste là, je vais le chercher… (À part.) Il faut que je fasse vite visite aux tiroirs ; le bonhomme devait avoir de l’argent. (Haut.) Brave & digne homme ! il avait eu la sagesse d’économiser, & il est mort dignement en faisant un bon usage de ses économies, lui ! (Il entre dans la maison.)


Scène X.

GUIGNOL, MADELON.
MADELON.

On vient de me dire que l’oncle Durand est mort… Pauvre brave homme ! il a dû laisser des escalins[6]… T’a-t-il donné quéque chose ?

GUIGNOL.

Oui, oui… Mais dis donc, Madelon ! qu’as-tu d’argent aujourd’hui dans le tiroir ?

MADELON.

J’ai quarante-huit sous.

GUIGNOL.

Amène-les tout de suite.

MADELON.

Et avec quoi que j’achèterai le dîner ?… Qué que t’en veux faire ?… Te veux aller boire avec ton cousin, ivrogne !… Pas plus tôt l’oncle mort, tu veux aller te mettre en ribotte… J’ai plus à la maison qu’un oignon & un corsenère.

GUIGNOL.

Tais-toi donc ! te raffoules[7] toujours… C’est pas pour boire, c’est pour retirer ce que l’oncle m’a laissé.

MADELON.

Ah ! ah ! que t’a-t-il donc laissé ? (Silence.) T’a-t-il laissé sa maison ?

GUIGNOL.

Non… il l’a laissée à Guillaume.

MADELON, avec un accent de désappointement & de dépit
croissant à chaque réplique.

Ah !… t’a-t-il donné le jardin ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donné à Guillaume.

MADELON.

Ah !… t’a-t-il donné sa vigne ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donnée à Guillaume.

MADELON.

Ah !… t’a-t-il donné son pré ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donné à Guillaume.

MADELON.

Ah !… il t’a donc donné son mobilier ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donné à Guillaume. Il ne m’a donné qu’une pièce de son mobilier.

MADELON.

Ah !… t’a-t-il donné son armoire ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donnée à Guillaume.

MADELON.

Ah !… est-ce son miroir qu’il t’a donné ?

GUIGNOL.

Non… il l’a donné à Guillaume.

MADELON.

Ah !… Mais, imbécile, que t’a-t-il donc donné ?

GUIGNOL.

Il m’a donné son potrait.

MADELON.

Ah ! voilà ben une belle drogue ! Grand bête, va ! T’étais toujours à dire : Mon oncle par-ci, mon oncle par-là… Te t’esquintais à le servir… Te n’as su te faire donner que cette saleté, & c’est ton calin de cousin qui a la succession ! Te seras bien toujours le même… te ne ramasserais pas d’eau en Saône.

GUIGNOL.

Tais-toi ; je suis bien content, moi, d’avoir le potrait de mon oncle ! Mais c’est pas tout.

MADELON.

Y a donc encore quéque chose ?

GUIGNOL.

Oui ; y a que, par son testament, l’oncle veut que je fasse réparer dans les vingt-quatre heures le cadre de son potrait ; sinon, j’y perds tous mes droits.

MADELON.

Et c’est pour ça que te me demandes mes quarante-huit sous ?… Oui, prends garde de les perdre. Qué que ça me fait ce potrait ?


Scène XI.

les mêmes, GUILLAUME, apportant le portrait.
GUILLAUME.

Voilà votre lot !… Vous êtes bien contents, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! Il est joli !

GUIGNOL, prenant le portrait.

Regarde donc, Madelon, comme il ressemble ! comme c’est bien lui, avec sa lévite… & son nez !…

MADELON.

Oui, le bel héritage ! C’est pas avec ça que nous marierons notre Louison ?

GUIGNOL.

Allons !… viens vite abouler tes quarante-huit sous… faut faire cette réparation.

MADELON.

Je veux pas donner mon argent pour ça…

GUIGNOL.

Ah ! Madelon, marche droit !… Te connais le manche à balai ; te sais que je tape… En avant !

(Madelon sort en grognant. Guignol la suit emportant le portrait.)


Scène XII.

GUILLAUME, seul.

Ils ne sont pas contents ! leur butin n’est pas gras !… mais je ne suis pas content non plus. J’ai fouillé dans tous les tiroirs, dans le bureau… pas un sou ! Cependant le papa Durand ne mangeait pas ses rentes, & il y a longtemps qu’il n’avait rien placé !… Je crois que je me suis trop pressé d’accepter… j’ai peur de me trouver dans l’embarras… Cette baraque a besoin de réparations ; il y a des hypothèques sur la vigne & sur le pré ; quand tout sera payé il n’y aura rien. (On entend chanter Guignol.)


Scène XIII.

GUILLAUME, GUIGNOL.
GUIGNOL, arrive en chantant ; il tient à la main un paquet de billets de Banque.

Tra la la ! j’ai des espinchos[8]

GUILLAUME.

Qu’est-ce que tu as donc là ?

GUIGNOL, chantant encore.

Toi qui connais les billets de la Banque… qu’est-ce que te dis de ça ?… Tout ça était dans le cadre du potrait… en le défesant pour le réparer, ça a dégringolé comme des pavés par le Gourguillon… y en a vingt-cinq de mille… Ah ! c’est Madelon qu’est contente !

GUILLAUME.

La moitié est à moi.

GUIGNOL.

Pas de ça ! à bas les pattes !

GUILLAUME.

Je suis légataire universel.

GUILLAUME.

Parfaitement ; mais moi je suis légataire du potrait, du cadre & accessoires… c’est ça l’accessoire, il est joli !

GUILLAUME.

Je te forcerai en justice à me donner la moitié.

GUIGNOL

Nous verrons ça, petit !

GUILLAUME.

Le testament a été mal fait.

GUIGNOL.

C’est pas ce que dit Monsieur Délicat ; il dit que c’est un testament ortantique & indécrottable.

GUILLAUME.

Et si je te fais un procès ?

GUIGNOL.

Moi, je t’en ferai deux, & j’aurai de quoi payer le procureur. Te ne me fais plus peur, va !

GUILLAUME.

Tu sais que j’ai toujours été pour toi un bon parent.

GUIGNOL.

Oui… avec des tapes.

GUILLAUME.

Dis donc, Guignol, quel âge a ta Louison ?

GUIGNOL.

Elle aura dix-neuf ans aux cerises. Pourquoi me demandes-tu ça ?

GUILLAUME.

Oh ! c’est que j’avais pensé… Tu m’avais dit un mot toi-même… Mon Claude est un beau garçon…

GUIGNOL.

Oui… pas mal.

GUILLAUME.

Il est bon enfant tout à fait… il est à son ouvrage… Nous devrions les marier, ces enfants.

GUIGNOL.

Qu’est-ce que te donnes à ton garçon ?

GUILLAUME.

Je lui donne cinq mille francs en le mariant, & plus tard il aura la suite de mon commerce.

GUIGNOL.

Tout ça c’est de la rafataille !… Te ne sais donc pas que je donne à Louison en la mariant quinze mille francs… rien que ça, vieux !… Ton Claude peut pas me convenir.

GUILLAUME.

Mais tu m’as dis toi-même que ces enfants se convenaient, qu’ils se parlaient.

GUIGNOL.

Bah ! est-ce que les parents doivent faire attention à ça ?… D’ailleurs je me suis trompé ; ç’est pas vrai… Guillaume, garde ton coq, je garde ma poule.

GUILLAUME, à part.

Il me rend la monnaie de ma pièce, & je crois par-dessus le marché qu’il se moque de moi ! (Il sort furieux.)

GUIGNOL, seul.

Toutes ses finesses & ses grimaces lui ont pas servi à grand’chose… Allons, je pendrai le potrait de mon oncle devant mon lit, comme je lui ai promis. Il me fera ressouvenir que dans ce monde le mieux encore c’est de filer droit son chemin, & que celui-là qui est le plus dupe, c’est souvent celui qui a voulu être fripon.

au public.

Messieurs, c’est aussi un portrait que nous avons voulu vous donner, un portrait du bon vieux temps & de la bonne franquette lyonnaise. Le cadre n’est pas aussi chenu que celui de mon oncle ; mais si le portrait vous a paru ressemblant, agréez le tout avec indulgence.


fin du portrait de l’oncle.





  1. Bouliguer; agîter, remuer.
  2. Picarlats; cotrets ’.ses picaralts, par une figure de rhétorique, ses jambes.
  3. Patraque : maladif, indisposé.
  4. Sicotti : tapage, bruit.
  5. Grand gognand : grand mal bâti, décontenancé, imbécile.
  6. Des escalins : de l’argent.
  7. Raffouler : gronder, radoter.
  8. Des espinchos : de l’argent.