Théétète (trad. Cousin)/Argument philosophique

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THÉÉTÈTE,
OU
DE LA SCIENCE.



ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.


Séparateur


Le sujet de Théétête est la science et son fondement. Il s’agit d’y déterminer, non pas quels sont les objets de la science, ni quelles sont les différentes sciences, mais ce que c’est que la science considérée en elle-même, ce qui la caractérise et la constitue. L’adversaire de Socrate propose trois solutions à ce problème. D’abord il répond que savoir, c’est sentir. Battu sur ce point, il a recours à une solution un peu plus étendue, et avance que savoir, c’est juger ; substituant déjà à une impression des sens une opération de l’intelligence. Cette opération semblant encore trop circonscrite pour embrasser toute la science, il s’adresse au raisonnement, à la définition, à l’analyse. Or, ces deux opérations, juger ou se faire une opinion immédiatement et sur simple apparence, et raisonner ou se faire une opinion par un procédé réfléchi et par voie discursive, s’appellent dans la langue de la philosophie ancienne δοξάζειν et λογίζεσθαι. La δόξα des Grecs est à-peu-près le jugement des modernes, sous ce rapport qu’elle reste en deçà du raisonnement ; mais elle n’a rien à voir avec ces jugemens d’un tout autre ordre qui, loin d’être au-dessous de la portée du raisonnement, le surpassent et atteignent la vérité par une intuition à-la-fois immédiate et absolue. Ce qui sépare essentiellement cette dernière classe de jugemens de la première, c’est qu’ils sont marqués du caractère de nécessité et d’universalité (ἔννομαι ou νοήσεις), tandis que la δόξα est contingente et arbitraire, relative à telle ou telle circonstance, à tel ou tel individu. Maintenant il faut faire attention que les deux dernières solutions du problème de la science, le jugement sur simple apparence et le jugement appuyé sur le raisonnement, la définition et les autres procédés de ce genre, ont cela de commun qu’elles appartiennent aux fonctions de l’entendement travaillant sur des données sensibles, et qu’elles renferment la science dans l’enceinte de la logique. On peut donc considérer les deux dernières solutions comme n’en faisant qu’une, et les confondre ensemble dans le caractère dialectique qui les comprend toutes les deux ; ce qui réduit à deux points fondamentaux tout ce dialogue : le premier qui contient l’explication de la science par la sensation, le second par les procédés logiques.

Dans l’école empirique de l’antiquité grecque, ce principe psychologique : Toute connaissance dérive de la sensation, empruntait sa plus grande force du principe ontologique et cosmologique auquel il se rattache dans le système général dont il fait partie. Le génie d’Héraclite avait deviné que le mouvement est le père du monde ; que cet immense univers est un mécanisme animé et vivant ; et que la face entière de la nature change et se renouvelle sans cesse. Rien n’est, dit Héraclite, tout se fait ; ce qu’on appelle l’ordre de la nature est une révolution constante, une décomposition et une recomposition perpétuelle. Le feu est le principe élémentaire, l’instrument de ce mouvement intérieur qui crée, détruit et reproduit toutes choses. Or, si tout est dans un flux et un reflux continuel, comme le veut Héraclite, il suit que rien n’existe en soi et d’une existence substantielle ; et que toute chose, c’est-à-dire tout phénomène, n’est, c’est-à-dire encore n’apparaît que dans son rapport avec d’autres phénomènes. D’un autre côté, comme les choses extérieures et les objets de la contemplation changent sans cesse, de même le sujet qui les contemple, cette autre pièce du mécanisme universel, change également ; et les variations de l’objet contemplé se réfléchissent dans celles du contemplateur. Mais le contemplateur, comment peut-il apercevoir les objets ? Nécessairement de son point de vue, c’est-à-dire sous le prisme de l’impression qu’il en reçoit ; de là ce principe psychologique de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas ; principe qui revient à celui-ci : La sensation est toute la science. Si la sensation est toute la science, la sensation, n’étant, dans le système général, qu’un rapport entre deux termes mobiles, leur emprunte une égale mobilité. Sa réalité est toute entière dans l’apparence, et ce qui paraît à chacun étant pour lui la mesure du réel, chacun s’en tient et doit s’en tenir à ce qui lui paraît ; et toutes les apparences étant dans une variation perpétuelle et dans le même individu et d’individu à individu par l’effet et le contre-coup nécessaire du mouvement universel, il en résulte que la science humaine est condamnée à la contradiction et la philosophie au scepticisme. Que l’on y pense : la sensation, comme base de toute science, est un point intermédiaire dont le premier principe est la négation de toute substance en haute philosophie, et dont la dernière conséquence pratique est le doute absolu. La science n’est que la sensation, à cette condition seulement qu’il n’y a aucune substance, car la supposition d’une substance, quelle que soit l’idée qu’on se fasse de cette substance, surpasserait de toutes parts la science que peut donner la sensation ; et si cette science est la science unique, toute science n’est qu’apparence, et le système entier des connaissances humaines un tableau fantastique.

Telle était la doctrine, conséquente et bien liée, que les sophistes enseignaient. Une des parties de cette doctrine est précisément l’idéologie moderne, ou la théorie des métamorphoses de la sensation dans toutes les idées dont se compose la science humaine. Locke et Condillac, n’apercevant pas les liens qui l’attachent de tous côtés à un système plus vaste, et la considérant isolément, en ont fait une sorte de dogmatisme où ils se sont établis de la meilleure foi du monde et avec une confiance admirable, sans se douter qu’ils n’habitaient que des ruines qui devaient s’écrouler au premier regard d’une raison sévère. Hume est venu, et ce ferme génie, parti de la sensation comme base unique de tout savoir, a montré facilement que la sensation, ne contenant aucune idée de réalité substantielle, ne peut conduire qu’à un monde d’apparences et de contradictions, et que le nihilisme et le scepticisme sont les deux termes extrêmes de toute doctrine sensualiste. Depuis Hume, il n’est plus permis de contester la rigueur de ces résultats ; ils ont pris dans la philosophie européenne le rang et l’autorité de principes. Or, ce qui a fait la gloire de Hume, c’est-à-dire la rigueur des conséquences et l’enchaînement de tout le système, on le rencontre déjà dans l’empirisme Ionien, tel qu’il est exposé dans le Théétète.

On peut dire, il est vrai, que cet empirisme doit beaucoup à Platon, et qu’en feignant de vouloir le défendre, Socrate l’explique avec plus de méthode, et en coordonne les diverses parties plus profondément peut-être que ne l’avaient fait Héraclite et Protagoras. Mais s’il en est ainsi, et l’on ne peut trop s’empêcher d’en convenir, il est d’autant plus curieux d’examiner comment Platon réfute ce qu’il a mis tant de soin à fortifier, et s’il a laissé beaucoup à faire à ceux qui combattent aujourd’hui le même système qu’il combattait il y a plus de deux mille ans.

Platon s’attache d’abord à établir que ce principe : La science est la sensation, détruit toute science et contient le scepticisme. C’est où aboutissent les propositions suivantes :

1o Si la sensation est la science, il ne faut pas dire seulement que l’homme est la mesure de toutes choses, il faut le dire aussi de tout être capable de sensation, du dernier des animaux, etc.

2o Si la sensation est la règle unique, chaque être est juge de ce qui lui paraît, et, dans ce sens, tous nos jugemens sont toujours vrais, ou plutôt ils ne sont ni vrais ni faux ; et personne n’est juge du faux et du vrai. Alors pourquoi Protagoras se croit-il plus savant qu’un autre, et seul capable de connaître et d’enseigner la vérité ?

3o Si la science n’est que la sensation, la sensation étant bornée à l’instant présent, il suit qu’il ne peut y avoir aucune science du passé ; que la mémoire n’a aucune certitude et ne fonde aucune connaissance.

4o Si la science n’est que la sensation, la sensation se composant de plus et de moins, il suivrait, en appliquant ceci à tous les sens, que la science varierait, augmenterait ou diminuerait à chaque instant ; qu’elle serait soumise aux plus frivoles circonstances, et que le même homme, par le moindre changement de position, saurait ou ne saurait pas la même chose.

5o Il faudrait dire, en morale, dans la science du juste, que ce qui est juste, c’est ce qui paraît tel à chacun ; que la morale publique ou privée est toute relative ; qu’une loi est juste là où elle est établie, et tant qu’elle est établie, mais pas au-delà. Et dans la politique, dans la science de l’utile, si la science est la sensation, tout individu, en tant que sensible, est constitué juge absolu de l’utile en général, et la législation entière est soumise aux caprices de la sensibilité individuelle.

Ces conséquences, bien établies, accablent le principe de Protagoras. À ces conséquences et à leur principe, que répond Platon ? C’est un fait incontestable que tous les hommes pensent que tout n’est pas arbitraire ; que tout n’est pas faux et vrai à-la-fois, juste ou injuste, mais qu’il y a du vrai et du faux, de la justice et de l’injustice, de la sagesse et de la folie, de la science et de l’ignorance. Or, une saine philosophie ne peut protester contre le sentiment universel ; car ce serait protester contre la nature humaine. Et avec quoi protesterait-on contre elle ? Avec elle-même. — Les adversaires écossais de Locke et de Hume ont-ils été au-delà ?

Il y a plus ; non-seulement le principe de Protagoras : La science est la sensation, détruit toute science ; mais le principe dont il émane, celui d’Héraclite, savoir, que toute chose est dans un mouvement perpétuel, détruit le principe même de Protagoras, qu’il semble fonder. En effet, tout mouvement est extérieur et intérieur à-la-fois. Comme extérieur, c’est un mouvement de translation qui fait passer les choses d’un lieu à un autre, ou les fait tourner sur elles-mêmes. Le mouvement intérieur est un mouvement d’altération qui décompose leur organisation et leurs formes, et les renouvelle sans cesse ; convertit, par des dégradations insensibles, le blanc en noir, le jeune en vieux, et toujours de même à l’infini. Or, tout participe de ce double mouvement ; de sorte que tout change de lieu, et s’altère en même temps. Tout changeant et s’altérant donc à-la-fois, on ne peut fixer, même par la parole, l’état de ce qui change et s’altère sans cesse, et la perpétuelle mobilité de toutes choses s’oppose même à la détermination des mots. Dans ce système, il n’y a plus lieu à aucune appellation positive. Oui et non, ceci ou cela, et de cette manière, dit Platon, n’ont plus d’emploi légitime dans les langues humaines ; la seule expression qui leur reste est rien et d’aucune manière. Chose étrange, c’est seulement en vertu de ce principe : Tout est en mouvement, que l’on conclut que la science est la sensation ; et cependant c’est précisément en vertu de ce principe qu’il est impossible de dire que la science est la sensation ; car on ne peut pas plus dire qu’une sensation existe qu’elle n’existe pas. En effet, la sensation est un rapport de l’être sentant à la chose sensible ; et la chose sensible et l’être sentant n’étant pas, à parler rigoureusement, mais changeant et s’altérant sans cesse dans un perpétuel mouvement ; là où les deux termes n’ont pas de réalité fixe, leur rapport n’en peut avoir davantage, et se trouve dans une impuissance absolue de fonder aucune définition légitime. La science n’est donc pas plus science que la sensation n’est sensation, que l’être sentant n’est identique à lui-même, et la chose sensible identique à elle-même. La variabilité la plus absolue, le changement et la contradiction sont les lois de ce monde.

Oui sans doute tout est contradiction, changement, révolution dans ce monde, mais dans le monde des phénomènes et dans celui de la sensation. Mais n’y a-t-il que des phénomènes dans la nature ? N’y a-t-il que des sensations sur le théâtre de la conscience ? Dans cette nature extérieure, le mouvement et le changement ne sont-ils pas soumis à des lois auxquelles nous élève successivement une sage induction, ou à des lois plus générales encore qu’atteint, prévoit et mesure le calcul ? Sous cette action infinie de forces diverses ne se cache-t-il pas une force absolue qui crée, soutient, embrasse toutes les autres, et en est à-la-fois la cause, la raison et le lien harmonique ? Et dans la conscience de l’homme, n’y a-t-il pas, en opposition avec les impressions passives des sens, une force personnelle qui s’en sépare, reconnaît et proclame elle-même son indépendance ? La volonté n’est pas fille de la sensation, elle en est la rivale, et elle sait qu’elle en doit être la maîtresse[1]. Il y a plus ; la raison n’est pas moins distincte et indépendante de la sensation que la volonté ; elle la domine, puisqu’elle la juge. N’est-ce pas un fait incontestable, que par-delà les impressions des sens la raison développe en nous certains jugemens sur les rapports des objets sensibles, sur leur différence ou leur ressemblance, sur l’identité ou l’opposition, sur l’unité, sur l’existence, sur le bien et le mal, sur la beauté et la difformité, sur le mérite et le démérite, sur la bassesse et la dignité, sur la convenance et la disconvenance ? D’où viennent ces jugemens ? Ce ne peut être de la sensation ; car, encore une fois, la sensation est renfermée toute entière dans l’impression organique faite sur chaque sens en particulier. La plus légère comparaison entre ces impressions dépasse les bornes de chaque sensation particulière, et suppose l’intervention d’un nouvel élément. Chaque sensation limitée à elle-même, resserrée dans l’instant fugitif et rapide où elle fait son apparition, ne sort point de ses propres limites pour apercevoir la sensation qui la précède ou qui la suit ; elle ne peut saisir aucun rapport avec aucune autre sensation, et, comme elle ne se sait pas elle-même, elle sait encore moins tout le reste, et à quoi elle ressemble, et de quoi elle diffère : toute idée de relation lui est interdite. Transitoire et mobile, comment en sortirait-il l’idée de quelque chose d’égal à soi, d’identique et d’un ? Elle dont le caractère propre est l’arbitraire et la contingence, comment constituerait-elle celui de la nécessité et de l’universalité qui distingue certaines notions qui s’élèvent irrésistiblement dans l’intelligence de l’homme ? Comment aurait-elle empreint d’une obligation absolue la distinction du bien et du mal moral ? Elle, enfin, dont la destinée est de paraître et de passer, dont la nature est toute phénoménale, dont l’essence est de n’en point avoir, comment serait-elle la source de cette notion mystérieuse d’essence, d’existence, de substance, dont l’esprit humain ne peut pas plus se séparer qu’il ne peut se séparer de lui-même ? Il y a de l’être dans toute proposition, dit Léibnitz. En effet, il y a de l’être dans toute pensée ; toute pensée, tout acte, tout phénomène interne se rattachant et ne pouvant pas ne pas se rattacher à un sujet, à un principe actif et pensant, centre et foyer de toute existence, d’où partent et où viennent aboutir tous les rayons épars de la vie, de l’activité et de la pensée. Présente dans le premier fait de la conscience tout aussi bien que dans le dernier, à l’aurore et au déclin de la vie intellectuelle, cette notion élémentaire et simple n’abandonne jamais la pensée de l’homme, qu’elle accable à-la-fois et qu’elle soutient de la grandeur et de la force qui est en elle. Or, cette majestueuse idée de l’existence, comment la demander à la sensation qui devient sans cesse sans être jamais ? En résumé, la science se rapporte à la vérité ; toute vérité ne se trouve que dans l’essence : si donc l’essence et la sensation se repoussent, la science n’est pas dans la sensation. — Je demande ce que la philosophie moderne pourrait ajouter à ces argumens qu’environné à-la-fois et la magie de l’antiquité et une éternelle évidence. La philosophie écossaise les a réfléchis dans le cadre un peu étroit de ses nobles théories ; et leur lumière, quoique affaiblie, a suffi pour dissiper la fausse clarté de l’empirisme anglais et français. Kant a fait sans doute un emploi supérieur de cet héritage des siècles, mais, à la forme près et à part cet ordre et cette précision presque extérieure qui abuse souvent la rigueur moderne, je ne crains pas d’avancer que, pour tout vrai penseur, cette partie du Théétète laisse bien peu à faire à celle de la Critique de la raison pure qui s’y rapporte. Les formes de la sensibilité, les catégories de l’entendement, les idées de la raison détruisent à jamais toute tentative d’élever le sensualisme jusqu’à la science ; mais, dans le cadre large et savant de cette admirable analyse, la notion d’existence est jetée là à je ne sais plus quel degré dans une des dix catégories de l’entendement, comme si la notion d’existence pouvait occuper une place aussi subalterne, aussi arbitraire, elle qui domine toutes les autres notions, et qui peut-être les renferme toutes. Platon est moins didactique dans sa marche, mais il s’élève plus haut ; il va plus droit au but, et, dans l’opposition irréconciliable de la sensation et de l’essence, il découvre tout d’abord à la pensée un horizon bien autrement vaste. Au lieu de diviser et de subdiviser les notions, il saisit le point fondamental, et l’entoure d’une immense lumière.

Examinons maintenant la dernière partie du Théétète. C’est un vrai labyrinthe de subtilités logiques et grammaticales ; mais ce labyrinthe a une issue : la route est tortueuse, il est vrai, mais le but est bien marqué, et il y a de loin en loin quelques points lumineux qui éclairent tout le reste.

La première solution logique de la science, c’est le jugement. Mais, qu’est-ce que juger ? Y a-t-il des vrais et des faux jugemens ? Si nous savions ce que c’est que mal juger, nous saurions ce que c’est que bien juger, et ce que c’est que juger. Qu’est-ce donc que mal juger ? Ce ne peut être que l’une de ces quatre choses ; ou prendre ce que l’on connaît pour une autre chose que l’on connaît aussi, ou prendre ce que l’on ne connaît pas pour une autre chose que l’on ne connaît pas davantage, ou prendre ce que l’on connaît pour une autre chose que l’on ne connaît pas, ou prendre ce que l’on ne connaît pas pour une autre chose que l’on connaît. D’où il suit, en dernière analyse, que tout faux jugement se résout dans une méprise, et par conséquent tout jugement vrai dans la relation de l’opinion à son objet. N’est-ce pas là la théorie de Locke, qui considère le jugement comme un rapport de convenance ou de disconvenance, de conformité ou de dissemblance de l’idée qui est dans l’esprit avec son objet extérieur ? Platon répond comme Reid : Si tout faux jugement est une méprise, si tout jugement vrai l’est à ce titre seul que l’idée dans l’esprit est conforme à son objet sensible ; qui découvre cette méprise, qui atteste cette conformité ? Ce n’est pas l’original qui condamne ou absout la copie, puisque c’est par cette copie seule que nous soupçonnons l’existence de l’original. En tout cas, si nous affirmons dans le jugement la fidélité ou l’infidélité de la copie, il faut que nous ayons vu d’abord l’original pour prononcer que l’idée que nous nous en formons est une copie, et une copie fidèle ou non. La connaissance de l’original est nécessairement antérieure à la reconnaissance de la prétendue copie. Quand donc nous jugeons de la conformité ou de la dissemblance, nous avions déjà jugé, et nous savions déjà avant ce savoir tardif, qui en présuppose un autre qui le précède et qui l’explique. — Il y a plus. Supposons que l’objet sensible puisse, sans paralogisme, réformer lui-même les méprises de l’esprit, et attester la conformité ou la non-conformité de l’idée à la réalité extérieure ; dans les jugemens abstraits, et qui portent, non sur des grandeurs, mais sur des nombres, sur le bien, sur le beau, sur des vérités indépendantes de ce monde sensible, pour rectifier les méprises de l’esprit (toujours dans la théorie qui fait reposer le jugement sur un rapport de conformité ou de dissemblance) il faut un modèle idéal du vrai, du bien, du beau, avec lequel on confronte tous les cas particuliers, afin de leur appliquer, d’après leur convenance ou leur disconvenance, le caractère de vrai ou de faux, d’égal ou d’inégal, de bien ou de mal, de laid ou de beau. La connaissance ou le soupçon de ce modèle idéal est présupposé dans tout jugement. Loin donc que le jugement soit le principe de toute science, il repose sur une science qui lui fournit à lui-même ses principes et ses lois. Résoudre la science dans le jugement de convenance et de disconvenance, est donc, sous tous les rapports, un paralogisme manifeste.

Si le simple jugement ne rend pas compte de toute la science, peut-être serons-nous plus heureux avec le jugement réfléchi et fondé en raison, comme dit Platon, σὺν λόγῳ, c’est-à-dire la définition. Mais si définir c’est diviser et classer (omnis definitio fit per genus et differentiam), toute définition porte sur un composé, et suppose des élémens intégrans ou des idées simples qui échappent à la division, et qui, seulement à cette condition, deviennent les bases d’une classification solide ; sans quoi, les définitions tourneraient sans fin sur elles-mêmes. Elles s’arrêtent nécessairement devant les élémens simples et indivisibles de la pensée ; or, ces élémens ne peuvent être définis, puisqu’ils sont indivisibles et dominent toute classification. Cependant leur connaissance est présupposée dans toute définition ; toute définition suppose donc une connaissance antérieure à elle, et la science que donne la définition n’est qu’une science empruntée et dérivée, qui a besoin d’un savoir antérieur et supérieur qui la fonde et la légitime.

Mais, reprend l’adversaire de Socrate, qui défend le terrain pied à pied et qui veut épuiser la défense de la définition et tous les sens du mot λόγος, savoir c’est définir, puisque définir c’est exprimer ce que l’on sait d’une manière précise ; comme si l’on ne pouvait pas exprimer avec précision ce que l’on sait mal et ce que l’on sait bien, et que ce mérite ne convînt pas à la fausse science comme à la vraie ! — Mais savoir c’est définir, puisque définir c’est diviser, décomposer un tout dans ses élémens, et que la science des élémens a été démontrée la vraie science. Il est vrai, définir c’est décomposer le tout dans ses élémens ; mais la décomposition n’implique pas la connaissance des composans ; le tout décomposé en ses élémens, reste à savoir si les élémens que donne la décomposition sont tels qu’on les imagine, et là-dessus la décomposition n’apprend rien, comme nous avons vu : il faut s’adresser à une toute autre opération, à celle qui aborde directement les élémens, les considère et les examine en eux-mêmes. — Enfin, savoir c’est définir, puisque définir c’est assigner la différence d’un objet avec un autre ; car tout savoir suppose la connaissance de cette différence. Oui, définir c’est assigner la différence ; mais pour assigner la différence d’un objet d’avec un autre, il faut d’abord connaître cet objet, cet objet, dis-je, et non pas un autre, c’est-à-dire qu’il faut déjà l’avoir distingué d’un autre ; de sorte que la détermination de la différence, ou la définition, suppose une opération antérieure semblable à elle, et qu’expliquer la science par la définition, c’est expliquer à-peu-près le même par le même.

Telle est la marche de cette discussion imparfaite peut-être, mais encore si intéressante, puisqu’elle présente les premiers essais de l’esprit humain d’un côté pour appuyer la certitude et la science sur une base purement logique, et de l’autre pour en démontrer l’impossibilité. D’autres temps, un autre langage, une autre scholastique, d’autres débats. Mais celui qui, avec le talent de se placer dans le point de vue des différens siècles et de comprendre leurs différens langages, aura le courage de s’engager dans les détails souvent pénibles de cette longue polémique, en tirera cet important résultat, que le raisonnement n’est qu’un instrument aussi bon pour l’erreur que pour la vérité, incapable de rien établir indépendamment de ses principes qui ne lui appartiennent pas et qu’il faut rapporter à un tout autre procédé de l’esprit ; que la définition et l’analyse décomposent et recomposent des élémens qu’elles ne font point, et qu’enfin, exclusivement employée, la dialectique n’est qu’un paralogisme continuel, et un cercle vicieux stérile.

La sensation et la dialectique n’expliquant point la science, où la chercher, et quelle solution Platon met-il à la place des solutions incomplètes qu’il a écartées ? Au premier coup-d’œil, on n’en aperçoit aucune. Mais, à défaut d’une solution positive, on trouve dans le Théétète ce qui vaut mieux peut-être, c’est-à-dire le dédain des solutions positives, et l’esprit philosophique à la place de la philosophie. Il y a dans tout ce dialogue le sentiment d’une grande âme qui se donne le spectacle des tourmens inutiles de la présomption systématique. Ce résultat si important, quoique négatif, n’est pourtant pas le seul qu’un esprit attentif puisse retirer de la méditation du Théétète. Platon n’y laisse guère percer, il est vrai, que la supériorité d’une raison qui plane sur toutes les théories : cependant cette raison si pure s’appuie elle-même sur une théorie, qu’elle ne montre pas, mais à laquelle elle conduit insensiblement Théétète, lorsque cherchant avec lui la science depuis les impressions les plus grossières des sens jusqu’aux subtilités les plus raffinées de la dialectique, Platon lui fait voir que la certitude n’est pas là ; et, qu’après l’avoir promené long-temps à travers tous les nuages qui enveloppent la région des sens et du raisonnement, et en avoir pesé avec lui, pour ainsi dire, le vide et la mobilité, de loin en loin il les écarte doucement, et lui montre par-delà la région des idées. En effet, ne sent-on pas que Platon se sent lui-même sur un terrain ferme et solide, lorsque, pour confondre la sensation et le raisonnement, il leur demande de rendre compte de certaines notions qui se rencontrent dans l’intelligence humaine, des idées du beau, du bien, du juste, de l’égalité, de l’identité, de l’unité, enfin de l’existence ? Ne semble-t-il pas dire : La vraie science, celle que ne donnent ni les sensations qui passent, ni l’analyse, la définition et le raisonnement, instrumens stériles sans données primitives, la vraie science est précisément dans ces idées qui échappent à la dialectique et au sensualisme, dans ces élémens intégrans de toute pensée, dans ces principes indécomposables, évidens par eux-mêmes, universels et nécessaires, que l’esprit tire de ses propres profondeurs et de l’immédiate contemplation de son essence ? Platon se contente d’indiquer légèrement ce résultat ; plus tard et ailleurs il le développera.



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  1. Voyez l’argument du Premier Alcibiade.