Théâtre de campagne/Le Prisonnier

Théâtre de campagneRuaulttome I (p. 127-200).

LE
PRISONNIER,
COMÉDIE
En deux Actes & en Prose.

PERSONNAGES.

LE COMMANDANT.
LA COMMANDANTE.
LA MARQUISE DE VILMAUR.
LE COMTE DE MONBOURG.
LE MAJOR.
LEBRUN, Valet du Comte.
Un CAPORAL.
Des SOLDATS.

La Scène est dans une Citadelle de Flandre.

ACTE PREMIER.

Le Théâtre représente la Place d’Armes d’une Citadelle plantée en quinconces, avec des Bancs, & dans le fond, un Château, avec des Tours, où sont renfermés les Prisonniers.

Scène première.

LE COMTE, LEBRUN.
Le Comte, se promène en rêvant.

Oui, le bonheur est en nous, dans notre cœur, c’est là qu’il réside, & c’est ici que je l’apprends ! Ah, Lebrun, je suis charmé, enchanté de mon sort ! je sens, j’éprouve ce que je ne connoissois pas encore.

Lebrun.

Le prix de la liberté sans doute ; mais quand en jouirons-nous ? Votre affaire tire furieusement en longueur.

Le Comte.

En longueur ? Comment ! que veux-tu dire ?

Lebrun.

Peut-être me trompé-je. Seriez-vous prêt de sortir d’ici ?

Le Comte.

De sortir d’ici ? Ah, Lebrun !

Lebrun.

Ah, Lebrun ! ah, Lebrun ! mais vraiment ces exclamations-là m’instruisent beaucoup. Pour moi, je m’ennuie très-fort d’être ainsi renfermé depuis six mois ; ce lieu-ci est d’une tristesse affreuse.

Le Comte.

D’une tristesse affreuse !

Lebrun.

Oui, Monsieur : toujours des tambours, des patrouilles, des fosses d’une profondeur ! La tête me tourne. Toute la nuit j’entends crier sur tous les tons, Sentinelle, prenez garde à vous ? Qui va là ? Halte-là ? Caporal, hors de la Garde ? Quel diable de jargon ! je ne dors point du tout. Vous riez, cependant rien n’est plus vrai, aussi je sens que je dépéris.

Le Comte.

Nous sortirons un jour, Lebrun, pour toi, tu peux sortir dès-à-présent, rien ne te retient.

Lebrun.

Ah, Monsieur le Comte ! croyez-vous que je sois capable de vous abandonner comme cela dans votre malheur ? Mais aussi, quelle diable de fantaisie de vous aller battre pour une femme que vous ne connoissez pas, & que vous ne connoîtrez peut-être jamais ?

Le Comte.

Et voilà la source de mon bonheur ! je suis bien éloigné de m’en repentir !

Lebrun.

Oui, ce diable d’homme meurt d’une maladie, six semaines après que vous l’avez blessé ; on prend de-là occasion de vous faire arrêter ; on vous envoie ici & vos biens sont mis en direction. Croyez-vous que votre Oncle ne vous fera pas tenir renfermé le plus long-tems qu’il pourra, pour vous éviter encore quelques nouvelles folies ?

Le Comte.

Laissons-le faire, Lebrun, il m’importe peu. J’ai fait la plus agréable découverte, la plus intéressante !…

Lebrun.

Je vous le répète, je ne vois de bonne découverte, moi, que de trouver un moyen de sortir d’ici & promptement.

Le Comte.

Écoute-moi. Tu sais l’abus que j’ai fait jusqu’à présent de tous mes biens pour devenir heureux, que courant sans cesse après les plaisirs, ils sembloient fuir devant moi, & que l’ennui les éclipsoit toujours ; je suis bien changé, Pasquin ! c’étoit ici que le bonheur m’attendoit.

Lebrun.

Ici ?

Le Comte.

Oui : mon cœur n’avoit point encore aimé, & c’est dans la paix & la solitude, que l’on connoît le véritable amour.

Lebrun.

Effectivement, vous voilà bien changé.

Le Comte.

Ah, sans doute, puisque j’aime, j’adore la Marquise de Vilmaur.

Lebrun.

La Marquise de Vilmaur ? Comment, une Veuve sage vertueuse, quelle fantaisie ! ah, Monsieur, vous n’y pensez pas ! quelque belle que soit cette Dame, à votre âge, voilà un triste amour, en vérité ; si on savoit cela à Paris, que diroit-on de vous ? On vous trouveroit bien baissé.

Le Comte.

Tous les propos qu’on pourra tenir, ne me feront rien du tout, je t’assure.

Lebrun.

Ah, sortons d’ici, & je vous verrai bientôt changer de langage, former chaque jour un nouvel engagement, rendre tour à tour hommage à toutes les femmes des différens états, & rire sûrement de tout ce que vous venez de dire.

Le Comte.

Non, non, tu te trompes, c’en est fait, j’aime & c’est pour toute la vie.

Lebrun.

Je le veux croire. Eh bien, parlons sensément. La Marquise sortira d’ici, & vous, vous y resterez, & vous n’en deviendrez que plus malheureux ; on ne sait pas trop même ce qui l’y retient, sur-tout depuis deux mois que son frere qu’elle y avoit accompagné, est mort. Elle feint de ne pouvoir pas se séparer de la Commandante, mais celle-ci est trop ridicule, pour qu’il puisse y avoir une véritable amitié entr’elles.

Le Comte.

C’est ce qui fait que j’ose quelquefois me flatter…

Lebrun.

De quoi ? D’être aimé de la Marquise ? Chimère, vous dis-je, effet de l’amour-propre.

Le Comte.

Cependant, ses yeux semblent me faire entendre que je ne lui déplais pas, son regard, son sourire enchanteur, pénètrent mon ame, & me font espérer le sort le plus heureux.

Lebrun.

Bon ! c’est toujours là l’effet que produisent des grands yeux, ils semblent regarder tendrement tout le monde ; on ne doit jamais compter sur ces yeux-là.

Le Comte.

Quoiqu’il en soit, tu ne parviendras pas à détruire l’espoir qui m’a séduit.

Lebrun.

À la bonne heure, puisque cela vous plaît ; mais s’il est ainsi, je dois vous avertir de prendre garde à vous.

Le Comte.

Comment ?

Lebrun.

C’est que Madame la Commandante vous regarde souvent d’une façon à déranger vos projets ; parce que quand la jalousie s’en mêle une fois, il arrive souvent que…

Le Comte.

Eh, tais-toi. Voici le Commandant & le Major, ainsi…

Lebrun.

Ah, j’oubliois. J’ai une lettre à vous remettre.

Le Comte.

Donne-donc & va-t’en. Il lit la lettre pendant la Scène suivante au fond du Théâtre.


Scène II.

LE COMMANDANT, LE MAJOR, avec une jambe de bois, Un CAPORAL, LE COMTE.
Le Commandant.

Eh bien, Monsieur le Major, vous dites donc que nous aurons huit cens de foin dans la demi-lune ?

Le Major.

Oui, mon Commandant, & si vous voulez me laisser faire, je vous réponds que dans un an nous en aurons le double ; parce que moi, tel que vous me voyez, je suis un cultivateur, & j’ai des moyens sûrs pour réussir ; premièrement…

Le Commandant.

Monsieur le Major, je crois qu’il faudroit faire étendre un peu les glacis du chemin couvert, sous prétexte qu’on approche de trop près de la place, & qu’on peut faire des signes aux Prisonniers ; cela augmenteroit de beaucoup nos foins ; hem, hem, qu’en pensez-vous ?

Le Major.

Cela est très-bien dit, mon Commandant, & si vous voulez, je me charge de cela, moi ; j’ai été Ingénieur autrefois, & personne ne trace plus habilement : il faisoit me voir à un siége, j’allois toujours à découvert, rien ne m’arrêtoit ; quand j’étois une fois en train, j’aurois franchi tous les ouvrages d’une place ; parce qu’il n’y a qu’à aller d’une certaine maniere.

Le Commandant.

Monsieur le Major, vous ferez mettre en prison Sans-Quartier & Va-de-bon-Cœur ; le premier étoit en sentinelle sans chien à son fusil, & l’autre n’avoit point de bayonnette.

Le Major.

Cela se peut bien : je leur dis toujours ; car vous savez bien que personne n’est plus exact à faire l’inspection tous les jours à la parade, il faut qu’ils n’aient pas eu soin de…

Le Commandant.

Cela ne fait rien, cela ne fait rien, que ce soit leur faute ou non ; parce que… Vous entendez, Monsieur le Major ?

Le Major.

Assurément, assurément, il n’est pas besoin de m’expliquer deux fois la même chose, à moi, rien n’est plus clair ; d’ailleurs, je suis l’intelligence même. Si bien donc un jour, c’étoit à l’ordre, la derniere campagne que j’ai faite ; la derniere ? Non ; quand je dis la derniere, c’est-à-dire, l’avant-derniere en Italie, sous le Maréchal de… de… Comment appelliez-vous ? Le nom n’y fait rien, je disois donc… Eh, tenez ; ce fut-là où je perdis ma jambe… Enfin…

Le Commandant.

Il me vient une idée. Ne pourroit-on pas retrancher la lumière du Corridor Saint-Sébastien ? Cela feroit toujours trois chandelles par jour de gagnées, & à la longue… Monsieur le Major ?

Le Major.

Oui, vraiment ; c’est très-bien dit, on pourroit même faire un peu rogner des bûches du Corps-de-Garde.

Le Commandant.

Cela est adroitement imaginé ! il faudra que nous reparlions un peu de tout cela, ainsi venez-vous-en manger ma soupe, après nous raisonnerons aussi sur le Cantinier & le Magasinier ; mais avant tout, il faut dîner, Monsieur le Major ; voilà mon avis à moi.

Le Major.

C’est bien le mien aussi, Monsieur le Commandant, & puis il y a toujours à gagner à mettre un tems entre la naissance d’un projet & son exécution, & comme disoit feu Monsieur de la Barre, notre ancien Lieutenant-Colonel, qui avoit servi sous feu Monsieur de…

Le Commandant.

Adieu, Major ; je vais prendre un peu l’air dans le grand Bastion pour gagner de l’appétit.

Le Major.

C’est très-bien fait, & moi je m’en vais voir l’Hopital, les Casernes, le Corps-de-Garde & le grand Magasin ; de-là je rabattrai chez Madame la Commandante pour lui faire ma cour ; car il étoit bien tard hier au soir lorsque je la quittai, & je suis inquiet de…

Le Commandant.

Allez, allez, Major.


Scène III.

LE COMMANDANT, LE COMTE, Un CAPORAL.
Le Commandant.

Eh moi, je vais voir de ce côté-ci si je n’y trouverai pas le Comte. Se retournant. Ah ! eh vous voilà, Monsieur le Comte ? C’est justement vous que je cherche.

Le Comte.

J’attendois, Monsieur, que vous eussiez fini de donner vos ordres au Major, pour m’informer de vos nouvelles.

Le Commandant.

Mes nouvelles ne sont pas trop bonnes aujourd’hui, Monsieur le Comte.

Le Comte.

Comment ? Est-ce que votre bras, votre jambe, votre épaule, votre tête, vos yeux, tant de glorieuses blessures, enfin, vous occasionneroient quelque fâcheux ressentiment ?

Le Commandant.

Eh non, non, j’ai bien un peu de goûte à ce genou-ci, mais ce n’est pas cela. Caporal ?

Le Caporal.

Mon Commandant ?

Le Commandant.

Qu’on ne laisse approcher d’ici personne quelconque.

Le Caporal.

Cela suffit, mon Commandant.

Le Commandant, au Comte.

Vous voyez que, malgré les ordres de la Cour, je vous ai traité en ami, & que…

Le Comte.

Je suis pénétré de vos bontés, Monsieur, & je voudrois qu’il me fût possible de vous prouver combien j’en suis reconnoissant.

Le Commandant.

Je vous en procurerai l’occasion, Monsieur le Comte.

Le Comte.

Je serai trop heureux ; ordonnez, je vous prie.

Le Commandant.

Vous jouissez ici de la plus grande liberté ; parce que vous êtes un homme de qualité, d’honneur, que vous m’avez plû, & que je me connois en homme moi. Hem, hem, Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Je suis charmé de la bonne opinion que vous avez de moi.

Le Commandant.

Ce que je vous dis là, je le dis à tout le monde, à la Commandante, au Major, à la Marquise.

Le Comte.

À la Marquise ? Eh bien ?

Le Commandant.

Voilà mon secret. Il ne vient personne, Caporal ?

Le Caporal.

Non, mon Commandant.

Le Commandant.

Ma femme, entre nous, ne sauroit vivre encore long-tems ; la Marquise est belle, jeune, riche, maîtresse de ses volontés ; elle m’enchante ! Quand je la vois, la tête me tourne de plaisir, & cela me rappelle, en vérité, le tems où je n’étois encore que sous-Lieutenant, en honneur.

Le Comte.

Mais vraiment je le crois bien. Et sait-elle Votre amour ?

Le Commandant.

Eh non, je ne lui en ai point encore parlé ; mais il est impossible que mes soins ne parviennent pas à la toucher ; elle se plaît à m’enflammer, ses regards minent vivement mon cœur ; je voudrois savoir si les miens font le même effet sur le lien, & cela me paroît difficile ; j’envoie souvent mes soupirs à la découverte, mais ils ne me rapportent rien.

Le Comte.

Cela est fâcheux ; cependant il ne faut rien brusquer ; car je crains pour cet amour là, celui que Madame la Commandante a pour Vous ; ce n’est pas que je blâme votre amour, au contraire ; mais si elle vient à le découvrir, elle en sera désolée.

Le Commandant.

Cela est très-bien dit, vous prévoyez tout & vous serez un excellent Général ; mais nous n’avons point d’alertes à craindre de ce côté-là ; le Major me sert d’armée d’observation ; il est amoureux de la Commandante, il croit que je ne m’en apperçois pas, & je le laisse faire ; parce qu’il couvre mes démarches, qu’il ne la quitte pas, qu’il la harcelle continuellement, & qu’il ne lui donnera pas le tems de s’appercevoir de mes sentimens pour la Marquise.

Le Comte.

Cela est très-heureux.

Le Commandant.

Nous autres, Militaires, vous voyez comme nous savons tirer parti de tout. Ce que je désirerois de vous, le voici : c’est que vous fassiez connoître à la Marquise que mon cœur n’a pu résister aux attaques vives & réitérées de ses charmes ; que si j’ai le bonheur de lui plaire & qu’elle veuille de moi en légitimé mariage ; que sans attendre encore long-tems, vû la circonstance… Vous entendez, Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Oui, oui, à merveille ; je vois que cette conquête vous étoit réservée & qu’elle vous convient très-fort.

Le Commandant.

Tout de bon ? Écoutez donc ? J’ai fait une assez belle défense, mais je ne peux plus tenir, il faut bien capituler & rendre les armes ; je sens qu’elle est faite pour tout vaincre, & elle doit en user généreusement avec moi. Dites-lui bien, je vous prie, que c’est pour toute ma vie que je m’engage à servir sous ses drapeaux.

Le Comte.

Ne vous inquiétez pas, je lui parlerai comme pour moi-même.

Le Caporal.

Madame la Commandante vient par ici ; faut-il la laisser approcher, mon Commandant ?

Le Commandant.

Sans doute, sans doute. Au Comte. Tâchez, je vous prie, d’aller aux nouvelles, de voir la Marquise, & vous me direz tantôt ce que vous aurez appris. Je vous demande pardon, Monsieur le Comte.

Le Comte.

Vous vous moquez de moi, Monsieur le Commandant.


Scène IV.

LE COMMANDANT, LA COMMANDANTE.
La Commandante.

Eh bien, mon fils, que faisiez-vous donc-là, avec le Comte ?

Le Commandant.

Nous parlions de vous, Commandante.

La Commandante.

Pourquoi s’en va-t-il, chaton ?

Le Commandant.

Vous savez qu’il a beaucoup d’affaires, & j’imagine qu’il est allé écrire à Paris.

La Commandante.

À propos d’affaires, j’oubliois de vous dire que le Major vous attend dans votre cabinet.

Le Commandant.

Fort bien, fort bien : je sais de quoi il est question, je vais le trouver. Vous reviendrez bientôt ? Ne me faites pas attendre pour dîner, Madame la Commandante.

La Commandante.

Non, non, je ne serai qu’un instant, chaton, allez, allez toujours.


Scène V.

LA COMMANDANTE.

Si le Comte pouvoit revenir actuellement que je suis seule ! Pourquoi ne devine-t-il pas tout ce que mon cœur sent pour lui ? La joie que j’aurois de l’entretenir sans témoins ! — Je ne puis cependant douter qu’il ne m’aime, le respect le retient sans doute. — Je vois régner dans toute sa personne une tendre langueur qui m’assure de son amour. — Ne suis-je pas aussi trop cruelle ? Oui, oui. Il faut bien enfin calmer les tourmens que je lui cause ! — Je n’ai jamais eu d’amans comme lui, ils étoient plus empressés, à la vérité ; mais en même-tems si étourdis, si légers, si inconstans !… Il y a un âge pour fixer les hommes ; ils ne sont, en nous aimant, que ce que nous sommes nous-mêmes ; ils veulent nous ressembler &…


Scène VI.

LA COMMANDANTE, LA MARQUISE.
La Commandante.

Ah ! ma chère Marquise, d’où venez-vous donc ? Il y a une heure que je vous cherche.

La Marquise.

Je devine aisément pourquoi. Je gagerois que c’est pour me parler du Comte ; convenez-en ? Vous devez être bien contente de moi, je vous en entretiens volontiers.

La Commandante.

Ah ! Madame, n’est-il pas charmant ! & n’ai-je pas bien raison de l’aimer ?

La Marquise.

Je comprends que vous croyez avoir raison ; mais je suis fâchée en même-tems que vous ne combattiez pas davantage.

La Commandante.

Comment donc ! que voulez-vous dire ?

La Marquise.

On vient de me mander que son affaire est finie, & que celle de ses créanciers est presque arrangée.

La Commandante.

Ah, Madame, vous êtes désespérante !

La Marquise.

Je vous dis ce que je sais.

La Commandante.

Quoi, vous pourriez croire qu’il m’abandonneroit, qu’il renonceroit facilement à me voir ?

La Marquise.

Je ne dis pas cela.

La Commandante.

Que deviendra le plus tendre amour ? Cet amour charmant qu’il m’a inspiré ? Ah ! Marquise, qu’il sache du moins combien je l’aime, & le projet que j’avois formé, le croyant ruiné, d’unir sa destinée à la mienne, après la mort de mon mari.

La Marquise.

Ce procédé étoit très-généreux.

La Commandante.

Puis-je espérer, Madame, que vous voudrez bien l’en assurer ?

La Marquise.

En pouvez-vous douter ? Vous connoissez toute mon amitié pour vous, Madame, vous savez que c’est elle seule qui me retient ici.

La Commandante.

Ah ! je voudrois le voir, lui parler ; s’il va fuir rapidement & que je l’ignore, je ne veux pas qu’il me croye ingrate, il faut absolument qu’il apprenne de moi-même tout ce que je sens pour lui, peut-être que son amour le retiendra, & si j’osois vous prier encore…

La Marquise.

De quoi ?

La Commandante.

De me ménager un entretien avec lui ; peut-être…

La Marquise.

Allez, soyez tranquille & comptez sur moi.

La Commandante.

Que ne devrai-je pas à votre amitié ! adieu, ma chère Marquise ; je vais tâcher de me remettre un peu avant d’aller retrouver mon mari, le bonhomme m’aime tant, que voyant mon émotion, ma santé sûrement l’inquiéteroit.


Scène VII.

LA MARQUISE.

Hélas ! son ridicule amour m’afflige, comme si le mien pour toi, cher Comte, devoit avoir le même sort ; non, non, je ne puis le croire, tes yeux, à chaque instant, me disent le contraire, & j’ai tort, sans doute, de craindre de n’être pas aimée de toi. Le voici, mon ame s’élance vers lui, & il semble n’approcher qu’en hésitant, m’abuserois-je ? Mais non, la timidité & le respect accompagnent toujours le véritable amour.


Scène VIII.

LA MARQUISE, LE COMTE.
Le Comte, en hésitant.

La voilà seule ; pourquoi ne profiterois-je pas d’un instant si favorable, pour savoir enfin mon sort. Je tremble pour la premiere fois de faire un tendre aveu.

La Marquise.

Vous me paroissez si occupé, Monsieur le Comte, que je crains que ce ne soit mal fait de vous distraire.

Le Comte.

Me distraire, Madame ! au contraire, c’est réunir toutes mes pensées vers leur véritable objet. Ne vous dois-je pas tous les charmes que je trouve dans cette solitude & tous les plaisirs que j’y goûte ? Ah, Madame ! que ne puis-je vous apprendre…

La Marquise.

Quoi ? Vous savez combien je m’intéresse à tout ce qui vous regarde ; parlez ?

Le Comte.

Eh bien, Madame…

La Marquise.

Auriez-vous des nouvelles de Paris & de votre affaire ?

Le Comte.

Oui, Madame ; mais ce n’est pas la…

La Marquise.

Que vous mande-t-on de cette affaire ?

Le Comte.

Qu’elle va s’accommoder : une femme dont on ne me dit pas le nom, s’est mise très-généreusement à la place de mes créanciers, les paie, annulle par-là la direction & va rendre tous mes biens libres.

La Marquise.

Ainsi vous le deviendrez bientôt vous-même, & cette nouvelle doit vous faire plaisir.

Le Comte.

Pouvez-vous croire, Madame, que je sois si empressé de quitter ces lieux, sur-tout…

La Marquise.

Mais vous seriez le premier qui voudroit prolonger sa prison.

Le Comte.

Ah, Madame ! tant que vous demeurerez ici, que pourrois-je préférer à cette demeure ?

La Marquise.

Paris, le monde qui a toujours de nouveaux charmes pour les gens de votre âge, qui suivent le torrent & qui courent avidemment après les plaisirs.

Le Comte.

Hélas ! Madame, plus on les cherche, plus on varie sur leur choix, & moins ils nous satisfont ; il nous manque toujours quelque chose, si le cœur n’y est pour rien ; & souvent, c’est loin du monde que ce charme délicieux, l’amour, se développe & nous enchaîne pour toute la vie.

La Marquise.

On le croit dans les premiers momens ; mais encore cela est si rare !

Le Comte.

C’est qu’il est si rare de trouver un objet qui le mérite à tous égards, & que l’on peut regarder comme unique ; mais quand il est trouvé, il n’en devient que plus précieux, & si notre bonheur faisoit enfin le sien, qui pourrait après cela nous toucher encore ?

La Marquise.

L’on croit pouvoir résister à l’habitude de voltiger, & l’on se laisse entraîner sans en être le maître ; l’uniformité n’est supportable qu’à un certain âge.

Le Comte.

Non, non, Madame, ce n’est pas avec un cœur comme le mien. Rien ne m’a jamais enchanté comme ce séjour, je n’ai goûté de ma vie des plaisirs plus vifs, plus sensibles, les jours que j’ai passés près de vous, seront toujours ceux que je voudrois voir renaître sans cesse.

La Marquise.

Peut-être est-ce aussi faute de mieux ; je me rends justice.

Le Comte.

Quoi, Madame, après tout ce que je viens de vous dire, vous pourriez penser…


Scène IX.

LA MARQUISE, LE COMTE, LE MAJOR.
Le Major.

Ah ! Monsieur le Comte, Madame la Marquise, je suis charmé de vous trouver ensemble, pour vous apprendre en même-tems, que je suis dans ce moment-ci l’homme du monde le plus content ; vous ne devineriez jamais ce qui m’arrive actuellement.

La Marquise, à part avec humeur.

De nous interrompre fort mal-à-propos.

Le Comte, à part.

Que le Diable te mange ! la peste soit de l’homme.

Le Major.

Je vois que vous êtes tous les deux fort surpris ; mais ce n’est pas tout ; je vous ai apperçus de loin, & j’ai dit cela est heureux, ils vont bien partager ma joie. Enfin vous allez savoir que j’obtiens, après bien des sollicitations qui duroient depuis un tems infini, parce que vous savez les longueurs qui sont inséparables des affaires…

La Marquise.

Eh bien, qu’obtenez-vous ?

Le Major.

Comment, je ne vous l’ai pas dit ? C’est la survivance du Commandant. N’est-ce pas pour moi la chose du monde la plus agréable ? J’espère que vous le sentez comme moi, Madame ?

La Marquise.

Assurément.

Le Major.

Et Monsieur le Comte aussi.

Le Comte.

On ne peut pas davantage. Voilà apparemment tout ce que vous aviez à nous dire, Monsieur le Major ?

Le Major.

Oh, que non, il faut bien d’abord que je vous fasse des remercimens de la part que vous y prenez ; cette grace étoit pour moi de la plus grande conséquence, comme vous comprenez bien, ou plutôt comme je vais vous l’expliquer.

Le Comte.

Non, non, il n’est pas nécessaire, cela se comprend facilement, ainsi comme tout cela doit vous donner beaucoup d’affaires, que nous ne vous retenions pas davantage.

Le Major.

Oh, point du tout, & puis je remettrai.

Le Comte.

Vous avez tort, on perd ses idées.

Le Major.

Point du tout, vous dis-je ; & puis, graces au Ciel, j’en suis pourvu assez abondamment, l’une n’attend pas l’autre, & comme vous avez de l’amitié pour moi, je suis bien aise de vous dire que plus d’une raison me faisoit desirer cette survivance, & il n’est pas juste que vous les ignoriez ; vous prenez trop de part à ce qui me regarde pour cela ; non, non, je ne sais ce que c’est que d’être ingrat ; ainsi il faut absolument que vous sachiez tout, & pour vous le dire en deux mots…

Le Comte.

Ah ! Monsieur le Major, Madame la Marquise n’exige point que vous dévoiliez ainsi vos secrets.

Le Major.

Pardonnez-moi, Monsieur le Comte, pardonnez-moi, il faut…

La Marquise.

Le Commandant nous attend & il se fâchera.

Le Major.

Oui, il vous attend, cela est vrai, il m’a chargé de vous le dire ; mais il ne se fâchera pas ; d’ailleurs, j’aurai fait dans l’instant.

Le Comte, à part avec impatience.

L’insupportable homme ! Mais, Monsieur le Major…

Le Major.

Non, non, il faut que vous sachiez l’origine & la cause de…

La Marquise.

Je vous réponds que je ne sçaurois y prendre plus de part que j’y en prends, ainsi dispensez-moi…

Le Major.

Voici le fait. Il y a plus de quinze ans que j’adore la Commandante, elle le sait très-bien, & comme j’ai peu de fortune, qu’elle sera fort riche, par l’économie de son mari, qui est fort vieux, cette survivance m’arrangera très-fort, & me mettra en possession des charmes de la femme & de la place du mari ; car elle ne pourra alors refuser de m’épouser ; d’ailleurs, je suis très-vert encore ; je me porte fort bien, & si je n’ai qu’une jambe, je n’en vas pas moins bon train ; on me voit partout ; ainsi je remplirai très-bien toutes mes fonctions, & je vous jure que Mars & l’Amour seront fort contents de moi. J’oubliois encore d’ajouter…

La Marquise, donnant la main au Comte.

Cela est très-bien, Monsieur le Major, une autre fois vous en direz davantage.

Le Comte.

Ah ! Madame, que je regrette les momens précieux qu’il vient de me faire perdre !

Le Major, les suivant.

Comme je dîne avec vous, en vous accompagnant, je vous dirai le reste.

Fin du premier Acte.

ACTE SECOND.


Scène première.

LE COMMANDANT, LE COMTE.
Le Commandant.

Eh bien, parlez, hâtez-vous, Monsieur le Comte : qu’a répondu la Marquise ? A-t-elle été bien étonnée ; que puis-je espérer ? La croyez-vous sensible ? Sera-t-elle flattée de régner un jour souverainement ici ? Est-elle touchée de mon amour enfin ?

Le Comte.

Je n’ai pu trouver encore le moment de lui en parler ; mais le jour ne se passera point que vous ne sachiez à quoi vous en tenir. Soyez-en bien assuré.

Le Commandant.

Je compte sur vous comme sur moi-même, & j’ai de nouvelles raisons pour desirer que vous vous hâtiez un peu ; je ne sais si vous m’entendez, Monsieur le Comte.

Le Comte.

La Marquise voudroit-elle nous quitter ? Je le crains.

Le Commandant.

Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela. Je n’ai rien voulu vous dire devant le monde ; mais je suis charmé de vous apprendre en particulier, que vous êtes tout-à-fait libre ; je n’en ai encore rien dit qu’au Major.

Le Comte, consterné.

Quoi, mes affaires seroient entièrement arrangées ?

Le Commandant.

Oui vraiment ; il semble que cette nouvelle vous afflige, Monsieur le Comte.

Le Comte.

Point du tout ; mais c’est que j’ai de la peine à croire que…

Le Commandant.

Quand je vous dis que rien n’est plus vrai. Allons, allons, ne dissimulez point avec moi, & convenez du plaisir que vous ressentez ; car on m’assure que c’est une femme charmante à qui vous avez cette obligation ; on la dit fort riche ; que toute son ambition est de vous épouser ; qu’elle vous aime à la folie, & sans doute vous n’êtes pas ingrat ; ainsi je vous vois, dès à présent, l’homme du monde le plus heureux, & je vous assure que j’en suis enchanté.

Le Comte.

Je vous réponds que je ne comprends rien à cette aventure, & que j’ignore absolument quelle est cette femme, dont vous me croyez si amoureux.

Le Commandant.

Fort bien, fort bien ; j’aime votre discrétion, elle est rare à votre âge. Quoi vous ne vous êtes pas battu pour elle cet hiver ? Hem, hem, Monsieur le Comte.

Le Comte.

Et vous croyez…

Le Commandant.

Je sais plus, j’en suis sûr.

Le Comte.

Je ne l’ai jamais vue, & je ne la connois point du tout.

Le Commandant.

Quand je vous dis que je suis instruit. Je n’en ai dit qu’un mot à la Marquise, & elle m’a paru charmée du bonheur qui vous arrive.

Le Comte, se récriant vivement.

La Marquise ?

Le Commandant.

Oui vraiment, elle est certainement bien de vos amies : elle connoît cette femme à ce qu’elle m’a dit, elle prétend que vous jouirez avec elle du sort le plus doux. Vous voyez que je suis au fait.

Le Comte, à part.

Quelle étoit mon erreur, quand je me croyois aimé de la Marquise !

Le Commandant.

Enfin je sais que cette femme va arriver ici peut-être aujourd’hui, pour vous emmener à Paris.

Le Comte.

Cette femme pour qui vous dites que je me suis battu ?

Le Commandant.

Oui, le bonheur que vous assez goûter me représente d’avance celui où j’aspire. Que j’envie votre sort, mon cher Comte ! Est-il rien de si doux que d’aller se jetter dans les bras de ce qu’on aime, de régner dans son cœur, d’y commander & de voir tous ses ordres prévenus ! il n’y a point de Major, d’Aide-de-Camp, qui volent aussi vite que les desirs, & point d’ennemi qui se rende avec plus de grâces qu’une femme aimable & tendre. Partez, volez, où l’Amour & la Gloire vous appellent.

Le Comte.

Ah, Monsieur ! croyez vous que je puisse être si heureux en vous quittant ? Quelle société peut être aussi agréable que la vôtre ? Combien j’ai appris de choses avec vous ! ceci me vaut presqu’une campagne : un ancien Militaire tel que vous ne sauroit être trop écouté, trop admiré !

Le Commandant.

Écoutez donc… je suis bien-aise que vous pensiez comme cela, je crois que vous serez un jour un grand Officier, mais ce qui me fait plaisir, & ce qui rassure mon cœur alarmé, c’est de ce que vous n’êtes point aussi empressé de nous quitter que je le craignois, parce que vous entendez ?

Le Comte.

Je serois bien ingrat ! non, Monsieur ; tant que vous voudrez bien me souffrir ici, je vous réponds d’y demeurer.

Le Commandant.

Tout ce que je desire seulement, c’est que vous ne partiez point avant d’avoir assuré mon bonheur.

Le Comte.

Songez que j’en suis très-occupé.

Le Commandant.

Hâtez-en donc le moment. Voici la Marquise, profitez de cet instant ; je ne m’éloignerai pas afin de savoir mon sort dès qu’elle vous quittera.


Scène II.

LA MARQUISE, LE COMTE.
La Marquise, à part.

Voyons si l’épreuve que je voulois tenter me réussira, & si le Comte imagine son bonheur ; je ne pouvois trop m’assurer de son cœur, avant de le lui apprendre.

Le Comte.

Ah, Madame ! vous voyez un homme au désespoir.

La Marquise.

Et pourquoi donc cela, Comte ?

Le Comte.

Le Commandant vous a dit ce qui m’arrive, Madame, non-seulement je serai obligé de sortir d’ici, mais on m’apprend encore que cette femme, qui a agi si généreusement pour moi, m’aime, qu’elle veut que je l’épouse ; enfin, c’est un mystère affreux où je ne comprends rien.

La Marquise.

Mais vous vous affligez-là de l’événement le plus heureux qui pouvoit vous arriver, ce me semble.

Le Comte.

Non, non, Madame, ce n’étoit pas-là pour moi le plus heureux événement ; l’espoir avoit séduit mon cœur ; je m’étois flatté… Ah ! Madame, j’en mourrai !

La Marquise.

Je ne vous comprends point ; cette femme a, dit-on, quelques appas, est aimable, & bien des gens ont souhaité, depuis qu’elle est veuve, de l’épouser ; la préférence devroit vous flatter.

Le Comte.

Quoi, c’est vous, Madame, qui me conseillez d’accepter sa main ?

La Marquise.

Sans doute, & c’est un conseil très-sensé. Que pouvez-vous lui reprocher ? Elle vous a obligation, elle veut vous en marquer sa reconnoissance.

Le Comte.

Eh non, Madame, elle ne me doit rien, je ne la connois point du tout. Un étourdi l’insulte au Bal devant moi, cela me déplaît, j’en dis mon avis tout haut ; cet homme le trouve mauvais, il est tout simple que nous nous battions, & je ne vois rien là qui l’oblige à faire pour moi tout ce qu’elle fait.

La Marquise.

Eh bien, plus votre ame est délicate, généreuse, plus vous devez être touché de son procédé ; il doit vous assurer l’avenir le plus agréable avec elle.

Le Comte.

Il faudroit qu’il me fût possible de l’aimer ; mais dispose-t-on de son cœur ? Une passion funeste s’est emparée du mien, l’on me hait, sans doute, & rien ne pourra jamais me dégager. Quel avenir délicieux je me promettois ! Dans un instant tout est détruit, & je n’en aime que plus ardemment.

La Marquise.

C’est une folie d’aimer une ingrate : voyez celle qu’on vous propose, elle vous vengera facilement de ces prétendus mépris.

Le Comte.

Et vous le pouvez croire, vous, Madame, vous ?

La Marquise.

J’ose vous en assurer ; elle vous touchera, & je vous réponds que votre cœur ne tiendra pas devant elle.

Le Comte.

Vous ne le connoissez pas, Madame, ce cœur dont vous parlez, ce cœur tout rempli… & de qui ?… ah, Madame !

La Marquise.

Un cœur vraiment tendre est toujours récompensé : qui sait aimer, mérite de l’être ; il vient un jour que l’on n’espéroit pas qui nous amène enfin le bonheur après lequel nous soupirons.

Le Comte.

Ah ! que dites-vous ? quoi ! je pourrois espérer qu’un jour !…

La Marquise.

Je voudrois pouvoir vous consoler & adoucir vos maux ; je ne puis, en partant d’ici, supporter l’idée de vous y laisser aussi malheureux.

Le Comte.

Ô ciel ! quoi, vous nous abandonnez !

La Marquise.

Oui, je pars demain ; je suis indispensablement obligée de me rendre à Paris, & malgré l’état où vous êtes, je désire de vous un plaisir que j’espère que vous ne me refuserez pas. Vous seul pouvez m’acquitter envers la Commandante, de toutes les marques d’amitié que j’ai eues d’elle depuis que je suis ici.

Le Comte.

Je serai trop heureux, Madame ; exigez, ordonnez, ma vie est à vous, ainsi que toutes mes volontés.

La Marquise.

Je ne demande qu’une légère marque de complaisance de votre part. La Commandante vous aime, elle veut vous entretenir avant que vous partiez, & je me suis chargée d’obtenir de vous ce soir un moment d’entretien ici.

Le Comte.

Je ne suis guères en état de l’entendre : que voulez-vous que je lui dise ?

La Marquise.

Tout ce que vous voudrez, je ne vous dicte rien. Y consentez-vous ?

Le Comte.

Oui, mais à une condition ; c’est que vous aurez la même complaisance pour le Commandant qui est amoureux de vous, à en perdre l’esprit, & qui m’a fait la même prière.

La Marquise.

Quoi, ce n’est pas une plaisanterie ?

Le Comte.

Non, d’honneur.

La Marquise.

Rien n’est plus singulier ! mais ce n’est pas la même chose pour moi. Il sera nuit, & il n’est pas décent…

Le Comte.

Bon ! que risquerez-vous ?

La Marquise.

Eh bien, j’y consens ; il ne sera pas fort content de moi, mais je ne saurois vous refuser. Adieu, Comte. Nous nous reverrons encore ?

Le Comte.

Hélas, Madame, je ne sais plus ce que je vais devenir !


Scène III.

LE COMTE.

La vieillesse est bien ridicule ! Quelle fantaisie, à cette femme-là, de m’aimer ?… Il me vient une idée qui pourra me débarrasser de ce fâcheux entretien & me laisser tout entier à mon amour. Il faut que j’attende ici le Commandant pour lui communiquer mon projet. Ensuite j’irai me jetter aux pieds de la Marquise, & j’y mourrai, si je ne peux réussir à la toucher.


Scène IV.

LE COMTE, LEBRUN.
Lebrun.

Eh bien, Monsieur, nous allons donc sortir d’ici ? Partirez-vous cette nuit ?

Le Comte, rêvant.

Cette nuit ?

Lebrun.

Oui, c’en seroit toujours une bonne de gagnée. Ah, quel plaisir j’aurai de revoir Paris après six mois d’absence, je suis dans une joie qui ne se conçoit pas. Les chevaux de poste souffriront un peu de mon impatience. À quelle heure les voulez-vous ? répondez donc ?

Le Comte.

Je te dirai cela demain.

Lebrun.

Demain ? c’est perdre bien du tems. Madame la Marquise part, je vous en avertis.

Le Comte.

Je le sais.

Lebrun.

En ce cas-là, je ne comprends pas ce qui peut vous retenir encore ici.

Le Comte.

Tu le sauras, le Commandant vient, retire-toi sans trop t’éloigner, nous aurons besoin de toi.

Lebrun.

Allons.


Scène V.

LE COMMANDANT, LE COMTE.
Le Comte.

Monsieur le Commandant, vous ferez satisfait, la Marquise consent à vous entendre ce soir ici.

Le Commandant.

Tout de bon ? elle consent à m’entendre ! ah, mon cher Comte, que je vous embrasse ! j’espère qu’elle ne sera pas mécontente de moi. J’attaque son cœur en règle, je le bas promptement en brèche, il ne tiendra pas long-tems, je vous réponds ; ceci ne sera pas mon coup d’essai, & dans ma jeunesse… Hem, hem, vous m’entendez, Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Je le crois. On m’a dit que vous aviez été fort amoureux de Madame la Commandante.

Le Commandant.

Ah, ah, il falloit voir comme je vous la menai bon train : mais à propos d’elle, ceci devient fort embarrassant ; le soir nous nous promenons toujours ensemble ; sur quel prétexte pourrai-je la quitter pour venir ici tout seul ? Hem, hem, Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Cela me paroît difficile, cependant j’imagine un moyen qui pourroit réussir, si vous y consentez.

Le Commandant.

Je ne demande pas mieux, dites, je vous prie, sans hésiter.

Le Comte.

Vous connoissez Lebrun ; c’est un original qui a le talent de contrefaire les gens supérieurement.

Le Commandant.

Eh bien ?

Le Comte.

Il faut, si vous le trouvez bon, que vous lui donniez tout votre habillement.

Le Commandant.

J’en ai un tout pareil.

Le Comte.

Fort bien.

Le Commandant.

Achevez, achevez.

Le Comte.

Lorsqu’il sera nuit & que vous sortirez de chez vous, il prendra votre place auprès de la Commandante, sans qu’elle s’en apperçoive.

Le Commandant.

On ne peut pas mieux.

Le Comte.

Et moi, je vous prêterai cet habit, afin que si elle vous rencontre, elle ne vous reconnoisse pas.

Le Commandant.

Cela est à ravir, & voilà un ordre de marche très-bien fait, ce sera à moi à suivre l’itinéraire & à conduire le détachement.


Scène VI.

LE COMMANDANT, LE COMTE, LEBRUN.
Le Comte.

Lebrun ?

Lebrun.

Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Tu auras soin, lorsque le jour baissera, de te rendre chez Monsieur le Commandant, de faire tout ce qu’il te dira, & tu passeras chez moi avant.

Lebrun.

Cela suffit.

Le Commandant.

Il faudra que vous préveniez la Marquise, afin qu’elle ne s’y méprenne pas.

Le Comte.

Sans contredit, c’est ce que je vais faire.

Le Commandant.

Je vais m’en aller avec vous, nous causerons chemin faisant.


Scène VII.

LEBRUN.

Apparemment que ce sera un ordre que le Commandant me donnera pour avoir des chevaux de poste ; je vous reverrai donc enfin, mon cher Paris ! je crois que je serois mort d’ennui si j’eusse demeuré plus long-tems ici ; ma joie est sans égale, la tête me tourne.


Scène VIII.

LA COMMANDANTE, LEBRUN.
La Commandante.

Eh bien, Pasquin, ton maître va donc partir ?

Lebrun.

Oui, Madame, ah, que vous me faites de plaisir !

La Commandante.

Je te le demande ?

Lebrun.

Oh, vous le savez mieux que moi, Madame ; vous avez, sans doute, vû expédier l’ordre pour nos chevaux de poste ; ah, que je suis content !

La Commandante.

Et crois-tu que le Comte soit aussi charmé que toi de partir ?

Lebrun.

Je n’en sais rien, Madame, je ne le reconnois plus ; il ne sait ni ce qu’il dit ni ce qu’il fait ; je n’ai pu en tirer une parole.

La Commandante.

Il étoit donc triste ?

Lebrun.

Triste ? je crois que oui.

La Commandante.

Ah ! vous ne partirez donc pas !

Lebrun.

Comment, nous ne partirons pas ?

La Commandante.

Non, non, Lebrun, j’aime à m’en flatter.

Lebrun.

Vous vous en flattez vainement, je l’y déterminerai bien.

La Commandante.

Il m’abandonneroit & je vivrois !

Lebrun, à part.

Je l’avois fort bien prévu, elle est folle de mon Maître.

La Commandante.

Que deviendrai-je sans toi, cher Comte !

Lebrun.

Ma foi, Madame, vous deviendrez ce que vous pourrez ; mais vous ne nous retiendrez pas.

La Commandante.

Je ne vous retiendrai pas ?

Lebrun.

Je vous en donne ma parole.

La Commandante.

Mon cher Lebrun, il n’y a rien que je ne te promette.

Lebrun.

Vous me donneriez même, que cela ne me feroit pas changer de sentiment.

La Commandante.

Que les hommes sont ingrats !

Lebrun.

Au contraire, nous allons chercher ceux qui nous aiment & que nous aimons.

La Commandante.

Que vous aimez ? Attends donc un moment ?

Lebrun.

Non, non, Madame. Adieu, adieu.


Scène IX.

LA COMMANDANTE, LA MARQUISE.
La Commandante.

Ah Madame, il m’abandonne, il va partir !

La Marquise.

Qui ? le Comte ?

La Commandante.

Oui, Marquise, & dans l’instant.

La Marquise, à part les premiers mots.

Ô ciel ! seroit-il possible que le désespoir… Qui vous l’a dit ?

La Commandante.

Lebrun, qui sort d’ici.

La Marquise.

Cela ne se peut pas, je vous réponds qu’il m’a promis de venir vous entretenir ce soir sous ces arbres.

La Commandante.

Il vous l’a promis ? Ah ! Madame, seroit-il possible !… Oui, j’espère tout de cet entretien, il ignoroit mon amour, peut-être qu’il en sera touché & qu’il le retiendra. Que je suis impatiente de voir arriver ce moment ! Le jour baisse déja ; je viendrai me promener comme à l’ordinaire avec mon Mari, & je saurai bien me débarrasser de lui pour venir trouver le Comte. S’il ressort, Madame, s’il ressort !… Je m’en fuis pour revenir plutôt.


Scène X.

LA MARQUISE.

Le Comte partiroit-il en effet aujourd’hui ? On espère quand on aime jusqu’au dernier moment, & tout doit lui faire désirer de me revoir encore. La légèreté dont on l’a accusé jusqu’à présent, a occasionné ma résistance ; je ne saurois trop le récompenser des maux que je lui ai fait souffrir, il est tems enfin de lui apprendre que je l’aime. J’entends quelqu’un, il est presque nuit, mettons ce chapeau ; cette robe, qui ressemble un peu à celle de la Commandante, & ce voile, tromperont aisément le Comte, & en contrefaisant ma voix, il me prendra sûrement pour elle ; justement le voici.


Scène XI.

LA MARQUISE, LE COMTE.
Le Comte.

Qu’est devenue la Marquise ? je la cherche vainement. Me fuiroit-elle ?… Mais, que vois-je ? seroit-ce déjà la Commandante ? Où me suis-je embarqué !

La Marquise, contrefaisant sa voix.

Ah ! cher Comte, enfin je puis vous parler sans témoins.

Le Comte.

C’est elle-même ; comment échapper ?

La Marquise.

Est-il bien vrai que vous voulez nous quitter ?

Le Comte.

Madame, vous ne devez pas croire que…

La Marquise.

Parlez-moi naturellement.

Le Comte.

Il seroit difficile de vous dire…

La Marquise.

Je conviens que je vous ai traité trop rigoureusement.

Le Comte.

Madame…

La Marquise.

Ma résistance vous auroit-elle rebuté ?

Le Comte.

Madame…

La Marquise.

Vos yeux m’ont assuré tant de fois que j’avois pu toucher votre cœur ; m’auroient-ils trompée ?

Le Comte.

Madame…

La Marquise.

Parlez, pouvez-vous vous résoudre à m’abandonner ?

Le Comte.

Mais…

La Marquise.

Si vous m’aimez encore, pourquoi vous taire ?

Le Comte.

Je…

La Marquise.

Craignez-vous que je n’approuve pas votre amour ?

Le Comte.

Il est vrai que…

La Marquise.

Vous ne me connoissez pas. Parlez, parlez, je vous le permets, & si vous m’aimez constamment…

Le Comte.

Moi, Madame ?

La Marquise.

Oui, je jure de n’être jamais qu’à vous. Pourquoi vouloir me fuir ? Ah ! cher Comte, ne puis-je faire votre bonheur !

Le Comte.

Qu’entends-je ? ce n’est pas la Commandante.

La Marquise.

Non, je ne le suis pas.

Le Comte, s’approchant avec émotion.

Ah ! Madame, qui êtes-vous donc ? parlez, je vous en conjure.

La Marquise.

Je suis une femme qui vous aime depuis le premier instant qu’elle vous a vû, & que vous avez fait pour elle une action qu’elle ne sauroit récompenser.

Le Comte, s’éloignant.

Ô ciel ! c’est la femme masquée !

La Marquise.

Oui, c’est elle qui vous offre & sa main & son cœur, pourrez-vous la refuser ?

Le Comte.

Ah ! Madame, en suis-je digne ? & par où méritai-je tant de bontés ? Mon cœur n’est plus à moi ; sans doute il vous appartiendroit, s’il pouvoit être à une autre que celle que j’adorerai toute ma vie.

La Marquise.

Il est donc à moi, Comte ; reconnoissez la Marquise de Vilmaur qui vous aime & qui vous aimera toujours.

Le Comte, se jettant aux genoux de la Marquise.

Quoi ! c’est vous, Madame, c’est vous à qui je dois autant, c’est vous qui faites mon bonheur ? se peut-il que mon cœur ait pu vous méconnoître ? Trop occupé de la funeste pensée que vous ne m’aimiez pas, pouvois-je me flatter d’un bien si précieux ? Que je suis bien récompensé de tous les maux que j’ai soufferts !

La Marquise.

J’entends quelqu’un. Il faut que ce soit le Commandant & sa femme.

Le Comte.

Éloignons-nous, je ne veux point parler à la Commandante.

La Marquise.

Ni moi à son Mari. Que deviendront-ils donc ?

Le Comte.

Vous le verrez. Ils se retirent dans le fond du Théâtre.


Scène XII.

LA COMMANDANTE, LEBRUN, en Commandant, LE COMTE, LA MARQUISE.
Lebrun.

La soirée est charmante, & autrefois… Hem, hem, vous m’entendez, Madame la Commandante ?

La Commandante.

Oui, oui, mon fils ; je me rappelle toujours ce tems-là avec plaisir, chaton ; mais il fait beaucoup de serein aujourd’hui, & je crains que vous ne vous enrhumiez ; rentrez, rentrez ; je me promènerai avec la Marquise.

Lebrun.

Moi, vous quitter ! ah, vous ne me connoissez pas encore, Commandante.

La Commandante.

Si votre complaisance pour moi vous devenoit funeste, je ne m’en consolerois jamais.

Lebrun.

Non, non, ne craignez rien. Mais je pense que j’ai oublié de faire dire quelque chose à l’ordre. Je viens dans l’instant.

La Commandante.

Eh bien, allez, allez. Ah, je respire ! Où est le Comte actuellement ?

Lebrun, revenant.

J’ai quelque scrupule de vous laisser ainsi seule, cela est trop malhonnête, je pense que demain il sera encore tems.

La Commandante.

Si cela est de conséquence, pourquoi remettre ?

Lebrun, s’en allant.

Oui, oui, vous avez raison, j’y vais, j’y vais.

La Commandante.

Ce sera très-bien fait. Profitons de cet heureux instant.

Lebrun, revenant.

Je vous retrouverai ici, n’est-ce pas Commandante ?

La Commandante.

Oui, oui. Quoi, c’est encore vous ? vous m’avez fait peur.

Lebrun.

Voudriez-vous une sentinelle pour vous garder ? vous n’avez qu’à dire.

La Commandante.

Non, vraiment. Une sentinelle !

Lebrun, s’en allant.

Eh bien, eh bien, promenez-vous, promenez-vous.

La Commandante.

Une sentinelle ! quelle proposition ! il m’a fait frémir.

La Marquise, au Comte.

Il est bien long-tems à se déterminer à la quitter.

Le Comte.

Le coquin, se divertit.

La Marquise.

Comment ?

Le Comte.

C’est Lebrun qui contrefait le Commandant. Le voici. À Lebrun. Cela est très-bien ; va-t’en tout préparer pour notre départ.


Scène XIII.

LA MARQUISE, LE COMTE, dans le fond du Théâtre, LA COMMANDANTE, LE COMMANDANT, avec l’habit du Comte.
La Commandante.

J’entends venir quelqu’un, c’est sans doute le Comte. Ah ! moment précieux !

Le Commandant.

Plus j’ai de peine à marcher aujourd’hui, plus il m’est difficile de trouver cette chere Marquise ; mais je crois que c’est elle que j’apperçois. Est-ce bien vous, Madame ?

La Commandante.

Oui, oui, c’est moi. Venez, il y a long-tems que je désirois de vous entretenir librement. Parlez bas.

Le Commandant.

Puisque vous voulez bien m’entendre, Madame, je suis trop heureux de pouvoir vous dire enfin, pour la première fois de ma vie, combien je vous aime.

La Commandante.

Qu’il y a long-tems que je désirois d’entendre ce mot de votre bouche !

Le Commandant.

Vous approuvez donc mon amour ?

La Commandante.

Je l’approuve & je le partage, pourvu que vous me promettiez de m’aimer toujours & de ne me quitter jamais.

Le Commandant, baisant la main de sa Femme.

Moi, vous quitter ? moi, cesser de vous aimer ? Non, non, je le jure à vos pieds : donnez-moi cette main charmante, que mes transports vous expriment la violence de mon amour !

La Commandante.

Vous m’aimerez toujours ?

Le Commandant, lui baisant la main.

Oui, toujours. Quelle main adorable !

La Commandante.

Ah, ah, finissez donc ?

Le Commandant.

Non, je ne me rassasierai jamais de la baiser. Haye, haye, haye !

La Commandante.

Qu’avez-vous donc ?

Le Commandant.

Ce n’est rien, Madame ; c’est la goûte. Haye, haye, haye !

La Commandante.

La goûte ! vous, Comte ?

Le Commandant.

Ah ! quelle crise ! haye, haye, haye le genou ! Moi, Comte ! ah ! Marquise, trahiriez-vous ma flamme ?

La Commandante.

Moi, Marquise !

Le Commandant.

Haye, haye le genou !

La Commandante.

On vient, levez-vous, levez-vous ?

Le Commandant. Je ne saurois, je n’en puis plus.


Scène dernière.

LA MARQUISE, LE COMTE, LE COMMANDANT, LA COMMANDANTE, LE MAJOR, une lanterne à la main, LE CAPORAL, DES SOLDATS.
Le Major, une lanterne à la main.

Prenez garde que personne ne s’échappe : c’est par ici que j’ai entendu du bruit ; c’est peut-être quelque Prisonnier qui cherche à s’évader ?

La Commandante.

Nous sommes perdus, levez-vous ?

Le Major.

Eh mais… comment c’est vous, mon Commandant ? quel est cet équipage ?

Le Commandant, regardant le Major pendant qu’on le relève.

C’est que la goûte m’a pris…

La Commandante.

Quoi ! c’est vous, Monsieur ?

Le Commandant.

Ô ciel ! que vois-je ? quoi ! me faire cet affront ! corbleu, & en ma présence, à moi-même !

Le Major.

Voyez, voyez donc comme elle est belle à la lumière !

La Commandante.

Infidelle !

Le Major.

Point de courroux, il terniroit l’éclat de vos charmes.

Le Commandant.

Trahir ainsi la foi conjugale d’un Commandant ! ah, ventrebleu ! si je n’avois pas la goûte !

La Commandante.

Allez, allez, vous êtes un vieux fou. À part. Quelle méprise cruelle !

Le Commandant.

Madame la Commandante ?

Le Major.

Pouvez-vous quereller une si belle personne ? vous êtes bien inhumain !

Le Commandant.

Morbleu, Monsieur, mêlez-vous de vos affaires, & me laissez en repos.

La Commandante, se retournant pour s’en aller, elle voit la Marquise.

Madame la Marquise, vous m’avez trompée !

La Marquise.

Non, vous vous êtes trompés tous les deux.

Le Commandant.

Hem, hem, Monsieur le Comte, vous m’entendez ?

Le Comte.

J’aimois Madame la Marquise, & je n’espérois pas qu’elle seroit sensible à mon amour ; vous avez long-tems aimé Madame la Commandante, je vous conseille de ne point discontinuer de vous aimer & de nous imiter.

Le Commandant.

Allons, Commandante, suivons les conseils du Comte.

La Commandante.

Je le veux bien ; nos torts sont les mêmes, ce seroit les prolonger que de ne pas les oublier.

VAUDEVILLE.

Le Commandant.

Aurois-je cru que dans ma place
Quelqu’un de moi fût le vainqueur,
Et que l’on vînt, avec audace,
Attaquer & prendre mon cœur ?
C’est envain qu’on est sous les armes,
Il faut céder à tant de charmes ;
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

La Commandante.

Un Mari devient infidelle,
Il faut bien venger ses appas ;
Mais à quoi nous sert d’être belle,
Si l’on ne fait que des ingrats ?

Avec de l’or il faut donc rendre
Un jeune Amant soumis & tendre ;
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

Le Major.

Pour voir couronner ma constance,
J’obtenois ce Commandement ;
Mais envain ; cette survivance
Ne finira point mon tourment ;
Oui, je vois qu’il faut qu’on s’attende
Qu’un jour j’épouse une Marchande ;
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

La Marquise.

Envain on vante du veuvage
Les charmes & la liberté ;
C’est dans le plus doux esclavage
Qu’on goûte la félicité ;
Plus on craint de devenir tendre
Et plus on est près de se rendre ;
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

Le Comte.

Quand les faveurs que l’on achette
Vous donnent les plus grands travers,
Glorieux de pareille emplette,
On croit avoir les meilleurs airs ;
Mais respectant ce qu’on desire
On est heureux quand on peut dire,
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

Lebrun.

Tout à Paris, ravit, enchante,
Et l’on ne s’afflige de rien ;
L’on dépense, l’on boit, l’on chante,
Et même sans avoir du bien ;
Le plaisir est toujours extrême,
On est aimé dès que l’on aime ;
L’Amour ne fait point de quartier,
Chacun devient son prisonnier.

FIN.