Théâtre de campagne/La Courtisanne Amoureuse

Théâtre de campagneRuaulttome IV (p. 1-98).

LA
COURTISANNE
AMOUREUSE,
COMÉDIE
En deux Actes & en Prose.

PERSONNAGES.

LA MARQUISE DE ROSEVILLE.
LA COMTESSE DE BELVAL.
LE VICOMTE DE BOURGMONT.
LE CHEVALIER DE COURCY, Amant de la Comtesse.
M. DE VIGNEUL, Amant de la Marquise.
Mlle HERMINIE.
M. PITRE-MANN, Violon de Manheim.
LE GRIS, Valet-de-chambre de Monsieur de Vigneul.
L’ABBÉ DIÈZE, Musicien.

La Scène est dans une Maison de Campagne de Monsieur de Vigneul, dans un Sallon.

ACTE PREMIER.


Scène première.

L’ABBÉ, LE GRIS.
L’Abbé.

Cette maison-ci est charmante, Monsieur Le Gris.

Le Gris.

Oui ; aussi nous coûte-t-elle cher.

L’Abbé.

Je crois que Monsieur de Vigneul doit en être enchanté.

Le Gris.

Bon ! il n’y vient jamais.

L’Abbé.

Quoi ! une maison agréable, délicieuse, ou l’on voit regner le goût du Maître jusques dans les moindres choses, ne le touche plus ?

Le Gris.

Non : elle est-achevée.

L’Abbé.

Cela est bien singulier !

Le Gris.

Allez, il est bien à plaindre, il ne se soucie plus de rien ; c’est une cruelle maladie que celle-là, car on n’en guérit point.

L’Abbé.

Ce que vous dites est vrai.

Le Gris.

Avec un homme qui a tout desiré, & qui a joui de tout, il n’y a plus de ressources.

L’Abbé.

Nous ne connoissons pas cette maladie, nous autres, n’est-ce pas ?

Le Gris.

Ma foi ! je commence à connoître un peu l’ennui ; je crois qu’il se communique.

L’Abbé.

Fi donc ! ne vous amusez pas à cela. Dites-moi un peu qu’est-ce qui vient passer ici la journée ?

Le Gris.

C’est d’abord Madame la Marquise de Roseville.

L’Abbé.

Qui a eu tant d’aventures ? Je la connois ; je lui ai montré à chanter. N’a-t-elle pas à-présent le Chevalier de… de…

Le Gris.

De Courcy ?

L’Abbé.

Oui, qui croit se connoître en musique. Il est assez aimable, il se connoît mieux en Femmes.

Le Gris.

Et puis Madame la Comtesse de Belval.

L’Abbé.

Ah ! je sais qui elle est ; elle avoit épousé son mari après une histoire de Couvent ; c’étoit une grande passion qui a cessé trois mois après le mariage.

Le Gris.

Justement ; elle a à-présent le Vicomte de Bourgmont. Tout ce monde-là vient voir cette maison-ci.

L’Abbé.

Je connois ce Vicomte, il n’a de goût pour rien, mais il a toujours eu beaucoup de Femmes.

Le Gris.

Je ne sais pas.

L’Abbé.

Et Monsieur de Vigneul, qu’est-ce qui vient pour lui ?

Le Gris.

Personne.

L’Abbé.

Est-ce que vous croyez qu’il n’auroit pas de goût pour Mademoiselle Herminie ?

Le Gris.

Cette Demoiselle qui chante si bien, qui est si jolie, & chez qui on dit que vous êtes toujours ?

L’Abbé.

Oui, elle-même, elle est charmante !

Le Gris.

Je vous dis qu’il ne peut plus rien aimer.

L’Abbé.

Quel âge a-t-il ?

Le Gris.

Trente-un an.

L’Abbé.

Que Diable ! ce n’est pas-là l’âge de renoncer au monde. Je suis sûr que s’il connoissoit tous les talens de Mademoiselle Herminie, s’il savoit combien elle est honnête & modeste…

Le Gris.

Oui, il le croiroit. Elle a eu tout plein de gens.

L’Abbé.

Sûrement ; comment voulez-vous que fassent ces Demoiselles-là pour devenir riches ?

Le Gris.

Je ne dis pas qu’elles ayent tort ; elles font bien de profiter de la société des hommes. Et est-elle riche, elle ?

L’Abbé.

Oui vraiment, beaucoup. Il paroît même qu’elle ne veut plus avoir personne, à moins quelle ne trouvât quelqu’un qu’elle pourroit aimer.

Le Gris.

Ah, oui ! je crois qu’elle s’amuse bien à cela. Laissez arriver quelque Anglois bien fourni de guinées, & vous m’en direz des nouvelles.

L’Abbé.

Non ; elle n’est pas intéressée.

Le Gris.

Elle a tort. Quand on a tant fait…

L’Abbé.

Vous ne la connoissez pas.

Le Gris.

J’entends quelqu’un.

L’Abbé.

C’est elle-même.

Le Gris.

Je vais voir si tout s’arrange pour le déjeuner. Il sort.


Scène II.

Mlle HERMINIE, L’ABBÉ.
Mlle Herminie.

Pourquoi donc ne vous ai-je pas amené, l’Abbé ?

L’Abbé.

C’est que je suis venu avec Monsieur Pitre-mann.

Mlle Herminie.

Ce violon de Manheim, qui a soupé chez moi il y a huit jours ?

L’Abbé.

Oui, il a un Carrosse de remise.

Mlle Herminie.

L’Abbé ?

L’Abbé.

Eh bien, Mademoiselle ?

Mlle Herminie.

Je n’en puis plus !

L’Abbé.

Asseyez-vous. Il lui donne un fauteuil.

Mlle Herminie.

Je ne sais comment finira cette journée ; mais je suis au désespoir d’être venue ici.

L’Abbé.

Pourquoi donc ? C’est vous qui m’avez prié d’engager cette partie. Vous ne comptez pas assez sur le charme qui vous suit.

Mlle Herminie.

Eh ! que m’importe de plaire à tout le monde. Si Monsieur de Vigneul est indifférent pour moi !

L’Abbé.

Il l’est pour tout, à ce que Le Gris m’a dit.

Mlle Herminie, avec joie.

Quoi ! l’Abbé, il n’aime personne ?

L’Abbé.

Non, Mademoiselle ; je m’en suis assuré.

Mlle Herminie.

Et vous croyez qu’il m’aimera, l’Abbé ?

L’Abbé.

Si vous le desirez, cela doit être.

Mlle Herminie.

Plusieurs hommes lui ont proposé de l’amener chez moi, il les a toujours refusés.

L’Abbé.

Ne lui avez-vous jamais parlé ?

Mlle Herminie.

Une fois, il y a trois ans ; & c’est depuis ce tems-là que j’ai fait mille efforts pour me retrouver avec lui, sans pouvoir y parvenir. Je voudrois seulement qu’il connût le fond de mon cœur, qu’il pût y lire tout ce que je sens pour lui, & combien l’amour qu’il m’a inspiré, a épuré mon ame ! Ah ! l’Abbé, il ne le croira pas, je resterai confondue avec toutes les malheureuses de mon espèce, rien ne pourra jamais me détacher de Monsieur de Vigneul !

L’Abbé.

Ne croyez pas que le tems…

Mlle Herminie.

Non, je serois au désespoir même de voir affoiblir mon amour.

L’Abbé.

Comment n’avez-vous pas essayé de lui écrire ?

Mlle Herminie.

Qu’auroit fait une Lettre, qu’il auroit lue peut-être avec dédain ? Cette pensée me fait frémir ! Vous savez la joie que j’ai eue quand vous avez saisi l’occasion du Concert qu’il y aura aujourd’hui ici, pour lui proposer de m’y recevoir ?

L’Abbé.

Oui, j’ai cru vous faire plaisir, & il m’a paru qu’il en étoit fort aise.

Mlle Herminie.

Ah, sûrement il ne l’étoit pas autant que moi ! avec quelle impatience j’attendois ce moment ! mais, hélas ! avec quel trouble suis-je entrée dans ce lieu ! Je croyois y trouver le bonheur, & je n’y trouve que la crainte de ne pas réussir dans mon projet. Comment oserai-je parler à Monsieur de Vigneul ? sa présence seule… Ah ! si je pouvois toujours le voir, l’adorer ; quand même il l’ignoreroit, je serois encore trop heureuse ! S’il me rebutoit, l’Abbé ; ah ! j’en mourrois sûrement de douleur.

L’Abbé.

Essayez toujours de lui parler.

Mlle Herminie.

Eh, comment ? je n’y vois à présent que de l’impossibilité ; occupé de ce monde brillant qui doit être ici. Quel instant trouver ?…

L’Abbé.

Rien ne l’occupe, vous dis-je ; rien ne lui plaît ; ce monde sûrement l’excédera, & il cherchera peut-être à être seul. Il me vient une idée : Le Gris pourra nous servir ; il est fâché de voir son Maître dans cette végétation, il pourroit nous fournir l’occasion de lui parler librement.

Mlle Herminie.

Je n’oserai jamais.

L’Abbé.

Laissez-moi faire ; je vais sonder Le Gris ; mais que ce ne soit pas inutilement. Ayez plus de courage.

Mlle Herminie.

Est-ce dans mon cœur que l’on croiroit que l’amour pût agir si puissamment !

L’Abbé.

J’entends quelqu’un.

Mlle Herminie.

Je vais rêver dans quelque coin du Jardin ; venez m’y apprendre ce que vous aurez fait.

L’Abbé.

Allez, & comptez sur le desir que j’ai de vous servir.


Scène III.

LE VICOMTE, LE CHEVALIER, LE GRIS, L’ABBÉ.
Le Vicomte.

Dis-moi donc, Le Gris, à quelle heure viendra Vigneul ?

Le Gris.

Il devroit déjà être ici, Monsieur le Vicomte.

Le Chevalier.

Eh bien, l’Abbé, nous aurons sûrement un Concert charmant, n’est-ce pas ?

L’Abbé.

Mais, Monsieur le Chevalier, je crois que vous entendrez des morceaux qui vous feront plaisir.

Le Chevalier.

Tu n’aimes pas la musique, toi, Vicomte ?

Le Vicomte.

Ma foi, non ; & Mademoiselle Herminie chantera-t-elle ?

L’Abbé.

Oui, Monsieur, vous entendrez aussi Monsieur Pitre-mann.

Le Chevalier.

Cela sera divin !

Le Vicomte.

Ah, oui ! je t’en réponds, divin ! N’est-ce pas ce fameux Violon qui fait grincer les dents avec sa manierede jouer ?

Le Chevalier.

Allons, tu ne peux pas parler de cela. Tu es un profane, tu ne t’y connois pas.

Le Vicomte.

Chevalier, écoute donc. Ils s’éloignent.

L’Abbé.

Monsieur Le Gris, je voudrois vous parler. Ils sortent.


Scène IV.

LE VICOMTE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Qu’est-ce que tu veux me dire, Vicomte ?

Le Vicomte.

C’est que j’ai le plus grand desir d’avoir Herminie.

Le Chevalier.

Et la Marquise ?

Le Vicomte.

Elle m’ennuye à mourir ; je m’en suis cru débarrasse un jour, parce que je la surpris avec le Baron ; apparemment qu’elle n’en a pas été contente ; car elle me l’a sacrifié tout de suite, & je me suis vu rengagé de plus belle.

Le Chevalier.

Je parie qu’elle t’a même persuadé qu’elle n’avoit pas eu le Baron.

Le Vicomte.

Elle l’a voulu, du moins.

Le Chevalier.

Elles sont toutes comme cela : la Vidame, ayant le Commandeur, avec qui elle savoit que j’étois lié intimement, ne me disoit-elle pas qu’elle n’avoit jamais eu d’Amans, & qu’elle n’en vouloit pas avoir ?

Le Vicomte.

Bon ! réellement ?

Le Chevalier.

Sans doute ; mais ce qui m’a paru le plus odieux, c’est une Femme qui m’a soutenu à moi-même, étant seul avec elle, que nous n’avions jamais été bien ensemble.

Le Vicomte.

Celui-là est excellent !

Le Chevalier.

Il n’y a pas d’homme qui puisse mentir avec cette effronterie-là. Que feras-tu de la Comtesse ?

Le Vicomte.

Fais-moi le plaisir de m’en débarrasser.

Le Chevalier.

J’en aurois assez d’envie, mais c’est que je dois beaucoup d’argent à la Marquise.

Le Vicomte.

Pourvu que tu me fournisses l’occasion de me brouiller avec la Comtesse ; c’est l’affaire de trois ou quatre jours, tu te raccommoderas toujours bien avec la Marquise, dès que tu lui sacrifieras la Comtesse.

Le Chevalier.

Oui, quoiqu’elles soient amies ; car cela ne fera rien. Tu as raison.

Le Vicomte.

La Comtesse est aimable quand on ne la connoît pas beaucoup.

Le Chevalier.

Elle me l’a paru ; mais, dis-moi, Herminie est une entreprise très-sérieuse.

Le Vicomte.

C’est ce que je pense.

Le Chevalier.

Oh ! oui, rien ne sera si difficile.

Le Vicomte.

Je ne conçois pas cela ; car elle a eu toute la terre.

Le Chevalier.

Oui, mais depuis long-tems elle est devenue délicate ; elle est très-spirituelle, elle lit beaucoup, & ma foi ! elle vaut mieux que tout ce que nous avons d’honnêtes Femmes. Cela t’ennuiera, toi.

Le Vicomte.

Oh que non ! tu ne me connois pas ; je ne serois pas fâché d’avoir une véritable passion.

Le Chevalier.

Allons donc ! tu n’es non plus fait pour cela… Mais avec ta véritable passion, il te faudra de l’argent, & beaucoup ; Herminie est riche ; cela est diablement cher ; comment feras-tu ?

Le Vicomte.

J’ai imaginé un moyen admirable !

Le Chevalier.

Pour avoir de l’argent ?

Le Vicomte.

Oui.

Le Chevalier.

Il est rare & fort à desirer.

Le Vicomte.

Tu en vas juger : tu connois ma Tante ?

Le Chevalier.

Quoi ! cette chère Baronne ?

Le Vicomte.

Oui, elle est fort riche.

Le Chevalier.

N’est-elle pas dévote ?

Le Vicomte.

Elle crovoit l’être ; mais elle a fait connoissance avec un petit Abbé, qui lui a fait faire des vers, & elle est bel-esprit à-présent.

Le Chevalier.

Elle a raison, elle en sera plus à la mode.

Le Vicomte.

Tu connois le Marquis ?

Le Chevalier.

Ah, ah ! je vois du rapprochement dans ceci ; il a de la mémoire, il sait tout Voltaire par cœur, & il est de ces gens qui ont trouvé par-là le moyen de se faire une réputation d’esprit.

Le Vicomte.

Justement, il a le talent de déclamer supérieurement ; il n’y a pas de Femmes qu’il ne fasse pleurer, en déclamant tragiquement même un Vaudeville.

Le Chevalier.

Ah ! cela est vrai ; j’en ai été témoin.

Le Vicomte.

La Baronne en est folle, elle me tourmente pour que je le lui mène, & je me ménage cet arrangement pour l’engager à me prêter l’argent dont j’aurai besoin.

Le Chevalier.

Diable ! il y a de l’imagination là-dedans ; mais si le Marquis ne s’en soucie pas ?

Le Vicomte.

Bon ! il est fat en fait d’esprit ; elle le louera & l’admirera toute la journée ; car elle n’en a point, & il ne tiendra pas à cela.

Le Chevalier.

Voilà ce qu’on appelle bien voir. En vérité ! tu me donnes du respect pour toi, en honneur ?

Le Vicomte.

Conviens que mon plan n’est pas mal fait.

Le Chevalier.

Je te dis que je t’admire.


Scène IV.

LE GRIS, LE CHEVALIER, LE VICOMTE.
Le Gris.

Messieurs, ces Dames vous cherchent.

Le Vicomte.

Elles sont arrivées ?

Le Gris.

Oui, Monsieur, elles sont dans le jardin.

Le Chevalier.

Allons les trouver, Vicomte.

Le Vicomte.

Je le veux bien. Songe à la Comtesse, toujours.

Le Chevalier.

Oui, oui. Ils sortent par la porte du jardin.


Scène V.

Mlle HERMINIE, LE GRIS.
Le Gris, à la porte du Sallon.

Mademoiselle, donnez-vous la peine d’entrer ici. Allons, venez, venez. Il l’aide à marcher.

Mlle Herminie.

Monsieur de Vigneul va-t-il venir ?

Le Gris.

Je le crois ; il m’a dit de voir s’il n’y avoit personne dans ce sallon ; & comme ces Dames sont avec ces Messieurs, vous entendez bien, il ne voudra pas les troubler ; & peut-être viendra-t-il lire ici, comme il fait souvent.

Mlle Herminie.

Et s’il me trouve, que dira-t-il ?

Le Gris.

Vous ne lui ferez sûrement pas peur.

Mlle Herminie.

Il vous grondera, peut-être.

Le Gris.

Oh, que non ! & puis, si vous ne voulez pas qu’il vous voie d’abord, entrez dans ce cabinet-là, vous paroîtrez quand vous voudrez.

Mlle Herminie.

Ah ! je vous suis bien obligée.

Le Gris.

Je voudrais qu’il vous aimât, Mademoiselle, vous lui rendriez un grand service de le tirer de la létargie où il est.

Mlle Herminie.

Croyez-vous qu’il puisse être encore sensible ?

Le Gris.

Je n’en sais rien ; car il l’a tant été, & puis toutes ces Demoiselles l’ont tant trompé !

Mlle Herminie.

Elles ne l’aimoient pas sans doute.

Le Gris.

Oh, non ! car quand il arrivoit, ou moi seulement, on entendoit souvent du bruit comme de quelqu’un qui se sauve, vous savez bien, & puis il revenoit toujours mécontent !

Mlle Herminie.

Toujours ?

Le Gris.

Oui ; mais avec les autres Femmes c’étoit de même.

Mlle Herminie.

Il ne fait peut-être pas grand cas des Femmes ?

Le Gris.

Cela ne seroit pas honnête à vous dire ; mais il pense assez des Hommes comme des Femmes.

Mlle Herminie.

Et s’en plaint-il ?

Le Gris.

Non, jamais, à-présent.

Mlle Herminie.

Et que fait-il ?

Le Gris.

Rien, il s’ennuie ; il a beaucoup voyagé pour se distraire, & cela n’a rien fait.

Mlle Herminie.

Que je le plains !

Le Gris.

Combien je voudrois que vous pussiez le guérir ! je crois que je l’entends.

Mlle Herminie.

Je vais entrer dans le Cabinet.

Le Gris.

Venez. Elle entre dans le Cabinet.


Scène VII.

M. de VIGNEUL, LE GRIS.
M. de Vigneul.

Le Gris ?

Le Gris.

Monsieur ?

M. de Vigneul.

Vous avez songé au déjeûner ?

Le Gris.

Oui, Monsieur ; ces Dames veulent que ce soit dans la laiterie.

M. de Vigneul.

Comme elles voudront.

Le Gris.

Mademoiselle Herminie est ici.

M. de Vigneul.

On me l’a dit.

Le Gris.

Est-ce que vous ne la trouvez pas fort jolie ?

M. de Vigneul.

Oui, elle est jolie.

Le Gris.

Je ne sais pas comment vous n’en avez jamais été tenté.

M. de Vigneul.

Comme si je ne connoissois pas toutes ces filles-là !

Le Gris.

Je crois les connoître aussi un peu, & je vous assure qu’elle ne ressemble point du tout aux autres.

M. de Vigneul.

C’est dommage que tu ne sois pas riche, tu aurois été une excellente dupe.

Le Gris.

Pas tant que vous le croyez.

M. de Vigneul.

Allons, fais entrer Monsieur Pitre-mann qui veut me parler.

Le Gris.

Monsieur Pitre-mann ? Ah ! ce fameux violon que nous avons vu à Manheim ?

M. de Vigneul.

Oui.

Le Gris.

J’y vais. Entrez, Monsieur.


Scène VIII.

M. de VIGNEUL, M. PITRE-MANN.
M. Pitre-Mann.

Monsieur Vigneul, je suis fort obligé de ce que vous voule-bien parlé avec moi.

M. de Vigneul.

Mon cher Pitre-mann, je serois fort aise de vous faire plaisir ; je vous dois de la reconnoissance de celui que j’ai eu à vous entendre.

M. Pitre-Mann.

C’est un grand bonté. Vous entendrez cette jour des concertos…

M. de Vigneul.

Asseyez-vous donc.

M. Pitre-Mann.

Je demande pardon. Je dis j’ai fait des concertos encore autres que vous n’avez jamais entendus.

M. de Vigneul.

Est-ce là ce que vous avez à me dire ?

M. Pitre-Mann.

Non ; je dis à ce moment un petit affaire pour mon service, que je veux parler avec vous.

M. de Vigneul.

Eh bien, dites pendant que nous sommes seuls.

M. Pitre-Mann.

Monsieur Vigneul. Vous voyez bien moi, je suis arrêté dans le France présentement.

M. de Vigneul.

Êtes-vous entré chez le Roi ?

M. Pitre-Mann.

Non ; je dis point pour le Musique. Je peux pas bien dire à cause de la langage : c’est bien autrement ; c’est un chaîne diaplement plus fort : c’est par la Mariache.

M. de Vigneul.

Vous êtes marié ici ?

M. Pitre-Mann.

Non ; mais je voudrois.

M. de Vigneul.

Cela est aisé.

M. Pitre-Mann.

Je sçave pas. J’ai pour l’année toujours plus que mille ducats voyez-vous, & je puis avoir encore d’autre avec. J’ai vu un Demoiselle où j’ai soupé dans son logis, c’est un Fille qui est charmant, & cela il feroit un bien joli Femme pour moi, & Monsieur il connoit, voilà pourquoi je dis.

M. de Vigneul.

Si je puis vous servir…

M. Pitre-Mann.

Voilà où il est mon recommandation. Le Demoiselle est ici dans le maison.

M. de Vigneul.

Ici ?

M. Pitre-Mann.

C’est Mademoiselle Herminie qui s’appelle comme on dit.

M. de Vigneul.

Et vous voulez l’épouser ?

M. Pitre-Mann.

Oui ; si vous voulez bien parler avec elle pour cette mariache.

M. de Vigneul.

Mais, mon cher Pitre-mann, vous n’y songez pas.

M. Pitre-Mann.

Pardonne-moi. Toute le jour & tout le nuit je suis avec mon pensée pour elle.

M. de Vigneul.

Je dis, vous ne la connoissez pas.

M. Pitre-Mann.

J’ai vu un fois, c’est plus que beaucoup encore.

M. de Vigneul.

Savez-vous qui elle est ?

M. Pitre-Mann.

Oui ; il chante fort bon avec moi, j’ai accompagné.

M. de Vigneul.

Oui ; mais vous êtes un honnête Garçon, & il faut que vous ayez une honnête Femme.

M. Pitre-Mann.

Ce Demoiselle il est fort poli avec moi, il dit : mange donc Monsieur Pitre-mann, buve donc Monsieur Pitre-mann, & tout il est bon avec elle. Son maison il est charmant ! il est fort riche.

M. de Vigneul.

Et savez-vous d’où lui vient cette richesse ?

M. Pitre-Mann.

Non ; je crois que cela il vient de son famille.

M. de Vigneul.

Mais point du tout ; c’est de tous les hommes qui ont été amoureux d’elle.

M. Pitre-Mann.

Et ils ont donné de l’argent pour avec cela…

M. de Vigneul.

Sans doute.

M. Pitre-Mann.

Je comprends à présent par où le richesse il vient chez elle.

M. de Vigneul.

Vous voyez bien que vous feriez un mariage affreux, & qui vous déshonoreroit.

M. Pitre-Mann.

Déshonoreroit ? Je dis pas cela.

M. de Vigneul.

Mais je vous le dis, moi ; quand on a un talent célèbre, comme celui que vous avez, on se trouve élevé au-dessus de son état ; mais en épousant une créature déshonorée, on prouve qu’on a l’ame avilie, & personne ne vous estime plus.

M. Pitre-Mann.

Je demande pardon pour moi ; chez nous on dit autrement, un Fille il n’a point de Mari, ainsi il peut faire & puis la mariache il fait qu’on pense plus après comment le Femme il a fait avant.

M. de Vigneul.

Quoi ! une Fille qui pour de l’argent, sans goût, sans pudeur, s’est abandonnée au premier venu ?…

M. Pitre-Mann.

Mais, Monsieur Vigneul…

M. de Vigneul, se levant.

Allons, je ne veux pas me mêler de cela.

M. Pitre-Mann.

Je parlerai avec un autre. J’ai vu en Angleterre arriver comme je veux pour moi, ici.


Scène IX.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LE VICOMTE, M. de VIGNEUL, M. PITRE-MANN.
La Marquise.

En vérité, Monsieur de Vigneul tout ceci est charmant ! cela est d’un goût, d’une variété ! il n’y a rien comme cela !

M. de Vigneul.

Il m’est venu d’autres idées, depuis que cela est fini ; mais je n’y ferai plus rien.

La Comtesse.

Vous devriez être enchanté d’avoir une maison comme celle-ci, & l’on dit que vous ne vous en souciez pas.

M. de Vigneul.

C’est une fantaisie que j’ai eue.

La Marquise.

À propos, j’ai demandé qu’on nous servît un déjeûner à l’Angloise & dans la Laiterie, cela sera délicieux !

La Comtesse.

Dites-moi donc pourquoi vous n’avez pas fait vos Jardins à l’Angloise ?

M. de Vigneul.

Parce qu’il n’y a rien de si ridicule que de vouloir imiter la Nature en petit. Parce que les Anglois ont de grandes pelouses, nous croyons qu’il faut mettre de l’herbe dans nos Allées, & perdre l’avantage que le sable donne de pouvoir se promener dès qu’il cesse de pleuvoir.

Le Chevalier.

Il a raison.

M. de Vigneul.

Les femmes encore, à qui on ordonne pour leur santé d’avoir les pieds chauds, trouvent agréable de marcher sur un gazon toujours frais & humide.

Le Vicomte.

Cela est pourtant vrai tout ce qu’il vous dit-là.

La Marquise.

Cela ne fait rien ; moi, j’aime cette variété d’arbres, de fleurs. Ces déserts, ces bois épais, ces ruines, ces rivières, ces ponts, ces palais antiques, qui vous font voir tout ce qu’il y a de plus beau en Italie, & puis des prisons, des bâtimens Gothiques ; tout cela vous rappelle, vous représente tous les tems, tous les lieux ; & au milieu de tout cela trouver des bancs de mousse, des fleurs à côté, des ronces, enfin, cela est charmant ! charmant !

Le Vicomte.

Il semble que la Marquise ait été en Angleterre.

La Marquise.

Non ; mais j’irai : Comtesse, allons-y en-semble ?

La Comtesse.

Je le veux bien ; en quinze jours nous verrons tout ce qu’il y a de curieux dans ce pays-là, & nous en rapporterons mille choses.

La Marquise.

Moi, j’y veux voir Garrick, jouer la Comédie.

Le Chevalier.

Mais vous ne savez pas l’Anglois.

La Marquise.

Cela ne fait rien ; on m’expliquera tout ce qu’il dira.

Le Chevalier.

Oui, cela fait le même effet pour juger du mérite d’un Acteur.

La Comtesse.

Et puis, nous nous habillerons à l’Angloise.

Le Chevalier.

Ah ! voilà le meilleur.

Le Vicomte.

Il faut aller aussi en Hollande.

La Marquise.

Nous irons peut-être.

M. de Vigneul.

Et tout cela dans vos quinze jours ?

La Marquise.

Pourquoi pas ? les hommes sont paresseux.

La Comtesse.

Bon ! ils n’ont de goût pour rien, & ils vous contrarient sur tout.

La Marquise.

Nous entendrons de la Musique Italienne.

M. de Vigneul.

Et Angloise.

La Marquise.

Croyez-vous ? Moi, je n’aime que la Musique Italienne. En aurons-nous ce soir, Monsieur Pitre-mann ?

M. Pitre-Mann.

Oui, Madame ; j’ai fait des concertos qui avec les cors ils seront admirables.

La Marquise.

Mais, vous êtes Allemand, à ce qu’on dit,

M. Pitre-Mann.

Oui ; mais je fais en Italie un voyage de plus que cinq années.

La Marquise.

Et Mademoiselle Herminie, où est-elle donc ?

La Comtesse.

À propos, Vicomte, l’avez-vous trouvée ?

Le Vicomte.

Non, Madame.

La Comtesse.

C’est qu’il en est enchanté, le Vicomte ; Madame, savez-vous cela ?

La Marquise.

Tout de bon ? & il n’aime pas la Musique.

La Comtesse.

Oui ; mais il dit que c’est une Fille respectable, & il n’en parle qu’avec la plus grande vénération.

La Marquise.

C’est le ton de ces Messieurs, pour toutes ces Demoiselles-là.

La Comtesse.

Vicomte, il faudra que vous nous présentiez à elle, la Marquise & moi.

Le Vicomte.

Vous plaisantez ; mais quand vous la connoîtrez, vous en serez fort contentes.

La Comtesse.

Je vous dis, il en rafolle.

La Marquise.

Est-il vrai, Monsieur de Vigneul, qu’elle soit si charmante ?

M. de Vigneul.

Ma foi, je n’en sais rien. J’ai vécu fort long-tems avec toutes ces Filles-là ; je n’ai jamais connu celle-ci ; & malgré tout ce qu’en dit le Vicomte, je la crois comme les autres.

La Marquise.

Tout cela doit être bien sot ! bien plat ! bien bête ! & d’un ton !… N’est-ce pas ? On ne connoît rien au goût des hommes.

Le Chevalier.

On ne peut pas s’en rapporter à ce qu’il dit ; il n’aime plus les Femmes, & c’est-là ce qui le rend si sauvage.

La Marquise.

Il a vécu toujours, malgré cela, dans la meilleure compagnie, il la préféroit, ainsi je ne désespère pas de lui.

M. de Vigneul.

Mesdames, on vient vous avertir que le déjeûner vous attend.

La Comtesse.

Allons, Madame, venez-donc.

La Marquise.

Je vous suis ; j’ai une recommandation à faire à Monsieur de Vigneul !

M. de Vigneul.

À moi, Madame ?

La Marquise.

Oui, oui, je vous dirai cela.

La Comtesse.

Allons nous-en toujours ; la Marquise viendra quand elle voudra.


Scène X.

LA MARQUISE, M. de VIGNEUL.
La Marquise.

Tenez, Monsieur de Vigneul, je vais vous parler naturellement : il y a long-tems que je fais le plus grand cas de vous, parce que je sais que vous pensez en galant homme ; aussi je ne suis pas étonnée de votre misantropie ; mais cette façon de voir les choses vous rend trop malheureux, & je m’intéresse trop à vous pour ne pas vouloir vous tirer de cet état.

M. de Vigneul.

Je ne conçois pas ce que vous voulez dire.

La Marquise.

Si on vous rencontroit plus souvent dans le monde, si vous n’aviez pas toujours refusé de venir chez moi, j’aurois esperé de pouvoir vous dire un jour tout ce que je pense ; mais ne le pouvant pas, voilà ce qui m’a fait imaginer de vous faire demander à venir voir votre maison.

M. de Vigneul.

Si vous avez quelques ordres à me donner…

La Marquise.

Des ordres, il est bien question de cela ! je ne suis pas étonnée que le monde vous déplaise, on n’y essuye que des tracasseries, des noirceurs, des perfidies ; cela est odieux ! il n’y a nulle amitié, & cela est tout simple ; les hommes s’éloignent des femmes & les dédaignent, au-lieu de chercher à les connoître.

M. de Vigneul.

Quelquefois on ne les connoît que trop !

La Marquise.

Ah, vous avez raison ; il y en a qui ne valent pas les soins d’un honnête homme ; je pense comme vous, & pour celles-là je les abandonne ; mais il ne faut pas les voir toutes du même œil, il faut faire des distinctions, & vous devez sentir que l’attachement d’une Femme tendre & délicate est une chose bien précieuse.

M. de Vigneul.

Oui, s’il…

La Marquise.

Vous allez dire s’il y en avoit…

M. de Vigneul.

Mais…

La Marquise.

Voilà votre erreur ; c’est que vous n’y croyez pas, & toujours faute d’en avoir trouvé ; & à cause de cela, vous y renoncez. Si le goût des Filles vous dominoit, je ne voudrois seulement pas entreprendre votre conversion ; mais il y a de l’espoir encore ; vous êtes fait pour être heureux, & je veux que vous le deveniez. Votre cœur est fait pour aimer, il faut qu’il aime.

M. de Vigneul.

Je ne suis plus assez jeune pour me faire une occupation de l’amour.

La Marquise.

Quelle folie !

M. de Vigneul.

Une étude sérieuse & réfléchie, le desir d’être utile un jour à mes concitoyens…

La Marquise.

Bon ! il vous auront une grande obligation ! vous n’avez que faire de personne, il faut vivre pour vous. Je veux que vous me veniez voir, nous causerons ensemble. Enfin, je veux que vous redeveniez ce que vous étiez.

M. de Vigneul.

Quoi ! un étourdi qui voltigeoit sans cesse !

La Marquise.

Non, ce n’est pas cela : vous ne l’étiez que par air & par oisiveté ; vous avez toujours eu un fond de sensibilité & de délicatesse dans l’ame, qui m’a fait vous distinguer des autres hommes. L’intérêt que je prends à vous, fait que je vous connois mieux que vous-même.

M. de Vigneul.

C’est une singulière plaisanterie que vous me faites-là 1

La Marquise.

Je ne plaisante point ; je veux que vous me promettiez de me venir voir, je le veux absolument.

M. de Vigneul.

Je vais entreprendre un grand voyage.

La Marquise.

Voilà ce que je ne souffrirai pas. Vous viendrez donc, & je vous ferai mieux entendre les raisons que j’ai de le desirer. Allons retrouver la Comtesse. Que veut l’Abbé ?


Scène XI.

L’ABBÉ, LA MARQUISE, M. de VIGNEUL.
L’Abbé.

Je vous demande bien pardon : je cherchois Mademoiselle Herminie.

La Marquise.

Nous ne l’avons point vûe. Elle est peut-être dans le Jardin.

L’Abbé.

Je la trouverai.


Scène XII.

L’ABBÉ, Mlle HERMINIE.
L’Abbé, ouvrant la porte du Cabinet.

Venez, Mademoiselle, il n’y a plus personne dans ce sallon. Mais dans quel état êtes-vous ?

Mlle Herminie.

Vous voyez une malheureuse, qui ne peut plus douter du juste mépris qu’elle inspire à ce qu’elle aime.

L’Abbé.

Quoi ! Monsieur de Vigneul auroit eu la barbarie…

Mlle Herminie.

Non, il ignoroit que je l’entendisse. Je veux m’en aller.

L’Abbé.

Ayez plus de courage ; il faut qu’il connoisse le fond de votre cœur, & il vous estimera ; nous trouverons un autre moment ; n’abandonnez pas votre projet, Mademoiselle.

Mlle Herminie.

Et quand je pourrois lui parler, l’oserois-je ? Que je suis loin d’avoir la hardiesse de ces Femmes qui se croyent honnêtes, & qui nous méprisent !

L’Abbé.

Remettez-vous un peu de votre trouble ; je dirai que vous vous êtes trouvée mal, on le croira facilement en vous voyant ; & peut-être que le cœur de Monsieur de Vigneul en sera plus disposé à devenir sensible pour vous.

Mlle Herminie.

Ah, pourriez-vous croire que je voulusse employer l’art pour le toucher ?

L’Abbé.

Qu’importe ? Cette délicatesse est hors de saison. Allons, venez.

Mlle Herminie.

Je ferois mieux de fuir ; mais comment me résoudre à quitter un lieu qu’il habite, & où je puis le revoir encore !

Fin du premier Acte.

ACTE SECOND.


Scène première.

M. de VIGNEUL.

Quelle affreuse découverte !… Quel est le trouble que j’éprouve ?… Quoi ! la vüe d’Herminie, renouvelleroit-elle dans mon cœur une passion… que le mépris que doit inspirer une personne comme elle, à une ame honnête, devroit étouffer pour toujours ? — Est-il bien possible qu’après avoir combattu près de trois ans un penchant si dangereux, la raison n’ait pu le détruire entièrement ? — Mais, Herminie, autrefois, avec autant de beauté, m’avoit-elle paru aussi touchante ? Quelle modestie ! quelles graces !… Que dis-je ? Une conduite, des mœurs méprisables, une ame corrompue… Quel tourment seroit plus affreux que celui d’aimer ce qu’on ne pourroit s’empêcher de mésestimer ! J’entends quelqu’un, fuyons. Les réflexions raffermiront sûrement mon cœur & feront cesser toutes mes craintes.


Scène II.

LE CHEVALIER, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Chevalier, as-tu vu ?

Le Chevalier.

Quoi ?

Le Vicomte.

Nos affaires vont à merveilles, la Marquise a la plus grande envie de Vigneul.

Le Chevalier.

Je le crois comme toi.

Le Vicomte.

Eh bien ! t’en voilà débarrassé.

Le Chevalier.

Point du tout.

Le Vicomte.

Je te dis que si ; allons, empare-toi de la Comtesse.

Le Chevalier.

Mais la Marquise ne réussira point auprès de Vigneul.

Le Vicomte.

Pourquoi donc ? c’est une Femme de qualité.

Le Chevalier.

Cela le touchera beaucoup ! Il les connoît de reste.

Le Vicomte.

Oh, mais ! je lui parlerai, & puis il faut qu’il serve à te justifier vis-à-vis de la Marquise, quand elle ne réussiroit pas.

Le Chevalier.

Bon ! elle dira qu’elle n’y a jamais pensé.

Le Vicomte.

Tu lui soutiendras le contraire. Elle aime à disputer, tu bouderas & puis tu te racommoderas après, seulement pour avoir l’air du bon procédé. Voici la Comtesse, je vais te laisser avec elle ; tu n’as pas mal commencé ; allons poursuis, tu me rendras le plus grand service.


Scène III.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

allez-vous donc ?

La Comtesse.

Je ne sais : la Marquise s’est avisée de vouloir chanter une Ariette, qu’elle se fait répéter par Herminie : cela est ennuyeux à périr !

Le Vicomte.

Qu’est devenu Vigneul ?

La Comtesse.

Cela ne l’amusoit pas, il nous a quittées. Mais cette petite Herminie est d’une tristesse mortelle ! cela ne la rend point du tout jolie.

Le Chevalier.

Ah, Madame, que dites-vous ! je l’en trouve mille fois plus intéressante.

La Comtesse.

Vous allez penser comme le Vicomte à présent.

Le Chevalier.

Et elle chante avec un goût !…

Le Vicomte.

Moi, qui n’aime guère la Musique…

Le Chevalier.

Eh bien, elle te fait plaisir ?

Le Vicomte.

Sûrement. Il faut que je parle à Vigneul ; savez-vous où il est, Madame ?

La Comtesse.

Je crois l’avoir vu dans le Jardin.

Le Vicomte.

Allons, je vais le trouver.


Scène IV.

LE CHEVALIER, LA COMTESSE.
Le Chevalier.

En vérité, Madame, je pense comme vous ; je crois que le Vicomte est réellement amoureux d’Herminie.

La Comtesse.

Bon ! c’est un fou ; cela ne m’inquiète point ; mais ce qui me fâche réellement, c’est la conduite de la Marquise ; elle est mon amie, & en vérité rien n’est si mal à elle.

Le Chevalier.

Quoi donc ?

La Comtesse.

Je ne peux pas m’empêcher de vous le dire, parce que vous êtes un galant homme. Est-ce que vous ne vous êtes apperçu de rien ?

Le Chevalier.

Je ne sais ce que vous voulez dire ; je ne suis occupé que de vous, & de vous venger du Vicomte.

La Comtesse.

Comment me venger ? quelle folie !

Le Chevalier.

Oui, en honneur ; & si vous vouliez, ce seroit une chose arrangée.

La Comtesse.

Voilà une jolie plaisanterie ! parce que vous voyez que je m’intéresse à vous, vous allez croire…

Le Chevalier.

Non, ce n’est pas cela, je ne l’imaginois pas ; mais c’est que j’ai trouvé que personne ne pouvoit se convenir comme nous deux. Je sais bien que la Marquise est votre amie.

La Comtesse.

Oh ! mon amie, comme cela ; un honnête-homme est occupé d’elle, & elle songe à un autre. Cela est très-mal fait ; mais très-mal !

Le Chevalier.

Expliquez-donc…

La Comtesse.

Quoi ! vous n’avez pas vu tous ses soins pour Vigneul ? La tête lui en tourne : une Femme, comme elle, ne sauroit être mon amie.

Le Chevalier, persifflant.

Il est vrai que vous avez une délicatesse, une honnêteté dans l’ame…

La Comtesse.

Mais sans cela, je vous demande ce qu’est une femme ?

Le Chevalier.

Elle ne mérite nuls égards, nulle considération, il est vrai ; cependant comment résister à une passion qui s’établit malgré nous dans notre cœur ? cela est difficile : il faut se défier de soi-même, & du moins avoir une conduite que l’on puisse voir approuver.

La Comtesse.

C’est ce que je lui ai dit mille fois ; c’est une Femme aimable & je l’aimois fort moi, rien n’est plus vrai ; mais qui n’a-t-elle pas eu ?

Le Chevalier.

On ne peut pas toujours se défendre.

La Comtesse.

Pardonnez-moi, ce n’est pas que je ne sois persuadée qu’on ne m’ait donné beaucoup d’hommes.

Le Chevalier.

Mais le Marquis, par exemple.

La Comtesse.

Quoi ! on l’a crû ?

Le Chevalier.

Le Baron aussi.

La Comtesse.

Eh ! point du tout.

Le Chevalier.

Le Président.

La Comtesse.

J’avois une affaire dont il a eu soin.

Le Chevalier.

Monsieur de Bourmont.

La Comtesse.

J’ai eu besoin d’argent pour acheter ma Terre ; cela a été long à arranger : je n’entends rien aux affaires, il m’a mise au fait aussi pour celles dont j’ai hérité de mon Oncle.

Le Chevalier.

Voilà comme on donne pourtant à une Femme tous les hommes qu’elle connoît.

La Comtesse.

Je vous dis, le monde est affreux ! & qu’est-ce qui vous fait ces mauvais tours-là ? ce sont les Femmes qui sont jalouses de vous, qui, parce qu’elles font de certaines choses, veulent faire croire que toutes les autres font de même.

Le Chevalier.

Cela est vrai ce que vous dites-là ; aussi je ne peux pas souffrir leur impudence ; car encore si elles ne nioient pas leurs aventures, on diroit, elles sont de bonne foi du moins.

La Comtesse.

Vous avez raison, Chevalier ; il faut être vraie avant tout.

Le Chevalier.

Une Fille ne s’en cache point ; aussi, on ne lui reproche rien.

La Comtesse.

Sans doute.

Le Chevalier.

Vous ne croiriez pas qu’on vous donne le Vicomte ?

La Comtesse.

Je n’en-suis pas surprise ; il a envie de m’épouser : je le reçois, parce qu’il faut se connoître avant de s’engager.

Le Chevalier.

Et vous avez raison.

La Comtesse.

Eh bien, on parle ; on dit cent choses plus ridicules les unes que les autres, & puis les hommes laissent croire tout ce qu’on veut.

Le Chevalier.

Eh, pas toujours ; vous ne nous rendez pas justice : quand une Femme a trois ou quatre Amans à la fois, on ne se vante guère de l’avoir.

La Comtesse.

Oh mais, il n’y en a point.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi ; il y a même des sentimentaires, des esprits…

La Comtesse.

Qui s’instruisent, qui aiment à disserter avec les différens hommes qui viennent chez elles, & les sots crient contre elles. Notre réputation dépend de si peu de chose !

Le Chevalier.

Pardonnez-moi : une Femme qui n’a qu’un Amant à présent est une Femme respectable.

La Comtesse.

Il est vrai qu’on ne peut pas absolument la blâmer.

Le Chevalier.

On lui doit de l’estime, de la vénération.

La Comtesse.

Quand c’est le cœur qui agit…

Le Chevalier.

C’est ce que je vous dis ; voilà ce que j’ai toujours désiré de trouver.

La Comtesse.

Cela doit vous être plus facile qu’à un autre.

Le Chevalier.

Ma foi, excepté vous, je ne vois personne…

La Comtesse.

Vous ne me connoissez pas assez pour me juger.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi.

La Comtesse.

Non, non. Écoutez donc : qu’est-ce que vous faites demain au soir ?

Le Chevalier.

Je ne sais pas.

La Comtesse.

Je crois que je serai malade, vous devriez venir me tenir compagnie.

Le Chevalier.

J’en serai enchanté !

La Comtesse.

Vous vous ennuierez, nous serons seuls…

Le Chevalier.

Pouvez-vous croire…

La Comtesse.

Allons, nous causerons. Je serai bien-aise de vous connoître ; il me semble qu’il y a entre nous de certains rapports…

Le Chevalier.

Je sons que je n’avois de vous qu’une idée très-imparfaite.

La Comtesse.

Vrai ?

Le Chevalier.

En honneur.

La Comtesse.

Vous me faites le plus grand plaisir…


Scène V.

LA MARQUISE, Mlle HERMINIE, LA COMTESSE, LE VICOMTE, LE CHEVALIER.
La Marquise.

Madame, qu’est-ce que vous faites ici ? Je vous cherche par-tout.

La Comtesse.

Vous étiez à étudier une Ariette, je n’ai pas voulu vous distraire.

La Marquise.

Qu’est devenu Monsieur de Vigneul ?

La Comtesse.

Je ne l’ai point vu depuis que je vous ai quittée ; il n’y a qu’à le faire chercher.

La Marquise.

Oui, nous jouerons.

Le Chevalier.

Il n’aime pas le jeu, vous le savez bien.

La Marquise.

Ah ! oui, cela est vrai ; il ne faut pas le contrarier.

Le Chevalier.

Eh bien, Madame, nous aurons un concert délicieux, n’est-ce pas ? Et vous chanterez ?

La Marquise.

Oui, si j’ai pu profiter des conseils de Mademoiselle Herminie, qui est d’une complaisance & d’une patience incroyable.

La Comtesse.

Elle est charmante ! Cela est très-vrai.

Mlle Herminie.

Mesdames, je suis trop heureuse quand je puis être utile à des personnes comme vous.

La Marquise.

Comme elle chante, Madame ! avez-vous entendu ? Et quelle voix ! comme elle va au cœur !

Le Chevalier.

Et quel goût, quelle adresse ! enfin le Vicomte aime la musique depuis qu’il l’a entendue chanter.

Le Vicomte.

Oui, je le disois tantôt.

La Marquise.

Ah ça ! faisons donc quelque chose.

La Comtesse.

Oui, jouons.

La Marquise.

Où, ici ?

La Comtesse.

Non ; dans le boudoir qui est à côté du sallon de Musique.

La Marquise.

Ah, oui ! cela sera charmant ! Mademoiselle Herminie, vous y viendrez ?

Mlle Herminie.

Oui, Madame ; j’aurai l’honneur de vous suivre.

La Marquise.

Vicomte, venez-vous ?

Le Vicomte.

Oui, oui, je vais vous rejoindre, allez toujours.


Scène VI.

Mlle HERMINIE, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Ah ! Mademoiselle, je vous prie, écoutez-moi un moment.

Mlle Herminie.

Moi ! Monsieur le Vicomte ?

Le Vicomte.

Oui, je suis réellement inquiet de vous ; je crains que, préoccupée d’une véritable passion, je ne puisse point parvenir à vous plaire. Tenez, vous étouffez des soupirs.

Mlle Herminie.

Je ne me porte pas bien, & voilà tout.

Le Vicomte.

Que l’on seroit heureux d’être aimé de vous !

Mlle Herminie.

Vous le croyez, parce que vous ne me connoissez pas.

Le Vicomte.

Je sais trop tout ce que vous valez, pour avoir d’autres desirs ; & si vous le vouliez, je vous devrois le bonheur de ma vie.

Mlle Herminie.

Non, Monsieur : il n’est pas toujours en notre pouvoir de rendre les hommes aussi heureux que nous le desirerions, & c’est-là ce qui m’a fait changer de genre de vie depuis trois ans.

Le Vicomte.

C’est qu’on n’avoit pas de vous, sûrement, l’opinion que l’on en doit avoir ; celle que vous méritez enfin.

Mlle Herminie.

Eh, qu’importe que je la mérite, si je ne puis le persuader ! un goût, une fantaisie peut vous faire penser dans ce moment-ci tout ce que vous me dites ; mais…

Le Vicomte.

Une fantaisie, Mademoiselle ? Ah ! c’est l’amour le plus violent…

Mlle Herminie.

Et si je ne puis le partager, qu’attendez-vous de moi ? Si je vous ai inspiré quelque estime, si vous ne me confondez pas avec toutes les Femmes de mon état ?

Le Vicomte.

Que vous me permettiez de vous rendre des soins, peut-être parviendront-ils à vous toucher ; je ne veux que cet espoir, ne me l’ôtez pas ; ou plutôt permettez-moi de le former.

Mlle Herminie.

Non, Monsieur ; ma conduite passée me cause trop de remords, pour vouloir les augmenter encore.

Le Vicomte.

Des remords ? Quelle enfance !

Mlle Herminie.

Oui, Monsieur ; on est trop heureux de n’être pas dans le cas d’en avoir.

Le Vicomte.

Vous m’étonnez réellement ! quelle personne êtes-vous donc ? Mais voyez toutes les Femmes les plus respectables, ou du moins que l’on croit qui le sont, elles n’ont point de ces idées-là.

Mlle Herminie.

Elles se croyent respectées.

Le Vicomte.

Si vous voulez ; elles éprouvent quelquefois le contraire.

Mlle Herminie.

Mais sentir qu’on ne mérite nulle estime, se voir méprisée ! & par qui ?

Le Vicomte.

Par des espèces ; il y en a en tout genre, & cela ne doit point vous affliger. Est-ce que ces Dames vous auroient tenu quelques propos désobligeans ?

Mlle Herminie.

Non, Monsieur ; je n’ai point à me plaindre des Femmes ; d’ailleurs quelque idée qu’on puisse avoir de moi, je l’ai mérité.

Le Vicomte.

Permettez-moi de travailler à dissiper le noir qui règne dans votre ame ; vous devez être sûre de l’amour le plus constant ; je suis à vous pour la vie ; je veux partager avec vous tout ce que je possède, ou plutôt, je n’ai plus rien à moi, tout, avec mon cœur, va vous appartenir.

Mlle Herminie.

Quelle est votre erreur ? Mais il est impossible que vous pensiez autrement ; oui, vous devez croire que l’intérêt pourroit me déterminer en votre faveur. Hélas ! je n’ai que trop acquis à ce prix, cette opinion que l’on doit avoir de moi, & que tout le monde en a, sans doute.

Le Vicomte.

En vérité, je ne vous conçois pas ; je ne puis vous rien dire qui ne vous afflige de plus en plus.

Mlle Herminie.

C’est que vous ne connoissez pas ce qui se passe dans mon cœur. Je ne puis vous tromper ; quand même vous m’aimeriez autant que vous le dites, vous ne pourriez rien attendre de moi.

Le Vicomte.

Vous aimez quelqu’un ?

Mlle Herminie.

Je n’ai plus rien à vous dire.

Le Vicomte.

Que je suis malheureux ! par pitié, Mademoiselle, écoutez-moi.

Mlle Herminie.

Non, je ne peux plus vous entendre. Laissez, laissez-moi, je vous prie.


Scène VII.

M. PITRE-MANN, Mlle HERMINIE, LE VICOMTE.
M. Pitre-Mann, un Violon à la main.

Ah ! Mademoiselle, je cherche vous par-tout depuis une heure ; Monsieur l’Abbé il cherche aussi avec Monsieur Le Gris.

Mlle Herminie.

Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

M. Pitre-Mann.

Je save pas ; mais je save ce que je veux dire avec vous.

Mlle Herminie.

Je ne puis plus répéter ; je ne me porte pas assez bien pour cela.

Le Vicomte.

Monsieur Pitre-mann, ne tourmentez point Mademoiselle.

M. Pitre-Mann.

Oh, Monsieur ! ce n’est point pour le musique.

Mlle Herminie.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Le Vicomte.

Dites.

M. Pitre-Mann.

Monsieur Vicomte, je puis pas dire avec vous. Venez, Mademoiselle. Il sort avec Mademoiselle Herminie.


Scène VIII.

M. de VIGNEUL, LE VICOMTE.
M. de Vigneul, entrant par la porte du jardin.

Quoi ! Monsieur le Vicomte, vous vous promenez ici tout seul ?

Le Vicomte.

Ah ! mon cher Vigneul !… Eh bien, comment vont vos affaires avec la Marquise ?

M. de Vigneul.

Avec la Marquise, moi ?

Le Vicomte.

Oui ; nous savons…

M. de Vigneul.

Elle s’adressoit bien !

Le Vicomte.

Ma foi, vous avez raison ; ces sortes d’attachemens n’ont pas beaucoup d’attraits.

M. de Vigneul.

Cependant il me semble que la Comtesse & vous…

Le Vicomte.

Point du tout, je ne l’aime pas.

M. de Vigneul.

Cela est incroyable !

Le Vicomte.

Pas trop ; vous savez assez ce qui fait former ces engagemens-là, aussi quand on trouve mieux…

M. de Vigneul.

Oui, on ne s’en gêne guères ; mais quel est votre mieux ? car c’est toujours à-peu-près la même chose.

Le Vicomte.

Il est vrai.

M. de Vigneul.

Et qui leur préférez-vous ?

Le Vicomte.

Je suis trop malheureux pour pouvoir vous le dire.

M. de Vigneul.

Vous, malheureux !

Le Vicomte.

Sûrement, car on vient de m’ôter toute espérance.

M. de Vigneul.

Eh, qui ?

Le Vicomte.

Herminie, que j’aime comme un fou.

M. de Vigneul.

Mais on dit qu’elle n’a personne, & quand elle auroit quelqu’un, avec de l’argent, ces Demoiselles-là ne sont pas scrupuleuses, & l’on en peut passer sa fantaisie.

Le Vicomte.

Voilà ce qui ne se peut pas ; elle n’entend point raison. Et puis elle a une façon de penser tout-à-fait respectable.

M. de Vigneul.

Je conçois ces façons de penser-là ; c’est nous qui les déifions comme cela, d’abord qu’elles nous tournent la tête.

Le Vicomte.

Non, elle se reproche le passé, & enfin je lui ai fait avouer presque qu’elle aime.

M. de Vigneul intrigué.

Elle aime ?

Le Vicomte.

Oui ; mais elle n’est pas heureuse.

M. de Vigneul.

On ne conçoit rien à ces Filles-là.

Le Vicomte.

Il paroît qu’elle est décidée à avoir une conduite tout-à-fait régulière.

M. de Vigneul.

Régulière ?

Le Vicomte.

Oui ; elle m’a dit tout plein de belles choses là-dessus, & elle ne m’a laissé nul espoir.

M. de Vigneul.

Je vois ce que c’est.

Le Vicomte.

Ah ! je vous prie, dites-le moi.

M. de Vigneul.

Je parierois qu’elle a envie de se marier.

Le Vicomte.

Sur quoi le croyez-vous ?

M. de Vigneul.

Sur ce que vous venez de me dire, & sur ce qu’il y en a plusieurs qui, croyant qu’elles pourront rentrer dans la société comme les autres Femmes, prennent ce parti-là.

Le Vicomte.

Oui, elles font de jolis mariages ! elles sont quelquefois très-malheureuses !

M. de Vigneul.

Voilà ce que je crains pour elle. Où est-elle actuellement ?

Le Vicomte.

Avec Pitre-mann.

M. de Vigneul avec inquiétude.

Avec Pitre-mann ?

Le Vicomte.

Oui ; il l’est venu chercher, il a dit qu’il avoit à lui parler. Je vais retrouver ces Dames. Venez-vous ?

M. de Vigneul.

Non pas encore. Le Gris ?


Scène IX.

LE GRIS, M. de VIGNEUL.
Le Gris.

Me voilà, Monsieur.

M. de Vigneul agité, se promenant.

Elle épouseroit Pitre-mann !… Que m’importe après tout ?

Le Gris.

Vous avez appellé, je crois, Monsieur.

M. de Vigneul.

Moi ?… Oui… Je ne sais ce que j’ai.

Le Gris.

Toute cette compagnie-là vous ennuie, peut-être ?

M. de Vigneul.

J’en suis excédé !

Le Gris.

Eh bien, restez ici tranquillement ; ils sont à jouer, ils se passeront bien de vous.

M. de Vigneul.

Je n’en suis pas en peine non plus. Je vais écrire.

Le Gris.

Il y a là de quoi.

M. de Vigneul.

Eh bien, donne… Non ; je veux achever le livre que je lisois. L’as-tu apporté ?

Le Gris.

Oui, Monsieur, mais…

M. de Vigneul.

Quoi ?

Le Gris.

N’est-ce pas ce Livre Anglois ?

M. de Vigneul.

Oui.

Le Gris.

Ah ! Monsieur ne lisez pas ce Livre-là, vous n’en deviendrez encore que plus triste.

M. de Vigneul.

Veux-tu bien me l’aller chercher ?

Le Gris.

Il est auprès de vous ; le voilà.

M. de Vigneul.

Va-t-en.

Le Gris.

Si Monsieur vouloit…

M. de Vigneul.

Eh bien ?

Le Gris.

C’est que…

M. de Vigneul.

Parle donc.

Le Gris.

Il y a une personne qui voudroit bien vous parler, & comme vous n’avez rien à faire à présent…

M. de Vigneul.

Qui est-ce ?

Le Gris.

C’est Mademoiselle Herminie.

M. de Vigneul.

Herminie ?

Le Gris.

Oui, Monsieur.

M. de Vigneul.

Que me veut-elle ?

Le Gris.

Elle vous le dira.

M. de Vigneul.

Qu’elle… Non,… Je ne veux pas la voir.

Le Gris.

Mais, Monsieur,…

M. de Vigneul.

Je la verrai tantôt au Concert.

Le Gris.

Elle ne pourra pas vous y parler.

M. de Vigneul.

Allons sors ; & laisse-moi.

Le Gris.

Oui, Monsieur. Il va à la Porte. Entrez, Mademoiselle.

Il fait entrer Herminie, & il s’en va.

Scène X.

M. de VIGNEUL lisant, Mlle HERMINIE.
Mlle Herminie, marche en tremblant.

Ô Ciel ! où vais-je ?

M. de Vigneul.

Que fais-tu donc-là ?

Mlle Herminie.

Ah ! je me meurs.

M. de Vigneul.

Quoi c’est vous, Mademoiselle ? Que voulez-vous ?

Mlle Herminie, à genoux.

La mort, si vous refusez de m’entendre.

M. de Vigneul, sans se déranger.

Levez-vous, Mademoiselle, & asseyez-vous.

Mlle Herminie.

Je ne puis parler… Vous voyez une malheureuse victime de l’amour, mais de l’amour le plus pur & le plus tendre.

M. de Vigneul.

J’imagine ce qui vous amène : vous croyez avoir à vous plaindre de moi.

Mlle Herminie.

Non, Monsieur ; Je sais que je mérite tout le mépris, & toute l’indignation que je vous ai inspiré.

M. de Vigneul.

On vous a sans doute redit…

Mlle Herminie.

Non ; j’ai tout entendu.

M. de Vigneul.

Quand un homme doit un conseil à un autre homme, quel qu’il soit, il faut qu’il lui parle du fond de son cœur, que l’honneur le fasse agir comme pour lui-même.

Mlle Herminie.

Ah ! sans doute, & je ne suis pas surprise de voir en vous une ame aussi droite. Oui, je vous revère, je vous admire, & je vous respecte.

M. de Vigneul.

J’ai fait ce que j’ai dû, il est le maître de faire ce qu’il voudra. Je sais combien on est foible avec beaucoup d’amour ; qu’il vous épouse, je le plaindrai, voilà tout.

Mlle Herminie.

Qui donc, Monsieur ?

M. de Vigneul.

Pitre-mann. Je vous le dis ouvertement.

Mlle Herminie.

Ah ! Monsieur !…

M. de Vigneul.

Je ne lui en parlerai plus ; je vois à quel point vous l’aimez. Voilà tout ce que je peux faire pour vous.

Mlle Herminie.

Et vous croyez que c’est lui que j’aime ?

M. de Vigneul.

Comment ! & quel autre ?

Mlle Herminie.

Vous n’imaginez seulement pas… Ah ! mon sort est affreux ! Elle tombe à genoux, & il veut la relever. Non, non, laissez-moi pleurer à vos pieds des malheurs que je voudrois vous forcer d’oublier.

M. de Vigneul.

Je ne puis vous souffrir dans cette position ; non, Mademoiselle. Il la relève.

Mlle Herminie.

Vous l’ordonnez.

M. de Vigneul.

Calmez-vous, & dires-moi quels sont vos malheurs ?

Mlle Herminie.

Ils sont irréparables ; mais soyez sûr que mon cœur n’a jamais partagé les erreurs de mes sens. Une éducation affreuse m’a plongée dans un abîme, dont, mais trop tard, l’amour & la raison m’ont enfin retirée.

M. de Vigneul.

Je ne vous comprends point : mais que voulez-vous de moi ?

Mlle Herminie.

Je n’oserai jamais vous apprendre…

M. de Vigneul.

Quoi ? parlez ?

Mlle Herminie.

La jalousie en pénétrant mon ame, y a porté une lumière si douce & si pure, que c’est pour jamais que…

M. de Vigneul.

Achevez.

Mlle Herminie.

Je ne puis.

M. de Vigneul.

Si vous voulez que je sache ce qui vous amene…

Mlle Herminie.

Eh bien ! vous êtes sensible, généreux…

M. de Vigneul.

Moi ! sur quoi pensez-vous…

Mlle Herminie.

Oui, Monsieur : pardonnez-moi si j’ai pénétré vos plus secrettes actions. Sachant votre dégoût pour le monde, je vous ai cru occupé d’une passion que vous vouliez lui cacher, je vous ai fait suivre, & j’ai découvert les bienfaits dont vous êtes capable, cette satisfaction si pure que vous goûtez secrettement à aider les malheureux, à sauver l’honneur & la fortune aux hommes, & à notre sexe, l’innocence opprimée par la misère. Cette découverte ne devoit-elle pas fortifier mon amour ?

M. de Vigneul, étonné.

Votre amour !

Mlle Herminie.

Ah !

M. de Vigneul.

Herminie ?

Mlle Herminie.

Qu’ai-je dit ?

M. de Vigneul.

Vous m’aimeriez ?

Mlle Herminie.

Oui ; je vous aime, & j’ose vous l’apprendre.

M. de Vigneul.

Cela est impossible.

Mlle Herminie.

Vous devez le penser.

M. de Vigneul.

L’intérêt pourroit-il vous guider ?

Mlle Herminie.

Je mérite cet outrage, & je ne m’en plains pas.

M. de Vigneul.

Puis-je vous croire ?

Mlle Herminie.

Non ; vous ne le devez pas.

M. de Vigneul, à part.

Comment résister ?…

Mlle Herminie.

Si vous me soupçonnez de fausseté, je ne l’ai que trop mérité.

M. de Vigneul.

Qu’entends-je ? ô Ciel !

Mlle Herminie.

C’est une juste punition de mes fautes ; mais après m’avoir entendue, je serai trop heureuse si vous daignez seulement me plaindre.

M. de Vigneul.

Moi, vous plaindre… Ah !

Mlle Herminie.

Oui, c’est tout ce que j’oie espérer de vous.

M. de Vigneul.

De moi, Herminie ?… De moi ? Ah ! que je me croyois loin… mais comment résister plus long-temps… Herminie, je vous adore.

Mlle Herminie.

Vous vous trompez, je suis trop indigne de vous, & vous ne devez jamais m’aimer ; non, jamais.

M. de Vigneul.

Connoissez le pouvoir de la vertu sur mon cœur, & combien je suis convaincu de la vôtre ; le vice n’a pu l’étouffer, on voit qu’elle a toujours rempli votre ame, qu’elle vous élève au-dessus de vous-même, qu’elle répond de vos mœurs pour toujours ; qu’elle vous met enfin au-dessus de tout votre sexe, à qui l’avantage de l’éducation donne souvent des torts plus impardonnables.

Mlle Herminie.

C’est à votre cœur que je dois…

M. de Vigneul.

Non, non ; c’est à vous-même. Comment pourrois-je vous refuser l’honneur que mérite ce triomphe ? Oui, chère Herminie, je trouve, enfin, en vous ce que j’ai toujours cherché vainement, l’objet des desirs les plus purs que puisse former un cœur, cette source délicieuse où l’on peut puiser le vrai bonheur.

Mlle Herminie.

Et vous pourriez oublier !… Cela ne se peut pas ; mais apprenez quel est mon dessein.

M. de Vigneul.

Si vous m’aimez, en pouvez-vous former sans mon aveu >

Mlle Herminie.

Je ferai ce que je dois. J’ai voulu que vous connussiez mon cœur ; le bonheur de me savoir aimée de vous surpasseroit mes vœux, si vous ne deviez pas me trouver indigne de votre amour ; mais du moins vous ne pourrez me soupçonner d’aucune foiblesse, ma résolution est prise.

M. de Vigneul.

Comment, quelle résolution ?

Mlle Herminie.

Je vais me retirer dans un Couvent ; je ne prends de mon bien que ce qu’il faudra pour ma dot ; je laisse le reste à ces malheureux enfans du crime, & à ceux que, trop souvent pour l’humanité, la misère oblige d’y confondre avec eux.

M. de Vigneul.

Herminie, je vous épouse.

Mlle Herminie.

Vous vous avilieriez jusqu’à-ce point-là ! vous dites que vous m’aimez, & vous m’estimez assez peu, pour me croire capable de consentir à votre deshonneur, à me rendre l’opprobre du monde entier ?

M. de Vigneul.

Que vous fait ce monde que je méprise ?

Mlle Herminie.

Je vous pardonne l’erreur où vous entraîne une passion aveugle, & je ne veux point partager votre égarement. Non ! jamais vous ne me verrez vous exposer aux repentirs les plus amers.

M. de Vigneul.

Si mon cœur peut vous suffire, nous irons vivre dans un païs où les préjugés ne sont point contraires à la vertu. Par pitié… Il se jette aux genoux d’Herminie.


Scène dernière.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LE VICOMTE, M. PITRE-MANN, Mlle HERMINIE, M. de VIGNEUL, L’ABBÉ.
Le Chevalier.

Vigneul amoureux !

La Marquise.

Comment, un homme si froid !…

M. de Vigneul.

Rend hommage à la vertu, & n’en rougit pas.

La Comtesse.

À la vertu ! cela est divin !

La Marquise.

Délicieux !

La Comtesse.

Il l’épousera sans doute.

M. de Vigneul.

Je l’en presse vainement.

La Marquise.

Elle n’y veut pas consentir ?

La Comtesse.

Cela est fort sensé à elle.

Le Vicomte.

Oui, cela est respectable.

Le Chevalier.

Cette résistance lui fera honneur.

La Marquise.

Elle ne durera pas.

M. de Vigneul.

Ah ! ne craignez rien ; vous ne connoissez pas l’excès de mon malheur.

La Marquise.

Quoi ! d’être aimé d’une jolie personne ?

Le Vicomte.

Et qui n’aime que vous uniquement ?

Le Chevalier.

Qui vous sacrifie tout ?

M. de Vigneul.

Elle se sacrifie elle-même.

La Marquise.

Comment ?

M. de Vigneul.

J’ignorois qu’elle pût m’aimer, & elle ne vient de me l’apprendre, que parce qu’en même-tems elle a pris la résolution, après cet aveu, de se jetter pour toujours dans un Couvent.

La Comtesse.

Quelle folie !

La Marquise.

À votre âge, Mademoiselle ?

Mlle Herminie.

Oui, Madame, c’est ce qui pourra justifier cette dernière indécence de ma vie. J’aime trop vivement, & je m’en punis.

La Comtesse.

Et où a-t-elle donc pris ces idées-là ?

Mlle Herminie.

Dans mon cœur, Madame, qui fut toujours pur, & que mon amour pour Monsieur de Vigneul a perfectionné.

La Marquise.

Je ne suis plus étonnée du délire de Vigneul, de vouloir l’épouser.

La Comtesse.

Les Hommes aiment le romanesque.

Mlle Herminie.

Je ne serai pas long-tems exposée à vos plaisanteries, Mesdames.

M. de Vigneul.

Herminie, je croirai que vous ne m’avez jamais aimé, si vous pouvez continuer à vouloir m’abandonner.

Le Chevalier.

Mademoiselle, nous aimons tous Vigneul ; votre amour & votre résolution vont nous le faire perdre tout-à-fait : il s’éloignoit déjà assez du monde. Il le fuira encore davantage. Vivez heureux ensemble, & rendez-le nous quelquefois.

Le Vicomte.

Cela seroit fort sensé.

La Marquise.

On vous estimera.

La Comtesse.

Et on la verra ; n’est-ce pas, Madame ?

La Marquise.

Sans doute ; puisqu’elle ne l’épouse pas. Moi, je l’aime déjà tout-à-fait.

M. de Vigneul.

Non ; elle aimera mieux faire le malheur de ma vie ; son cœur est inflexible.

Mlle Herminie.

Il peut vous paroître injuste & cruel ?

M. de Vigneul.

Ah ! pardonnez à l’excès de ma douleur.

Mlle Herminie.

Eh bien, voici ma dernière résolution.

M. de Vigneul.

C’est mon Arrêt que vous allez prononcer.

Mlle Herminie.

C’est mon cœur qui me le dicte : pour jamais je suis à vous ; mais songez qu’à la première proposition de mariage, quelque raison que vous puissiez m’objecter, vous me perdez sans retour, mon départ pour la retraite sera ma seule réponse.

La Comtesse.

Elle est charmante ! il faut que je l’embrasse. Elle l’embrasse.

La Marquise.

Et moi aussi ; on n’a jamais rien vu de pareil. Elle l’embrasse.

Mlle Herminie.

De même aussi, si vous cessez de m’aimer, je ne vous en ferai point de reproches…

M. de Vigneul.

Moi ! cesser de vous aimer, de vous adorer !

Mlle Herminie.

Vous ne pouvez pas le prévoir ; mais vous ne verrez jamais ma douleur, elle ne produit que l’amertume, & ce ne sera pas moi qui voudra empoisonner votre vie ; c’est par une mutuelle confiance qu’on peut en goûter les douceurs ; & je veux être toujours ou votre amante, ou votre amie.

M. de Vigneul.

Où trouverois je jamais rien qui pût me tenir lieu du bien dont je vais jouir ?

Mlle Herminie.

J’exige encore que vous viviez avec vos amis, que vous rentriez dans ce monde dont vous vous étiez éloigné ; je ne veux pas qu’il puisse me reprocher de l’avoir privé de vous.

M. de Vigneul.

Ces loix sont trop douces & trop raisonnables pour que je ne m’engage pas à les suivre toute ma vie.

Le Chevalier.

Jouis de ton bonheur, mon cher Vigneul, & permets-nous d’en être quelquefois les témoins.

M. de Vigneul.

Ah ! mon ami, ce sera le multiplier.

La Marquise.

Commençons dès ce moment. Venez, Mademoiselle.

La Comtesse.

Oui, vous méritez d’être toujours heureuse.

M. Pitre-Mann.

Monsieur Vigneul, vous disiez pas de même tantôt pour Mademoiselle Herminie.

M. de Vigneul.

On ne connoît pas les cœurs ; si l’on étoit plus à portée de les juger, si l’on ne dédaignoit pas trop d’y pénétrer, on sauroit davantage où peut habiter la vertu.

FIN.