Théâtre de campagne/L’Entêté

Théâtre de campagneRuaulttome II (p. 203-284).

L’ENTÊTÉ,
COMÉDIE
En deux Actes & en Prose.

PERSONNAGES.

LE BARON DE SAINT-EVRE.
Mlle DE SAINT-EVRE, Fille du Baron de Saint-Evre.
LA COMTESSE DE RISIERE, Veuve, Sœur du Baron de Saint-Evre.
LE MARQUIS DE DURMONT.
LE CHEVALIER DE MURCI.
DUPRÉ, Valet-de-Chambre du Marquis de Durmont.
LABRIE, Laquais du Baron.
LAFLEUR, Laquais de la Comtesse de Risiere.

La Scène est à Paris, dans un Sallon, chez le Baron de Saint-Evre.

ACTE PREMIER.


Scène première.

Mlle DE SAINT-EVRE, LE CHEVALIER.
Mlle de Saint-Evre.

Que voulez-vous me dire, & quelle joie vous transporte ?

Le Chevalier.

Vous me voyez dans le ravissement, l’enchantement !

Mlle de Saint-Evre.

À propos de quoi ?

Le Chevalier.

Mon Père…

Mlle de Saint-Evre.

Eh bien ?

Le Chevalier.

Consent à notre mariage, Mademoiselle. Un ami tendre, obligeant, un homme charmant, divin ! a su triompher de lui, l’a déterminé à m’unir avec vous, & la personne à qui il me destinoit, vient de se marier !… Comment ! vous ne partagez pas ma joie ? Ah, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime !

Mlle de Saint-Evre.

Ne sembleroit-il pas, à vous entendre, que nous ne pouvons plus avoir d’obstacles à redouter ?

Le Chevalier.

Et qui pourroit traverser nos desseins ? Qui auroit cette hardiesse ?

Mlle de Saint-Evre.

Mais, mon Père, peut-être.

Le Chevalier.

Votre Père ?… Je n’y avois pas pensé. J’ose cependant me flatter…

Mlle de Saint-Evre.

J’espère aussi qu’il ne s’y opposera pas ; mais il pourroit arriver qu’il auroit des engagemens que j’ignore.

Le Chevalier.

Pourquoi vouloir m’inquiéter & diminuer ma joie ?

Mlle de Saint-Evre.

Pour vous engager à continuer à cacher encore notre secret.

Le Chevalier.

Il y a si long-tems que je me contrains !

Mlle de Saint-Evre.

Vous verrez que je n’ai pas la même peine.

Le Chevalier.

Ah, vous la supportez sans impatience !

Mlle de Saint-Evre.

Je vous pardonne ce reproche ; parce que votre vivacité vous fait tout juger sans réflexion.

Le Chevalier.

Sans réflexion ?

Mlle de Saint-Evre.

Oui. Nous est-il permis de nous livrer comme vous autres hommes à tous nos mouvemens ?

Le Chevalier.

Mais, du moins, lorsque l’on aime…

Mlle de Saint-Evre.

On doit le cacher soigneusement, & l’on a déjà trop fait, lorsqu’on l’a laissé pénétrer, sur-tout sans être sûre de l’aveu de ses Parens.

Le Chevalier.

Eh bien, consentez du moins que j’aille trouver Monsieur le Baron, que je lui avoue notre amour ; il vous aime, & je suis persuadé qu’il nous approuvera ; oui, je me reproche déjà le tems que j’ai différé.

Mlle de Saint-Evre, l’arrêtant.

Ah, Chevalier, qu’allez-vous faire ?

Le Chevalier.

Devriez-vous me retenir ? Je ne le vois que trop, vous êtes toujours la même ; non, vous ne m’aimez point.

Mlle de Saint-Evre.

Parce que je veux vous empêcher de faire une étourderie.

Le Chevalier.

Une étourderie ?

Mlle de Saint-Evre.

Oui, seroit-il décent que mon Père apprît mes sentimens par vous, sur-tout s’il avoit d’autre projet ? La Comtesse, ma Tante, doit arriver aujourd’hui, & c’est elle seule que je veux employer auprès de lui.

Le Chevalier.

Peut-être changera-t-elle d’avis, & que son retour sera retardé.

Mlle de Saint-Evre.

Ne le craignez pas ; le Marquis va partir, je le lui ai mandé, vous savez à quel point elle l’aime, je vous réponds que sûrement elle arrivera.

Le Chevalier.

Et, où veut aller le Marquis ?

Mlle de Saint-Evre.

À son Régiment, à ce qu’il dit.

Le Chevalier.

Et pourquoi faire ? Tout est tranquille cet hiver. Il me vient une idée délicieuse

Mlle de Saint-Evre.

Qu’est-ce que c’est ?

Le Chevalier.

J’ai envie de prier le Marquis de parler à Monsieur le Baron en notre faveur, ils sont amis…

Mlle de Saint-Evre.

Voilà peut- être le moyen le plus sûr de faire tout manquer. Vous connoissez le Marquis, vous savez quel est son extrême entêtement sur tout, qu’une fois prévenu pour ou contre, ce qu’on peut lui dire ne le fait pas changer de sentiment ; il pourroit contrarier mon Père, cela lui donneroit de l’humeur, & il n’en faudroit pas davantage pour l’indisposer contre nous.

Le Chevalier.

Toujours des raisons pour retarder mon bonheur !

Mlle de Saint-Evre.

Non, puisque je vais écrire dans l’instant encore à la Comtesse.

Le Chevalier.

Eh bien, donnez-moi votre lettre, je la porterai moi-même.

Mlle de Saint-Evre.

Je vous prie, soyez tranquille, & comptez davantage sur moi. Elle sort.

Le Chevalier.

Soyez tranquille, cela est aisé à dire quand on aime foiblement. Ah, justement, voici le Marquis ; il vient fort à propos, j’aurois pu l’engager à parler au Baron. Qu’il est cruel d’être forcé d’obéir !


Scène II.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Marquis, avec impatience.

Est-il possible que je ne trouve pas ici un de mes gens ! je ne pourrai jamais avoir des chevaux de poste, ils seront tous pris.

Le Chevalier.

Comment donc, Marquis, où voulez-vous aller ?

Le Marquis.

J’aime tout-à-fait votre question & votre tranquillité : quand les ennemis font des mouvemens pour s’approcher de nous, vous croyez que je resterai à Paris.

Le Chevalier.

C’étoit un faux bruit, & je vous assure qu’il n’en est rien du tout.

Le Marquis.

Voila encore de mes gens qui ne veulent rien croire, & qui imaginent toujours être mieux instruits que les autres ! pour moi, j’avois prévu ceci depuis long-tems.

Le Chevalier.

Mais j’arrive dans l’instant de Versailles, j’ai vu le Ministre, &…

Le Marquis.

Vous lui avez entendu dire qu’il n’y avoit absolument rien de nouveau ?

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Et d’après cela vous concluez qu’il n’y a effectivement rien ? Comme si les Ministres étoient obligés de rendre compte de tout ce qui se passe au premier venu.

Le Chevalier.

Mais votre Colonel y étoit ; vous saurez au vrai, par lui, ce qui en est.

Le Marquis.

Aussi lui ai-je écrit.

Le Chevalier.

Vous verrez que vous ne partirez point.

Le Marquis.

Je ne partirai point ?

Le Chevalier.

Non, s’il n’a point d’ordre ?

Le Marquis.

Je vous dis qu’il en aura. Tenez, voilà Dupré qui revient de chez lui.


Scène III.

LE CHEVALIER, LE MARQUIS, DUPRÉ.
Le Marquis.

Eh bien, Dupré, il va partir, n’est-ce pas ?

Dupré.

Monsieur le Duc ? Il n’y pense seulement pas.

Le Marquis.

Songe un peu à ce que tu dis.

Dupré.

Je dis ce que je sais. Il arrivoit de Versailles, je lui ai remis votre billet, en le lisant il a ri comme un fou, & puis il s’est mis à chanter & à faire des entrechats, & j’ai eu toutes les peines du monde à le déterminer à vous faire réponse, vous verrez ce qu’il vous mande.

Le Marquis.

Eh, donne donc. Il lit la Lettre.

Attendez encore, mon cher Marquis, pour voler à la gloire, Bellone dort & l’Amour nous tend les bras. Je vous donne rendez-vous ce soir à l’Opéra, pour vous mener souper où vous savez, cela sera gai, je vous en réponds ; je vous embrasse.

Le Chevalier.

Eh bien, avois-je tort ?

Le Marquis.

Je parierois toutes choses au monde qu’il se trompe, mes nouvelles viennent de trop bonne part.

Dupré.

En rentrant, on m’a dit que Madame la Comtesse alloit arriver, & l’on prépare son appartement.

Le Marquis.

À l’autre ; voilà encore de mes nouvellistes !

Le Chevalier.

Pourquoi ne voulez-vous pas le croire ? Si on lui a mandé, par exemple, que vous partiez aujourd’hui.

Le Marquis.

Et quand cela seroit ? Vous croyez qu’elle va accourir tout de suite comme cela pour me dire adieu ?

Le Chevalier.

Assurément.

Le Marquis.

Parbleu, vous êtes un homme bien étrange ! Ce qui vous passe par la tête, vous paroît toujours plus sûr que tout ce que je peux vous dire. À Dupré. Envoyez ces lettres à la poste, & qu’on m’avertisse quand mes chevaux seront prêts.


Scène IV.

LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Quoi vous voulez encore partir, malgré tout ce qu’on vient de vous dire ?

Le Marquis.

Oui, Monsieur, je partirai, quand ce ne seroit que pour vous contrarier ; car vous m’impatientez.

Le Chevalier.

Je ne vois pas en quoi je peux vous paroître aussi déraisonnable, & je ne saurois m’empêcher de vous dire que vous seriez fâché de n’avoir pas vu la Comtesse ; attendez du-moins son retour.

Le Marquis.

J’attendrois long-tems. Elle est à la campagne, occupée de jouer la Comédie, & vous croyez qu’elle fera tout manquer, pour venir me dire adieu ?

Le Chevalier.

J’en suis convaincu ; elle vous aime trop pour ne pas vous faire un aussi leger sacrifice ; vous êtes sur le point de l’épouser, & toute autre occupation doit céder au plaisir de vous voir avant votre départ.

Le Marquis.

Vous allez me répondre aussi de son amour pour moi.

Le Chevalier.

Je crois que cela n’est pas nécessaire ; en pourriez-vous douter ?

Le Marquis.

Oui, Monsieur, j’en doute, & je suis très-sûr que je ne dois jamais compter sur cet amour que vous me vantez tant.

Le Chevalier.

Comment donc ! auriez-vous des raisons ?…

Le Marquis.

Oui, j’en ai, & de très-fortes ; mais vous ne feriez qu’en rire si je vous les disois ; ainsi laissons cela.

Le Chevalier.

Permettez-moi de vous demander seulement si elle les ignore ?

Le Marquis.

Il seroit fort utile de l’en instruire ; ne voudriez-vous pas que j’allasse lui faire des reproches, & puis finir par avoir tort ; car voilà toujours ce qui arrive avec les femmes.

Le Chevalier.

Mais peut-être vous trompez-vous ; il me semble…

Le Marquis.

Je me trompe, oui, je suis un visionnaire.

Le Chevalier.

Je ne dis pas cela ; cependant il me semble que rien ne doit vous faire douter de votre bonheur : sa Niéce m’a assuré qu’on n’avoit jamais aimé comme la Comtesse vous aime.

Le Marquis.

Tout cela, ce ne sont que des oui-dire ; mais j’ai vu, moi ; me direz-vous, après cela, que j’ai tort de ne pas vous croire ?

Le Chevalier.

Si vous avez vu des choses qui soient convainquantes, je vous plains ; mais quelquefois on a besoin d’examiner de sang-froid, sans quoi une prévention injuste peut nous causer, mal-à-propos, de violens chagrins. La Comtesse n’est pas fausse, mon cher Marquis, son ame se laisse voir toute entière.

Le Marquis.

Elle n’est point fausse ! vous me répondrez encore de cela ?

Le Chevalier.

Je l’offenserois, si je la croyois capable de vous trahir, & vous l’aimez trop pour me pardonner seulement d’oser l’en soupconner.

Le Marquis.

Eh bien, Monsieur, vous vous trompez encore, je la hais, & je la déteste.

Le Chevalier.

Une Femme que vous adoriez ?

Le Marquis.

Oui, je l’adorois, la perfide, mais c’en est fait.

Le Chevalier.

Quel est son crime ? Que pouvez-vous avoir à lui reprocher ?

Le Marquis.

Vous lui vîtes jouer la Comédie ces jours passés, vous jouâtes même avec elle.

Le Chevalier.

Oui, & j’en fus enchanté ! on ne sauroit mettre plus d’ame, plus d’expression qu’elle n’en mit dans son rôle, elle m’a fait un plaisir inexprimable !

Le Marquis.

Et vous aimeriez une Femme qui auroit le talent de feindre si bien ce qu’elle ne sent pas ?

Le Chevalier.

Ce qu’elle ne sent pas ? Au contraire, je me croirois le principe de ce sentiment qu’elle développeroit, & je l’en aimerois davantage.

Le Marquis.

Vous pourriez vous croire aimé ?

Le Chevalier.

Pourquoi non ? Je commence par estimer ce que j’aime, voilà sur quoi je fonde mon amour ; toute autre passion n’est qu’un aveuglement indigne d’un honnête homme, & pour lors quand on est trompé, l’on n’a que ce que l’on mérite. Je distingue une Femme honnête qui s’amuse d’un plaisir aussi permis que celui de jouer la Comédie, de celles que le libertinage a seul déterminées à choisir cet état.

Le Marquis.

Vous me faites pitié ! ce talent perfide n’empêche-t-il pas de démêler la vérité ? Quand une Femme exprime si bien l’amour, vis-à-vis d’un Homme qui lui est indifférent, sur quoi voulez-vous que compte celui qui l’adore ? Pour moi, je ne saurois croire à-présent que la Comtesse ait pu m’aimer jamais un seul instant : l’art de feindre avec cette supériorité, ne sauroit venir que de la fausseté de l’ame, je ne saurois jamais quand elle seroit de bonne foi, je serois exposé à mille inquiétudes en continuant de l’aimer.

Le Chevalier.

Est-il possible que…

Le Marquis.

Oui, je veux que l’on soit vrai, & voilà pourquoi je sais bien que je ne plais pas dans la société ; c’est que malheureusement je vois les choses comme elles sont, & non pas comme on me les montre.

Le Chevalier.

N’est-il pas possible que vous vous trompiez ? Et combien ne vous exposez-vous pas à vous tourmenter, ainsi que les autres ?

Le Marquis.

Oh, oui ! on trouve beaucoup de gens qui s’intéressent véritablement à vous.

Le Chevalier.

Mais songez donc que cette mauvaise opinion que vous avez des hommes, est aussi trop insultante pour eux.

Le Marquis.

Non, il vaut mieux être leur dupe & vous avez toujours raison.


Scène V.

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LAFLEUR, en bottes.
Le Chevalier, à part.

Ah ! voilà le Baron. Si la Comtesse pouvoit arriver.

Le Baron, à Lafleur.

Et quand ma Sœur viendra-t-elle ?

Lafleur.

Elle est en chemin, Monsieur le Baron.

Le Baron.

Cela est fort bien.

Le Chevalier, à Lafleur.

Elle ne tardera donc pas ?

Lafleur.

Non, Monsieur, & je suis toujours venu devant, pour dire à Monsieur le Marquis de l’attendre.

Le Chevalier.

Marquis, vous voyez bien que ce que j’avois prévu est vrai.

Le Marquis.

Cela ne prouve rien.

Lafleur sort.

Scène VI.

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Baron, au Chevalier qui veut s’en aller.

Chevalier, restez, j’ai à vous parler.

Le Chevalier.

À moi, Monsieur le Baron.

Le Baron.

Oui, j’ai reçu une lettre d’un des amis de votre Père ; mais c’est un barbouilleur, on ne comprend jamais rien à ce qu’il écrit.

Le Chevalier.

Si vous vouliez me montrer cette lettre.

Le Baron, d’un air fâché.

Après que j’aurai parlé au Marquis.

Le Marquis.

Qu’avez-vous donc ?

Le Baron.

Parbleu, Monsieur, vous faites bien mes affaires, pendant mon absence, mon Notaire m’a tout dit hier au soir.

Le Marquis.

Quoi donc ?

Le Baron.

Ëh, mais j’en fais juge le Chevalier. Vous me promettez de me faire vendre ma terre, on m’en offre justement ce que j’en veux, & vous ne vous hâtez pas d’en conclure le marché ?

Le Marquis.

Vraiment, je n’avois garde, vous n’en voulez que cent mille écus, & elle vaut quatre cens mille francs ; j’aurois eu tort de la donner.

Le Chevalier, à part.

Voici encore un nouvel entêtement.

Le Marquis.

Oui, Monsieur, je parle avec connoissance de cause, je connois mieux cette terre que vous.

Le Baron.

Celui-ci est fort bon ! vous verrez que je ne sais pas ce qu’elle produit. Je vous soutiens, moi, que lorsqu’on ne retire que deux mille écus d’une terre dont on trouve trois cens mille francs, qu’il faut les prendre, sur-tout quand cela vous arrange.

Le Marquis.

Et voilà précisément comme on se ruine, en ne connoissant pas la valeur de son bien, & qu’on ne fait que nigauder à Paris. Je suis convaincu, moi, que cette terre rapporte dix-huit mille francs par an. Vous comptez pour rien les bois apparemment ?

Le Baron.

Et il y a plus de dix ans que mon Frère les a tous coupés & arrachés, il n’y reste pas un buisson. Que Diable ! je sais bien ce que je dis.

Le Chevalier.

Il est vraisemblable que Monsieur le Baron est mieux instruit là-dessus que vous.

Le Marquis.

Voilà de mes flatteurs. Eh bien, Monsieur, pour vous prouver que je sais ce que je dis aussi moi, c’est que je vous l’achette cette terre, que je veux la payer quatre cens mille francs, & que je suis sûr de faire un très-bon marché.

Le Chevalier.

Peut-on être déraisonnable à ce point-là ?

Le Baron.

Quel homme ! mais vous me feriez enrager avec cette obstination !

Le Marquis.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Je suis le maître de mon bien apparemment.

Le Baron.

Je ne veux pas profiter de l’erreur où vous êtes.

Le Marquis.

Et moi, je vous soutiens que je ne suis pas dans l’erreur, & je vous le prouve. Premièrement…

Le Baron.

Finissons, je vous prie, cette plaisanterie.

Le Marquis.

Je vous dis que je ne plaisante point. J’ai de l’argent à placer chez mon Notaire, vous y pourrez prendre les quatre cens mille francs quand vous voudrez.

Le Baron.

Si vous voulez cette terre pour cent mille écus, elle est à vous.

Le Marquis.

Non, j’en veux donner ce que je vous dis, je veux que vous me donniez votre parole.

Le Baron.

Vous n’avez point de bien dans ce pays-là.

Le Marquis.

Eh bien, j’y en aurai ; que Diable cela vous fait-il ?

Le Baron.

N’en parlons plus.

Le Marquis.

Je n’en démordrai point.

Le Baron.

Mais au moins, écoutez-moi.

Le Marquis.

Je veux absolument que cette affaire soit terminée aujourd’hui.

Le Baron.

Ce n’est pas-là le seul tort que vous m’ayez fait : avec cette somme, je mariois ma Fille avantageusement.

Le Marquis.

Vous la marierez encore mieux.

Le Chevalier.

Ah, ne doutez pas de l’empressement…

Le Baron.

Oui, oui, de l’empressement pour épouser ! l’homme de qui il étoit question & qui me convenoit fort, s’est bientôt retourné d’un autre côté, & je ne dois plus compter sur lui.

Le Chevalier, à part.

Ah, quel bonheur !

Le Marquis, après avoir rêvé.

Eh bien, Monsieur, je l’épouse votre Fille, si cela vous convient ; qu’avez-vous à dire à cela ?

Le Baron.

C’est pousser trop loin la plaisanterie.

Le Marquis.

Je vous parle très-sérieusement.

Le Chevalier, à part.

Que deviens-je, s’il accepte !

Le Baron.

Eh, mais, écoutez-donc ; si vous parliez tout de bon, je pourrois bien vous prendre au mot.

Le Marquis.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

Le Baron.

Et ma Sœur avec qui vous êtes engagé depuis long-tems ?

Le Marquis.

C’est mon affaire. Je vais passer chez mon Notaire, venez-y avec moi, j’y signerai un dédit de cinquante mille écus, si je change d’avis, & pour Mademoiselle votre fille & pour la terre ; voilà qui est fini. Soyez bien content, Monsieur le Chevalier, ce mariage fera que je ne partirai point.

Le Chevalier.

Vous êtes bien cruel ! écoutez-moi de grace, songez que la Comtesse…

Le Marquis.

Non, je ne veux plus rien entendre. Il sort.

Le Baron.

Chevalier, vous êtes mon ami, félicitez-moi donc de cette bonne affaire. Il l’embrasse.

Le Chevalier.

Mais attendez du moins le retour de Madame la Comtesse, vous ne pouvez rien conclure sans son consentement.

Le Baron.

Bon ! elle ne sauroit être jalouse du bonheur qui arrive à ma fille.

Le Chevalier.

Aussi n’est-ce pas le bien du Marquis qu’elle regrettera, c’est son cœur.

Le Baron.

Si la Comtesse ne veut qu’un cœur, elle trouvera facilement de quoi se venger : belle, jeune, riche, comme elle est… Et puis, apparemment que le Marquis ne l’aime plus ; puisqu’il se détermine si facilement en faveur de ma Fille.

Le Chevalier.

Pouvez-vous croire que vous n’ayez rien à vous reprocher, en enlevant un Amant aimé à une Femme aussi tendre ?

Le Baron.

Amour ! tendresse ! fadeurs que tout cela.

Le Chevalier, à part.

Je me meurs !

Le Baron.

Je conviens avec vous que le Marquis est un peu ridicule, avec son continuel entêtement ; mais au fond, c’est un très-honnête homme, il a le cœur excellent & ma Fille fera très-heureuse avec lui. D’ailleurs il a la promesse du premier Régiment qui vaquera, il vient d’hériter considérablement, & dans ce tems-ci le bonheur tient beaucoup aux richesses ; ainsi voilà tout ce que je pouvois souhaiter de mieux pour ma fille.

Le Chevalier.

Quoi, Monsieur, sans la consulter, vous pourriez l’engager ?

Le Marquis, revenant.

Eh bien ; mais que faites-vous donc là ?

Le Baron.

Je vous suis.

Le Marquis.

La Comtesse arrive, voulez-vous qu’elle vous arrête ?

Le Baron.

Non, vraiment.

Le Marquis.

La voici. Allons, passez.


Scène VII.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER.
La Comtesse, surprise.

Quoi, lorsque je ne reviens que pour le Marquis, & qu’il me voit, il semble me fuir ! Chevalier, savez-vous pourquoi il sort avec mon Frère si précipitamment ?

Le Chevalier.

Ah ! Madame, si vous l’aimez toujours…

La Comtesse.

Achevez, que lui est-il arrivé ? Chevalier, parlez donc ?

Le Chevalier.

Il se marie.

La Comtesse.

Comment il se marie ! il m’abandonneroit ?

Le Chevalier.

C’est une chose incompréhensible ! & dont il n’y a que lui qui soit capable.

La Comtesse.

Mais qui peut me l’enlever. Ce que vous dites est-il bien vrai ?

Le Chevalier.

Que trop, & celle qu’il épouse l’ignore encore.

La Comtesse.

Comment ?

Le Chevalier.

C’est Mademoiselle de Saint-Evre.

La Comtesse.

Ma Niéce ? Il n’est pas possible !

Le Chevalier.

Cela est incroyable ! il faut que vous nous aidiez. Madame, vous voyez l’homme du monde le plus malheureux !

La Comtesse.

Ma Niéce vous aime & elle l’épouse ! mais mon Frère…

Le Chevalier.

Est enchanté de ce mariage ; si vous aviez été ici, Madame, vous lui auriez parlé, & vous m’auriez sauvé la vie, en le prévenant en notre faveur.

La Comtesse.

Je ne comprends rien à tout cela. Et qui a pu le déterminer si facilement ? Je croyois qu’il m’aimoit, & il me trompoit, lui !

Le Chevalier.

Non, Madame, il ne vous trompoit point, il vous aime toujours, quoiqu’il assure le contraire.

La Comtesse.

Que dites-vous ?

Le Chevalier.

Notre sort est entre vos mains, sûrement vous le ramènerez, il connoîtra son erreur.

La Comtesse.

Que voulez-vous dire, seroit-il jaloux ?

Le Chevalier.

Non, Madame.

La Comtesse.

Si vous savez…

Le Chevalier.

C’est un motif si bisarre, si ridicule, qui le fait agir, que je ne sais si vous pourriez me croire, si vous connoissiez moins son caractère.

La Comtesse.

Expliquez-vous donc, Chevalier ?


Scène VIII.

LA COMTESSE, Mlle DE SAINT-EVRE, LE CHEVALIER.
Mlle de Saint-Evre.

Ah ! ma Tante, nous vous attendions avec la plus vive impatience, de vous seule dépend notre bonheur ; il n’y a que vous qui puissiez parler à mon Père & l’engager à nous unir.

La Comtesse.

Je le voudrois de tout mon cœur, ma chère Niéce ; mais vous ne savez pas l’obstacle qui s’oppose à vos desirs.

Mlle de Saint-Evre.

Ô Ciel ! auroit-il pris quelqu’engagement ?

Le Chevalier.

Et voilà notre malheur, Mademoiselle ! cependant j’espère encore en Madame la Comtesse : malgré l’entêtement du Marquis, il ne pourra point lui résister : l’amour adoucit & change les caractères, c’est-là toute mon espérance.

Mlle de Saint-Evre.

Que parlez-vous du Marquis ?

Le Chevalier.

C’est lui qui vous épouse.

Mlle de Saint-Evre.

Que dites-vous ?

Le Chevalier.

Il est allé, avec Monsieur le Baron, chez son Notaire.

Mlle de Saint-Evre.

Moi, épouser le Marquis ! je vais me jetter aux pieds de mon Père, ce n’est point pour moi que je le conjurerai de ne point conclure ce mariage, c’est pour vous, ma Tante, à qui je ne veux pas enlever un homme que vous aimez : ensuite je lui parlerai à lui-même, je le ferai rougir de son infidélité.

Le Chevalier.

Il vaut mieux que ce soit Madame qui le voie.

Mlle de Saint-Evre.

Elle le verra après. Je ne perds pas un instant, je vais chez mon Père.

Le Chevalier.

Il n’est pas chez lui.

Mlle de Saint-Evre.

Je l’y attendrai. Elle sort.


Scène IX.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Que je crains bien que tous ses efforts ne soient inutiles, si vous ne nous secondez.

La Comtesse, rêvant.

Le Marquis seroit-il piqué de ce que j’ai différé mon mariage avec lui ? Hélas ! l’épreuve que je voulois faire ne tomboit que sur moi ; j’ai voulu voir si je pourrois m’accoutumer à son caractère, en attendant que je pusse former l’espoir de le corriger : enfin ne pouvant rien diminuer de mon amour pour lui, j’allois l’épouser, quand le perfide m’abandonne si cruellement !

Le Chevalier.

Mais, Madame, songez que ceci n’est sûrement qu’une suite des fausses préventions dont vous savez qu’il est capable, & dont vous le ramènerez si vous le voulez ; je vous réponds qu’il vous aime toujours ; en vous voyant, il reconnoîtra son erreur, il tombera à vos pieds.

La Comtesse.

N’en croyez rien, Chevalier, s’il me croit des torts vis-à-vis de lui, il ne voudra rien examiner, il aimera mieux me condamner, d’après ce qu’il pensera, que de desirer que je ne sois point coupable. Cette conduite m’éclaire & me fait voir l’abîme où je me précipitois en l’épousant.

Le Chevalier.

Quoi, Madame, vous pourriez renoncer à lui ? Qu’est donc devenu cet amour…

La Comtesse.

Ne croyez pas que je puisse seulement le regretter. L’ingrat ! je l’aimois malgré ses défauts : son entêtement continuel me paroissoit un travers de l’esprit, & non un vice du cœur ; je le croyois sensible, tendre, délicat, constant ; j’espérois que son amour pour moi l’ameneroit à la confiance, que le desir de me plaire, lui feroit perdre peu-à-peu cette inflexibilité d’opinion qu’il a sur tout, & donc personne n’a intérêt de le corriger ; mais puisqu’il m’abandonne, il ne me prouve que trop combien je me suis trompée. Je ne veux plus seulement le voir.

Le Chevalier.

Eh bien, Madame, annoncez-lui vous-même cette résolution, il en sera effrayé, vos cœurs s’entendront, & son repentir lui méritera un pardon qu’il sera trop heureux d’obtenir.

La Comtesse.

Cela seroit inutile, je le connois, je le verrois envain : mais vous me direz ce qui cause un si étonnant procédé de sa part.

Le Chevalier.

Je l’entends qui revient, je vous laisse avec lui.

La Comtesse.

Non, je ne vous quitte pas, je veux que vous veniez chez moi, pour m’expliquer ce mystêre. Elle lui donne la main & ils sortent.


Scène X.

LE MARQUIS, regardant sortir la Comtesse.

Qu’est-ce que cela signifie ? Elle étoit restée ici seule avec le Chevalier, & lorsque je reviens, inquiet de m’être engagé trop précipitamment avec le Baron, craignant la douleur qu’elle pourroit ressentir de cet engagement, elle me voit & elle me fuit ; c’est donc pour lui qu’elle est venue ; il étoit bien instruit de son retour, quand il m’en assuroit tantôt ! allons trouver le Baron, pour fixer l’instant de mon mariage, & que rien ne puisse plus le rompre.

Fin du premier Acte.

ACTE SECOND.


Scène première.

LE MARQUIS, DUPRÉ.
Le Marquis.

Je ne trouve nulle part le Baron.

Dupré.

Il est sorti.

Le Marquis.

C’est un homme insupportable ! À Dupré. Ah ! te voilà donc enfin.

Dupré.

Eh, Monsieur, je vous cherche par-tout pour vous dire…

Le Marquis.

Ce drôle-là court continuellement, je ne l’ai pas vu de la journée.

Dupré.

De la journée ! eh, Monsieur, demandez…

Le Marquis.

Oui, Monsieur, de la journée.

Dupré.

Quoi, tantôt, je…

Le Marquis.

Tu vas me soutenir…

Dupré.

Mais, Monsieur, vous m’avez envoyé chez votre Colonel, &…

Le Marquis.

Il raisonnera toujours.

Dupré.

Et depuis mon retour, je ne suis pas sorti d’ici.

Le Marquis.

Écoute : je suis las de toutes tes menteries.

Dupré.

Je vous réponds, Monsieur, que je n’ai pas cessé de faire des paquets.

Le Marquis.

Comment des paquets ! à propos de quoi ?

Dupré.

Vous croyez apparemment que quand on part, on n’a rien à emporter.

Le Marquis.

Et qui est-ce qui part ?

Dupré.

Eh, mais, est-ce que…

Le Marquis.

Quoi les chevaux qui sont ici sont pour moi ?

Dupré.

Oui, Monsieur, ils s’ennuient même fort d’attendre, c’est-à-dire le postillon.

Le Marquis.

Je ne t’ai pas dit de les renvoyer, & que je ne partois point ?

Dupré.

À moi, Monsieur ?

Le Marquis.

Oui, à toi.

Dupré.

Ah, Monsieur !

Le Marquis.

Il faut avouer que voilà un coquin bien obstiné !

Dupré.

Je vais donc leur dire de s’en aller.

Le Marquis.

Faut-il le répéter cent fois ?

Dupré.

Non, mais du-moins il faut le dire une.

Le Marquis.

Que dis-tu ?

Dupré.

Moi, rien. Il va à la porte. Champagne, dites au Postillon d’emmener ses chevaux. Il revient. Ce qu’on dit est donc vrai, Monsieur, puisque vous ne partez pas ?

Le Marquis.

Quoi ?

Dupré.

Que vous épousez Mademoiselle de Saint-Evre ?

Le Marquis.

Oui ; pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il y a-là de si surprenant ?

Dupré.

Vous abandonneriez Madame la Comtesse ? ah, Monsieur !

Le Marquis.

Je crois que cela lui est fort égal.

Dupré.

Fort égal, vous lui faites tort, Monsieur.

Le Marquis.

Sur quoi juges-tu cela ?

Dupré.

Sur ce que je viens de la voir toute en pleurs.

Le Marquis, ricanant ironiquement.

Tu l’as vue en pleurs ?

Dupré.

Oui, Monsieur, & ma foi elle n’en étoit que plus belle !

Le Marquis.

Tu ne sais ce que tu dis.

Dupré.

Je l’ai vue comme je vous vois ; oh, pour celui-là, je n’en démordrai point ; il est affreux à vous de lui faire une pareille perfidie.

Le Marquis.

Que tu es sot ! tu ne vois pas qu’elle répétoit un rôle.

Dupré.

Oui, Monsieur un rôle ! non vraiment, elle parloit naturellement, & point du ton dont on joue la Comédie, & puis elle étoit assise. Demandez à Monsieur le Chevalier qui étoit avec elle.

Le Marquis.

Le Chevalier étoit avec elle ?

Dupré.

Oui, Monsieur.

Le Marquis.

Chez elle ?

Dupré.

Oui, il faisoit l’impossible pour la consoler.

Le Marquis.

Et que lui disoit-il ?

Dupré.

Je ne sais pas bien ; mais elle lui répondoit, non, Monsieur, ne m’en parlez jamais.

Le Marquis.

Et lui ?

Dupré.

Il se désoloit envain, il s’est jetté à ses genoux, & tout cela inutilement ; elle ne vouloit rien entendre de ce qu’il lui disoit.

Le Marquis.

Querelle d’Amans que tout cela. La perfide !… Je suis charmé de l’avoir prévenue !… Tu dis que le Chevalier étoit au désespoir ?

Dupré.

Oui, Monsieur.

Le Marquis.

Les traîtres s’aimoient !

Dupré.

Comment ?

Le Marquis.

Tu ne vois pas que ces gens-là me trompoient ?

Dupré.

Ah, Monsieur ! qu’allez-vous croire ?

Le Marquis.

Oui, je me rappelle à présent tant de conversations particulières, des mots, un jargon où je ne comprenois rien ; ces prétextes de Comédies, dont ils répétoient les rôles, disoient-ils, & tout cela pour être continuellement ensemble. C’étoit moi qu’ils jouoient !

Dupré.

Je vous assure que Monsieur le Chevalier ne parloit point de lui, il parloit pour vous.

Le Marquis.

Je ne m’étonne plus si elle retardoit mon mariage de jour en jour.

Dupré.

Quelle idée vous allez vous mettre dans la tête.

Le Marquis.

Voilà les hommes ! il me vantoit le plaisir qu’il avoit eu de jouer avec elle, comme elle exprimoit bien le sentiment. Je n’en suis plus surpris.

Dupré.

Mais, Monsieur, écoutez-donc, je vous dis qu’il demandoit grace pour vous.

Le Marquis.

Je veux m’en venger plutôt que plus tard, oui, j’épouserai sa Niéce.

Dupré.

Quand vous aimez la Tante ?

Le Marquis.

Tu crois que je peux l’aimer encore ? Voici le Baron, je vais terminer sur le champ, laisse-nous.

Dupré, à part.

Quel homme avec son entêtement ! il pourra en être puni ; mais je crois que jamais rien ne le corrigera.


Scène II.

LE MARQUIS, LE BARON.
Le Baron.

Marquis, je vous cherche depuis long-tems pour vous remercier…

Le Marquis.

Moi, je vous cherche aussi pour vous dire que dès ce soir, sans plus de retardement…

Le Baron.

Et moi, je viens vous dire que je suis au désespoir d’être obligé de rompre l’engagement que nous avons projetté. Je vous rends votre parole.

Le Marquis.

Je ne la reprends point.

Le Baron.

Écoutez mes raisons.

Le Marquis.

Écoutez plutôt celles que j’ai de presser ce mariage.

Le Baron.

Il ne se fera point.

Le Marquis.

Il ne se fera point ?

Le Baron.

Non, Monsieur ; puisqu’il faut vous le dire, ma Fille aime ailleurs.

Le Marquis.

Cela ne se peut pas.

Le Baron.

Je vous dis qu’elle s’est jettée à mes genoux ; ses prières & ses larmes m’ont touché, & je n’ai pu lui résister.

Le Marquis.

Mais vous croyez donc tout ce qu’on vous dit ?

Le Baron.

Eh ! parbleu, oui, je le crois ; sur-tout quand à la prière on joint les larmes.

Le Marquis, il rit.

Les larmes des femmes ! consultez là-dessus sa Tante, vous verrez si elle vous conseillera de vous arrêter pour cela.

Le Baron.

Ce n’est qu’à sa sollicitation & à ses prières que je me suis rendu.

Le Marquis.

Aux prières de la Comtesse ?

Le Baron.

Sûrement, & cela n’est pas étonnant.

Le Marquis.

Il n’est pas possible.

Le Baron.

Cela est aisé cependant à comprendre ; comme elle vous aime…

Le Marquis.

Vous le croyez encore ?

Le Baron.

Sûrement.

Le Marquis.

Vous êtes un singulier homme !

Le Baron.

Tout comme il vous plaira, mais ma fille n’a que faire à toutes vos querelles avec la Comtesse, elle aime le Chevalier

Le Marquis.

Je la plains !

Le Baron.

Pourquoi donc ? Elle en est aimée & ils m’ont tous deux pressé de les unir.

Le Marquis.

Elle est aimée du Chevalier ?

Le Baron.

Je vous dis que oui.

Le Marquis.

Et elle en est persuadée ?

Le Baron.

Mais pourquoi pas ?

Le Marquis.

La Fille & le Père se ressemblent ; il est inconcevable combien vous êtes tous les deux faciles à tromper !

Le Baron.

À tromper ? Et en quoi ?

Le Marquis.

Je vais vous l’expliquer. Quand le Chevalier dit à Mademoiselle de Saint-Evre qu’il l’aime, il n’en est rien. J’ai découvert qu’il est engagé depuis long-tems avec la Comtesse, ils viennent de se brouiller ceci n’est que la suite d’un dépit qui ne durera pas.

Le Baron.

Où diable pensez-vous qu’il est engagé avec la Comtesse, quand il est au désespoir de ce que vous voulez l’abandonner. Je vous dirai bien plus, c’est que si ce n’étoit qu’un dépit du moment, il ne m’auroit pas apporté une lettre de son Père qui me prie d’accorder ma Fille à l’amour, aux desirs de son Fils qui le sollicite depuis long-tems de me la demander.

Le Marquis.

Une lettre du Père du Chevalier ?

Le Baron.

Oui, du Père du Chevalier.

Le Marquis.

Vous le croyez aussi ?

Le Baron.

Eh parbleu oui je le crois ; puisque je l’ai lue.

Le Marquis.

Il n’auroit pas eu le tems de l’avoir depuis tantôt, à moins que son Père ne fût à Paris.

Le Baron.

C’est ce qui prouve…

Le Marquis.

Que votre Fille vous fait croire ce qu’elle veut.

Le Baron.

Eh bien, Monsieur, n’en croyez rien, cela m’est fort égal.

Le Marquis.

Non, cela ne vous est pas égal, puisque vous venez de me le dire.

Le Baron.

Il faut bien que vous sachiez les raisons qui me font retirer ma parole.

Le Marquis.

Mais ce ne sont point là des raisons, & je ne vous la rends pas.

Le Baron.

Tout comme il vous plaira, Monsieur.

Le Marquis.

Je n’ai point prétendu en m’engageant avec vous, que vous puissiez prendre un autre parti.

Le Baron.

Il est vrai, Monsieur, que je comptois marier ma Fille avantageusement en vous la donnant, je ne savois pas que le Chevalier l’aimât & qu’il pût lui convenir.

Le Marquis.

Rien ne peut détruire l’opinion que vous avez ?

Le Baron.

Non, Monsieur ; parce qu’elle est très-bien fondée, & je n’ôterai point à ma Fille un homme qu’elle aime, pour la donner à quelqu’un avec qui on ne sauroit vivre. Vous seriez cent fois plus riche, que je ne voudrois pas pour cela entendre parler davantage de vous pour Gendre. Les fausses préventions auxquelles vous vous livrez continuellement, feroient notre tourment ; je croyois avoir un ami en vous, mais je renonce à votre société & je vous abandonne à toutes vos opinions absurdes, ou non.

Le Marquis.

Mais si je peux vous convaincre que j’ai raison.

Le Baron.

Cela ne se peut pas.

Le Marquis.

Je vais trouver Mademoiselle votre Fille, elle m’entendra & ce ne sera plus moi qui chercherai à vous persuader, ce sera elle-même ; peut-être l’écouterez-vous, pour lors nous verrons si vous reviendrez de la persuasion où vous êtes que je m’abuse sans cesse.

Le Baron.

Ma Fille ne vous croira pas.

Le Marquis.

Nous verrons.


Scène III.

LE BARON, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Eh bien, Monsieur le Baron ?

Le Baron.

Oh ! le Marquis est l’homme du monde le plus déraisonnable ; il persiste toujours à vouloir épouser ma Fille.

Le Chevalier.

Et vous y consentiriez ?

Le Baron.

Ah, soyez tranquille, vous n’avez rien à craindre de ma part.

Le Chevalier.

Mais quelle raison peut-il donner ?

Le Baron.

De la raison, est-ce à lui qu’il en faut demander. Il prétend à-présent que la Comtesse vous aime, que vous répondez à son amour…

Le Chevalier.

Moi ?

Le Baron.

Oui, que ma fille se trompe en croyant que vous l’aimez, que si vous l’épousez, c’est l’effet d’une querelle que vous avez eue avec la Comtesse ; que c’est par dépit, enfin, que sais-je moi.

Le Chevalier.

Quel roman il imagine pour se tourmenter !

Le Baron.

Et pour tourmenter tout ce qui l’entoure ; mais je l’ai bien assuré que je lui rendois sa parole, & que je ne voulois plus vivre avec lui.

Le Chevalier.

Il rendra donc justice enfin à Madame votre Sœur.

Le Baron.

Point du tout, il dit que j’ai tort de ne pas vouloir me rendre à toutes ses visions ; il est allé trouver ma Fille, & il prétend qu’elle me fera entendre raison.

Le Chevalier.

Quelle opiniâtreté ! mais prétend-il aussi lui prouver que je ne l’aime point ?

Le Baron.

Certainement.

Le Chevalier.

Que j’aime la Comtesse ?

Le Baron.

N’en doutez pas.

Le Chevalier.

Ah ! Monsieur, si elle va croire que je peux la tromper.

Le Baron.

Mais il faudroit qu’elle fût aussi folle que le Marquis.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi, vous savez qu’un amant s’alarme de tout.

Le Baron.

Je vais, sans perdre de tems, aller chez mon Notaire faire dresser le contrat, & je le fais apporter ici ; je veux que le Marquis le signe, pour être convaincu une bonne fois qu’il a tort.

Le Chevalier.

Ah ! Monsieur que je vous aurai d’obligation !

Le Baron.

Vous en aurez aussi au Marquis, d’être cause que je vais hâter votre mariage. Voici ma Sœur, assurez-la de l’empressement que j’ai de lui rendre son amant. Adieu. Il sort.

Le Chevalier.

Pourvu que Mademoiselle de Saint-Evre, n’aille pas s’inquiéter sur ce que lui dira le Marquis !


Scène IV.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Madame, rien ne semble plus s’opposer à notre bonheur, & c’est à vous que nous le devons, ne vous refusez pas au desir que nous avons de voir assurer aussi le vôtre.

La Comtesse.

Chevalier, il n’en est plus pour moi ; mais je redoute ma foiblesse, & je pars pour m’en garantir.

Le Chevalier.

Croyez que le Marquis vous suivra pénétré d’un vif repentir.

La Comtesse.

Lui ? il est inutile de l’espérer, un amant trop vif peut offenser, mais il reconnoît promptement son erreur, au lieu d’y persister. Il reviendra trop tard à moi, je ne serai plus libre. Je vais épouser le Vicomte de Besaille, qui m’aime sans espoir depuis long-tems ; en récompensant sa constance, j’évite du moins un malheur que je ne saurois trop redouter.

Le Chevalier.

Ah ! Madame que voulez-vous faire ?

La Comtesse.

J’ai seulement un plaisir à vous demander.

Le Chevalier.

Ordonnez.

La Comtesse.

C’est de remettre ce billet au Marquis. Elle donne un billet au Chevalier qui le prend & le lui rend en voyant le Marquis.

Le Chevalier.

Madame, le voici, remettez-le lui vous-même, & écoutez-le du moins pour la dernière fois. Il l’empêche de sortir.

La Comtesse.

Chevalier, ne m’arrêtez pas, je vous prie.


Scène V.

LA COMTESSE, Mlle DE SAINT-EVRE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Marquis, montrant la Comtesse & le Chevalier.

Vous voyez, Mademoiselle, que je vous disois vrai.

Mlle de Saint-Evre.

Non, Monsieur, je ne vous crois point.

Le Marquis, d’un ton menaçant.

Monsieur le Chevalier, vous savez que j’ai à me plaindre de vous.

Le Chevalier.

De moi ?

Le Marquis.

Oui, Monsieur, & vous devez m’entendre.

Le Chevalier.

Monsieur, ceci mérite une explication.

Le Marquis.

C’est ce que je vous demande.

Le Chevalier, avec fierté.

Je vous la ferai, Monsieur.

Mlle de Saint-Evre, alarmée.

Monsieur le Marquis… Chevalier !

La Comtesse.

Ma Niéce, emmenez le Chevalier.

Le Chevalier.

Ne craignez rien, ce n’est pas ici, Mesdames, que se doit vuider ce différend.

Mlle de Saint-Evre.

Vous me faites trembler !

La Comtesse.

Allez donc, ma Niéce.

Mademoiselle de Saint-Evre fait passer le Chevalier devant elle.


Scène VI.

LA COMTESSE, LE MARQUIS.
Le Marquis.

Ce n’est sûrement pas pour moi, Madame, que vous êtes alarmée.

La Comtesse.

Non, Monsieur ; mais on doit tout craindre de la part d’un homme qui a perdu le sens.

Le Marquis.

Je serois trop heureux d’avoir perdu la vie au moins ! tout est changé pour moi, j’aimois à me tromper, malheureusement, j’ai reconnu mon erreur, & tout ne me le confirme que trop !

La Comtesse.

De quoi osez-vous vous plaindre ? Quels reproches vous croyez-vous en droit de me faire ? Ai-je trahi mes sermens ? Parlez ; j’ai su jusqu’où alloit votre extravagance ; vous êtes capable de me soupçonner de fausseté, vous ?

Le Marquis.

Que je serois heureux, Madame, de ne faire que soupçonner ! je ne suis que trop certain…

La Comtesse.

De quoi, Monsieur ?

Le Marquis.

De votre inconstance. Vous vous êtes plû à me tromper, la réflexion m’a éclairé, & j’ai su…

La Comtesse.

Vous ne méritez pas que je vous laisse achever ; mais je veux savoir ce qui vous irrite, pour vous convaincre de vos torts, vous prouver quelle est votre erreur, & vous rendre plus à plaindre après m’avoir offensée, en vous ôtant tout espoir de pardon.

Le Marquis.

Je le voudrois, Madame, que ce fût une erreur ! je vous aimois, que dis-je ? Je vous adore encore, toute perfide que vous êtes.

La Comtesse.

Supprimez ces titres odieux, ils ne sont pas faits pour moi, je ne les méritai jamais.

Le Marquis.

Ah ! que ne puis-je m’abuser en voyant tant de charmes ! que ne puis-je croire que vous n’avez jamais cessé de m’aimer ! que lorsque vous charmiez par votre jeu tous les spectateurs, que vous les attendrissiez ; que c’étoit votre amour pour moi qui animoit le son de votre voix, qui pénétroit votre ame. Art séducteur de peindre les passions, je me plaignois de toi ! j’avois pu croire qu’on pouvoit les exprimer sans les sentir, & je ne suis que trop certain qu’un autre que moi vous inspiroit ce tendre sentiment que vous rendiez si bien.

La Comtesse.

Quoi, vous seriez jaloux ?

Le Marquis.

Oui, je le suis ; jugez à quel point je vous aime.

La Comtesse.

Cette frénésie vous manquoit. Et sur quoi pouvez-vous fonder cette jalousie ? Qui vous ai-je préféré ? Quel sacrifice ne vous ai-je point fait ? Homme ingrat & déraisonnable ! laissez-moi vous fuir pour toujours. Elle veut sortir.

Le Marquis.

Ah ! Madame, arrêtez, & justifiez-vous, s’il est possible.

La Comtesse.

Que je me justifie ?

Le Marquis.

Je veux dire, prouvez-moi que vous n’êtes pas coupable, je le desire trop pour ne pas croire tout ce que vous me direz.

La Comtesse.

Vous le desirez, vous ? Eh, peut-on jamais vous faire changer de sentiment ? Connoissez le malheur de votre caractère. Sujet à vous prévenir sur tout sans raison, ne voyant les objets que d’après vous, & toujours dans le faux ; vous contrariez, vous impatientez tous ceux qui vivent avec vous : malgré l’amitié que l’on vous a voué, on est obligé de vous éviter. On essaie inutilement de vous faire changer d’opinion, même sur les choses les plus indifférentes ; vous vous croyez vrai, & votre opiniâtreté vous rend insupportable à tout le monde.

Le Marquis.

Avec quels yeux vous me voyez !

La Comtesse.

La bonté de votre cœur, l’honnêteté de votre ame, m’avoient paru devoir faire excuser cette inflexibilité, & j’avois eu le courage de vous aimer ; mais puisque ce cruel défaut vous rend injuste, même avec moi, je vous abandonne & je renonce à l’espoir que j’avois formé de vous changer.

Le Marquis.

Avec quelle adresse vous éludez l’éclaircissement que je vous demande ! non, vous ne m’avez jamais aimé, puisque vous pourriez, peut-être, d’un mot me tranquilliser, me prouver que vous n’aviez point changé de sentiment, & que vous me le refusez !

La Comtesse.

Je veux bien avoir encore cette foiblesse ; mais après cela, comptez… Quel est-il ce mot ?

Le Marquis.

Je vous avouerai que je me suis cru sacrifié au Chevalier, que j’ai pensé que vous pouviez l’aimer, & que ce que je viens de voir me le confirmoit.

La Comtesse.

Vous me faites pitié ! & qu’avez-vous vû, ou crû voir ? Dites ?

Le Marquis.

Un billet que le Chevalier vous a remis lorsque je suis entré ici tout à l’heure, avec Mademoiselle de Saint-Evre. Montrez-le moi, il me prouvera si je me suis trompé.

La Comtesse.

Non, Monsieur, il doit vous suffire que je vous dise que je n’ai jamais aimé que vous, n’exigez rien de plus, ou vous me perdrez sans retour.

Le Marquis.

Le voilà bien cet empire tyrannique, que votre sexe se plaît à exercer sur nous ! Si vous n’êtes pas coupable, pourquoi me refuser la satisfaction que je vous demande ? Aux genoux de la Comtesse. Madame, au nom de cet amour que vous me connoissez, je vous en supplie…

La Comtesse, fièrement.

Levez-vous Monsieur. Lui donnant le billet. Le voilà ce billet que vous desirez de voir ; il est pour vous & vous le méritez. Mon parti est pris ne me revoyez jamais. Elle sort.


Scène VII.

LE MARQUIS.

Qu’ai-je fait ! malheureux que je suis ! auroit-il été possible… mais lisons ce billet fatal.

Vous m’abandonnez pour former un nouvel engagement ; vous pouvez croire que je vous trompe, c’est m’outrager trop sensiblement ; puisque tout avoit dû vous prouver que je n’aimois que vous. Je vais former un lien, qui vous assurera que mon cœur renonce pour toujours à votre amour.

Ô ciel !… Mais est-ce bien à moi… Examinons. Oui, le Chevalier vouloit épouser la Fille du Baron. La Comtesse lui aura écrit ce billet, & sans doute ils venoient de se raccommoder lorsqu’il le lui a rendu. Je n’en saurois douter. Elle croyoit que je favoriserois son dépit en l’épousant & sans doute elle l’aime toujours. Mais je vais me venger sur l’objet de son amour.


Scène VIII.

LE MARQUIS, DUPRÉ.
Le Marquis, appercevant Dupré.

Va-t’en savoir si le Chevalier est chez lui.

Dupré.

Monsieur…

Le Marquis.

Eh bien, pourquoi ne pars-tu pas ?

Dupré.

Monsieur, c’est que cela n’est pas nécessaire.

Le Marquis.

Comment cela n’est pas nécessaire ? A-t-on jamais vu un pareil raisonneur ?

Dupré.

C’est qu’il est…

Le Marquis.

Veux-tu bien aller, sans parler davantage.

Dupré.

Mais je suis sûr qu’il n’y est pas, je viens…

Le Marquis.

Voila un coquin bien paresseux !

Dupré.

Écoutez-moi seulement.

Le Marquis.

Je te dis d’aller chez le Chevalier.

Dupré.

Mais vous vous emportez sans vouloir…

Le Marquis.

je m’emporte !… je m’emporte !… sais-tu bien ?…

Dupré.

Non, non, vous ne vous emportez ; mais Monsieur le Chevalier…

Le Marquis.

Achève donc, Bourreau.

Dupré.

N’est pas chez lui.

Le Marquis.

Qui te l’a dit ?

Dupré.

Personne ; je viens de le voir…

Le Marquis.

Quelle patience !…

Dupré.

Je viens de le voir entrer chez Mademoiselle de Saint-Evre.

Le Marquis.

Le Chevalier ?

Dupré.

Oui Monsieur.

Le Marquis.

C’est chez la Comtesse.

Dupré.

Eh, non, vous dis-je, c’est chez sa Niéce.

Le Marquis.

Cela ne peut pas être.

Dupré.

Mais je l’ai vu de mes deux yeux, ce qui s’appelle vu.

Le Marquis.

Ôte-toi d’ici, coquin.

Dupré.

Oui, Monsieur, je m’en irai, je ne demande pas mieux, j’aimerois autant ramer sur une galère, que de vous servir davantage ; oui ramer, je n’y puis plus tenir.

Le Marquis.

Tu voudrois me quitter ?

Dupré.

Oui Monsieur, j’y suis déterminé.

Le Marquis.

Je n’en crois rien.

Dupré.

Vous le croirez si vous voulez ; mais ce sera tout-à-l’heure ; tenez voilà vos clefs. Il jette les clefs sur une table.

Le Marquis.

Mes clefs ?

Dupré.

Oui, Monsieur, & vous ne me verrez de la vie.

Le Marquis.

Cela n’est pas possible.

Dupré.

Mon parti est pris, je ne vous demande seulement pas mes gages, j’aime mieux les perdre & m’en aller sur-le-champ.

Le Marquis.

Tu ne t’en iras pas.

Dupré.

Je suis las d’avoir toujours tort quand j’ai raison ; il n’y a personne qui ne se plaigne de vous, & rien ne peut me faire rester ici davantage. Il sort.

Le Marquis.

Dupré ?… Dupré ?… Il s’en va effectivement.


Scène IX.

LE MARQUIS, se jettant dans un fauteuil.

Tout le monde m’abandonne, Amis, Maîtresse, jusqu’à mon Valet ! hommes injustes ! faut-il vivre parmi vous lâchement !… Faut-il n’avoir de volonté que la vôtre, n’avoir jamais d’autre sentiment ?… Serois-je donc si déraisonnable ?… Je déplais à tout le monde, on me fuit, & il n’y a que moi seul qui ne conviens à personne ! je lasse mes amis, je tourmente une femme que j’adore, & peut-être injustement ! elle dit qu’elle m’aime, & elle ne veut plus me voir ! serois-je réellement injuste au point… Mais, si elle épouse le Chevalier… Il se lève avec vivacité.


Scène X.

LE MARQUIS, LE BARON, LABRIE.
Le Baron, à Labrie.

Faites entrer le Notaire dans mon cabinet. Labrie sort. Au Marquis. Monsieur le Marquis, je viens, pour la dernière fois, essayer de vous détromper.

Le Marquis.

Et comment ?

Le Baron.

En vous priant de signer le contrat de mariage de ma Fille avec le Chevalier.

Le Marquis.

Il l’épouse ?

Le Baron.

Oui, Monsieur, j’espère que vous n’en pourrez plus douter.

Le Marquis.

Et la Comtesse ?…

Le Baron.

Va signer aussi, & elle est enchantée de voir confirmer leur bonheur.

Le Marquis.

Et elle n’aimoit pas le Chevalier ?

Le Baron, ironiquement.

Mais, pardonnez-moi ; puisqu’elle consent qu’il épouse sa Niéce, cela est conséquent.


Scène XI.

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, Mlle DE SAINT-EVRE.
Le Chevalier, au Marquis.

Monsieur le Marquis, je crois que vous me rendez assez de justice pour être persuadé que je ne vous ai pas évité. Dès qu’une affaire qui m’attire ici, sera terminée, vous me verrez tout prêt à vous donner toutes les satisfactions que vous pouvez desirer.

Mlle de Saint-Evre, alarmée.

Monsieur le Chevalier, que dites-vous ?

Le Marquis.

Ne craignez rien, Mademoiselle, je suis bien éloigné de vouloir troubler votre bonheur, & je vous supplie de me pardonner toutes les alarmes que j’ai pu vous causer.

Mlle de Saint-Evre.

Rendez donc enfin justice à ma Tante ; c’est elle que vous avez offensée véritablement.

Le Marquis.

Je reconnois l’excès de mes torts, & elle ne doit jamais me les pardonner.

Le Baron.

Marquis, vous m’étonnez ! quoi, vous seriez véritablement changé ?

Le Marquis.

Je ne dois plus intéresser personne, je le sens, & je vais m’ensevelir dans le fond de ma Province.

Le Baron.

Arrêtez ; si vous commencez à devenir raisonnable, soyez-le tout-à-fait, & comptez que vous retrouvez en moi un véritable ami.

Mlle de Saint-Evre.

Oui, nous vous aiderons tous auprès de ma Tante.

Le Baron.

Elle vous aimoit avec vos défauts, si vous êtes vraiment corrigé, elle doit vous rendre son cœur.

Le Marquis.

Comment oserai-je soutenir sa vue ? Il veut sortir.

Le Chevalier.

Marquis, demeurez.


Scène dernière.

LA COMTESSE, Mlle DE SAINT-EVRE, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
Le Baron.

Ma Sœur, aidez-nous à retenir le Marquis, il veut nous fuir pour toujours.

Le Marquis.

Oui, Madame, je vous ai offensée, je vous ai outragée, je suis indigne de vous voir. Vous seule pouviez me corriger, & vous devez me punir.

Mlle de Saint-Evre.

Ah ! ma Tante, son repentir doit vous toucher.

La Comtesse.

Eh, qui pourroit me répondre de sa durée ? L’amour qu’il peut avoir sera-t-il toujours le même, & en s’affoiblissant, son entêtement ne renaîtra-t-il pas ? Non, l’on ne change jamais de caractère.

Le Marquis.

Tout ce que j’ai à réparer doit vous répondre de mon cœur, il réglera mon esprit : si vous me trouvez indigne de vous dans ce moment-ci, prescrivez-moi le tems que vous jugerez nécessaire pour m’éprouver, je me soumets à tout ce que vous exigerez ; trop heureux encore si je puis former seulement l’espoir de vous toucher & de vous mériter !

La Comtesse.

Croyez donc qu’il est des ames vraies, sensibles, généreuses, & défaites-vous de cet orgueil qui ne vous fait estimer que vos opinions, qui vous a fait offenser une Femme qui vous aimoit uniquement, & de qui vous faites le malheur.

Le Marquis.

Seroit-il possible que vous pussiez m’aimer encore ? Votre ame pourroit-elle se laisser toucher par mes remords & mon désespoir. Ah, Madame ! Il se jette aux genoux de la Comtesse. Je meurs à vos pieds, si je ne suis plus digne de vos bontés.

Le Baron.

Allons, ma Sœur, puisqu’il se corrige…

Le Marquis.

Ah ! je vous en réponds sur ma vie.

Le Chevalier.

Moi, je suis sûr qu’il n’a jamais cessé de vous aimer.

Mlle de Saint-Evre.

Ma Tante, n’écoutez que votre cœur, il vous sollicite en sa faveur, il doit vous déterminer.

La Comtesse, tendant la main au Marquis.

Marquis, j’oublie le passé, reprenez tous vos droits sur mon cœur.

Le Marquis.

Je vous jure que toute ma vie je ne serai occupé qu’à vous plaire & à mériter le pardon que vous voulez bien m’accorder.

Le Baron.

Fort bien. Allons signer notre contrat, & faire faire le vôtre.

Le Marquis.

Ah ça, Madame, à présent, convenez de bonne foi que si le Chevalier n’épousoit pas Mademoiselle, vous ne vous seriez pas déterminée en ma faveur.

La Comtesse.

Quoi, vous persistez encore, malgré ce que je fais pour vous ! je vois bien que jamais rien ne pourra vous corriger.

Le Marquis.

Vous croyez…

La Comtesse.

Oui, Monsieur, je le crois, & en perdant cet espoir, je renonce à vous entièrement, & je vais m’ôter les moyens de renouer de ma vie avec vous. Adieu.

Le Baron.

Ma foi, vous méritez bien ce qui vous arrive.

Le Marquis.

Voilà les femmes ; quiconque n’est pas leur dupe, ou ne feint pas de l’être, ne réussira jamais auprès d’elles.

FIN.