Théâtre de campagne/L’Aubergiste

Théâtre de campagneRuaulttome III (p. 211-262).

L’AUBERGISTE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

M. MARTIN, Aubergiste.
Mde MARTIN, Femme de Monsieur Martin.
GENEVIEVE, Fille de Monsieur Martin.
CLÉMENT, Épicier.
PIERRE SILVAIN, Marchand de Bois.
CLAUDE SILVAIN, Fils de Pierre Silvain.
HONORIN, Tabellion.


La Scène est chez Monsieur Martin, dans la Cuisine de l’Auberge.

Scène première.

GENEVIEVE, CLAUDE SILVAIN.
Genevieve, cousant de la grosse toile.

J’entends quelqu’un, je crois. Si c’étoit Clément !

Claude Silvain.

Peut-on entrer ?

Genevieve.

Qui est-ce ?

Claude Silvain.

C’est moi, Mameselle Génevieve.

Genevieve.

Est bien, allez-vous-en, car ma Belle-mère va venir.

Claude Silvain.

Madame Martin ? Oh, je ne la craignons plus.

Genevieve.

Comment vous ne la craignez plus ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Claude Silvain.

Eh, pardi, vous savez bien. Est-ce que vous ne savez pas ?

Genevieve.

Non vraiment ; allons, Claude Silvain, dites-donc ?

Claude Silvain.

Eh bien devidons encore un écheveau de fil ensemble, comme l’autrefois.

Genevieve.

Ah je le veux bien, si vous vouliez m’expliquer ce que vous disiez.

Claude Silvain.

Ah ! dame, il faut que je voye le fil.

Genevieve.

Le voilà, lui montrant. Asseyez-vous ici.

Claude Silvain.

C’est bon, c’est bon. Il se frotte les mains.

Genevieve, lui donnant le fil à tenir.

Si vous allez encore me faire endéver.

Claude Silvain.

Cela ne fait rien, pourvu que je vous fasse rire, n’est-ce pas ?

Genevieve.

Dites donc ?

Claude Silvain.

C’est qu’il ne faut pas que vous me regardiez.

Genevieve.

Je n’en ai pas d’envie du tout.

Claude Silvain.

Ah ! vous dites cela pour badiner, vous êtes bien maline, Mameselle Génevieve.

Genevieve.

Moi ?

Claude Silvain.

Oui, j’aime cela, parce que je m’y connois au moins.

Genevieve.

Voila mon fil qui va se mêler.

Claude Silvain.

Tant mieux, le plaisir durera plus longtems ; comment trouvez-vous ce que je vous dis-là ? c’est fin.

Genevieve.

Si vous ne voulez pas parler autrement, je m’en vais laisser-là le fil.

Claude Silvain.

Il ne faut pas vous fâcher, voyez-vous. Je ne vous le disois pas, parce que mon Père me l’a défendu, il m’a dit qu’il n’étoit pas encore tems ; voilà pourquoi je ne peux pas vous le dire.

Genevieve.

Mais vous me le direz.

Claude Silvain.

Si je désobéis à mon Père, songez que ce sera votre faute toujours & pas la mienne.

Genevieve.

Oui, oui, parlez.

Claude Silvain.

C’est que j’ai dit comme cela à mon Père que je vous aimois, & que je voudrois bien vous avoir pour Femme.

Genevieve.

Il ne falloit pas lui parler de cela.

Claude Silvain.

Eh vraiment si, pour qu’il le sût. Il m’a répondu ; mais, Claude Silvain, Mameselle Genevieve t’aime-t-elle ?

Genevieve.

Il falloit dire que non.

Claude Silvain.

Je n’en savois rien encore. Enfin voilà qui est bien. Il m’a dit, j’en parlerai à son Père, en attendant que tu lâches à quoi t’en tenir, & il en a parlé.

Genevieve.

Et qu’est-ce que mon Père a dit ?

Claude Silvain.

Oh, attendez, attendez ; je suis venu vous voir il y a trois jours, vous savez bien ?

Genevieve.

Après, après.

Claude Silvain.

Comme j’allois vous demander si vous m’aimiez, vous m’avez dit, Claude Silvain, aidez-moi à dévider un écheveau de fil. J’ai bien deviné ce que cela vouloit dire, j’ai été le dire à mon Père.

Genevieve.

Comment ! quoi dire ?

Claude Silvain.

Oh, vous le savez bien. Il a parlé à votre Père, & notre mariage va se faire tout de suite. Il ne faut pas le dire à personne, c’est un secret. Je ne sais pas mal mes affaires, comme vous voyez, moi.

Genevieve.

Oui, oui, mais allez-vous-en, car j’entends du monde.

Claude Silvain.

Ah ! c’est Clément. Ne lui dites rien.

Genevieve.

Non, non.

Claude Silvain.

Adieu, Mameselle Génevieve. Adieu, Clément ; adieu, Madame Martin ; adieu, Honorin.


Scène II.

Mde MARTIN, GENEVIEVE, HONORIN, CLÉMENT.
Mde Martin.

Adieu, adieu. À qui en a donc ce nigaud-là avec sa joie ? Eh bien, voilà l’autre qui pleure à-présent.

Clément.

Qu’avez-vous donc, ma chère Génevieve ?

Mde Martin.

Bon, bon ! laissez-là, tantôt elle pleure, tantôt elle rit, on n’y comprend rien. Si elle étoit ma Fille elle ne seroit pas comme cela, voilà comme la défunte l’a élevée, ce n’est pas ma faute ; mais pendant que son Père n’y est pas, parlons un peu de ses affaires.

Honorin.

Où est-il donc allé votre Mari ?

Mde Martin.

Il est allé chercher des provisions à la Ville, pour une noce, à ce qu’il dit.

Genevieve.

Pour une noce ?

Mde Martin.

Oui ; est-ce qu’il ne l’a pas dit ce matin ?

Genevieve.

Ah ! c’est vrai ; c’est cela même ! Elle pleure.

Honorin.

Une noce ! Personne ne se marie dans le Village, & j’en devrois savoir quelque chose.

Genevieve.

Eh bien, Monsieur le Tabellion ; c’est la mienne.

Clément.

Comment la vôtre ?

Honorin.

Cela ne se peut pas.

Genevieve.

Je vous dis que si, avec Claude Silvain. Il vient de me le dire tout-à-l’heure.

Mde Martin.

Vous voyez bien que ce je vous disois étoit vrai.

Clément.

Ah ! Monsieur Honorin, nous sommes perdus !

Honorin.

Attendez, attendez. Le contrat ne se peut pas faire sans moi, primo & d’un.

Clément.

Non, vraiment.

Honorin.

Madame Martin, il faudra que vous me secondiez.

Mde Martin.

Je ne demande pas mieux, vous savez bien que je suis pour Clément.

Clément.

Je vous en serons bien obligés.

Mde Martin.

Et que je ne peux pas souffrir ces deux nigauds de Silvains le père & le fils ; car qui voit l’un, voit l’autre.

Clément.

Oh, c’est tout de même.

Honorin.

Je parlerai au Compère Martin ; laissez-moi faire.

Mde Martin.

Quoi, tout de bon ?

Honorin.

Oui ; Clément m’a dit des choses qui me déterminent.

Clément.

Et je vous tiendrai parole, Monsieur Honorin.

Mde Martin.

Et qu’est-ce que vous lui direz ?

Honorin.

Si je vous le disois, vous n’y consentiriez peut-être pas ; ainsi il est inutile.

Mde Martin.

Je consentirai à tout, pourvu que vous me défassiez de ces deux Silvains qui seroient toujours ici, à pot & à rôt, si Génevieve épousoit le fils ; car ils sont aussi avares que bêtes.

Honorin.

Mon idée est très-bonne. Le Compère Martin est un peu jaloux ?

Mde Martin.

Oh, pour cela oui : & vous savez bien le train qu’il me fit un jour à cause de ce Monsieur ?

Honorin.

Quoiqu’on ne fasse pas de mal, on ne veut pas avoir des espions, ni des gens qui en disent pour plaire à ceux dont c’est le défaut de le croire aisément.

Mde Martin.

Et ils sont bien capables de cela.

Honorin.

Je le sai.

Mde Martin.

Ah ! je crois voir où vous en voulez venir, mais je ne devine pas bien.

Honorin.

Vous ne le saurez pas, déjà.

Genevieve.

Qu’est-ce cela fait ? pourvu que Monsieur Honorin réussisse.

Mde Martin.

C’est que je serois bien aise de savoir…

Clément.

Laissons faire Monsieur Honorin.

Genevieve.

Ah ! voilà mon Père qui vient avec les Silvains, je tremble.

Honorin.

Ne craignez rien. Toi Clément, commence par t’en aller chez moi, j’irai t’y trouver.

Clément.

C’est bon. Il s’en va. Je m’en vais par la basse-cour, pour ne pas les rencontrer.

Honorin.

Vous deux, faites semblant d’ignorer les intentions du Compère Martin, n’ayez pas l’air de vouloir les savoir ; sur-tout point de tristesse.


Scène III.

M. MARTIN, Mde MARTIN, PIERRE SILVAIN, CLAUDE SILVAIN, GENEVIEVE, HONORIN.
M. Martin.

Ah ! vous voilà ici, Monsieur Honorin ?

Honorin.

Oui, j’étois venu pour vous voir & j’étois-là à deviser avec la Commère.

Claude Silvain.

Ne dites encore rien, Mameselle Geneviève.

Pierre Silvain.

Claude Silvain, veux-tu bien venir ici.

Claude Silvain.

J’y viens, mon Père.

Pierre Silvain.

Ce petit coquin-là, d’abord qu’il voit une jeune Fille, il y court tout de suite, on ne peut pas le tenir.

M. Martin.

Ah ! c’est de son âge. Femme donne-nous un peu une croûte de pain & une pinte de vin ; parce que nous avons à parler ici.

Mde Martin.

Genevieve, va chercher du vin, pendant que je rincerai les verres.

Genevieve.

J’y vais.

M. Martin

C’est que les Femmes, vous savez… Elle n’est pas-là ?

Pierre Silvain.

Si fait, je la vois.

M. Martin

Il y avoit bien du monde au marché aujourd’hui. Bas. Il ne faut parler de rien encore.

Pierre Silvain.

Voilà donc pourquoi vous êtes revenu si tard ?

M. Martin.

Si tard, si tard ! Il faut bien avoir le tems de faire ses affaires.

Claude Silvain.

Moi, j’étois sur le pas de la porte à regarder toujours quand vous reviendriez, parce que je commençois à m’impatienter.

Pierre Silvain.

Veu bien te taire.

Claude Silvain.

Oh, mais ce que je dis c’est pour parler, afin qu’on ne nous entende pas.

Pierre Silvain.

Il est malin au moins, Monsieur Martin, mon fils.

M. Martin.

Bon chien chasse de race.

Mde Martin.

Tenez ; voilà toujours des verres & du pain.

M. Martin.

Donne-nous aussi un peu de fromage.

Mde Martin.

Du Brie ?

M. Martin.

Oui, oui. Eh bien, ce vin ? Elle est bien long-tems.

Claude Silvain.

Voulez-vous que j’aille à la cave chercher Mameselle Genevieve ?

M. Martin.

Eh non, non, ne bougez, la voilà. Tiens, apporte ici, Fille.

Mde Martin.

Voilà du fromage ; vous en mangerez si vous voulez.

M. Martin.

Allons, c’est bon. Allez-vous-en à présent. Faites chauffer le four, nous y mettrons ces deux pâtés que j’ai fait hier au soir.

Mde Martin.

Allons, viens Genevieve.


Scène IV.

M. MARTIN, PIERRE SILVAIN, CLAUDE SILVAIN, HONORIN.
Claude Silvain.

Deux pâtés ! quand je ne me marierois que pour cela, j’en serois toujours bien-aise, parce que j’aime bien le pâté, moi.

M. Martin.

Vous aimez le pâté ?

Claude Silvain.

Oh ! comme tout.

Pierre Silvain.

Bon ! laissez-le dire ; c’est un drôle de corps qui ne finiroit jamais si on l’écoutoit. Dites-moi un peu, Monsieur Martin, avez-vous trouvé tout ce qu’il vous falloit pour notre noce ?

M. Martin.

Ah ! ne vous embarrassez pas, vous aurez de quoi manger. Allons buvons donc. Il leur verse à boire, & ils boivent.

Honorin.

Qu’est-ce que c’est donc que cette noce ?

Claude Silvain.

Quoi ? Monsieur Honorin, vous ne savez pas ? Ah ! il est bon-là ; c’est lui qui fera notre contrat & il n’en sait encore rien. Il rit. Ah, ah, ah.

Pierre Silvain.

Veux-tu bien ne pas tant rire ? Voilà comme il est, il rit de tout, & quand il a une fois commencé… Enfin, je ne puis jamais le mener nulle part, quand j’ai à parler d’affaires.

Claude Silvain.

Comment, vous ne savez pas que je me marie avec Mameselle Genevieve ?

Honorin.

Point du tout.

Claude Silvain.

Que nous faisons ce soir le contrat ?

Honorin.

Je n’en sai rien.

Claude Silvain.

C’est pourtant bien vrai. Il rit. Ah, ah, ah, il n’en sait rien.

M. Martin.

Oui, rien n’est plus certain, & nous ferons la noce de Lundi en huit. Nous allions aller tout-à-l’heure chez vous pour vous prier à souper pour ce soir.

Claude Silvain.

Nous serons bien du monde, n’est-ce pas, Monsieur Martin ?

M. Martin.

Mais de mon côté…

Claude Silvain.

Oh de votre côté, c’est votre affaire. Pour moi, il faut que j’aille prier ma Tante, mon Oncle, mes Cousins, mes Cousines…

Pierre Silvain.

Tu n’as pas de tems à perdre.

Claude Silvain.

Oh, pour cela non ; car il faut que je me fasse friser.

Pierre Silvain.

Et moi donc, qui n’ai pas ma barbe faite, je voulois me faire raser hier ; mais le Barbier étoit allé au Château pour le chien de Madame qui étoit malade. Je m’en vais aussi m’en aller.

M. Martin.

Et nos affaires donc, avec Monsieur Honorin, quand est-ce que nous en parlerons ?

Pierre Silvain.

Ce soir, ce soir.

M. Martin.

Ah, si vous le prenez comme cela, moi, je m’en vais travailler au souper, car je n’ai pas trop de tems non plus.

Claude Silvain.

Vous avez raison beau-Père. Attendez que je boive encore un coup auparavant de m’en aller.

Pierre Silvain.

Et moi donc ?

M. Martin, versant à boire.

Tenez. À vous, Monsieur Honorin, à toi, Pierre Silvain ; allons, à votre santé tous ensemble. Ils boivent.

Claude Silvain.

Est-ce là le vin que nous boirons ce soir ?

M. Martin.

Oui, je n’en ai pas d’autre.

Claude Silvain.

Tant mieux ; car il est bon.

Pierre Silvain.

Allons, allons, marche.

Claude Silvain.

Beau-Père, dites-donc notre mariage à Monsieur Honorin, puisqu’il ne le sait pas. Ah, ah, ah. Il rit.

Pierre Silvain.

Allons, allons, marche, grand fou. À ce soir, Messieurs.


Scène V.

M. MARTIN, HONORIN.
Honorin.

Quoi ! vous allez donner votre Fille à ce benêt-là ?

M. Martin.

Oh, benêt ! il sera riche ; son Père l’associe dans son commerce des Bois, & la richesse va avant tout dans le ménage.

Honorin.

Je le sai bien, mais qu’est-ce qu’il vous en reviendra à vous ?

M. Martin.

Ce qu’il m’en reviendra ? D’avoir bien marié ma Fille ?

Honorin.

Oui ; mais on dira la même chose toujours.

M. Martin.

Je ne sai pas ce que vous voulez dire.

Honorin.

Tenez, Compère, à votre place, je n’aurois pas donné ma Fille à Claude Silvain.

M. Martin.

Est-ce parce que ce n’est pas l’avis de ma Femme ?

Honorin.

Vous vous y connoissez. Il rit.

M. Martin.

Mais sûrement ; je sai bien qu’elle auroit voulu que je l’eusse donné à Clément.

Honorin.

Et vous le croyez ?

M. Martin.

Sans doute.

Honorin.

Vous êtes un homme bien aisé à tromper.

M. Martin.

Mais, puisqu’elle me l’a dit elle-même.

Honorin.

Et pardi, j’y étois ce jour-là.

M. Martin.

Et oui vraiment, à propos.

Honorin.

Eh bien, vous avez donné là-dedans ?

M. Martin.

Pourquoi pas ?

Honorin.

Mais, vous n’avez donc pas vû ?

M. Martin.

Quoi ?

Honorin.

Quand nous sommes arrivés ?

M. Martin.

Je ne m’en souviens pas.

Honorin.

Attendez que je voie si elle n’est pas-là. Il va voir. Asseyez-vous ici. Ils s’asseyent. Tenez, Compère, rappellez-vous.

M. Martin.

Vous me faites sécher d’impatience.

Honorin.

Vous ne vous souvenez pas que le jour qu’elle vous parla pour Clément, nous l’avions trouvé avec elle ?

M. Martin.

Ah, oui.

Honorin.

Et que dans le moment que nous sommes arrivés il l’embrassoit.

M. Martin.

C’est vrai, je m’en souviens… Est-ce que… Expliquez-moi donc ?

Honorin.

Elle étoit fort rouge.

M. Martin.

Fort rouge ? Cela pourroit bien être.

Honorin.

Elle vous dit tout de suite, mon ami, Clément me prioit de vous parler pour lui. Il voudroit bien épouser Genevieve.

M. Martin.

Oui, elle m’a dit cela, & c’est pourquoi j’ai crû qu’elle le vouloit, est-ce que vous croyez le contraire ?

Honorin.

Pardi, j’en suis bien sûr. Elle sait que vous n’êtes jamais de son avis, & elle ne risquoit rien.

M. Martin.

Elle ne risquoit rien ?

Honorin.

Sans doute, car si vous l’eussiez prise au mot, elle en auroit été bien fâchée.

M. Martin.

Vous m’embarrassez l’esprit.

Honorin.

Rien n’est pourtant plus clair, à ce que tout le monde dit.

M. Martin.

Mais, quoi encore ?

Honorin.

Que votre Femme est amoureuse de Clément.

M. Martin.

Seroit-il bien possible ?

Honorin.

Vous voyez bien qu’en faisant épouser votre Fille à Clément, vous feriez taire les mauvaises langues, & que l’on croiroit qu’il ne venoit chez vous que pour votre Fille.

M. Martin, consterné.

Et vous croyez qu’il y venoit pour ma Femme ?

Honorin.

Dame. Écoutez-donc, on ne peut répondre de rien dans la vie.

M. Martin.

Non, sur-tout avec les Femmes.

Honorin.

Ne lui dites pas que je vous ai parlé de cela.

M. Martin.

Effectivement, je me rappelle à présent tout plein de choses. Je l’ai trouvé souvent à causer avec elle.

Honorin.

Tous les jours.

M. Martin.

Elle ne m’a parlé qu’une fois de lui donner ma Fille, rien que le jour en question.

Honorin.

Je le crois bien.

M. Martin.

Mais croyez-vous que Clément consentiroit à l’épouser ?

Honorin.

Je ne sais pas, mais si vous vouliez je lui en parlerois.

M. Martin.

Dites-lui que sur ce que ma Femme m’a dit, j’ai fait mes réflexions, & que je ne demande pas mieux.

Honorin.

Je le veux bien ; je lui dirai de plus que vous avez tout découvert, qu’il n’y a que ce moyen-là de tout réparer.

M. Martin.

Je vous en aurai la plus grande obligation. Je vais parler à ma Femme, elle ne croira pas que je pense à ce mariage, elle en sera bien étonnée. Laissez, laissez-moi faire.

Honorin.

Sur-tout motus, que c’est moi qui vous ai dit tout cela.

M. Martin.

Ne craignez rien.

Honorin.

Adieu, Compère, je m’en vais tâcher de déterminer Clément & de vous ramener.

M. Martin.

Il a du bien ?

Honorin.

Oui, sûrement, & puis son commerce d’Épicerie.

M. Martin.

Allons, c’est bon, ne perdez pas de tems.

Honorin.

À tantôt. Il s’en va.

M. Martin.

La Carogne ! la Défunte ne m’auroit pas fait un tour comme cela… Il faut que je me contraigne. Genevieve, Genevieve.


Scène VI.

M. MARTIN, GENEVIEVE.
Genevieve.

Qu’est-ce que vous voulez, mon Père ?

M. Martin.

Où est ta Belle-Mère ?

Genevieve.

Elle est assise auprès du puits à laver la salade.

M. Martin.

Dis-lui de venir ici.

Genevieve.

Oui, mon Père. À propos le four est chaud.

M. Martin.

Eh bien, mets-y les deux pâtés & un gigot dans une terrine avec de la chicorée, & épluche des champignons.

Genevieve.

Oui, oui.

M. Martin.

Il faut, pour cacher ma colère, que je me mette à travailler.


Scène VII.

M. MARTIN, Mde MARTIN.
Mde Martin.

Me voilà, mon Homme ; qu’est-ce que tu veux ?

M. Martin.

Allons, aide-moi à ôter mon habit. Il ôte son chapeau.

Mde Martin.

Et ton chapeau ?

M. Martin.

Oui ; donne-moi mon bonnet.

Mde Martin.

De coton ?

M. Martin.

Oui, je garderai ma perruque. Mon tablier ?

Mde Martin.

Le voilà.

M. Martin.

Y a-t-il du persil, de la ciboule, de l’échalote là-dessus ?

Mde Martin.

Oui, oui ; la poivrière y est aussi.

M. Martin.

C’est bon.

Mde Martin.

Qu’est-ce que tu as donc ? tu parois fâché.

M. Martin, hachant du persil.

Fâché, fâché ! Je suis comme je suis. Quand on a de l’amour dans la tête on est plus content, n’est-ce pas ?

Mde Martin.

Comment de l’amour ?

M. Martin.

Eh, tu sais bien ce que je veux dire.

Mde Martin.

Dame, si on vous a dit que votre Fille aime Clément, ce n’est pas ma faute.

M. Martin.

Quoi ! ma Fille aime Clément ?

Mde Martin.

Oui, n’est-ce pas cela que vous dites ?

M. Martin.

Je voudrois bien que ce fût elle.

Mde Martin.

Et qui croyez-vous donc que c’est ? Est-ce qu’il y en a une autre qui veut l’avoir ?

M. Martin.

Ah ! voilà la jalousie qui te prend.

Mde Martin.

Comment, la jalousie ?

M. Martin.

Oui, tu ne peux pas la cacher.

Mde Martin.

Celui-là est bon ! Quoi, je serois jalouse ! & à propos de quoi ?

M. Martin.

À propos de Clément, tiens, ne m’en fais pas dire davantage.

Mde Martin.

Mais je crois que vous êtes fou.

M. Martin.

Non, non, je ne suis pas fou ; mais j’ai bien peur d’être autre chose. Qu’est-ce que tu as à dire à cela ?

Mde Martin.

J’ai à dire que je voudrois bien savoir qui vous a donné cette idée-là ?

M. Martin.

Qui ?

Mde Martin.

Oui.

M. Martin.

Eh bien, tout le village s’en apperçoit depuis long-tems.

Mde Martin.

Tout le village ?

M. Martin.

Oui ; demande plutôt à Monsieur Honorin.

Mde Martin.

Quoi ! Monsieur Honorin a pu vous dire que j’aimois Clément ?

M. Martin.

Je ne dis pas que c’est lui ; mais il le sait comme tout le monde.

Mde Martin, à part.

Monsieur Honorin auroit été capable…

M. Martin.

Te voilà confondue.

Mde Martin, à part.

Voilà pourquoi il n’a pas voulu me dire…

M. Martin.

Qu’est-ce que tu as à répondre à cela ?

Mde Martin.

Que rien n’est plus faux.

M. Martin.

Ah, oui ; tu crois que je te croirai.

Mde Martin, à part.

Si c’étoit pour faire réussir Clément… cela seroit bien vilain à lui.

M. Martin.

Qu’est-ce que tu dis-là toute seule ?

Mde Martin.

Je dis que c’est affreux à vous, de croire de pareilles choses.

M. Martin.

Oui, oui, affreux. Pourquoi m’as-tu proposé Clément, pour ma Fille ? Je le sai bien.

Mde Martin.

Comment, vous le savez ?

M. Martin.

Oui, tu ne m’en as pas parlé depuis.

Mde Martin.

Vous ne le vouliez pas.

M. Martin.

Si tu en avois eu bonne envie, tu m’aurois tourmenté pour cela.

Mde Martin.

Eh bien faites-lui épouser, elle en sera charmée & moi aussi.

M. Martin.

Et toi aussi ? Je t’attrapperois bien.

Mde Martin.

Mais… À part. Je ne sai ce que je dois faire.

M. Martin.

Tu barguignes, je vois bien que tout ce que je t’ai dit est vrai.

Mde Martin, pleurant.

Si vous m’aimiez, vous ne me parleriez pas comme cela.

M. Martin.

Et c’est parce que je t’aime. Vraiment si je ne t’aimois pas, qu’est’ce que cela me feroit ? il y a tant de gens comme moi. Mais bon gré, malgré, j’ai décidé…

Mde Martin.

Quoi ?

M. Martin.

Tu auras beau pleurer, cela sera ; oui, je l’ai mis dans ma tête, ma Fille épousera Clément.

Mde Martin, avec joie.

Quoi ! tout de bon ?

M. Martin.

Oui, oui , fais semblant de rire, tu n’en as pas d’envie.

Mde Martin.

Mais il faut savoir si votre Fille y consentira.

M. Martin.

Oh, ne crois pas l’empêcher, tu ne la préviendras pas ; car je vais lui parler devant toi. Tiens-toi-là. Genevieve.


Scène VIII.

Mde MARTIN, GENEVIEVE, M. MARTIN.
Genevieve, avant de paroître.

Mon Père.

M. Martin.

Viens donc ici.

Genevieve, paroissant.

Me voilà, mon Père. J’apportois les champignons.

M. Martin.

Mets-les sur la table, & passe-là. Elle passe à droite, & Monsieur Martin est entr’elle & Madame Martin qui fait des signes à Genevieve.

Genevieve.

Pourquoi donc faire ?

M. Martin.

Ah ça, Fille, je sais que tu aimes Claude Silvain.

Genevieve.

Je vous assure, mon Père, que cela n’est pas vrai.

M. Martin.

Il me l’a dit, ainsi je n’en doute pas.

Genevieve.

Mais il a eu tort.

M. Martin.

Il ne faut pas le nier, tu seras bien fâchée tout-à-l’heure ; mais tu auras beau pleurer, je ne changerai pas d’avis.

Genevieve.

En vérité, mon Père, je ne peux être que malheureuse avec lui.

M. Martin.

Allons, allons, je sais à quoi m’en tenir ; il a prié son Père de me parler pour vous marier ensemble, j’y ai consenti ; mais ce n’est plus cela.

Genevieve.

Comment ?

M. Martin.

Ah ! je savois bien que tu serois fâchée de ce que je te vas dire. Je ne veux plus de ce mariage-là. Et je veux que tu consentes dès ce soir, à épouser Clément.

Genevieve

Clément ?

M. Martin.

Oui. Elle te fait des signes, voilà pourquoi tu fais semblant d’en être bien-aise, mais à cela il n’y a pas à reculer, il faut que tu oublies Claude Silvain.

Genevieve.

Mon Père, je ferai tout ce que vous voudrez.

M. Martin.

Oui, voilà ce qu’elles disent quand on ne veut pas ce qu’elles veulent. Quand ma Femme m’a proposé ce mariage-là, elle avoit ses raisons, & moi j’avois les miennes pour le refuser ; mais aujourd’hui ce n’est plus de même.

Genevieve.

Mon Père…

M. Martin.

Je n’entendrai rien. Monsieur Honorin va amener Clément, il m’a promis de l’y faire consentir, & s’il ne le veut pas, je sais bien à qui je m’en prendrai. Il regarde Madame Martin. Je crois que les voici. Restez-là toutes deux. Oui, ce sont eux-mêmes.


Scène IX.

M. MARTIN, Mde MARTIN, GENEVIEVE, HONORIN, CLÉMENT.
Honorin.

Allons, entrez, entrez.

Clément.

Mais pourquoi faire ?

M. Martin.

Ah ça, Clément, écoutez moi.

Clément.

Mais, Monsieur Martin, Monsieur Honorin m’a déjà dit ce que vous vouliez de moi.

M. Martin.

Eh bien ?

Clément.

Je lui ai répondu que je ne voulois pas me marier.

Genevieve, étonnée & piquée.

Il ne veut pas se marier ! non, mon Père, il ne faut pas le forcer, apparemment qu’il en aime une autre.

M. Martin.

Eh vraiment oui, je le sais bien.

Mde Martin, à Honorin, bas.

Monsieur Honorin, qu’est-ce que vous avez fait ?

Honorin bas.

Laissez donc, vous verrez.

M. Martin.

Qu’est ce qu’elle vous dit-là ?

Honorin.

Elle me prie d’empêcher ce mariage.

M. Martin.

Je le crois bien.

Honorin.

Ce n’est pas-là mon métier, au contraire.

M. Martin.

Ma Fille a du bien de sa Mère, il est à peu près égal au vôtre, & si vous ne consentez pas, vous me ferez croire que c’est celle qui vous aime, qui vous en empêche.

Honorin.

Allons, Clément, un bon établissement vaux mieux que tout.

Genevieve piquée.

Non, non, Monsieur Honorin, puisqu’il ne s’en soucie pas, il ne faut pas le presser davantage.

M. Martin.

Ah ! je sais bien ce qui te fait dire cela à toi.

Clément.

Eh bien, Monsieur, j’y consens, mais vous en serez peut-être fâché ?

M. Martin.

Fâché ? je vous réponds que non.

Clément.

Si vous allez vous dédire ?

M. Martin, frappant dans la main de Clément.

Je vous donne deux mille francs, si je me dédis.

Clément.

Oh ! c’est bon pour le propos.

M. Martin.

Vous verrez ; tenez, voilà les deux Silvains, je vais les renvoyer.

Mde Martin.

Mais si vous êtes engagé avec eux ?

M. Martin.

Ne t’inquiète pas plus que moi. Je sais bien ce que je fais apparemment.


Scène X.

M. MARTIN, Mde MARTIN, PIERRE SILVAIN, GENEVIEVE, HONORIN, CLAUDE SILVAIN, CLÉMENT.
Claude Silvain.

Ah, ah ! nous sommes les premiers.

M. Martin.

Oui, mais je n’ai pas besoin qu’il en vienne davantage.

Claude Silvain.

Pourquoi donc ? Est-ce que le souper n’est pas prêt ? J’ai pourtant faim, moi ; avez-vous faim aussi, Mameselle Genevieve ? Il veut la prendre par le bras.

Genevieve.

Allons, laissez-moi.

Claude Silvain.

Oh ! vous ne me direz pas toujours cela.

Pierre Silvain.

Veux-tu bien te tenir en repos.

Claude Silvain.

Tous nos parens vont venir. Voyez comme je suis frisé ?

Clément.

Je crois que vous perdrez votre étalage.

Claude Silvain.

Qu’est-ce qu’il dit donc Clément ? Il me fait toujours rire, lui.

M. Martin.

Il n’a pas tout-à-fait tort. J’ai changé d’avis & je lui donne ma Fille.

Claude Silvain.

Allons donc, vous badinez.

Pierre Silvain.

Mais, Monsieur Martin, vous m’avez donné votre parole.

M. Martin.

Eh bien, je la retire.

Pierre Silvain.

Mais…

Claude Silvain.

Bon ! mon Père, ne croyez pas Monsieur Martin, il se moque de vous ; car j’ai été voir au four, & il y a deux pâtés & un gigot.

M. Martin.

Oui, dont vous ne mangerez pas.

Honorin.

C’est tout de bon.

Claude Silvain.

Je ne comprends pas cela ! mon Oncle, ma Tante, mes Cousins, mes Cousines qui vont venir.

M. Martin.

Allez au-devant d’eux pour les en empêcher.

Pierre Silvain.

Monsieur Honorin, expliquez-moi donc pourquoi ce changement, je n’y comprends rien.

Honorin.

Tant que le contrat n’est pas fait, il n’y a rien à dire.

Claude Silvain.

Il a raison, Monsieur Honorin ; mon Père, il falloit commencer par le contrat, mais, Mameselle, vous ne m’aurez donc pas ?

Genevieve.

Il faudra s’en consoler.

Claude Silvain.

Et ce fil que nous avons dévidé ensemble.

Pierre Silvain.

Allons, Claude Silvain, puisqu’on se moque de nous, sortons d’ici.

Claude Silvain.

Oui, on se moque de nous, je le vois bien, mon Père, je vois aussi que c’est Clément qui mangera les deux pâtés ; mais quand nous en ferons faire pour nous, il n’en aura pas, je le promets bien. Fi le vilain gourmand.

Pierre Silvain.

Passe donc. Nous trouverons toujours bien une Femme pour toi. Adieu, adieu.


Scène DERNIÈRE.

M. MARTIN, Mde MARTIN, GENEVIEVE, HONORIN, CLÉMENT.
M. Martin.

À présent que nous en voilà débarrasses, allons chez vous, Monsieur Honorin, faire notre contrat.

Honorin.

Oui, mais avant il faut que je vous apprenne la tromperie que je vous ai faite, & vous n’en serez pas fâché.

M. Martin.

Qu’est-ce que c’est ?

Honorin.

Vous ne m’en voudrez pas, Madame Martin ?

Mde Martin.

Pourquoi ?

Honorin.

C’est que connoissant le caractère jaloux du Compère, j’en ai profité, en lui faisant croire que vous étiez amoureuse de Clément.

Mde Martin.

Ah ! Monsieur Honorin, c’est bien mal à vous.

M. Martin.

Comment ! cela n’est pas vrai ?

Honorin.

Non, vraiment.

Genevieve.

Quoi, c’est ma Belle-mère qu’on disoit que tu aimois, Clément ?

Clément.

Elle-même.

Mde Martin.

Tu es bien-heureux, mon ami, que je ne sois pas Femme à me venger de ta crédulité.

M. Martin.

Allons, ne parlons plus de cela, je te promets d’être corrigé de la jalousie pour toute ma vie.

Mde Martin.

En ce cas, je n’en suis plus fâchée, puisque par ce moyen nous faisons aussi le bonheur de Genevieve & de Clément.

Honorin.

Venez-vous-en chez moi, nous reviendrons souper ici après.

FIN.