Théâtre complet (Augier)/Tome premier/Texte entier

Théâtre complet (Augier)/Tome premier
Théâtre completTome 1.

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AVERTISSEMENT

Cette nouvelle édition de mes œuvres complètes est la seule qui en donne le texte définitif et conforme à la représentation. À chaque reprise de mes pièces, je leur ai fait subir des changements considérables, toujours inspirés par les impressions du public — ce juge en dernier ressort, puisqu’en somme c’est à lui qu’il s’agit de plaire.

Quelques amis me conseillaient d’imprimer encore le texte primitif en donnant les changements à part sous le titre de Variantes, comme c’était autrefois l’usage. Mais je n’ai pas la vanité de croire que les passages condamnés vaillent la peine d’être conservés ; je serais même très fâché qu’ils le fussent ; mes changements ne sont pas des variantes, ce sont des corrections, et je n’ai qu’un regret, c’est de n’en avoir pas fait davantage.

Cette nouvelle édition n’est pas seulement la seule exacte, elle est aussi la seule complète, la précédente ne comprenant pas les Fourchambault. Cette comédie, jouée plus tard, restait comme l’amorce d’un nouveau volume que je comptais écrire alors et que je n’écrirai pas, car je me suis admis, depuis, à faire valoir mes droits à la retraite.

D’aucuns veulent bien me dire que je me retire trop tôt : je n’en sais rien, mais au moins suis-je sûr, me retirant sur un succès, de ne pas me retirer trop tard, ce qui a été ma préoccupation depuis mon entrée dans la carrière. Voici comment cette crainte me hanta de si bonne heure :

Je causais un jour après la Ciguë avec un directeur qui me demandait ma seconde pièce (laquelle, par parenthèse, obtint une chute des plus légitimes) ; l’huissier entra et présenta au directeur une carte de visite : « Il m’embête à la fin, s’écria le potentat. Dites à ce monsieur que je suis occupé. » Or ce monsieur c’était Scribe lui-même, Scribe, cet esprit alerte et fertile qui, pendant quarante ans, avait été le grand pourvoyeur des théâtres et la Providence des directeurs. Il ne s’était pas retiré à temps! Je me suis juré, ce jour-là, que je n’embêterais jamais aucun imprésario et je me tiens parole. J’ai encore dans l’oreille la voix de celui-là[1].

C’est pourquoi, cher public, qui m’as été si indulgent, je t’adresse mes humbles adieux et mes remerciements sincères. Quittons-nous bons amis, et sache-moi gré de me condamner au silence de peur de t’ennuyer.

É. A.


LA CIGUË

COMÉDIE EN DEUX ACTES
EN VERS


Représentée pour la première fois, à Paris,
sur le Second Théâtre-Français, le 13 mai 1844,
et reprise à la Comédie-Française.


À
LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE
DE MON GRAND-PÈRE
PIGAULT-LEBRUN


PERSONNAGES


Acteurs qui ont créé
les rôles.
CLINIAS (25 ans) MM. Bouchet.
PARIS (40 à 45 ans). Louis Monrose.
CLÉON (Id). Mauzin.
L’INTENDANT DE CLINIAS Lafage.
HIPPOLYTE (16 ans) Mlle Émilie Volet.


La scène est à Athènes, dans la maison de Clinias.


ACTE PREMIER


Une chambre dans la maison de Clinias ; à la gauche du spectateur, une table chargée de flacons et de fruits.


Scène première

CLINIAS, CLÉON, PARIS, tous trois couchés sur des lits autour de la table.
Paris, après un silence de quelques secondes.

Quoi ! ne trouvons-nous rien à dire, en nos cervelles,
Entre trois ?

Cléon.

Voulez-vous apprendre les nouvelles ?
Périclès…

Paris.

Périclès…Périclès ! À l’autre maintenant !

Cléon.

A fait accroire au peuple…

Paris.

A fait accroire au peuple…Ô l’homme surprenant
Qui s’inquiète encor de la chose publique,
Et croit nous divertir par de la politique !

Cléon.

Laisse-moi t’achever brièvement…

Paris.

Laisse-moi t’achever brièvement…Merci ;
Je ne veux pas savoir ce qu’on fait hors d’ici.
Buvons à nos amours !

Clinias.

Buvons à nos amours !Toujours la même histoire !
D’amours, je n’en ai pas.

Paris.

D’amours, je n’en ai pas.Eh bien, buvons pour boire.

Clinias.

Je n’ai pas soif.

Paris.

Je n’ai pas soif.Ni moi, mais la belle raison !
La soif vient en buvant lorsque le vin est bon.
Et toi, Cléon, non plus ? Oh ! les joyeux convives !
Foin des fronts soucieux et des coupes oisives !
Je boirai donc tout seul.
Je boirai donc tout seul.Après avoir bu.
Je boirai donc tout seul.Généreuse liqueur !
Ton vin, ô Clinias, est bon comme ton cœur.

Cléon.

Heureux qui peut en dire autant, et sans blasphème,
Pour le vin qu’il déguste ou pour l’ami qu’il aime !

Paris.

Certes ! — Nous possédons tous trois ce bonheur-là.
L’existence superbe et douce que voilà !
Comme, à l’écart des sots, et quoi qu’en ait l’envie,
De festins en festins s’écoule notre vie !
Pas de parents gênants ; personne à ménager ;
De l’or, et l’appétit qu’il faut pour le manger ;
Une amitié sans fin et des amours sans suite…
Qu’avait donc à pleurer le bonhomme Héraclite ?

Clinias.

C’est la centième fois que tu tiens ce propos,
Et je vais y répondre une fois en deux mots :
Cette existence douce et superbe m’ennuie ;
Je la trouve assommante ; et, pour changer de vie,
Je vais me tuer.

Paris et Cléon.

Je vais me tuer.Hein ?

Clinias.

Je vais me tuer. Hein ? C’est pour vous l’annoncer
Que ce matin chez moi je vous ai fait passer.

Cléon.

Hélas ! que dis-tu là ?

Clinias.

Hélas ! que dis-tu là ? Je dis que la ciguë
Donne une mort paisible et sans douleur aiguë,
Et que je veux la prendre après souper, ce soir.

Cléon.

À ce fatal projet il faut au moins surseoir.

Clinias.

Fatal projet, pourquoi ? La mort n’est effroyable
Que lorsqu’elle nous prend quelque bien regrettable ;

Mais moi, pour qui la vie est un long bâillement,
J’ai raison de mourir et dois mourir gaîment.
Rien ne vaut un regret dans tout ce que je quitte.

Paris.

Les dés, l’amour, la table ont pourtant leur mérite.

Clinias.

Je ne suis plus gourmand pour trop l’avoir été.
Et pour avoir trop ri, je n’ai plus de gaîté.
Les dés ne comptent plus puisque, joueur inerte,
Je ne m’émeus pas plus du gain que de la perte.
Les femmes… c’est toujours cette difformité
De beauté sans esprit, ou d’esprit sans beauté.

Paris.

Moi, je suis moins subtil. Quand une tête est belle,
Je ne m’informe pas du tout de sa cervelle.
Et je tiens celle-là quitte de tous bons mots
Dont l’œil est amoureux, amoureux le propos.

Clinias.

Je veux qu’a la beauté, moi, l’esprit soit en aide,
Et la sotte m’ennuie à l’égal de la laide.

Cléon.

Si l’amour ne t’est rien, du moins est-il permis
De croire que tu tiens compte de tes amis ?

Clinias.

Mes amis !… mais c’est vous, et vous ne m’aimez guère.
Je n’ai pas là-dessus de reproche à vous faire,
Car vous avez raison ; et je n’ai pas, je croi,
Beaucoup plus d’amitié pour vous que vous pour moi.

Paris.

Le mot est gracieux !

Cléon.

Le mot est gracieux ! Le sentiment, fort tendre !

Clinias.

Par des dehors polis à quoi bon nous surprendre ?
Voici plus de six mois que j’aspire au moment
De vous dire à tous deux tout cru mon sentiment.
Je le répète donc, nous ne nous aimons guères ;
Et, de fait, qu’avons-nous de commun, hors nos verres ?
Quelle fidélité nous sommes-nous fait voir ?
Quel service rendu ? confié quel espoir ?
Vous vous croyez unis, ô débauchés candides,
Par des chansons à boire et des bouteilles vides !
Beaux liens, par Pollux ! Apprenez en deux mots
Que l’amitié se fonde ailleurs qu’autour des pots.
Qui pense, après souper, à son voisin de table ?

Cléon.

Si notre compagnie est si désagréable,
Cherche d’autres amis, au lieu de te tuer.

Clinias.

Que des honnêtes gens je me fasse huer ?
Vous savez comme moi quelle loi nous rassemble ;
Car nous aurions mis fin à l’ennui d’être ensemble,
Si nous n’avions senti, chacun de son côté,
Que nous sommes réduits à notre intimité,
Que du doigt par la ville aux enfants on nous montre,
Et que comme une peste on fuit notre rencontre.

Paris.

Ne vas-tu pas mourir parce que des pédants,
Quand tu les saluais, t’auront fait voir les dents ?

Clinias.

Non pas ; mais, ennuyé de moi comme des autres,
Sachant, hélas ! par cœur mes bons mots et les vôtres,
Me trouvant si stupide au fond, que, sur ma foi,
Je ne connais que vous plus stupides que moi ;
Ayant goûté de tout, et n’ayant plus au monde
Nul objet désirable où mon espoir se fonde ;
Las du vice, et pourtant à ce point corrompu
Que je doute s’il est pire que la vertu,
Je m’en vais de la terre où plus rien ne m’amuse ;
Et Minos voudra bien accepter pour excuse
Que j’étais dégoûté de l’homme, et curieux
D’aller voir de combien en diffèrent les dieux.

Paris.

Imite-moi plutôt que mourir : à ton âge,
Je m’ennuyais aussi de mon libertinage
Je bus obstinément, et bientôt j’éprouvai
Que l’ennui s’écoulait avec le vin cuvé.

Clinias.

S’abrutir ou mourir ? c’est une même chose !
Nous prenons le remède à différente dose,
Chacun selon sa force ; et, par même raison
Que tu prenais du vin, je prendrai du poison.

Cléon.

Oui ; mais n’as-tu le choix que d’un moyen extrême ?
Ce qui te lasse, ami, me lasse tout de même.
Mais je ne me vais pas mettre à mort pour cela,
Ni non plus imiter l’éponge que voilà.
Je vais me marier.

Clinias.

Je vais me marier.C’est faire en homme sage ;
Ta nature, en effet, te poussait au ménage :

C’est ton lot ; tu naquis pour vivre chichement,
Et tes fils riront bien à ton enterrement.

Cléon.

Pourquoi ?

Clinias.

Pourquoi ? Le bien d’un ladre est une bonne prise.

Cléon.

Hein ? qu’entends-tu… ?

Clinias.

Hein ? qu’entends-tu… ? Je suis en humeur de franchise
Je dirai tout. J’entends que tu nous as fait voir
Un débauché fort sage à manger son avoir ;
Qu’en prenant part égale à nos réjouissances,
Tu t’en ménageais une inégale aux dépenses ;
Et qu’enfin tu n’as pas la seule qualité
Qui reste aux libertins, la générosité.
Nous voulons tous les deux nous retirer du vice,
Mais moi par lassitude, et toi par avarice ;
Nous ne pouvons donc pas prendre un même chemin,
Et j’en sors par la mort comme toi par l’hymen.

Cléon.

Je pourrais te répondre en d’autres circonstances ;
Mais il est plus pressant…

Clinias.

Mais il est plus pressant…Ah ! trêve aux remontrances :
Je sais tout ce qu’on peut me dire en pareil cas,
Et vous m’obligerez en ne le disant pas.

Cléon.

Quoi ! peut-on voir mourir un ami sans qu’on fasse
Tout pour l’en empêcher ? Toi-même, à notre place…

Clinias.

Je croirais sagement, et sans tant discourir,
Que si vous vous tuez, c’est qu’il vous plaît mourir ;
Qu’allant de votre gré dans la sombre demeure,
Vous avez vos raisons pour avancer votre heure ;
Qu’enfin c’est une chose évidente de soi
Qu’on doit permettre aux gens leur plaisir, quel qu’il soit.

Paris.

Si tu meurs par gaîté, je n’ai plus rien à dire.

Cléon.

C’est un amusement qu’on ne peut t’interdire.

Paris.

Tu préfères la mort à nous ? À ton souhait.

Cléon.

Nous nous consolerons d’un ami qui nous hait.

Clinias.

Vous le prenez tous deux ainsi qu’il le faut prendre.
À ce peu d’embarras j’étais loin de m’attendre,
Je vous en remercie, et pour remercîment
Je vous compte laisser mon bien par testament.

Cléon.

Généreuse amitié !

Clinias.

Généreuse amitié !Pour ce que je vous donne ?
Je n’ai pas de parents, et ne connais personne.
Une clause, d’ailleurs, que vous saurez bientôt,
Vous fera bien gagner à chacun votre lot ;
Vous ne me devrez rien.

Paris.

Vous ne me devrez rien.Quel homme !

Clinias.

Vous ne me devrez rien. Quel homme ! Assez d’affaire.
Montrons-nous jusqu’au soir plus fous qu’à l’ordinaire !
Ma résolution m’a rendu ma gaîté ;
Je me sens rajeuni : fêtons ma liberté !
Et toi, dieu sans mémoire, et qui veux qu’on oublie,
Bacchus, délivre-nous de la mélancolie,
Et fais, pour rappeler un jour de mon bon temps,
Que ces flacons soient pleins de rires éclatants !

Paris et Cléon.

À Bacchus !

Ils boivent.
Clinias.

À Bacchus ! Compagnons, une esclave d’Asie
Dont mon vieil intendant m’a donné fantaisie,
Et qu’il est ce matin parti pour m’acheter,
Va venir.

Paris.

Va venir.Par Vénus ! nous allons la fêter !

Clinias.

Pour jouer de la lyre elle est, dit-on, unique.

Cléon.

Boire est doux, mais plus doux est de boire en musique.

Clinias.

Elle a seize ans à peine ; elle danse à ravir.

Paris.

Le Sort plus à souhait ne pouvait nous servir.
La voici.



Scène II

Les Mêmes, L’INTENDANT, HIPPOLYTE.
L’Intendant.

La voici.Cher Seigneur, l’esclave.

Paris.

La voici. Cher Seigneur, l’esclave.Qu’elle est belle !

Cléon.

Admirable, en effet. — Combien te coûte-t-elle ?

L’Intendant.

Un talent.

Cléon.

Un talent.Un talent ! c’est cher.

Paris.

Un talent. Un talent ! c’est cher.Tant de beauté
À trop haut prix d’argent peut-il être acheté ?
Vois ces pieds si mignons, cette main si petite ?
Comment la nommes-tu, Callimaque ?

L’Intendant.

Comment la nommes-tu, Callimaque ? Hippolyte.

Cléon.

Quel est son pays ?

L’Intendant.

Quel est son pays ? Chypre.

Cléon.

Quel est son pays ? Chypre.Endroit deux fois divin

Qui produit Hippolyte et produit le bon vin !
Mais un talent, pourtant, qui vaut soixante mines…

Paris.

Mais dis-moi quels cheveux plus noirs tu t’imagines !
Quels yeux plus languissants… s’ils n’étaient pas baissés !
— Levez-les donc, la belle ?

Clinias.

— Levez-les donc, la belle ?Allons, c’en est assez.
Remets-la, Callimaque, aux mains accoutumées.
Qu’on la pare de fleurs, de robes parfumées,
Et qu’on nous la ramène.

L’intendant sort avec Hippolyte.



Scène III

PARIS, CLINIAS, CLÉON.
Clinias.

Et qu’on nous la ramène.Eh bien, elle vous plaît ?

Paris.

On n’en peut inventer de plus belle à souhait.

Clinias.

Vous apprendrez sans peine alors sous quelle clause
De ma succession mon testament dispose :
C’est que vous lui ferez la cour concurremment,
Et que pour héritier j’écrirai son amant.

Cléon.

Tu nous donnes pour juge une petite fille ?

Clinias.

Il me plaît.

Paris.

Il me plaît.Une enfant qui sort de la coquille !
Une sotte !

Clinias.

Une sotte ! Tout juste.

Paris.

Une sotte ! Tout juste.Et, pour peu que mon né
Ne soit pas de son goût, me voilà ruiné ?

Clinias.

Tu l’as dit.

Cléon.

Tu l’as dit.Je serai riche ou pauvre, à sa guise,
Pour un peu plus ou moins que j’ai de barbe grise ?

Clinias.

Sans doute.

Cléon.

Sans doute.C’est absurde, et nous aimons bien mieux
Que tu fasses toi-même un choix entre nous deux.

Clinias.

Je suivrai, s’il vous plaît, mon goût et non le vôtre.
N’ayant pas d’amitié pour l’un plus que pour l’autre,
Je serais à choisir dans un grand embarras,
Et j’en sors à ma gloire en ne choisissant pas.

Paris.

Plutôt que nous remettre à ce fol arbitrage,
Fais un partage égal entre nous.

Clinias.

Fais un partage égal entre nous.Un partage ?
Que la chose aille avec cette simplicité ?
Que vous avez mon bien sans l’avoir acheté ?
Non pas.

Cléon.

Non pas.Trouves-tu donc si peu de récompense
À faire des heureux ? et la reconnaissance…

Clinias.

La vôtre est ambiguë, et, sans être exigeant,
Je n’en aurais pas là, je crois, pour mon argent.
Gardez-en pour ailleurs l’incertaine monnaie :
Moi, je veux être sûr du plaisir que je paie.

Paris.

Quel plaisir est-ce donc que tenir en suspens ?…

Clinias.

Celui, mes bons amis, de rire à vos dépens.
Car imaginez-vous rien de plus ridicule
Que de vieux écoliers rendus à la férule,
Forcés, quoi qu’ils en aient, et malgré leur dépit,
D’applaudir un tendron des sottises qu’il dit,
Et, pour en conquérir les faveurs disputées,
Ramenant au combat leurs grâces éreintées ?

Paris.

Et tu crois que je vais te servir de bouffon ?

Clinias.

J’en suis sûr. Mais attends pour me connaître à fond.
Je me promets de vous un plus grave spectacle ;
Je veux que, rencontrant l’un dans l’autre un obstacle,
Tous deux âpres au gain, sur la proie acharnés,

Dans de honteux débats vous soyez entraînés ;
Qu’enfin cette amitié, qui semble inébranlable,
Tombe du premier choc ainsi qu’un mur de sable,
Et que vous demeuriez tous les deux ennemis
Du dernier compagnon qui vous était permis.

Paris.

Que t’avons-nous donc fait ?

Cléon.

Que t’avons-nous donc fait ? Oui, c’est une vengeance.

Clinias.

Tu l’as dit. Vous avez surpris mon innocence
Au seuil du bon chemin que déjà je suivais,
Et m’avez sans respect poussé dans le mauvais.
Grâce à vous, ma fierté native s’est flétrie ;
Vous l’avez froidement tournée en raillerie,
Et mon honneur, tremblant sous votre cuisant fouet,
À force de se taire, est devenu muet !
Grâce à vous, la débauche, effroyable maîtresse
Qui vieillit promptement tous ceux qu’elle caresse,
Et ne les lâche plus quand elle les a pris,
Enveloppe mon cœur de ses mille replis,
Et sa séduction, par le dégoût suivie,
Me rend enfin la mort meilleure que la vie.
C’est pourquoi je me venge autant que je le puis.
Vous avez fait de moi le méchant que je suis ;
Ne vous plaignez donc pas si, dans ma gratitude,
Je vous veux, en mourant, léguer la solitude.

Paris.

Quel serpent avons-nous réchauffé dans nos seins !
Tu ne jouiras pas de tes méchants desseins ;
Nous refusons ton legs… non pas qu’on se soucie
De ta haine impuissante et de ta prophétie,

Mais parce qu’il serait honteux de te devoir,
Après un mépris tel que tu nous l’as fait voir.

Clinias.

Refuses-tu, Cléon ?

Cléon.

Refuses-tu, Cléon ? Je serais sans excuse
De ne refuser pas, lorsque Paris refuse.

Clinias.

Peut-être verrez-vous la chose d’un autre œil
Quand vous aurez cuvé ce magnifique orgueil.
Mais ayez bien ceci présent à la mémoire,
Que ma succession ressemble à la victoire,
Qu’on ne la gagne pas sans combat hasardeux,
Et que, pour un combat, il faut être au moins deux.
C’est pourquoi l’un de vous, acceptant seul ma clause
N’aurait rien à prétendre au bien dont je dispose
Et j’en aimerais mieux enrichir le public.
Cela dit, consultez entre vous.

Il sort.



Scène IV

CLÉON, PARIS.
Paris.

Cela dit, consultez entre vous.Basilic !
Vipère ! faux ami ! mauvais cœur ! vile engeance !
Je te méprise aussi ! Voyez-vous l’insolence ?
Vouloir nous abaisser au rôle d’histrions !

Cléon.

Et ne pas s’en cacher, sûr que nous consentions !

Paris.

Mais ses méchancetés tournent à notre gloire,
Et c’est le plus brillant endroit de notre histoire :
Je n’ai pas réfléchi !

Cléon.

Je n’ai pas réfléchi ! Je n’ai pas hésité !

Paris.

L’honneur a parlé seul, et seul fut écouté.
C’est bien, Cléon ! c’est beau ! c’est grand et magnanime !
Mon amitié pour toi s’accroît de mon estime.

Cléon.

Nous perdons un ami, mais sa perte nous sert
À nous rendre tous deux l’un à l’autre plus cher.

Paris.

Resserrons donc ces nœuds que Clinias croit rompre,
Et montrons-lui des cœurs que rien ne peut corrompre.

Cléon.

Ce sera dignement répondre à ses mépris.

Paris.

Embrassons-nous, Cléon.

Cléon.

Embrassons-nous, Cléon.Embrassons-nous, Paris.

Paris.

Va, garde ton argent, Clinias ; ta richesse
Ne pourrait nous donner un tel moment d’ivresse.

Cléon.

Auprès du pur bonheur d’une belle action,
Que sont trois cents talents de ta succession ?

Paris.

Trois cents ?

Cléon.

Trois cents ? Trois cents talents.

Paris.

Trois cents ? Trois cents talents.Le triple de mes dettes !

Cléon.

Laisse à tes créanciers calculer ces sornettes.

Paris.

Je ne me doutais pas de toute ma vertu.
Peste ! trois cents talents !

Cléon.

Peste ! trois cents talents ! T’en repentirais-tu ?

Paris.

Fi donc, Cléon ! — Et toi ?

Cléon.

Fi donc, Cléon ! — Et toi ? Moi ! que le Ciel m’en garde !
C’est toi seul, cher ami, que ce refus hasarde ;
Et que tes créanciers soient satisfaits ou non,
Ce n’est certes pas moi qu’ils mettront en prison…

Paris.

Tiens, je n’y pensais plus.

Cléon.

Tiens, je n’y pensais plus.Bon ! jamais tu n’y penses.
N’ont-ils pas obtenu contre toi deux sentences ?

Paris.

On le dit.

Cléon.

On le dit.Eh bien donc ?

Paris.

On le dit. Eh bien donc ? Eh bien ?

Cléon.

On le dit.Eh bien donc ? Eh bien ? Si Clinias
Par ses conditions ne nous outrageait pas,
Tu sortirais d’affaire avec son héritage,
Tu serais libre !

Paris.

Tu serais libre ! Libre ! oui ; mais il nous outrage !

Cléon.

Sans doute ; car enfin c’est pour nous bafouer
Qu’il nous donne ce rôle amoureux à jouer…
Et l’amour, en effet, est grotesque à notre âge.

Paris.

Nullement ! Tu ferais très bien ton personnage.
Ton œil est vif, ton air dégagé, sans apprêt,
Et ce n’est pas de toi que Clinias rirait.

Cléon.

Ma foi ! de toi non plus : jamais, qu’il m’en souvienne,
Je n’ai vu de fraîcheur comparable à la tienne.
Je ne sais, mais tu prends de l’âge sans vieillir.

Paris.

Toi, plus heureux encor, tu sembles embellir.

Cléon.

Mais alors, nous pourrions, sans être ridicules…

Paris.

Sans doute ! ce n’est pas l’objet de mes scrupules.

Cléon.

Et quoi donc ?

Paris.

Et quoi donc ? C’est qu’il semble assez ignoble et bas
De feindre pour de l’or un amour qu’on n’a pas.

Cléon.

Ma foi ! moi, j’aimerais volontiers Hippolyte ;
Elle a l’œil noir.

Paris.

Elle a l’œil noir.Très noir !… l’épaule d’Aphrodite !

Cléon.

La main comme une enfant !

Paris.

La main comme une enfant ! Le col fin, le bras rond.

Cléon.

Une taille de nymphe !

Paris.

Une taille de nymphe ! Et le plus joli front !

Cléon.

Quelle conquête, hélas ! nous perdons !…

Paris.

Quelle conquête, hélas ! nous perdons !…Quel dommage
Qu’à nous en abstenir la fierté nous engage !

Cléon.

Peut-être en pareil cas des gens moins orgueilleux
Ne renonceraient pas si vite à de tels yeux…
Ils se diraient, peut-être avec quelque justesse,
Qu’il faut mettre en amour moins de délicatesse,

À l’objet de ses vœux courir par tout chemin,
À travers le devoir et le respect humain,
Franchir tout, fouler tout, et, pourvu qu’on arrive,
Ne pas s’inquiéter, quelque mal qui s’ensuive.

Paris.

C’est aussi ma maxime, et, pour des yeux moins doux,
Je me suis fait jadis cent fois rouer de coups.

Cléon.

Sur quoi ces raisonneurs te répondraient sans doute
Que, si tu t’es risqué jadis coûte que coûte,
Tu serais un grand fou lorsqu’il n’en coûte rien…

Paris.

C’est vrai !

Cléon.

C’est vrai ! Lorsque tu peux même gagner du bien…

Paris.

C’est vrai !

Cléon.

C’est vrai ! Que refuser dans cette conjoncture,
Ce serait de l’honneur dépasser la mesure :
Qu’en scrupules surtout la saine raison veut
Qu’on fuie également le trop et le trop peu.

Paris.

Que, si l’un n’est pas beau, l’autre est une sottise.

Cléon.

Que nous sommes des sots enfin…

Paris.

Que nous sommes des sots enfin…Qu’y faire ?

Cléon.

Que nous sommes des sots enfin… Qu’y faire ? Avise !

Paris.

Nous rétracter… c’est dur !

Cléon.

Nous rétracter… c’est dur ! Oui ; mais, au demeurant,
On aggrave sa faute en y persévérant.

Paris.

Eh bien, peut-être, alors, vaut-il mieux, à ce compte…

Cléon.

Certes ! — Tu m’as sauvé d’une mauvaise honte.

Paris.

C’est toi dont les conseils bien plutôt, cher ami,
M’ont dans le vrai chemin sagement affermi.

Cléon.

Je m’apprêtais, sans toi, des regrets pour la vie.

Paris.

Sans toi, ma liberté m’allait être ravie.

Cléon.

Qu’un conseiller prudent est un bien précieux !

Paris.

Cléon, viens dans mes bras, et rendons grâce aux dieux.



Scène V

Les Mêmes, CLINIAS.
Clinias.

Êtes-vous décidés ?

Cléon, très vite.

Êtes-vous décidés ? Paris croit…

Paris, de même.

Êtes-vous décidés ? Paris croit…Cléon pense…

Cléon.

Que nous avons trop loin poussé la conscience…

Paris.

Que l’on doit fuir en tout l’exagération…

Clinias.

Bref, vous vous résignez à ma succession.

Cléon.

L’exemple de Paris fut toujours mon précepte.

Paris.

Puis-je n’accepter pas, lorsque Cléon accepte ?

Clinias.

Touchante confiance en l’honneur d’un ami !

Paris, à part.

Le cher Cléon n’est pas hypocrite à demi.

Cléon, à part.

Ce renard de Paris est plus fin qu’il ne semble.

Clinias.

Voyez comme on s’éclaire à réfléchir ensemble !
Or çà donc, vous allez, puisque c’est convenu,
Vous disputer la fille avec mon revenu ?

Cléon.

Oui, mais je crains Paris ; je sais comme il procède,
Et que, pour son amour, c’est son argent qui plaide.

Paris.

Bon ! pour cette éloquence il se sent enroué.

Clinias.

Il sera défendu de tenter Danaé.

Cléon.

Comme il importe aussi de cacher à l’esclave
Qu’elle tient en ses mains un intérêt si grave,
De peur que la friponne, étant juge absolu,
N’aille prévariquer et taxer son élu…

Paris.

Je promets le secret.

Cléon.

Je promets le secret. Moi de même.

Clinias.

Je promets le secret. Moi de même. Silence !
Elle vient.



Scène VI

Les Mêmes, HIPPOLYTE.
Clinias.

Elle vient. Quel effroi dans cette contenance !
As-tu peur des désirs qu’excitent tes appas ?
Sois belle hardiment, ma fille, et ne crains pas
Que, si quelqu’un de nous trouve beau ton visage,
Il t’impose ses vœux de par ton esclavage.

Hippolyte.

Votre intendant, Seigneur, parlait différemment.

Clinias.

C’est qu’alors il mentait.

Hippolyte.

C’est qu’alors il mentait. Chassez-le donc s’il ment !
Car une peine est due à ce faux interprète
Pour les vils sentiments que sa bouche vous prête.

Clinias.

Voyons par quels discours le traître m’a vendu.

Hippolyte.

C’est déjà trop, Seigneur, de l’avoir entendu.
Qu’une autre cède après un tel préliminaire ;
Mais, moi, je ne suis pas une esclave ordinaire.

Clinias.

Ta beauté…

Hippolyte.

Ta beauté… Ce n’est pas ma beauté que j’entends.
Je suis de Chypre, et dois le jour à des parents
Qui me préféreraient morte à déshonorée.
Le Sort, non la naissance, en vos mains m’a livrée :
Des pirates crétois m’ont enlevée hier,
Quand je me promenais seule au bord de la mer…
Mais à la mort plutôt je me suis résolue,
Qu’à la condition d’esclave dissolue.

Paris, à part.

Elle est niaise, bon ! Réglons-nous là-dessus.

Clinias.

Vos noirs pressentiments se vont trouver déçus :
Apprenez, pour avoir votre pudeur à l’aise,
Qu’on ne veut vous contraindre à rien qui vous déplaise.
Ainsi remettez-vous de vos craintes sur moi,
Et, pour l’heure, écoutez quel sera votre emploi.
Voici deux… jeunes gens, dont chacun s’imagine
Vaincre l’autre d’esprit comme de bonne mine ;
Ils en ont fait gageure, et tous deux ont voulu
Que l’heureux vainqueur soit qui mieux vous aura plu.
Prêtez-leur donc l’oreille en toute complaisance.
D’ailleurs, comme il nous faut ce soir votre sentence,
Vous n’aurez pas longtemps à supporter leur cour,
Et l’ennui, si c’en est, ne durera qu’un jour.
Je vous laisse avec eux.

Il sort.



Scène VII

HIPPOLYTE, CLÉON, PARIS.
Hippolyte.

Je vous laisse avec eux. Oh ! le digne jeune homme !

Cléon.

Pour sa délicatesse Athènes le renomme.

Hippolyte.

Mon destin se relâche un peu de sa rigueur ;
Car, pour avoir un maître, où le trouver meilleur ?

Paris.

Un maître à vous, Madame, à vous dont le sourire,
Sur quiconque vous voit établit votre empire !
Si quelqu’un doit ici pleurer sa liberté,
Ce n’est pas vous…

Cléon.

Ce n’est pas vous… C’est moi, dans vos fers arrêté.

Paris, à part.

Est-il fade !

Cléon.

Est-il fade ! Croyez que votre servitude,
Laissant votre âme libre, est encor la moins rude.
Lorsque la mienne hélas !…

Paris.

Lorsque la mienne hélas !…S’étendant sur mon cœur,
M’ôte jusqu’au pouvoir de haïr mon vainqueur.

Cléon, à part.

Joli !
Joli !Haut.
Joli !Si mon étoile, une fois favorable,
Faisait tant que mon cœur vous parût acceptable…

Paris.

Si mon astre natal, une fois bienfaisant,
Me donnait de ne pas vous sembler déplaisant…

Cléon.

Je voudrais entourer votre chère existence
De prodigalités et de magnificence…

Paris.

Je vous entourerais de soins si délicats,
Que de m’avoir choisi vous ne gémiriez pas…

Cléon.

Bijoux, fêtes, enfin tout ce qu’aime une femme,
Vous l’auriez…

Paris.

Vous l’auriez…Vous auriez tous les trésors de l’âme.

Hippolyte, à part.

Quelle émulation ! Qu’ont-ils donc parié ?

Paris.

Je vivrais pour vous seule, et, du monde oublié,
Je voudrais, dans un coin ignoré de la terre,
De nos belles amours dérober le mystère…

Cléon.

Moins pasteur que Paris, je voudrais, au rebours,
À la barbe des gens étaler nos amours,
Les promener partout, triomphantes et folles…

Paris.

Oh ! tu fus de tout temps généreux en paroles.

Cléon.

Quant à toi, j’en conviens, c’est la première fois
Que je t’entends louer le mystère et les bois.

Paris.

Si vous vous confiez, Madame, à sa promesse…

Cléon.

Si vous croyez un mot de sa délicatesse…

Paris.

Vous vous étonnerez de n’en voir sortir rien…

Cléon.

Sachez que ce berger est le plus grand vaurien !

Paris.

Ah ! c’est ainsi ?… Sachez que ce prodigue est l’homme
Le plus sage qui soit et le plus économe.

Cléon.

Certes on ne me voit pas, comme toi, sans raison
De festins monstrueux encombrer ma maison…

Paris.

Mais, lorsque par hasard j’en encombre la mienne,
Aux monstrueux festins tu prends ta part sans peine.

Cléon.

Il se peut ; mais du moins je ne reproche pas
Ce qu’à mes compagnons je donne de repas.

Paris.

Ce seraient eux plutôt qui t’en feraient reproche !
Des repas dont jamais l’abondance n’approche ;
Quatre ou cinq méchants plats en forme de brouet,
Et pour les arroser du vin de cabaret…

Cléon.

C’est trop fort à la fin !

Paris.

C’est trop fort à la fin ! Si bien que ta cuisine
Semble l’affreux séjour de déesse Famine !
Nous sortions plus à jeun que nous n’étions venus.

Cléon.

Tais-toi.

Paris.

Tais-toi. Fi ! la colère est l’arme des vaincus ;
Accable-moi plutôt, sans jeter feux et flammes,
Sous un éboulement de grosses épigrammes.

Cléon.

La matière est féconde…

Paris.

La matière est féconde… Agite tes grelots.

Cléon.

Je crois…

Paris.

Je crois… Sois libéral au moins de tes bons mots.

Cléon.

Sans doute, cher Paris…

Paris.

Sans doute, cher Paris… Tu dois en être riche
Depuis un si long temps que tu t’en montres chiche.

Cléon.

À tes dépens on peut rire aussi…

Paris.

À tes dépens on peut rire aussi…J’y consens,
Puisque tu ne peux rien faire qu’à mes dépens !
Allons, ris si tu peux…

Cléon.

Allons, ris si tu peux… Ah ! tu veux que je rie ?
Sachez donc que ce flux de grosse raillerie
Lui vient de Clinias, et qu’il n’est pas confus
De lui prendre les mots dont il ne se sert plus,
Comme un valet galant la défroque du maître.
Voilà mon épigramme, à moi… J’ai ri !

Paris, à part.

Voilà mon épigramme, à moi… J’ai ri ! Le traître !
Haut.
Pour les pauvres toujours les riches sont voleurs !

Cléon.

Celui-ci t’appartient… les autres sont meilleurs.

Paris.

Si j’emprunte des mots, tu ne serais que sage
D’emprunter à quelqu’un de moins laid un visage.
Quels yeux ! quel front ! quel nez !

Cléon.

Quels yeux ! quel front ! quel nez ! Oui-dà, te crois-tu mieux ?
Voyez cet Adonis ! quel nez ! quel front ! quels yeux !…

Paris.

Quoi qu’il en soit, Cléon, ménage tes injures.

Cléon.

Est-ce qu’on peut jamais t’en dire de trop dures ?

Paris.

Sais-tu que mon défaut n’est pas d’être endurant ?

Cléon.

Sais-tu que ton courroux m’est fort indifférent ?

Paris.

Prends garde !

Hippolyte, à part.

Prends garde ! Allons chercher quelqu’un qui les sépare.

Elle sort.
Paris.

Sac d’écus !

Cléon.

Sac d’écus ! Sac à vin !

Paris.

Sac d’écus ! Sac à vin ! Vieux ladre ! vieil avare !

Cléon.

Vieil ivrogne !

Paris.

Vieil ivrogne ! Silence ! ou je te romps les os.

Cléon.

Va, je ne te crains pas, j’ai bon bras !…

Paris.

Va, je ne te crains pas, j’ai bon bras !… Et bon dos.



Scène VIII

Les Mêmes, CLINIAS.
Clinias.

Battez-vous sur la proie ! arrachez-vous la somme
Bien : raffermissez-moi dans le mépris de l’homme.

Tous deux, à part.

Clinias !

Cléon.

Clinias ! Tu me vois…

Clinias.

Clinias ! Tu me vois… Je te vois interdit
D’accomplir aussitôt ce que j’avais prédit.
Continuez, allons !

Cléon.

Continuez, allons ! Tu nous fais injustice
De nous croire tournés vers un but d’avarice.

Clinias.

Et qui vous a poussés dans cet emportement,
Si ce n’est l’intérêt ?

Paris.

Si ce n’est l’intérêt ? Qui ? l’amour.

Clinias.

Si ce n’est l’intérêt ? Qui ? l’amour. Ah ! vraiment ?

Cléon.

Oui, l’amour ! Hippolyte est charmante, et je l’aime.

Paris.

Nous l’aimons.

Clinias.

Nous l’aimons. Et de là cette fureur extrême ?

Paris.

Sans doute.

Clinias.

Sans doute. Le détour n’est pas trop maladroit,
Mais ce n’est pas à vous de vous moquer de moi.

Cléon.

Nous ne nous moquons pas…

Paris.

Nous ne nous moquons pas… L’esclave est adorable :
Si donc nous l’adorons, qu’est-ce là d’incroyable ?

Clinias.

Voilà qui va fort bien… un libertin blasé,
D’un véritable amour se prétend embrasé !

Cléon.

Libertin… justement : l’habitude du vice
Nous livre sans défense aux yeux d’une novice ;
Fais donc attention, mon cher, que jusqu’ici
La courtisane fut notre unique souci,

Et que nous ne savons par nulle expérience
De quelles voluptés est pleine l’innocence !

Clinias.

C’est vrai, pourtant !

Paris.

C’est vrai, pourtant ! Qu’un front où brille la candeur,
Et qu’un maintien confus promettent de bonheur,
Et sont forts à troubler, par leurs grâces tremblantes,
Un homme habitué chez les femmes galantes !

Clinias.

Vous parlez de bon sens, vraiment, et vos discours
Me persuaderaient presque de vos amours.
Quoi ! de vos cœurs éteints une simple mortelle
A pu faire jaillir encore une étincelle !
Bienheureux garnements en qui tout n’est pas mort.
Vous valez mieux que moi, vous pouvez vivre encor !

Paris.

Et même assez longtemps.

Clinias.

Et même assez longtemps. Quelle étrange puissance
Est-ce donc que les dieux mettent dans l’innocence ?

Paris.

Les dieux te le diront, mon cher, c’est leur secret.

Cléon.

Les dieux n’y sont pour rien ; Hippolyte a tout fait.

Clinias.

Vous transformer ainsi ? quelle magicienne !
Il faut que je la voie et que je l’entretienne ;

Et si ce beau portrait par vous n’est pas flatté,
Je lui veux faire un don…

Cléon.

Je lui veux faire un don… Lequel ?

Clinias.

Je lui veux faire un don… Lequel ? La liberté !

Cléon.

L’affranchir ? — ô Plutus ! voyez comme il gaspille !
Une fille si chère !

Paris.

Une fille si chère ! Une si belle fille !

Cléon.

C’est un talent de moins dans ta succession.

Paris.

Il veut faire en sa vie une belle action.

Clinias.

Moi ? — Celle qui vous a tous deux séduits doit être
Une femme pour tous dangereuse à connaître.
Je la veux affranchir pour que sur mes neveux
Elle exerce à son gré le charme de ses yeux ;
Que, loin de leur foyer domestique, elle entraîne
Tous les fils de famille à sa voix de sirène,
Et pousse incessamment mes chers concitoyens
À perdre leur santé, leur repos et leurs biens…
Je l’affranchis, enfin, parce qu’elle est funeste,
Et que, si je pouvais, j’affranchirais la peste.
À l’œuvre donc ! — Cherchons l’esclave, et de ce pas,
La courons affranchir devant les magistrats.
Venez !

Cléon.

Venez ! Tu peux sans nous gaspiller ta fortune ;
Quant à moi, je ne sors jamais qu’au clair de lune.

Clinias.

Ah !

Paris.

Ah ! S’il n’est pas midi, certes il n’en est pas loin,
Et le soleil et moi ne nous fréquentons point.

Clinias.

Vous craignez de gâter votre teint, j’imagine ?
Pour moi, qui ne veux pas séduire Proserpine,
Je m’en vais bravement m’exposer au grand jour.
Adieu ! fraternisez jusques à mon retour.

Il sort.



Scène IX

CLÉON, PARIS.
Paris.

Il nous nargue, Cléon. Consens-tu qu’il nous croie
Ennemis par son fait et qu’il en ait la joie ?

Cléon.

Nous ennemis, Paris ? pour quelques mots !… fi donc !
On m’a souvent drapé de bien autre façon !

Paris.

D’ailleurs je n’ai parlé que par plaisanterie
De ta lésine.

Cléon.

De ta lésine. Et moi, de ton ivrognerie.

Paris.

Je n’en crois pas un mot dans le fond.

Cléon.

Je n’en crois pas un mot dans le fond. Moi non plus.

Paris.

Certes de ton argent tu ne fais pas abus ;
Mais dans l’occasion tu montres ta largesse.

Cléon.

Tu bois souvent sans soif, mais point jusqu’à l’ivresse.

Paris.

Je veux louer partout ta générosité.

Cléon.

Je ne douterai plus de ta sobriété.

Paris.

Que rien donc n’interrompe une amitié si belle.

Cléon.

Oublions la discorde…

Paris.

Oublions la discorde… Et de notre querelle
Viens noyer la mémoire au cabaret du coin.

Cléon.

Mais… je n’ai pas ma bourse…

Paris.

Mais… je n’ai pas ma bourse… Il n’en est pas besoin.
Je paierai.

Cléon.

Je paierai. Non… je suis honteux…

Paris.

Je paierai. Non… je suis honteux… Viens sans vergogne !
À part.
Voilà de mon vilain !

Cléon, à part.

Voilà de mon vilain ! Voilà de mon ivrogne !

Ils sortent.


ACTE DEUXIÈME


Même décor.



Scène I

HIPPOLYTE, CLINIAS.
Clinias.

Non, de grâce, parlons d’autre chose.

Hippolyte.

Non, de grâce, parlons d’autre chose.Eh ! Seigneur,
De quoi puis-je parler, sinon de mon bonheur ?

Clinias.

Je ne mérite pas…

Hippolyte.

Je ne mérite pas… Que je vous remercie ?
Vous m’entendrez pourtant, malgré la modestie.

Clinias.

C’est trop…

Hippolyte.

C’est trop…Résignez-vous, ne pouvant l’empêcher.
De mon bonheur faut-il que je m’aille cacher !

Clinias, à part.

Tant de reconnaissance à la fin m’embarrasse.

Hippolyte.

Comme selon nos cœurs tout prend une autre face !
Ce palais, qui m’avait paru triste à l’abord,
Est charmant à présent que j’ai changé de sort ;
Et depuis que je peux rentrer dans ma patrie,
Il semble que le ciel d’Athènes me sourie.

Clinias, à part.

Elle ne paraît pas trop sotte en vérité !
Haut.
Quel emploi ferez-vous de votre liberté ?

Hippolyte.

Je partirai demain pour Chypre.

Clinias.

Je partirai demain pour Chypre.Quoi ! si vite ?

Hippolyte.

Ma mère pleure.

Clinias.

Ma mère pleure.Oui-dà ! votre mère, Hippolyte ?
N’est-il pas là-dessous quelque gentil amant
Qu’il ne vous fâche pas de revoir promptement ?

Hippolyte.

Non, Seigneur.

Clinias.

Non, Seigneur.Sur ce point les filles sont discrètes ;
Mais Chypre est, je le sais, un pays d’amourettes…

Hippolyte.

Alors vous en savez plus que moi.

Clinias.

Alors vous en savez plus que moi.Bon ! tant mieux !
Tant mieux pour mes amis qu’ont enflammés vos yeux.

Hippolyte.

Vous vous moquez de moi ?

Clinias.

Vous vous moquez de moi ? Jamais je n’en impose.
Ils m’ont, chacun à part, recommandé leur cause :
Et je dois vous prier, pour suivre ma leçon,
De voir toute la grâce et tout l’esprit qu’ils ont.

Hippolyte.

C’est tout vu.

Clinias.

C’est tout vu.Quel coup d’œil ! Eh bien, que vous en semble ?

Hippolyte.

Mais ce sont vos amis, cher Seigneur, et je tremble…

Clinias.

Parlez d’eux comme si je ne les aimais pas.

Hippolyte.

Pour être franche, alors je les trouve un peu…

Clinias.

Pour être franche, alors je les trouve un peu…Fats ?

Hippolyte.

Non, ce n’est pas le point.

Clinias.

Non, ce n’est pas le point.Et quoi donc ? malhonnêtes ?

Hippolyte.

Non, je les trouve un peu… Comment dire ?

Clinias.

Non, je les trouve un peu… Comment dire ? Un peu bêtes ?

Hippolyte.

Non, le terme est trop dur, Seigneur ; tout leur défaut
Est de ne pas avoir autant d’esprit qu’il faut
Pour en avoir assez ; et c’est vraiment dommage :
Car s’ils en avaient plus, ils en feraient usage ;
Et ce que l’on regrette en leurs menus propos
N’est pas le bon vouloir de dire de bons mots.

Clinias.

Fort bien ! et leur visage ?

Hippolyte.

Fort bien ! et leur visage ? En exacte justice,
Il leur a déjà fait, je crois, trop de service
Pour que l’on soit surpris de ce qu’il est usé.

Clinias, à part.

Ces imbéciles-là ne m’ont pas abusé.
L’agréable maîtresse !
L’agréable maîtresse ! Haut.
L’agréable maîtresse ! Ainsi, cette gageure ?

Hippolyte.

Ils sont tous deux égaux d’esprit et de tournure.

Clinias.

À ces deux malheureux je vais donc annoncer
Qu’à l’espoir de vous plaire il leur faut renoncer ?

Hippolyte.

Absolument.

Clinias.

Absolument.Le coup leur en sera bien rude.

Hippolyte.

Bon ! de tels compliments n’ont-ils pas l’habitude ?

Clinias.

Ils en ont essuyé sans être plus confus ;
Mais comme assurément la douleur d’un refus
Se mesure aux attraits de celle qui le donne,
Ils n’en ont pu subir un si dur de personne !

Hippolyte.

Seigneur !

Clinias.

Seigneur ! Non, tant de grâce et d’aimable gaîté
Jamais ne s’est vu joint avec tant de beauté ;
On ne sait plus par où vous charmez, et l’on doute
Si c’est par ce qu’on voit ou par ce qu’on écoute.

Hippolyte.

Seigneur !

Clinias, à part.

Seigneur ! J’étais bien fou de chercher autre part
De quoi me divertir avant le grand départ !

Mieux que mes deux marauds cette belle rieuse
Adoucira mon heure et la fera joyeuse…
Et qui sait ? si j’en crois son œil vif et mutin,
Je pourrai vivre encor jusqu’à demain matin !

Hippolyte.

Vous méditez, Seigneur ?

Clinias.

Vous méditez, Seigneur ? Sur un sujet très grave.
Je regrette le temps où vous étiez esclave.

Hippolyte.

Ah ! Seigneur, d’un bienfait doit-on se repentir ?

Clinias.

Peste soit du bienfait qui vous laisse partir !
Que n’ai-je encor le droit, ce droit qu’à la légère
J’ai quitté, de vous voir toujours ma prisonnière !
Ah ! que s’il était temps, vous n’emporteriez pas
Loin de mon cœur charmé tant d’esprit et d’appas !

Hippolyte.

Vous vous calomniez par trop de flatterie.

Clinias.

Non ; que je sois pendu si c’est galanterie !
Je voudrais vous pouvoir retenir en ces lieux,
Car, — écoutez-moi bien, je suis très sérieux : —
Je vous aime !

Hippolyte.

Je vous aime ! Aussi vous ? C’est donc que je vous aime !
Est pour les Athéniens le compliment suprême ?

On rencontre une femme, et, pour louer ses yeux,
On n’a d’autres moyens que s’en dire amoureux ?
À Chypre, mon pays, jamais on n’exagère,
Et nous aimons surtout un compliment sincère.

Clinias.

Parlons donc franchement ; je l’aime mieux aussi,
Et suis las de jouer à l’amoureux transi.
Je vous avouerai donc, et d’un cœur véritable,
Que, sans vous aimer fort, je vous vois fort aimable ;
Et, si vous me rendiez un peu ce sentiment,
Jamais vous n’auriez eu de plus commode amant.

Hippolyte, à part.

Qu’entends-je ?

Clinias.

Qu’entends-je ? Je suis fait peut-être de manière
À n’avoir pas besoin d’être riche pour plaire,
Et je suis cependant plus riche et généreux
Que ne le fut jamais un barbon amoureux.
Mes palais, mes trésors seront votre partage ;
Et si, par un hasard, je mourais avant l’âge,
Quelque legs opulent, splendide souvenir,
Vous ferait à jamais un tranquille avenir.
D’ici là, le plaisir, sans quoi tout est chimère,
Embellirait vos jours…

Hippolyte.

Embellirait vos jours…Où donc es-tu, ma mère ?

Clinias.

Votre mère est trop loin pour en apprendre rien.

Hippolyte.

Oui, je vois que je suis bien seule et sans soutien.

Allez, Seigneur, allez, poursuivez votre offense,
Sûr que personne ici ne prendra ma défense.

Clinias, à part.

Hein ?

Hippolyte.

Hein ? Hélas ! si quelqu’un eût osé m’outrager,
C’est sur vous que j’aurais compté pour me venger.
De revoir mon pays vous devant l’assurance,
Je croyais simplement, dans ma reconnaissance,
Que vous m’accorderiez votre protection,
Pour honorer en moi votre bonne action.

Clinias, à part.

Me serais-je trompé ?

Hippolyte.

Me serais-je trompé ? Jusqu’où va cet outrage !
Vous m’insultez malgré ma faiblesse et mon âge,
Vous m’insultez malgré ces liens, chers à tous,
La sainte parenté du bienfait entre nous ;
Enfin, honte plus grande, impiété plus haute !
Vous m’insultez chez vous, moi libre, moi votre hôte.

Clinias.

Assez ! épargnez-moi, car mon front a rougi.
Oui, j’ai stupidement et lâchement agi :
J’aurais dû voir combien vous différez des autres,
Et sur leurs sentiments ne pas juger les vôtres.
Mais un cœur qu’ont changé les penchants dissolus,
Rencontrant la pudeur, ne la reconnaît plus ;
Et c’est le châtiment terrible qu’il s’apprête,
De n’être plus jamais touché par rien d’honnête !
Votre mépris m’est dû pour ma brutalité ;

Mais, si j’ai par hasard de vous bien mérité,
Soyez compatissante, et, je vous en conjure,
Payez-moi le bienfait par l’oubli de l’injure.
Pourrez-vous l’oublier, dites ?

Hippolyte.

Pourrez-vous l’oublier, dites ? C’est déjà fait !
Je ne me souviens plus, Seigneur, que du bienfait.

Clinias.

Merci ; mais maintenant fuyez cette tanière
Indigne d’abriter une vertu si fière…
Cléon !… laissez-nous seuls ; mais ne quittez ces lieux
Qu’après avoir reçu mes suprêmes adieux.

Hippolyte sort à l’instant où Cléon entre.



Scène II

CLINIAS, CLÉON.
Cléon.

Hippolyte me fuit ? Ses faveurs indécises
Ne sont…

Clinias.

Ne sont…Écoute bien : si jamais tu t’avises
De lui dire un seul mot contre l’honnêteté,
Ou de lever sur elle un regard effronté,
Tu sauras de quel poids peut être ma colère.

Cléon.

Hein ? Tu ne veux donc plus que je tâche à lui plaire ?

Clinias.

Non.

Cléon.

Non.Quel est ce caprice ? Encore expliquons-nous.

Clinias.

Tu ne mérites pas de toucher ses genoux.

Paris entre et reste au fond.
Cléon.

Vertueuse à ce point ? Mais, pour ton héritage
Nous laisses-tu toujours pendre à son arbitrage ?

Clinias.

Ce qu’elle ordonnera sera bien ordonné.

Cléon, à part.

Frappons donc les grands coups, ou je suis ruiné.
Haut.
S’il est vrai qu’Hippolyte est si digne d’estime,
Je la voudrais avoir pour femme légitime.

Paris, s’avançant.

Ah ! triple fourbe !

Cléon.

Ah ! triple fourbe ! En quoi ?

Paris.

Ah ! triple fourbe ! En quoi ? Tu la veux épouser
Pour qu’elle ait intérêt à te favoriser.

Cléon.

Cette imputation, mon cher ne m’atteint guère.

Clinias.

Pardon, elle t’atteint pleinement, au contraire.

Cléon.

Ai-je donc fait, pour être en butte à ce soupçon,
Comme ce cher Paris, vœu de mourir garçon ?
Après un pareil vœu, s’il changeait de pensée,
Il serait convaincu d’une âme intéressée…
Mais moi !…

Paris.

Mais moi !…Va ! ne crains rien de ma rivalité.
Pour m’enrichir un peu, vendre ma liberté !
J’aurais honte !

Cléon.

J’aurais honte ! Pas moi ! le célibat m’ennuie ;
Il convient à vingt ans quand tout rit dans la vie ;
Mais, lorsque l’âge, auquel le cœur même est soumis,
A refroidi nos goûts, dispersé nos amis,
Alors le célibat, morne, désert et rude,
N’est plus la liberté, mais bien la solitude.

Clinias.

Hélas !

Cléon.

Hélas ! Chaque saison apporte ses besoins.
Et l’homme qui toujours conserve mêmes soins,
Et s’obstine, malgré les progrès de son âge,
Dans sa jeune habitude et son libertinage,
Ressemble, vieux garçon, à ce fol entêté
Qui grelotte en hiver dans son manteau d’été.
Je veux me marier pour fuir cette détresse,
Et n’en suis pas honteux du tout, je le confesse.

Je rencontre une fille, où je trouve tracé
Le portrait idéal si longtemps caressé,
Belle, de douce humeur, d’une vertu farouche ;
Vite je la destine à l’honneur de ma couche ;
Et quoi qu’elle ait d’argent avec tous ses appas,
Je prends le tout ensemble, et je n’en rougis pas.

Clinias.

Peut-être as-tu raison.

Cléon.

Peut-être as-tu raison.Oui, l’hymen est l’asile
Des honnêtes amours et du bonheur tranquille.

Paris.

Là, là, je vais pleurer.

Clinias.

Là, là, je vais pleurer.Tant pis pour toi, moqueur.
Si son discours n’a rien remué dans ton cœur.
Je t’avais mal jugé, Cléon ; ton âme est bonne :
Pardonne mon erreur.

Cléon.

Pardonne mon erreur.Hélas ! je la pardonne.

Clinias.

Va trouver Hippolyte et lui donne ta foi.
Elle est mal prévenue encore contre toi ;
Mais elle reviendra d’un jugement sévère
Quand tu lui parleras comme tu viens de faire.

Paris.

Autant vaut sur-le-champ nommer Cléon vainqueur !
Le moyen que je lutte avec un épouseur ?

Cléon.

Comment donc ! n’est-tu pas si joli, qu’Hippolyte
Entre mon hyménée et ton amour n’hésite ?

Paris.

Tu triomphes, Cléon ; mais tu t’y prends trop tôt,
Car je puis épouser comme toi, s’il le faut.
J’aime assez Hippolyte, et suis assez peu sage
Pour la disputer même au prix d’un mariage.

Clinias.

Pour t’enrichir un peu, vendre ta liberté !

Paris.

C’est la femme que j’aime avec avidité,
Non l’argent. Il n’est pas de liberté qui tienne :
Comme épouse ou maîtresse, il faut qu’elle soit mienne.
À part.
Mais Cléon le paiera de m’avoir embâté
D’un amour légitime à perpétuité.

Clinias.

As-tu bien réfléchi ?

Paris.

As-tu bien réfléchi ? J’épouse à l’aveuglette ;
Et qu’Hippolyte soit honnête ou malhonnête,
Elle est belle, et vaut bien, pour ne la perdre pas,
Que l’on coure le sort du triste Ménélas…
Enfin, pour parler net, ma vie en peut dépendre,
Et tu me permettras au moins de la défendre.

Clinias.

Eh bien, soit, disputez sa main, si toutefois
Hippolyte entre vous consent à faire un choix.

Mais, puisque vous l’aimez d’une amour si profonde,
Son époux aura plus que tout l’argent du monde ?

Paris et Cléon.

Oh ! certes !

Clinias.

Oh ! certes ! Je veux donc, par un arrangement,
Du vaincu, si je puis, adoucir le tourment.

Cléon, à part.

Qu’est-ce à dire ?

Clinias.

Qu’est-ce à dire ? Je veux que tout mon héritage,
De l’amant évincé devienne le partage :
Ce sera, je le sais, dans un pareil malheur,
Un faible contrepoids à sa juste douleur.

Paris, à part.

Se moque-t-il de nous ?

Clinias.

Se moque-t-il de nous ? Vous m’approuvez sans doute ?

Paris.

C’est charmant !

Cléon.

C’est charmant ! C’est parfait !

Paris, à part.

C’est charmant ! C’est parfait ! Voilà qui me déroute !

Clinias.

Je vais vous envoyer Hippolyte.

Cléon.

Je vais vous envoyer Hippolyte.Très bien.

Clinias sort.



Scène III

CLÉON, PARIS.
Paris, à part.

Voilà qui tourne mal.

Cléon, à part.

Voilà qui tourne mal.Voilà, qui ne vaut rien.

Paris, à part, regardant Cléon de côté.

Ce Cléon est si gros, si laid, que la pécore
Voudra me rendre heureux à toute force !

Cléon, de même.

Voudra me rendre heureux à toute force ! Encore
Si ce pauvre Paris était moins délabré !
Mais l’apparence, hélas ! qu’il me soit préféré !

Paris, à part.

Que ne puis-je un instant endosser sa tournure,
Et lui prêter un peu de ma désinvolture !

Cléon, de même.

Pourquoi suis-je, ou pourquoi n’est-il pas bien tourné ?
Que n’ai-je ce profil d’amant infortuné !

Paris, haut.

Tiens, Cléon, franchement, tu me fais de la peine,
Et la facilité du triomphe me gêne.

Cléon.

Ah ! bah !

Paris.

Ah ! bah ! Oui, je te veux donner quelques avis
Que tu te trouveras fort bien d’avoir suivis.
Des femmes n’ayant pas comme moi l’habitude…

Cléon.

Quoique sur un tel point j’aie un peu moins d’étude,
Je pourrai te payer ton conseil par le mien.

Paris.

Et d’abord tu n’as pas de grâce en ton maintien.
Imite, si tu peux, cette démarche molle ;
Laisse languissamment tomber chaque parole ;
Vois comme en regardant je sais cligner des yeux :
Voilà ce qu’on appelle un homme gracieux !

Cléon.

Marche les reins cambrés, la tête droite ; en somme
Imite-moi : voilà ce qu’on appelle un homme !
Épargne-toi surtout ces clins d’yeux impudents…

Paris.

Évite de sourire à cause de tes dents.

Cléon.

À cause de ton nez, pauvre garçon, évite
D’être vu de profil.

Paris.

D’être vu de profil.Chut ! j’entends Hippolyte.



Scène IV

Les Mêmes, CLINIAS, HIPPOLYTE.
Clinias, en entrant, à Hippolyte.

Écoutez-les du moins ; ils vous aiment !

Hippolyte.

Écoutez-les du moins ; ils vous aiment ! Vraiment ?

Clinias, à Cléon et à Paris.

Voici le juge, amis ; plaidez éloquemment ;
Vous avez en vos mains toute votre existence.

Cléon.

Merci, mais… laisse-nous… tu conçois… ta présence…

Clinias.

Vous gêne ? Soit, je sors.
Vous gêne ? Soit, je sors.À part.
Vous gêne ? Soit, je sors.Elle a les yeux trop beaux
Pour choisir un époux entre ces deux marauds.

Il sort.



Scène V

CLÉON, HIPPOLYTE, PARIS.
Cléon.

Daignerez-vous, Madame, excuser ma demande ?
Mon mérite est petit et mon audace grande,

Je le sais ; et je tremble avec un tel rival
Que mon ambition ne réussisse mal.

Hippolyte.

Vous lui rendez justice un peu tard, ce me semble.

Paris, à part.

Justice ? je lui plais !
Justice ? je lui plais ! Haut.
Justice ? je lui plais ! C’est plutôt moi qui tremble,
Quand je vois son mérite, et le peu que je vaux !

Hippolyte.

Touchante modestie et rare entre rivaux !

Cléon.

Ah ! c’est que je me vois comme je suis !

Hippolyte, à part.

Ah ! c’est que je me vois comme je suis ! Pauvre homme !

Paris.

Plains-toi donc ! ton visage est rond comme une pomme,
Lorsque le mien, hélas ! tristement allongé,
Pourrait servir d’enseigne à tous les maux que j’ai.

Hippolyte.

Et quel mal avez-vous ?

Paris.

Et quel mal avez-vous ? Un mal peu poétique :
Mon médecin prétend que je suis hydropique.

Cléon.

Ton médecin me semble un âne à triple bât :
Hydropique jamais eut-il ventre si plat ?
Va, va, je te promets une vieillesse allègre.

Paris, piteusement.

Les femmes, en effet, me trouvent un peu maigre.

Cléon.

Cette maigreur est leste, et ne te messied point.
Que je la troquerais contre mon embonpoint !

Paris.

Es-tu fou, cher Cléon ? un peu de corpulence
Commande le respect, prouvant la tempérance ;
Et quand je vois passer un homme au teint fleuri,
Voilà, dis-je aussitôt, un excellent mari,
Un mari qui fera le bonheur de sa femme ;
Car la santé du corps marque celle de l’âme :
La vertu seule est grasse, et les mauvais sujets
Ont beau manger et boire, ils n’engraissent jamais.

Hippolyte.

Vous ne vous flattez pas.

Paris.

Vous ne vous flattez pas.Jamais je ne déguise…
Aussi, pour m’achever de peindre avec franchise,
Je suis taquin, grondeur sans trop savoir pourquoi ;
Amoureux à l’excès de dominer chez moi ;
Du reste, tracassier comme une vieille femme…
Ajoutez que je fais parfois des vers, Madame.
Le portrait n’est pas beau, mais quoi ! j’ai le désir
Que vous me connaissiez avant de me choisir.

Hippolyte.

Cette délicatesse est pleine de prudence ;
Mais elle s’est émue un peu trop à l’avance,
Et le danger est loin dont tous me préservez.

Cléon, à part.

Holà ! je suis perdu !

Paris, à part.

Holà ! je suis perdu ! Bon ! nous sommes sauvés !

Cléon.

Ta franchise me touche, ami, je veux la suivre.
Oui, sans masque à vos yeux il faut que je me livre,
Madame ; et je dirai, la rougeur sur le front,
Que par tempérament je suis un peu poltron.

Hippolyte.

Vous ne l’avoûriez pas, s’il était vrai.

Paris, à part.

Vous ne l’avoueriez pas, s’il était vrai.Le traître !

Cléon.

C’est une aversion dont je ne suis pas maître :
Je crains les coups, le sang me fait du mal à voir,
Et je ne saigne pas du nez sans m’émouvoir.

Hippolyte.

Quoi, Seigneur…

Paris.

Quoi, Seigneur…Non, Madame ; il raille à sa manière :
C’est une facétie aux braves familière.

Hippolyte.

Je veux le prendre ainsi.

Paris.

Je veux le prendre ainsi.Pouvez-vous supposer
Qu’à vos justes dédains il aille s’exposer,

Lui qui disait tantôt à qui voulait l’entendre
Que, si vous l’évinciez, il s’en irait se pendre ?

Cléon.

Moi, me pendre !

Hippolyte.

Moi, me pendre ! Il serait fâcheux sans contredit
Qu’un homme si prospère en santé se pendît,
Et j’en aurais pour moi de la douleur dans l’âme.

Cléon, à part.

Ma figure lui plaît !
Ma figure lui plaît ! Haut.
Ma figure lui plaît ! Rassurez-vous, Madame :
Quoi que vous décidiez de mon sort, je promets
De ne me pendre pas… je ne me pends jamais !
C’est bien plutôt Paris, dont l’ardente nature
Dans la joie ou le deuil n’a jamais de mesure,
Qui, si vous l’évinciez, serait homme à mourir.

Paris.

Je souffrirais beaucoup, mais quoi ! je sais souffrir.

Cléon.

Tu mourrais ! je connais ton cœur mieux que toi-même.
Et moi, j’aurais tué le seul ami que j’aime !
Madame, épargnez-moi ce remords éternel ;
Sauvez, sauvez Paris d’un désespoir mortel.

Hippolyte.

Mon embarras est grand, Seigneur, car je suis bonne,
Et ne voudrais causer le trépas de personne.

Cléon.

Viens-t’en, Paris ; laissons Madame réfléchir.

Paris, à part.

Un instant. (À part) Je suis pris si je ne sais gauchir.
Haut.
Si quelqu’un doit mourir pour vous avoir servie,
Que ce soit moi plutôt : je suis soûl de la vie ;
Et quand même j’aurais l’honneur de votre hymen,
Je sens qu’il en faudrait finir quelque matin.
Eh bien, l’occasion par le sort m’est fournie
De mourir dès ce soir en bonne compagnie.
Chacun est satisfait par cet arrangement :
Cléon vivra ; pour moi, j’en mourrai plus gaîment,
Et Clinias sera très charmé que son ombre
Trouve avec qui parler dans le royaume sombre.

Hippolyte.

Clinias ! Qu’est-ce à dire ?

Paris.

Clinias ! Qu’est-ce à dire ? Êtes-vous sans savoir
Qu’il va s’empoisonner ?

Hippolyte.

Qu’il va s’empoisonner ? S’empoisonner !

Paris.

Qu’il va s’empoisonner ? S’empoisonner ! Ce soir.

Hippolyte.

Vous raillez ?

Paris.

Vous raillez ? Nullement. Viens, Cléon.

Hippolyte, les arrêtant.

Vous raillez ? Nullement. Viens, Cléon.Tout à l’heure !

À Cléon.
Est-il vrai, dites-moi ?…

Cléon.

Est-il vrai, dites-moi ?…Quoi ? que Clinias meure ?
Très vrai ; mais qu’à ce jeu Paris veuille jouer,
Non ; il vivrait mille ans plutôt que se tuer.

Hippolyte.

Quoi, si jeune ! si bon ! quel désespoir le pousse ?

Paris.

L’ennui, car autrement sa vie est assez douce.

Cléon.

Ce qu’il désire, il peut l’avoir avec son bien ;
Mais c’est son grand malheur qu’il ne désire rien.

Hippolyte.

Le voici : pas un mot.



Scène VI

Les Mêmes, CLINIAS.
Clinias.

Le voici : pas un mot.L’heure avance, Madame,
Et je venais savoir vers qui penche votre âme.

Hippolyte.

Puis-je avouer, Seigneur, en présence des gens,
La haine ou l’amitié que pour eux je ressens ?

Mépriser l’un, choisir l’autre en face, serait-ce
Observer la pudeur avec la politesse ?

Paris.

Nous sortons.

Cléon et Paris font quelques pas vers la porte. Cléon revient lestement vers Hippolyte.

Cléon, bas à Hippolyte.

Nous sortons.Songez bien que je suis un poltron.
Prenez Paris.

Paris, arrachant Cléon d’auprès d’Hippolyte.

Prenez Paris.Je suis taquin, prenez Cléon.

Cléon, même jeu.

J’ai mille autres défauts.

Paris, même jeu.

J’ai mille autres défauts.Demain vous seriez veuve.

Cléon, même jeu.

N’en croyez pas un mot, et faites-en l’épreuve :
Comment à votre amour préférer le trépas ?

Paris emmène Cléon.
Hippolyte, à part.

Si Clinias aimait, il ne mourrait donc pas ?



Scène VII

HIPPOLYTE, CLINIAS.
Clinias.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Hippolyte, après une hésitation.

Eh bien, qu’en dites-vous ? Ce sont des cœurs honnêtes
Qui méritent tous deux l’état que vous en faites.
Je ne sais qui choisir. Que me conseillez-vous ?

Clinias.

Je suis charmé qu’entre eux vous preniez un époux.

Hippolyte.

C’est d’après vos avis.

Clinias.

C’est d’après vos avis.Je craignais, à vrai dire,
Qu’il ne vous en coûtât un peu plus d’y souscrire,
Tant vous m’aviez pour eux montré d’éloignement.

Hippolyte.

Leurs discours m’ont gagnée à votre sentiment.

Clinias.

J’en suis ravi.

Hippolyte.

J’en suis ravi.Seigneur, je le crois.

Clinias.

J’en suis ravi. Seigneur, je le crois.Mais, Madame.
Lequel d’entre eux ?…

Hippolyte.

Lequel d’entre eux ?…Paris rendra, je crois, sa femme
Heureuse.

Clinias.

Heureuse.Quoi ! Paris, un pareil libertin !
Y songez-vous ? Un cœur depuis vingt ans éteint ?

Cet oubli de lui-même est fait pour me surprendre,
Que, sachant ce qu’il est, il ose à vous prétendre.

Hippolyte.

S’il m’aime !

Clinias.

S’il m’aime ! S’il vous aime, il doit se souvenir
Que son passé présage un méchant avenir,
Et, pour votre bonheur surmontant son envie
À de plus dignes mains confier votre vie.

Hippolyte.

S’il déteste le vice, et, certain d’en guérir…

Clinias.

Il n’en guérira pas, car il n’ose mourir ;
Et la mort seulement, au point où nous en sommes,
De cette infection purge le cœur des hommes.
Enfin, si j’ai toujours quelque crédit sur vous,
Ce n’est pas ce bandit qui sera votre époux.

Hippolyte.

Cléon vaudrait-il mieux ?

Clinias.

Cléon vaudrait-il mieux ? Cléon est encor pire.

Hippolyte.

Vous disiez…

Clinias.

Vous disiez…Oubliez ce que j’en ai pu dire,
J’avais tort ; retournez à Chypre, et que, du moins,
Si vous aimez quelqu’un, d’autres en soient témoins.

Hippolyte, à part.

Il m’aime !



Scène VIII

Les Mêmes, L’INTENDANT, apportant la ciguë.
Hippolyte, à part.

Il m’aime ! Le poison !

Clinias, à l’intendant.

Il m’aime ! Le poison ! Déjà ?

L’Intendant.

Il m’aime ! Le poison ! Déjà ? N’est-ce pas l’heure
Que vous m’avez marquée ?

Clinias, à part.

Que vous m’avez marquée ? Il est temps que je meure,
Si je veux emporter mon secret avec moi.

L’Intendant.

C’en est donc fait ?

Clinias.

C’en est donc fait ? C’est bien, laisse-nous.

L’Intendant.

C’en est donc fait ? C’est bien, laisse-nous.Mais…

Clinias.

C’en est donc fait ? C’est bien, laisse-nous. Mais…Tais-toi !

L’intendant sort.



Scène IX

CLINIAS, HIPPOLYTE.
Clinias.

J’ai fait sur un vaisseau payer votre passage,
Et de Chypre demain vous verrez le rivage.
Hippolyte, voici le moment des adieux :
Nous ne nous verrons plus sans doute.

Hippolyte, à part.

Nous ne nous verrons plus sans doute.Justes dieux !
Veut-il mourir encore ?
Veut-il mourir encore ? Haut.
Veut-il mourir encore ? Aimez-vous tant Athènes,
Que vous ne puissiez voir les régions lointaines ?
Chypre n’est pas si loin, et ma mère, Seigneur,
À vous remercier aurait tant de bonheur !

Clinias.

Pour un autre voyage il faut que je m’apprête,
Un voyage plus long que de Chypre ou de Crète.
Mais si je goûte ici, pour la dernière fois,
Votre douce présence et votre douce voix,
Quelque part, croyez-m’en, que s’achève ma vie,
La vôtre de mes vœux sera toujours suivie…
Adieu donc, le navire est prêt, le vent est bon…

Hippolyte, éclatant.

Ah ! vous me renvoyez pour boire ce poison !

Clinias.

Qui vous l’a dit ?

Hippolyte.

Qui vous l’a dit ? Paris.

Clinias.

Qui vous l’a dit ? Paris.Ne pouvait-il se taire ?
Comme si nos adieux étaient trop doux à faire…
Après une pause.
Puisqu’il vous a livré le secret de mon sort,
Fuyez donc maintenant pour ne pas voir ma mort.

Hippolyte.

Non ! à moins que d’avoir en partant la promesse
Que vous vivrez.

Clinias.

Que vous vivrez.Eh quoi ! mon sort vous intéresse ?
Allez ! cette existence, à l’instant de finir,
Ne vaut pas un regret, pas même un souvenir.
Ma mort est nécessaire ; il faut que je périsse
Pour me tirer enfin de ce bourbier du vice.

Hippolyte.

Lorsque je vous dois tant…

Clinias.

Lorsque je vous dois tant…Vous ne me devez rien
C’est moi qui vous dois tout, et vous le savez bien ;
Je vous dois… un instant de fierté qui m’enivre ;
Je vous dois de mourir tel que j’aurais dû vivre !
Dans un dédain haineux mon cœur s’était serré
Au spectacle des gens dont j’étais entouré,
Et j’avais, méprisant compagnons et maîtresses,
Laissé tarir en moi la source des tendresses.
Enfin de ces méchants j’étais presque l’égal,
Et n’avais plus de bon que la haine du mal,

Quand vous êtes venue en mon orgueil aride
Épancher la fraîcheur de votre âme limpide,
Et mettre dans mon cœur, aux portes du tombeau,
La douceur d’admirer quelque chose de beau.

Hippolyte.

Ah ! Seigneur, vous vivrez ! votre âme raffermie
Sans fléchir maintenant peut soutenir la vie ;
Vous saurez, fatigué d’un spectacle odieux,
Qu’il existe des cœurs où reposer vos yeux…

Clinias.

Il n’en existe qu’un, le vôtre, noble fille !
Mais vous allez revoir votre heureuse famille,
Et, quand vos pieds auront abandonné mon seuil,
Je me retrouverais plus seul et plus en deuil
Que si mon cœur jamais ne vous eût entendue,
Car je vous connaîtrais et vous aurais perdue.

Hippolyte.

Vous en rencontrerez une autre quelque jour
Aussi digne d’estime et plus digne d’amour…
Vous l’aimerez, Seigneur, et connaîtrez près d’elle
La paix d’une tendresse honnête et mutuelle.

Clinias.

Qui voudrait accepter l’hymen d’un débauché,
Et les restes d’un cœur par le vice séché ?
Croyez-vous que jamais une vierge consente
À mettre dans mes mains sa jeunesse innocente ?
À part.
Elle se tait…
Elle se tait…Haut.
Elle se tait…Allez ! je fais bien de mourir !
C’est le plus sûr repos où je puisse courir.

Mais vous, dont l’âme encor n’a pas de flétrissure,
Vivez longtemps, vivez tranquille autant que pure ;
Soyez mère féconde aux bras d’un autre époux ;
Et que puissent les dieux, plus cléments envers vous,
Unir à votre part d’heureuse destinée
La part qu’ils me devaient et ne m’ont pas donnée !
Dites-vous quelquefois, au milieu du bonheur,
Qu’en vous voyant plus tôt j’aurais été meilleur ;
Que… Mais je perds courage en cet adieu suprême.
Conservez ma mémoire…

Il prend la coupe et la porte à ses lèvres.
Hippolyte.

Conservez ma mémoire…Arrêtez ! je vous aime !

Clinias, laissant tomber la coupe.

Grands dieux ! l’ai-je entendu ? Vous… vous… je suis aimé !

Hippolyte.

Il le faut bien.

Clinias.

Il le faut bien.L’espoir ne m’est donc plus fermé !
Un bonheur inconnu vient d’entrer dans mon âme.
Oh ! je veux être heureux, je veux vivre ! ô ma femme !

Hippolyte.

Mes parents sont à Chypre.

Clinias.

Mes parents sont à Chypre. Eh bien, tant mieux ! quittons
Ce désert qu’on appelle Athènes, et partons.
Adieu, mes bons amis ! Adieu, ville maudite !
Ta mère m’aimera, n’est-ce pas, Hippolyte ?
Une famille à moi ! Quelle joie ! et comment
Ai-je pu jusqu’ici vivre différemment ?

Mais je suis jeune et peux réparer ma folie.
Comme l’affliction facilement s’oublie !
Mais vous repentez-vous déjà de mon bonheur ?
Quel silence !

Hippolyte.

Quel silence ! J’écoute, et m’applaudis, Seigneur.



Scène X

Les Mêmes, CLÉON, PARIS.
Cléon.

Eh bien, la conférence est-elle terminée ?

Clinias.

Oui.

Paris.

Oui.Mets-nous au courant de notre destinée ;
Ne nous fais pas languir. Suis-je l’heureux mortel ?…
À part.
J’ai peur.

Clinias.

J’ai peur.Non.

Cléon.

J’ai peur. Non.C’est donc moi qui conduis à l’autel… ?
À part.
J’en étais sûr.

Clinias.

J’en étais sûr.Non plus.

Cléon.

J’en étais sûr. Non plus.Non plus ? Qui donc hérite ?

Clinias.

C’est moi, mes chers amis, et j’épouse Hippolyte.
Du monde n’ayant vu que le mauvais côté,
Du monde je m’étais promptement dégoûté ;
Mais loin de parcourir toute la joie humaine,
Je n’étais pas entré dans son plus beau domaine,
Et cette route ouverte au-devant de mes pas
Est plus longue que l’autre, et ne fatigue pas.
Je veux la parcourir lentement avec elle,
Et sans vous. Adieu donc, car le bonheur m’appelle
Et j’ai regret au temps que je perds avec vous.

Il sort avec Hippolyte.



Scène XI

CLÉON, PARIS.
Ils se regardent d’un air accablé, se rapprochent comme pour se parler,
et tout à coup :
Paris.

Embrassons-nous, Cléon.

Cléon.

Embrassons-nous, Cléon.Ah ! bah ! embrassons-nous !


UN HOMME DE BIEN

COMÉDIE EN TROIS ACTES
EN VERS


Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française
le 18 novembre 1845.
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L’AVENTURIÈRE

COMÉDIE EN QUATRE ACTES
EN VERS


Représentée pour la première fois, en cinq actes, à la Comédie-Française
le 23 mars 1848.
Reprise en quatre actes, au même théâtre, le 10 avril 1860.
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GABRIELLE

COMÉDIE EN CINQ ACTES
EN VERS


Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française,
le 15 décembre 1849.


À
MON AMI
AMAURY DUVAL


PERSONNAGES


Acteurs qui ont créé
les rôles.
JULIEN CHABRIÈRE. MM. Régnier.
TAMPONET. Samson.
STÉPHANE DARIAU. Maillard.
GABRIELLE, femme de Julien Mmes Nathalie.
ADRIENNE, femme de Tamponet. Allan.
CAMILLE, fille de Julien et de Gabrielle (6 ans) Céline Montaland.


La scène est à Lucienne, de nos jours.


ACTE PREMIER


Le théâtre représente un salon au rez-de-chaussée, donnant sur un jardin. Porte au fond, et portes latérales au second plan. Une console au premier plan, à droite ; une cheminée avec une glace sans tain, au premier plan à gauche ; une table ronde sur le devant, à droite ; un canapé sur le devant, à gauche.


Scène première


JULIEN, travaillant à droite ; GABRIELLE, assise sur le canapé, tenant à la main un livre qu’elle ne lit pas.
Julien.

Article dix-neuf cent. Où diable est donc mon code ?

Il cherche parmi ses papiers.

Me voilà bien ! mon code est perdu… c’est commode !
Je n’ai qu’à me croiser les bras jusqu’à ce soir !

Gabrielle.

Que cherchez-vous ?

Julien.

Que cherchez-vous ? Mon code.

Gabrielle, indiquant la console.

Que cherchez-vous ? Mon code.Il est dans ce tiroir.

Julien.

C’est donc un parti pris dont tu ne peux démordre,
De me déranger tout pour y mettre de l’ordre ?
Ma mère avait aussi cette démangeaison,
De serrer mes effets lorsque j’étais garçon ;
Et je n’ai pu jamais obtenir de sa grâce
Qu’elle laissât un peu mon pêle-mêle en place.

Gabrielle.

N’apportez pas ici vos vilains livres gras,
Et chez vous, je vous jure, on n’y touchera pas.

Julien, se levant.

Ceci, ma chère enfant, prête à la parabole.
Ce livre gras fait honte à ton salon frivole ;
Ton meuble est peu flatté de frayer avec lui,
Et le reléguerait volontiers à l’étui.
Regarde-le pourtant ce livre qu’on rudoie :
C’est parce qu’il est gras que ton meuble est de soie.

Gabrielle, se levant.

Le sens de l’apologue ?

Julien.

Le sens de l’apologue ? Il est un peu lointain.
Je suis sentencieux comme un Turc, ce matin !
Embrasse-moi, ma chère.
Embrasse-moi, ma chèIl l’embrasse.
Embrasse-moi, ma chère.À tout prendre, le livre
Est encor trop heureux s’il peut te faire vivre.

Gabrielle.

Est-ce un reproche ?

Julien.

Est-ce un reproche ? Non. — Sans doute je voudrais
Te voir prendre une part à tous mes intérêts,
T’inquiéter un peu comment vont mes affaires,
Et si pour ton bonheur mes efforts sont prospères ;
Mais ce n’est pas ta faute, et le mal n’est pas grand,
En somme, que cela te soit indifférent.

Gabrielle.

Mais avouez qu’aussi vous ne m’en parlez guères.

Julien.

Que veux-tu ? je t’ai vue à ces détails vulgaires
Bâiller de si bon cœur, que j’ai fait le serment
De ne t’induire plus en pareil bâillement.

Gabrielle.

J’ai toujours eu l’esprit si rempli de paresse !
Mais j’avais tort. Il faut que cela m’intéresse,
Puisque le seul travail que nos faibles cerveaux
Puissent faire ici-bas, est d’aimer vos travaux,
Et que nous ne comptons dans notre vie oisive
Pour tout événement que ce qui vous arrive.
Entretenez-moi donc de tous vos intérêts,
Et si je bâille un peu, j’écoute à cela près.

Elle se rassied.
Julien.

Je la saisis au vol cette bonne pensée !
Elle va sur-le-champ être récompensée.

Il s’assied près d’elle.

Sache que nous marchons, que nous roulons plutôt
Sur le rude chemin de fortune au grand trot :
J’ai quinze mille francs chez Lassusse ; dix mille
Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville ;

Ma réputation prend un rapide essor ;
Un ministre — et celui de la justice encor ! —
Sur le seul bruit que fait ma petite éloquence,
D’un gros procès qu’il a m’a donné la défense ;
Et cela met un homme en posture au Palais,
Tu comprends ?

Gabrielle.

Tu comprends ? Oui, très bien.

Julien.

Tu comprends. Oui, très bien.Mes gains ne sont pas laids,
Je fais, bon an mal an, vingt mille francs ; je gage
Que j’en vais faire trente et même davantage.
Or, nous en dépensons douze mille environ,
N’est-ce pas ?

Gabrielle.

N’est-ce pas ? Oui.

Julien.

N’est-ce pas ? Oui.Mettons quinze pour compte rond :
Et si… Pantagruel répondit à Panurge :
« Quand le printemps fleurit, il faut que je me purge. »
Je vois que tu comprends mes calculs.

Gabrielle.

Je vois que tu comprends mes calculs.Oui, très bien.

Julien.

Merci ! Nous reprendrons plus tard cet entretien.

Il se lève, et se dirige vers son travail.

C’est plaisir de causer avec sa ménagère.

Se retournant vers sa femme.

On vous aime pourtant, pauvre tête légère !

Il s’assied à sa table et travaille.
Gabrielle, à part.

Hélas ! il croit m’aimer… Quelle dérision !
Quand il ne va songeant qu’à son ambition !
Il m’aime ! il dit qu’il m’aime ! — Ô nature immortelle,
Pénétrantes senteurs de la feuille nouvelle,
Tranquillité des champs au soleil prosternés,
Est-ce là cet amour dont vous m’entretenez ?
Heureuse !… s’il en est une entre mes compagnes,
Celle qui peut marcher à travers les campagnes,
Appuyant tout son cœur sur un bras bien aimé,
Selon le rêve ardent qu’elle s’était formé !
Nous partirions le soir, à cette heure sereine
Où l’ombre et le silence ont apaisé la plaine ;
Nous irions… quel bonheur ! moi pendue à son bras,
Lui sur mon pas plus lent ralentissant son pas,
Et tous deux regardant tomber la nuit immense
Nous nous enivrerions d’amour et de silence !

Julien.

Gabrielle !

Gabrielle.

Gabrielle ! Plaît-il ?

Julien, se levant.

Gabrielle ! Plaît-il ? Hors chez nous, où voit-on
Chemise de mari n’avoir pas un bouton ?

Gabrielle.

Ah ! — Mettez une épingle.

Julien.

Ah ! — Mettez une épingle.Il faut que je te gronde ;
Mon linge est dans l’état le plus piteux du monde.

Gabrielle.

Bien. — Je ferai venir une femme demain.

Julien

Ma mère m’aurait tout rapiécé de sa main.



Scène II

JULIEN, CAMILLE, GABRIELLE.
Camille.

Maman, la blanchisseuse est là.

Gabrielle.

Maman, la blanchisseuse est là.Dis à ta bonne
De recevoir le linge.

Julien.

De recevoir le linge.Eh ! reçois-le en personne,
Que diable ! Daigne au moins gouverner la maison !
Ce n’est pas exiger beaucoup de ta raison.

Dès le premier mot de Julien, Camille est allée s’asseoir sur le canapé.
Gabrielle.

Bien. J’y vais.

Julien.

Bien. J’y vais.À propos, notre tante Adrienne
Ne passe-t-elle pas ce dimanche à Lucienne ?
Veille aux provisions, car l’oncle Tamponet,
Malgré sa poésie, est gourmand et gourmet.
Fais-lui faire, tu sais, ce ragoût au fromage.

Gabrielle.

Ne vous mêlez donc pas des choses du ménage.

Julien.

J’imite l’empereur.

Gabrielle.

J’imite l’empereur.En quoi, mon pauvre ami ?

Julien.

Je fais la faction du soldat endormi.

Gabrielle baisse la tête et sort.



Scène III

JULIEN, CAMILLE.
Julien.

Camille, où t’en vas-tu si vite ?

Camille.

Camille, où t’en vas-tu si vite ? Petit père,
Je vais dans le jardin jouer avec la terre.

Julien.

As-tu fait ta lecture ?

Camille.

As-tu fait ta lecture ? Oui… C’est-à-dire non !
C’est dimanche aujourd’hui.

Julien.

C’est dimanche aujourd’hui.Respect au droit canon.
Mais on peut embrasser son père le dimanche ?

Camille.

Oh ! oui.

Elle court à lui et l’embrasse sur les deux joues.
Julien, la prenant dans ses bras.

Oh ! oui.Te voilà belle avec ta robe blanche !

Camille.

C’est ma bonne qui m’a coiffée, et pas maman,
Parce qu’elle lisait dans un livre.

Julien

Parce qu’elle lisait dans un livre.Un roman !

Camille.

Pourquoi faire lit-elle après qu’elle sait lire ?

Julien.

Ma foi, je serais bien en peine de le dire,
Car elle a constamment ouvert devant les yeux
Le livre le plus pur et le plus gracieux
Que poète ait jamais tiré de sa cervelle…
Un enfant rose et blanc qui grandit autour d’elle !
— Tu ne me comprends pas, mais cela m’est égal.
Va, cher petit roman de mon destin banal,
Ma seule rêverie et ma seule aventure,
Ce n’est pas moi qui cherche un bonheur en peinture !
Ta présence suffit à verser largement
La gaîté dans mon cœur et l’attendrissement ;
Et la seule chimère à laquelle je tienne,
C’est de jeter ma vie en litière à la tienne.
Ô cher trésor ! — Elle est si belle, qu’on rirait
Si j’osais avouer qu’elle est tout mon portrait !
— M’aimes-tu bien au moins ?

Camille.

M’aimes-tu bien au moins ? Oui, bien ! bien !

Julien.

M’aimes-tu bien au moins ? Oui, bien ! bien ! Va, cher ange,
Ton père t’aime aussi diablement en échange !



Scène IV

GABRIELLE, JULIEN, CAMILLE.
Julien, en voyant sa femme, pose vivement sa fille par terre.
Gabrielle.

Vous pleurez ?

Julien.

Vous pleurez ? Moi ! non pas.

Gabrielle.

Vous pleurez ? Moi ! non pas.Ce n’est pas un affront ;
Tu pleures.

Julien.

Tu pleures.C’est que j’ai dans l’œil un moucheron.

Gabrielle.

Et pourquoi rougis-tu de ta bonté, pauvre homme ?
Nous ne sommes pas gens de Sparte ni de Rome
Pour faire à la nature un si farouche accueil.

Julien.

Mais j’ai tout bonnement une mouche dans l’œil,
Te dis-je. Si c’était faiblesse paternelle,
Je l’avoûrais.
À Camille.
Je l’avoûrais.Allez jouer, mademoiselle.

Camille sort.



Scène V

GABRIELLE, JULIEN.
Gabrielle.

Ces larmes m’auraient plu sortant de votre cœur.
Certes, voilà matière à votre esprit moqueur ;
Mais dussiez-vous encor me trouver romanesque,
Sortant de votre cœur ces pleurs me gagnaient presque.

Julien.

Alors j’avoue…
Alors j’avoueÀ part.
Alors j’avoue…Ah ! bah ! c’est trop tard maintenant.
Haut.
Ce procédé de mouche est fort impertinent.



Scène VI

GABRIELLE, ADRIENNE, TAMPONET, JULIEN.
Tamponet.

C’est nous !

Adrienne.

C’est nous ! Bonjour, Julien.

Tamponet.

C’est nous ! Bonjour, Julien.Eh ! bonjour, Gabrielle.

Gabrielle.

Chère petite tante !

Adrienne.

Chère petite tante ! Embrasse-moi, ma belle.

Julien.

Mon oncle, vous plaît-il nous embrasser aussi ?
Je suis prêt.

Tamponet.

Je suis prêt.Non, merci, mon cher neveu.

Julien.

Je suis prêt. Non, merci, mon cher neveu.Merci !

Tamponet.

Parbleu ! vous habitez un beau coin de la terre,
Mes amis ! Ces coteaux boisés, cette rivière,
Cet aqueduc géant découpant l’horizon,
Ces prés verts, ce ciel bleu, cette blanche maison,
Ces lointains vaporeux, pleins d’ombre et de mystère…
Ah ! je n’étais pas né pour me faire notaire.

Julien.

Eh ! qui diable ici-bas est né pour son métier,
Mon cher oncle, excepté toutefois le rentier ?

Tamponet.

J’avais, j’ai des instincts de peintre et de poète.
J’aurais dû manier la lyre ou la palette !
Figurez-vous, mon cher, qu’au seul aspect des cieux
Il me vient quelquefois des larmes dans les yeux !

Et voulez-vous savoir une de mes idées ?
Les étoiles des nuits longuement regardées
Me semblent le séjour d’où les âmes des morts
Contemplent tristement la terre où gît le corps.

Julien[2].

« L’idée est poétique…

Tamponet.

« L’idée est poétique… « Elle n’est pas commune
« Tenez, une autre encor : je disais que la lune
« Est au soleil — en tant que reflet au rayon —
« Ce que la rêverie est à la passion. »
Est-ce ingénieux ?

Julien.

Est-ce ingénieux ? Oui !… mais votre fantaisie
Plus que pour la peinture est pour la poésie ?

Tamponet.

Pas du tout, mon ami ! j’adore les tableaux,
Et j’ose me flatter d’en avoir d’assez beaux.
Hier, justement, j’ai fait une rencontre unique ;
J’ai payé trente francs une toile authentique…
Devinez de qui ?

Gabrielle.

Devinez de qui ? Non.

Tamponet.

Devinez de qui ? Non.De Pierre Cabassol.

Gabrielle.

Se peut-il ?

Tamponet.

Se peut-il ? C’est signé.

Julien.

Se peut-il ? C’est signé.Trente francs ! c’est un vol.

Tamponet.

Oui, c’est si bon marché qu’à peine osais-je y croire.
Mais c’est de mon Lehmann surtout que je fais gloire !

Adrienne.

Pas signé celui-là.

Tamponet.

Pas signé celui-là.Par malheur ! il vaudrait
Quatre ou cinq mille francs, ce qui m’arrangerait.

Julien.

Moins fortuné que vous, moi, pour toute peinture,
Je n’ai qu’un Meissonier, mais avec signature.

Tamponet.

On estime beaucoup ce peintre ; quant à moi,
Je ne fais pas grand cas de ses tableaux.

Julien.

Je ne fais pas grand cas de ses tableaux.Pourquoi ?

Tamponet.

C’est à peine de quoi porter un bout de cadre ;
Et franchement, encor qu’on ne soit pas un ladre,
Il est dur de payer très cher, comme excellents,
De tout petits tableaux qui ne sont pas meublants.

Adrienne, bas à Gabrielle.

Détourne le propos.

Gabrielle.

Détourne le propos.Pour parler d’autre chose,
Mon oncle, comment va mademoiselle Rose ?

Tamponet.

Ma pupille ? son mal est à peu près guéri ;
Mais pour finir la cure, il lui faut un mari.

Julien.

Doux mal dont le remède à trouver est facile,
Quand on apporte en dot ce qu’a votre pupille.

Tamponet.

Oui, trois cent mille francs sont un joli denier
À trouver sous les fleurs dans le fond du panier ;
Mais l’argent ne fait pas le bonheur.

Julien.

Mais l’argent ne fait pas le bonheur.Il y aide.

Adrienne.

Surtout s’il ne vient pas avec femme trop laide.

Gabrielle.

Vous restez à coucher, j’espère ?

Tamponet.

Vous restez à coucher, j’espère ? Assurément ;
Je n’ai jamais compris la campagne autrement.
Quand sur terre le soir descend tranquille et triste,
La nature assoupie appartient à l’artiste.

Julien.

Ô poète !… Venez faire un tour de jardin.

Tamponet.

Volontiers ; j’ai besoin de m’aiguiser la faim.

Julien et Tamponet sortent.



Scène VII

GABRIELLE, ADRIENNE.
Gabrielle.

Quel homme !

Adrienne.

Quel homme !N’est-ce pas ? Eh bien ! ma pauvre amie,
Sur ses désagréments je me suis endormie :
L’habitude me berce, et j’ai presque oublié
Qu’avec lui mon destin est digne de pitié.
Je me suis résignée à toutes ses manies ;
Je ne me raidis plus contre ses tyrannies,
Et finirais, je crois, par trouver cet époux
Un époux accompli, s’il n’était pas jaloux.

Gabrielle.

Il l’est encore ?

Adrienne.

Il l’est encore ? Hélas ! tous les jours davantage :
Cette fureur ne fait que croître avec mon âge.
Julien est-il jaloux ?

Gabrielle.

Julien est-il jaloux ?Oh non !… Pauvre Julien !
Ce n’est pas un mortel à s’émouvoir de rien :

Il a l’âme logée en trop paisible assiette
Pour qu’un brimborion comme moi l’inquiète.
Pourvu que son métier lui rende de l’argent,
Il a pour tout le reste un dédain indulgent,
Et ne s’informe pas si je me trouve heureuse,
Ni, quand j’ai les yeux creux, quel ennui me les creuse.

Adrienne.

Quel ennui ?… Pauvre femme, as-tu donc des ennuis ?

Gabrielle.

J’en ai… Si tu savais dans quel vide je suis,
Dans quel désœuvrement et quelle solitude !
Tout me manque à la fois, tout, jusqu’à l’habitude,
Ce triste bonheur fait de paresse et d’oubli
Où j’ai cru quelque temps mon cœur enseveli.
Ah ! pourquoi sommes-nous venus à la campagne ?
C’est le réveil des cieux et des champs qui me gagne ;
C’est le tiède printemps, c’est la verte saison
Qui m’ont mis cette sève au cœur, — ou ce poison !
Je sens dans ma poitrine une fureur de vivre,
Une rébellion qui m’effraie et m’enivre ;
Je voudrais… je ne sais, hélas ! ce que je veux ;
Mais rien de ce que j’ai ne satisfait mes vœux.
Le détail journalier de ma maison m’écœure ;
La lecture ne peut me distraire : je pleure,
Et j’éprouve un dégoût dont rien ne me défend,
Pas même — et j’en rougis — pas même mon enfant !

Adrienne.

C’est que tu n’aimes plus ton mari.

Gabrielle.

C’est que tu n’aimes plus ton mari.Moi, ma tante !

Adrienne.

Si tu l’aimais toujours, tu serais plus contente.

Gabrielle.

Je t’assure…

Adrienne.

Je t’assure…Voyons, prends-moi pour confesseur ;
Ne suis-je pas un peu ta mère, un peu ta sœur ?
Tu ne peux pas avoir d’ennui qui ne soit nôtre.
Tu n’aimes plus Julien.

Gabrielle.

Tu n’aimes plus Julien.Je n’en aime pas d’autre,
Du moins.

Adrienne.

Au moins.Pauvre Julien ! Que lui reproches-tu ?
Ne te conduit-il pas dans le chemin battu
Et ne te fait-il pas la voiture assez douce
Pour ne sentir jamais ni cahot ni secousse ?

Gabrielle.

Oh ! sans doute, il m’assure un train de vie égal
Et me donne en effet tout le bonheur légal…
C’est un homme d’esprit, sans contredit, un homme
Laborieux, loyal, noblement économe ;
Il est bon, il me traite avec grande douceur,
Et je serais heureuse à n’être que sa sœur…
Mais que m’importe encor cette paix de ma vie,
Si de quelque tendresse elle n’est pas suivie ?
C’est bien sa faute, va, si mon cœur est changé !
Si tu pouvais savoir les mécomptes que j’ai ;
Contre quels plats calculs, quelles vérités plates
Mes rêves ont heurté leurs ailes délicates ;
En quelle crudité de sentiments bourgeois

Se sont changés les doux entretiens d’autrefois !
Plus de projets à deux, de mutuelle extase !
Sa vie est un damier dont j’occupe une case,
Rien de plus. Je complète un état de maison
Et lui sers seulement à n’être plus garçon.
Est-ce là que devaient aboutir ses promesses
De transports éternels et de saintes tendresses,
Lorsque nous bâtissions un riant avenir
Dont je suis maintenant seule à me souvenir !

Adrienne.

N’accuse pas Julien, n’accuse que la vie
De ton illusion si promptement ravie !
Va, c’est notre malheur à toutes d’ignorer
Que de son rêve d’or nul ne peut s’emparer ;
Nous n’épuiserions pas en de vaines poursuites
L’humble part de bonheur où nous sommes réduites,
Si quelque expérience eût su nous prévenir
Que l’amour nous promet plus qu’il ne peut tenir.
Mais nous croyons en lui ; notre foi nous abuse.
C’est lui qui nous trahit, c’est l’amant qu’on accuse.
On en change, espérant qu’un autre accomplira
L’idéal adoré dont le cœur s’enivra,
Et l’amour, dont on presse encore le mystère,
Nous laisse de nouveau la main pleine de terre.
On reconnaît alors, on reconnaît trop tard,
Qu’on était arrivée au but dès le départ.

Gabrielle.

Adrienne, n’as-tu que ces tristes paroles
Pour soutenir les cœurs souffrants que tu consoles ?
L’amitié de Julien, quoi ! tout l’amour est là ?
Quoi ! je ne peux plus rien rencontrer au delà
Et dois désespérer sur ce premier déboire ?
Non ! je ne te crois pas, je ne veux pas te croire !

Une vitre ternie a pu ternir le jour,
Mais je crois au soleil et je crois à l’amour !

Adrienne.

Vraiment tu me fais peur. — Tais-toi ! le secrétaire
De ton mari !

Gabrielle, à part.

De ton mari ! Monsieur Dariau ? Que vient-il faire ?



Scène VIII

GABRIELLE, ADRIENNE, STÉPHANE.
Stéphane, saluant.

Mesdames…

Gabrielle, avec contrainte.

Mesdames…Qui nous vaut l’inespéré plaisir ?…

Stéphane, de même.

En ceci mon devoir a servi mon désir.
J’ai reçu ce matin une lettre pressée
Du ministre, à monsieur Chabrière adressée ;
N’ayant personne là que j’en pusse charger,
J’ai pris la liberté d’être le messager.

Gabrielle.

Quelque affaire peut-être à Paris vous réclame,
Sans quoi je vous prierais…

Stéphane.

Sans quoi je vous prierais…Mille grâces, madame.
Quelque chose à Paris me rappelle en effet.

Gabrielle, à part.

Pauvre garçon !

Stéphane, à Adrienne.

Pauvre garçon ! Comment va monsieur Tamponet,
Madame ?

Adrienne.

Madame ? Il est ici, monsieur, pour vous répondre.

Elle passe à droite.
Stéphane.

Enchanté de le voir.
Enchanté de leÀ part.
Enchanté de le voir.Au diable l’hypocondre !
Haut.
Où puis-je rencontrer ces messieurs ?

Gabrielle.

Où puis-je rencontrer ces messieurs ? Au jardin.

Stéphane salue et sort.



Scène IX

ADRIENNE, GABRIELLE.
Adrienne.

Si jamais celui-là rend mon mari badin !

Gabrielle.

Quoi ! monsieur Tamponet en prend-il de l’ombrage ?

Adrienne.

Il a cru l’an dernier que j’aimais son hommage,
Et le pauvre garçon, alors comme aujourd’hui,
Ne s’occupait pas plus de moi que moi de lui.
Mais toi, tu le reçois d’une froideur extrême ?

Gabrielle.

Ce n’est pas sans raison.

Adrienne.

Ce n’est pas sans raison.Peut-on savoir ?

Gabrielle.

Ce n’est pas sans raison. Peut-on savoir ? Il m’aime.

Adrienne.

Ah !

Gabrielle.

Ah ! Il s’est déclaré voici bientôt un mois.

Adrienne.

Ton mari n’en sait rien ?

Gabrielle.

Ton mari n’en sait rien ? Non ; mais, comme tu vois,
Je lui fais peu d’accueil à ce pauvre jeune homme.

Adrienne.

Ève, ma chère enfant, prends bien garde à la pomme.

Gabrielle.

Je n’ai pas peur.

Adrienne.

Je n’ai pas peur.Tant pis. — Il est joli garçon.

Gabrielle.

Ce n’est pas mon avis.

Adrienne.

Ce n’est pas mon avis.Il a bonne façon.

Gabrielle.

Qui, lui, ma tante ? Il est très commun, au contraire.

Adrienne.

A-t-il de l’esprit ?

Gabrielle.

A-t-il de l’esprit ? Non… je ne sais… ordinaire.

Adrienne.

Tu l’aimes.

Gabrielle.

Tu l’aimes.Non. Pourquoi ?

Adrienne.

Tu l’aimes. Non. Pourquoi ? Tu l’aimeras bientôt
Alors. — Tiens, tu rougis.

Gabrielle.

Alors. — Tiens, tu rougis.Ne parle pas si haut.

Adrienne.

Ma fille ! oui, c’est le mot, car je te parle en mère…
Écarte de ton cœur cette folle chimère ;
Ne t’abandonne pas en aveugle au danger…
C’est ton mari qui t’aime et non cet étranger !
Tu n’es qu’un passe-temps pour l’un, si, par miracle,
Tu ne lui deviens pas un péril, un obstacle ;
L’autre respecte en toi l’intime compagnon

Qui garde ses enfants, sa fortune et son nom ;
C’est le seul dont l’amour soit certain, car il t’aime
Peut-être encore moins pour toi que pour lui-même,
Et, selon ce beau mot que l’on a décrié,
C’est le seul qui te puisse appeler sa moitié.
Va, crois-moi, n’en fais pas la triste expérience.

Gabrielle.

Mais d’où te vient à toi cette amère science ?

Adrienne, après une pause.

D’une amie à laquelle il en a coûté cher.
Elle m’a raconté tout ce qu’elle a souffert ;
Le mensonge assidu qu’un regard déconcerte,
L’angoisse du bonheur, la faute découverte,
La douleur d’un époux par l’outrage ennobli,
Un mépris accablant, un pardon sans oubli,
Et l’éternel soupçon au nom de l’ancien crime…
Avant d’aller plus loin regarde cet abîme !
Quand je l’y vois ainsi pencher, mon cœur se fend…
Crois-moi, n’abdique pas tes droits sur ton enfant !

Gabrielle.

Grâce au ciel, je suis loin encor de cette chute.

Adrienne.

Ne t’aventure pas cependant à la lutte.

Gabrielle.

Je ne la cherche pas, ni Stéphane non plus ;
À nous fuir tous les deux nous sommes résolus.
Aujourd’hui, par exemple, il pouvait à merveille
Contre mon froid accueil faire la sourde oreille,
Et tu vois cependant qu’au lieu d’en profiter
Il m’a lui-même aidée à ne pas l’inviter.

Adrienne.

Oui, mais n’y cherche pas tant de délicatesse.



Scène X

ADRIENNE, STÉPHANE, JULIEN, GABRIELLE, TAMPONET.
Julien, à Stéphane.

Non, mon cher, ce n’est pas une affaire qui presse,
Et vous pouvez passer la journée avec nous.

Adrienne, à part.

Bien !

Stéphane.

Bien ! S’il m’était possible, il me serait bien doux ;
Mais…

Julien.

Mais…Pas de mais. Dis-lui de rester, Gabrielle.

Gabrielle, à Stéphane.

Si pourtant une affaire à Paris vous rappelle ?

Julien.

Nullement ; je connais l’affaire en question
Et c’est un pur prétexte à sa discrétion.
Si la table est étroite, on serrera les coudes,
Mon cher ! Mais dis-lui donc que s’il part tu le boudes,
Gabrielle.

Gabrielle.

Gabrielle.Oui, monsieur.

Stéphane.

Gabrielle. Oui, monsieur.Madame, j’obéis.

Tamponet, à part.

J’aurai l’œil sur ma femme.

Adrienne, à part.

J’aurai l’œil sur ma femme.Oh ! l’astre des maris !

Julien.

Maintenant, chère tante, il m’arrive un sinistre,
Un ordre de dîner ce soir chez le ministre ;
Pour causer entre nous de procès à loisir
Il n’a que ce moment libre : il faut le saisir.
Il ne me reste donc qu’à vous demander grâce.

Adrienne.

Grâce, quand vous mettez monsieur à votre place ?

Gabrielle

Méchante !

Tamponet, à part.

Méchante ! Elle lui fait des avances, c’est clair.

Julien, à Stéphane.

On vous préfère à moi, vous le voyez, mon cher.

Adrienne, à part.

Pauvre Julien qui croit plaisanter !

Tamponet, à part.

Pauvre Julien qui croit plaisanter ! Oh ! les femmes !

Camille, venant de la droite.

Le déjeuner est prêt, maman.

Julien.

Le déjeuner est prêt, maman.La main aux dames.


Tamponet donne le bras à Gabrielle, Stéphane à Adrienne,
et Julien la main à sa fille. Ils sortent par la droite.


ACTE DEUXIÈME


Même décoration.


Scène première


TAMPONET, JULIEN, STÉPHANE, ADRIENNE, GABRIELLE.
Julien, à Stéphane.

Les symptômes sont clairs, parbleu ! — Point d’appétit,
Une oreille distraite à tout ce qui se dit,
Des façons de répondre en sursaut, comme un homme
Que chaque question tire d’un demi-somme…
Oseriez-vous jurer, monsieur le ténébreux,
Que vous ne soyez pas gravement amoureux ?

Stéphane.

Je l’ose.

Julien.

Je l’ose.En rougissant.

Tamponet, à part.

Je l’ose. En rougissant.Il rougit ! autre preuve.

Adrienne, assise sur le canapé avec Gabrielle.

Et qui ne rougirait mis à pareille épreuve ?

Julien.

Ne vous en plaignez pas : trois fois heureux l’amant
Qui perd son appétit et rougit aisément.

Tamponet, à part.

Il me fait frissonner.

Julien.

Il me fait frissonner.Dieu sait, dans ma jeunesse,
Tout ce qu’il m’a fallu d’éloquence et d’adresse
Pour me justifier près de mainte beauté
Du sauvage appétit dont j’étais affecté !
En vain je maudissais ma faim malencontreuse,
Il fallait dévorer devant mon amoureuse,
Et faire sous ses yeux, à mon corps défendant,
Les grimaces qu’on fait à chaque coup de dent.

Tamponet.

Simple homme ! Demandez à monsieur la recette
Qu’emploient les amoureux pour se mettre à la diète :
Il suffit d’arriver à table tout repu.

Stéphane.

Je ne vous savais pas, Monsieur, si corrompu.

Julien.

Ne vous y trompez pas : cet oncle vénérable
Avant le mariage était un rusé diable…
Il mangeait à huis clos.

Tamponet.

Il mangeait à huis clos.Il se moque de moi,
Ma femme.

Adrienne.

Ma femme.Oui, mon ami.

Julien.

Ma femme. Oui, mon ami.D’où vient cet air d’effroi,
Mon oncle ? Craignez-vous que ma tante ne penche,
Apprenant vos exploits, à prendre sa revanche ?
Vous le mériteriez, ce n’est pas l’embarras ;
Mais les mauvais sujets sont exempts de ce cas ;
N’est-ce pas, ma tante ?

Adrienne, troublée.

N’est-ce pas, ma tante ? Oui. — Voilà de belles roses,
Gabrielle.

Gabrielle, arrachant une rose de son bouquet.

Gabrielle.Elles sont de ce matin écloses.
Tiens.

Elle la lui donne.
Adrienne, pousse un petit cri et jette la rose.

Tiens.Ah !

Gabrielle.

Tiens. Ah ! Qu’est-ce ?

Adrienne.

Tiens. Ah ! Qu’est-ce ? Ta rose a des griffes de chat.

Stéphane, ramassant la rose.

Ce qui tombe au fossé, Madame, est au soldat.

Tamponet

À ma barbe !

Adrienne.

À ma barbe ! Je veux ma fleur.

Stéphane.

À ma barbe ! Je veux ma fleur.Venez la prendre !

Julien.

Il ne vous fera pas l’affront de vous la rendre.
— Vous vous démenez fort, mon oncle ; qu’avez-vous ?

Tamponet.

Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis-je avoir ?
Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis jeÀ part.
Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis-je avoir ? Je bous.

Stéphane.

Donc je garde la fleur, Madame.

Tamponet, à part.

Donc je garde la fleur, Madame.Bon apôtre !

Adrienne.

Non, Monsieur, pas du tout.

Gabrielle.

Non, Monsieur, pas du tout.Va, je t’en donne une autre.

Julien.

L’incident est vidé. Vous voilà, sans noirceur,
De ce trésor volé paisible possesseur.

Tamponet.

Beau trophée, en effet, qu’une fleur dérobée !

Stéphane.

Certes, j’aimerais mieux qu’elle me fût tombée
Dans la lice, parmi les taureaux furieux,
Comme il se pratiquait parfois chez nos aïeux ;

Mais on fait ce qu’on peut, et, dans ces temps moroses,
C’est sur un plat parquet qu’on ramasse les roses.

Tamponet.

Oui, tout se racornit, hélas ! de jour en jour :
Désintéressement, honneur, courage, amour !
La jeunesse devient pédante et compassée ;
On voit de beaux garçons à mine retroussée,
Qui jadis eussent fait de hardis spadassins,
Avocats aujourd’hui, banquiers ou médecins.
À part.
Attrape !

Stéphane.

Attrape ! Je voudrais pour beaucoup que mon père
Vous entendît traiter son temps de la manière !
Figurez-vous, Monsieur, que ce père exigeant
Ne peut pas une fois m’envoyer de l’argent
Sans y joindre l’avis qu’en son temps, un jeune homme,
Pour le vivre et l’habit prudemment économe,
Sur cent écus par mois donnés par ses parents
Aurait mis de côté trois ou quatre cents francs.

Adrienne.

Tandis qu’à consulter, je gage, vos tablettes,
Vous n’avez jamais mis de côté que des dettes ?

Julien.

Le temps des étourdis n’est pas mort tout entier,
Mon oncle ; il a laissé du moins un héritier :
Le voilà ! Ce garçon qui parfois se figure
Être fait pour entrer dans la magistrature,
S’est battu l’autre jour…

Gabrielle.

S’est battu l’autre jour.Ô ciel !

Tamponet, à part.

S’est battu l’autre jour. Ô ciel ! Maudit brouillon !

Julien.

Oui, s’est battu, vous dis-je, et pour un cotillon !

Tamponet, à part.

Bon cela.

Stéphane.

Bon cela.Pour ma sœur, monsieur, voulez-vous dire.

Julien.

Allons ! quand on se bat pour sa sœur, vaillant sire,
On ne demande pas le secret aux amis
Qu’un hasard au courant de la rencontre a mis ;
Car, après tout, un duel dont la cause est si pure
N’est nullement contraire à la magistrature.

Gabrielle.

Ah ! monsieur demandait le secret ?

Julien.

Ah ! monsieur demandait le secret ? Instamment.

Stéphane.

Et vous l’aviez promis.

Julien.

Et vous l’aviez promis.Sans le moindre serment.
Au surplus, que ce soit pour veuve, femme ou fille,
Le mal n’est pas bien grand d’en parler en famille.

Adrienne.

Mais c’est peut-être ici que monsieur eût voulu
Garder à ses exploits un silence absolu.

Tamponet, à part.

C’est assez clair ! le mot n’est pas à double entente !

Julien.

Ici ! pourquoi ?

Gabrielle.

Ici ! pourquoi ? Je suis de l’avis de ma tante.

Julien, à Stéphane.

Parbleu ! ne craignez pas notre sévérité :
Ces dames ne sont pas du tout collet-monté.

Stéphane.

Mais je vous dis…

Tamponet.

Mais je vous dis…Pourquoi cette mine confuse ?
Votre action, Monsieur, n’a pas besoin d’excuse.

Stéphane.

Cette plaisanterie est lassante à la fin !

Tamponet.

M’allez-vous provoquer aussi ? Quel spadassin !

Julien, à Stéphane.

Là, ne vous fâchez pas ; nous sommes prêts à croire
Tout ce que vous voudrez, mon cher, pour votre gloire.

Stéphane.

C’est la vérité pure, et je peux l’attester.

Tamponet.

Nous sommes trop polis, Monsieur, pour en douter.

Julien.

L’honneur est satisfait. Sur ce, mon camarade,
Allons faire au jardin un tour de promenade.

Adrienne.

Oui, c’est vraiment pitié d’abandonner Paris
Pour passer la journée entre quatre lambris.

Julien.

Suivez-moi sans rien craindre. Il est dans mes principes
De ne forcer personne à louer mes tulipes.
Le grand air calmera notre beau paladin.

Tamponet, à part.

Continuons à battre en brèche ce gredin.

On sort par la porte du fond. Gabrielle et Stéphane se trouvent
les derniers ; Gabrielle arrête Stéphane sur le seuil.



Scène II

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Rendez-moi cette fleur !

Stéphane.

Rendez-moi cette fleur ! Et vous aussi, madame,
Vous croyez ?…

Gabrielle.

Vous croyez ?…Je ne crois rien du tout. Je réclame
Cette fleur qui pourrait dans vos mains prendre un sens
Fort loin de ma pensée et des plus offensants.

Stéphane.

Hélas ! quel sens a-t-elle en mes mains plus qu’aux vôtres ?

Gabrielle.

L’héroïne du duel vous en donnera d’autres.

Stéphane.

L’héroïne du duel ?… Oui, je me suis battu
Pour une femme aimée, un ange de vertu
Dont je ne mêle pas le nom à cet esclandre,
N’osant pas y toucher sinon pour le défendre.

Gabrielle, timidement.

Vous n’êtes pas blessé ?

Stéphane.

Vous n’êtes pas blessé ? Non, madame. — Voilà
Cette fleur dont je suis indigne.

Gabrielle, après une hésitation.

Cette fleur dont je suis indigne.Jetez-la.

Elle sort.



Scène III

STÉPHANE, seul.

Te jeter, chère fleur qu’elle n’a pas reprise !
Non, non, à te garder son accent m’autorise.
Elle n’a point osé te donner tout à fait,
Mais elle t’a laissée et te donne en effet ;
Elle te donne, ô fleur qui touchas son corsage,
Comme une récompense et presque comme un gage !

Dieu bon ! qu’autour de moi tout change en peu d’instants !
Oh ! comme je suis jeune et comme il fait beau temps !



Scène IV

TAMPONET, STÉPHANE.
Tamponet, à part.

Que baise-t-il ainsi ? — La rose de ma femme !
Il est temps de jeter un peu d’eau sur sa flamme.
Haut.
Je vous cherchais, Monsieur.

Stéphane, gaiement.

Je vous cherchais, Monsieur.Monsieur, j’en suis flatté.

Tamponet.

Pour jouer un piquet ou bien un écarté.
Voulez-vous ?

Stéphane.

Voulez-vous ? Je n’ai rien à vous refuser.

Tamponet, à part.

Voulez-vous ? Je n’ai rien à vous refuser.Drôle !
L’obséquiosité lui semble dans son rôle !
Haut.
Asseyons-nous ; la table est prête.

Stéphane.

Asseyons-nous ; la table est prête.Asseyons-nous.

Tamponet.

C’est le piquet marqué, n’est-ce pas, à cent sous ?

Stéphane.

Soit. Je suis si content, Monsieur, que tout m’amuse.

Tamponet.

Vraiment ?
À part.
Vraiment ? Ta passion va se trouver camuse.

Stéphane.

C’est à moi de donner.

Tamponet.

C’est à moi de donner.J’ai quitté le jardin
Ne pouvant plus tenir au caquet féminin.
La conversation des femmes est si nulle,
Qu’au bout de quatre mots il faut que je circule.

Stéphane.

Vous êtes dégoûté. Madame Tamponet
A l’esprit le plus fin…

Tamponet, qui a arrangé ses cartes.

A l’esprit le plus fin.Cinquante au point tout net.

Stéphane.

C’est bon.

Tamponet.

C’est bon.Devant le monde elle s’en fait accroire ;
Mais, lorsque l’on connaît son petit répertoire,
On est tout étonné des bals et des chiffons,
Qui de son pauvre esprit occupent les bas-fonds.
Autant aux étrangers elle paraît charmante,
Autant en tête-à-tête on la trouve assommante.

Stéphane.

Vraiment ?

Tamponet.

Vraiment ? Je vous le dis, monsieur, avec douleur.
À part.
Il faut se faire pauvre à côté d’un voleur.

Stéphane.

Vous m’étonnez.

Tamponet, annonçant son jeu.

Vous m’étonnez.Trois as et la tierce majeure
En carreau.

Stéphane.

En carreau.C’est parfait. Non… j’ai quinte mineure
En trèfle.

Tamponet.

En trèfle.J’ai dit huit.
En trèfle. J’ai dit huiJouant
En trèfle. J’ai dit huit.Neuf, dix par le valet.
Ma femme n’a jamais pu jouer le piquet.

Stéphane.

Plaignons-la.

Tamponet.

Plaignons-la.Non, c’est moi qu’il faut plaindre.
Plaignons-la. Non, c’est moi qu’il faut plaindrJouant.
Plaignons-la. Non, c’est moi qu’il faut plaindre.Onze, douze…
Car c’est une ressource en une vieille épouse.

Stéphane.

Vieille ?

Tamponet.

Vieille ? Elle a quarante ans passés.

Stéphane.

Vieille ? Elle a quarante ans passés.Quoi ! quarante ans ?

Tamponet.

Passés.

Stéphane.

Passés.Elle n’en a gardé que les printemps.

Tamponet.

C’est ce vieux madrigal, depuis nombre d’années,
Qui sonne la retraite aux jeunesses fanées.

Stéphane.

On a l’âge après tout qu’on porte sur son front.
Jouant.
Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf et vingt tout rond.
Madame Tamponet est jolie et bien faite.

Tamponet.

Devant le monde, soit ; mais dans le tête-à-tête !

Stéphane.

Bah !

Tamponet.

Bah ! Hélas !
Bah ! HélaJouant.
Bah ! Hélas !Treize.

Stéphane.

Bah ! Hélas ! Treize.Vingt.

Tamponet.

Bah ! Hélas ! Treize. Vingt.Quatorze.

Stéphane.

Bah ! Hélas ! Treize. Vingt. Quatorze.Vingt toujours.

Tamponet.

Quinze.

Stéphane.

Quinze.Vingt. — Le hasard fait de sots calembours.

Tamponet.

Quel ?

Stéphane.

Quel ?Quinze-vingts.

Tamponet.

Quel ? Quinze-vingts.Morbleu ! me croyez-vous aveugle ?

Stéphane.

Non pas.
Non paÀ part.
Non pas.C’est plutôt lui qui me croit sourd : il beugle.

Tamponet, à part.

Contraignons-nous.
Contraignons-nouHaut, marquant.
Contraignons-nous.Vingt-cinq. — Si l’on n’ignorait pas
Tout ce qu’une élégante ajoute à ses appas…

Stéphane.

Prenez garde, Monsieur ! vous m’allez faire croire
Que madame Adrienne est vêtue à sa gloire.

Tamponet.

Je ne dis pas cela, diable ! j’en suis bien loin.
Elle m’arracherait les yeux — dont j’ai besoin.

Stéphane, souriant.

Fort bien. Je sais à quoi m’en tenir.

Tamponet, à part.

Fort bien. Je sais à quoi m’en tenir.Qu’est-ce à dire ?

Stéphane.

Mais je serai discret.

Tamponet, à part.

Mais je serai discret.S’il a le cœur de rire,
C’est qu’à ma confidence il n’ajoute pas foi.
Morbleu ! connaîtrait-il ma femme autant que moi ?

Stéphane.

À qui la main ?

Tamponet.

À qui la main ? À vous.

Stéphane, faisant son écart.

À qui la main ? À vous.Pardon.

Tamponet, à part.

À qui la main ? À vous. Pardon.Fi ! quelle idée !
De la façon par moi qu’Adrienne est gardée,
Leur commerce secret ne m’eût point échappé…
Et pourtant une fois déjà je fus trompé !



Scène V

TAMPONET, ADRIENNE, JULIEN, GABRIELLE, STÉPHANE.
Adrienne.

J’en étais sûre !

Tamponet.

J’en étais sûre ! Eh bien, oui ! la chaleur m’assomme.
J’aime mieux le piquet.

Julien.

J’aime mieux le piquet.Mais ce pauvre jeune homme,
Pourquoi le condamner à ce jeu de vieillard ?
Si vous voulez jouer, que ce soit au billard.

Tamponet.

Jeu de vieillard ? — Monsieur le joue en patriarche
À ce compte !…

Stéphane.

À ce compte !…J’en sais confusément la marche,
Voilà tout.

Tamponet.

Voilà tout.Comment donc jouez-vous en ce cas
Les jeux que vous savez, Monsieur ?

Stéphane.

Les jeux que vous savez, Monsieur ? Je n’en sais pas.

Tamponet.

Excepté la bataille avec le jeu de dames…
Hé ! hé ! mauvais sujet !
Hé ! hé ! mauvais sujÀ part.
Hé ! hé ! mauvais sujet ! Criblons-le d’épigrammes.

Julien.

Le jeu de dames, soit, je l’y crois sans égal.
Mais quant à la bataille, il s’en tire assez mal :
Témoin son pauvre bras.

Gabrielle.

Témoin son pauvre bras.Ô ciel ! une blessure ?

Stéphane.

Non, Madame, du tout. Rien qu’une égratignure.

Julien.

Assez forte pourtant pour vous faire crier
Quand une main s’y vient par hasard appuyer.
Car c’est ainsi que j’ai découvert sa vaillance.

Stéphane.

Et personne autrement n’en eût eu connaissance.

Adrienne, à part.

Va, va, pauvre mari, sers ton rival.

Tamponet.

Va, va, pauvre mari, sers ton rival.Parbleu !
Cher Julien, nommez-vous cela malheur au jeu ?
Un petit coup d’épée à porter en écharpe,
De quoi traîner la jambe et faire l’œil de carpe !
Peut-on à moins de frais se rendre intéressant ?
Total : une écorchure de trois gouttes de sang.

Gabrielle.

Vous êtes goguenard, mon oncle.

Stéphane.

Vous êtes goguenard, mon oncle.Laissez faire,
Madame ; monsieur parle en ancien militaire.

Tamponet.

Si je n’ai pas servi, sachez que j’ai reçu
Maint coup d’épée au corps et dont on n’a rien su ;
Car je ne cherchais pas, moi, des admiratrices !

Gabrielle.

Monsieur !

Adrienne.

Monsieur ! Ces coups n’ont pas laissé de cicatrices.

Stéphane.

Par pure modestie.

Tamponet.

Par pure modestie.Oui, monsieur ! — Sachez bien
Que les gens comme il faut ne se vantent de rien.

Stéphane, souriant.

Prenez donc garde.

Tamponet.

Prenez donc garde.À quoi ? Je trouve ridicule…

Stéphane.

Vous allez vous blesser avec votre férule.

Julien.

C’est vrai ; vous le frappez, mon oncle, sur vos doigts.

Tamponet.

Permettez…

Julien.

Permettez…Non ; le reste à la prochaine fois,
S’il vous plaît ; le billard s’ennuie à nous attendre.

Tamponet.

Soit.
À part.
Soit.Je prêtais le flanc, je ne puis m’en défendre.

Stéphane.

Pour moi qui ne suis pas remis de ce piquet,
Vous me dispenserez du billard.

Tamponet, à part.

Vous me dispenserez du billard.Freluquet,
Il veut rester.
Il veut resteHaut.
Il veut rester.Viens-tu, ma femme ?

Adrienne.

Il veut rester. Viens-tu, ma femme ? Pourquoi faire ?

Tamponet.

Pour nous marquer les points.

Adrienne.

Pour nous marquer les points.Ce n’est pas nécessaire.
À part.
Ne les laissons pas seuls.

Julien, sur la porte.

Ne les laissons pas seuls.Mon oncle, venez-vous ?

Tamponet, bas à sa femme.

Viens.

Adrienne, bas.

Viens.Mais non.

Tamponet, de même.

Viens. Mais non.Je le veux.

Adrienne, bas.

Viens. Mais non. Je le veux.Pourquoi ?

Tamponet, de même.

Viens. Mais non. Je le veux. Pourquoi ? Je suis jaloux.

Il sort. Adrienne le suit, en haussant les épaules.



Scène VI

STÉPHANE, GABRIELLE.
Stéphane.

Monsieur votre oncle abuse un peu des droits de l’âge,
Pour me faire jouer un méchant personnage.

Gabrielle.

Je sais depuis longtemps quel cas faire de lui ;
Mais il ne m’a jamais tant déplu qu’aujourd’hui.

Stéphane.

Madame…

Gabrielle.

Madame…Non, c’est vrai ; l’injustice m’irrite.
Il voulait rabaisser votre noble conduite ;

Eh bien, consolez-vous de sa mauvaise foi,
Car elle aura produit l’effet contraire en moi.

Stéphane.

De grâce… Ma conduite est toute naturelle,
Et je n’accepte pas tant d’éloges pour elle.
Tout le monde en eût fait autant.

Gabrielle.

Tout le monde en eût fait autant.Jugez-vous mieux !
Et quel autre, parmi même les généreux,
De la femme qu’il aime ayant vengé l’outrage
Ne se serait pas fait un droit de son courage ?
Quel autre, par respect pour un nom adoré,
De sa belle action ne se fût point paré ?
Quel autre enfin, forcé d’avouer l’aventure,
Pour la diminuer eût caché sa blessure,
Avec je ne sais quel magnanime mépris
Des dévouements vantards qui demandent un prix ?

Stéphane.

Vous faites trop d’honneur, Madame, à mon silence ;
C’est pour taire l’affront que j’ai tu la vengeance.
Je voulais vous laisser à jamais ignorer
Qu’une parole impure osa vous effleurer.

Gabrielle.

Qu’avait-on dit de moi ?

Stéphane.

Qu’avait-on dit de moi ? Rien qui vous puisse atteindre.

Gabrielle.

Parlez.

Stéphane.

Parlez.Je vous prierai de ne pas m’y contraindre.

L’imprudent qui l’a dit a dû le rétracter,
Et ce n’est pas à moi de vous le répéter.

Gabrielle.

Je l’exige.

Stéphane.

Je l’exige.Je suis la dernière personne
De qui vous le puissiez entendre.

Gabrielle.

De qui vous le puissiez entendre.Quand j’ordonne ?
Au nom de… votre amour !

Stéphane.

Au nom de… votre amour ! Au nom de mon amour ?
On a dit qu’il était…

Gabrielle.

On a dit qu’il était…Quoi ?

Stéphane.

On a dit qu’il était… Quoi ? Payé de retour.

Gabrielle, très troublée, garde un moment de silence et se laisse tomber sur le canapé en cachant sa figure dans ses mains.
Stéphane.

Vous vous taisez ? Ô ciel ! que faut-il que je croie ?



Scène VII

STÉPHANE, CAMILLE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Dieu ! ma fille !

Camille.

Dieu ! ma fille ! Ma tante Adrienne m’envoie.

Gabrielle.

Trop tard !

Camille.

Trop tard !Elle a besoin de toi.

Gabrielle.

Trop tard ! Elle a besoin de toi.Va, pauvre enfant,
Retourne ; je te suis.

Camille sort.



Scène VIII

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Retourne ; je te suis.C’est le remords vivant.
J’avais tout oublié, ma fille me rappelle
Que je dois respecter son père, au moins pour elle.

Stéphane.

Un enfant fera-t-il crouler tout mon bonheur ?

Gabrielle.

Je ne souillerai pas l’héritage d’honneur
Que ma mère a transmis à toute sa famille,
Et que je dois transmettre à mon tour à ma fille.
Quand son père travaille et consume ses jours
À lui faire un destin paisible dans son cours,
Moi, femme, je ne puis à la moisson plus ample,
Je ne puis apporter pour ma part que l’exemple ;
Mais je l’apporterai quoi qu’il coûte à mon cœur,
Et de ce grand combat il sortira vainqueur,
Pour qu’à sa mère un jour ma fille se soutienne,
Comme je me soutiens maintenant à la mienne.
Si je vous ai laissé voir que je vous aimais,
Oubliez ce moment de faiblesse.

Stéphane.

Oubliez ce moment de faiblesse.Jamais !
Oublier ce moment ! Est-ce que c’est possible
Avant que je ne sois une cendre insensible ?
Vous parlez de remords ! Mais moi, supposez-vous
Que je serre la main sans honte à votre époux,
Et que son amitié ne soit pas un supplice
Dont malgré mon bonheur ma loyauté frémisse ?
Mais dussé-je à moi-même être un lâche odieux,
Je ne l’oublierai pas, ce moment radieux.

Gabrielle.

Eh bien ! oui, j’y consens, gardons-en la mémoire,
Et doublons le danger pour doubler la victoire.
Je vous aime, Stéphane, et ne m’en dédis pas ;
Oui, c’est un être cher que repoussent mes bras !
Séparons-nous et, sûr du cœur de votre amie,

Partez pour nous sauver tous deux de l’infamie.
Si nous pouvons nous voir nos périls sont trop grands :
Retournez en province auprès de vos parents.

Stéphane.

Vous quitter ? Pouvez-vous me l’ordonner, Madame ?

Gabrielle.

C’est la preuve d’amour que de vous je réclame.
Soyons fiers, soyons purs, et que tout notre feu,
Comme un encens sacré puisse monter vers Dieu !

Stéphane.

Eh bien ! vienne l’exil, créature céleste !
Si votre cœur m’y suit, que m’importe le reste !
Je vous voulais heureuse et j’aurai réussi.

Gabrielle.

Vous partirez demain.

Stéphane.

Vous partirez demain.Je partirai.

Gabrielle.

Vous partirez demain. Je partirai.Merci !

Elle lui tend la main qu’il couvre de baisers ; elle sort par la gauche.
Il sort par le fond.


ACTE TROISIÈME


Même décoration.


Scène première


ADRIENNE, TAMPONET.
Adrienne.

Expliquez-vous ici… Nous sommes sans témoins,
À moins que ces fauteuils n’écoutent dans leurs coins.

Tamponet.

Vous croyez qu’on ne peut m’entendre ?

Adrienne.

Vous croyez qu’on ne peut m’entendre ? J’en suis sûre,
Si vous ne hurlez pas pourtant outre mesure.
Est-ce votre projet ?

Tamponet.

Est-ce votre projet ? Quoi ?

Adrienne.

Est-ce votre projet ? Quoi ? De hurler un peu.

Tamponet.

Vous badinez a tort ; ceci n’est pas un jeu.

Adrienne.

Croyez-vous ?

Tamponet, furieux.

Croyez-vous ? Osez-vous me plaisanter encore
Quand votre inconséquence ici me déshonore ?
Me prenez-vous… ?

Adrienne, un doigt sur ses lèvres.

Me prenez-vous… ? On va s’étonner de vos cris.

Tamponet, à demi-voix.

C’est bon. Me prenez-vous pour un de ces maris,
De ces porte-bandeaux sourds et paralytiques
Dont on se cache moins que de ses domestiques ?

Adrienne.

Je ne vous comprends pas.

Tamponet.

Je ne vous comprends pas.Vous comprenez fort bien,
Madame ; mais sachez qu’il ne m’échappe rien ;
Que j’ai parfaitement vu vos yeux en coulisse
Chercher effrontément ceux de votre complice ;
Que je n’ai pas été dupe de la façon
Dont vous jetez des fleurs à ce joli garçon ;
Qu’il n’a pas compris seul les sourdes épigrammes
Dont vous m’assassiniez à la façon des femmes,
Et qu’enfin… Qu’avez-vous à répondre ?

Adrienne.

Et qu’enfin… Qu’avez-vous à répondre ? Plus bas,
De grâce.

Tamponet.

De grâce.Ah ! vous voulez qu’on ne m’entende pas,
Madame ! vous craignez l’éclat de votre honte !
Je le crains plus que vous.

Adrienne.

Je le crains plus que vous.Vous êtes loin de compte :
Le ridicule seul cause ici mon effroi,
Et lorsque je le crains, c’est pour vous, non pour moi.

Tamponet.

Je serais ridicule !… Ô comble d’impudence !
Elle ose à mon affront conseiller la prudence !
Non, je n’ai jamais vu de cynisme pareil,
Et reste abasourdi devant ce beau conseil !

Adrienne.

Ce qui surtout me plaît du soupçon qui m’obsède
C’est cette sûreté d’erreur qui vous possède,
Cette sagacité qui réussit toujours
À faire fausse route à tous les carrefours ;
C’est enfin cet esprit inventif qui fourmille
De monstruosités sur des pointes d’aiguille.

Tamponet.

Les bras m’en tombent.

Adrienne.

Les bras m’en tombent.Bah ! Vous les ramasserez.

Tamponet.

Savez-vous à la fin que vous m’exaspérez ?
Qu’on ne plaisante pas avec la jalousie,

Et que l’occasion de rire est mal choisie ?
Conjurez ma colère au lieu de l’attirer,
Vous dis-je !

Adrienne.

Vous dis-je ! Ah ! si je ris, c’est de peur de pleurer !
Car à l’indignité de vos folles alarmes
On ne peut opposer que le rire ou les larmes !
Croyez-moi ; laissez-moi traiter légèrement
Tout ce que vos soupçons me donnent de tourment,
Et soyez sûr encor, malgré mon persiflage,
Que je ressens assez la pointe de l’outrage.

Tamponet.

On ne me trompe pas deux fois.

Adrienne.

On ne me trompe pas deux fois.Le voilà donc
Ce reproche éternel qu’on appelle un pardon,
Cette insulte toujours nouvelle et toujours prête
Qui dans tous nos débats me fait courber la tête !
Eh bien ! expliquons-nous une fois là-dessus ;
J’en ai le droit après tant d’outrages reçus.
Croyez-vous n’avoir pas votre part dans la faute
Que vous me reprochez d’une façon si haute,
Vous qui, m’ayant reçue enfant dans votre lit,
N’eûtes soin d’occuper mon cœur ni mon esprit ;
Qui me traitiez déjà moins en ami qu’en maître,
Qui n’étiez pas jaloux quand vous auriez dû l’être,
Et qui m’abandonniez sans guide et sans appui
Dans les tentations du monde et de l’ennui ?
J’ai fait pour vous aimer tout ce que j’ai pu faire ;
Mais vous ne m’aidiez pas, Monsieur, bien au contraire.
Vous partiez le matin pour vos graves travaux,
Vous rentriez le soir plein de soucis nouveaux ;
Et le besoin d’amour dont j’étais dévorée,

D’un peu d’illusion saluant votre entrée,
Rencontrait un accueil toujours brusque ou distrait
Dont vous ne me disiez pas même le secret.
Je n’ai connu de vous, entre vos bras jetée,
Que l’irritation loin de moi contractée…
Le respect du devoir m’a soutenue un temps,
Mais est-ce une pâture à des cœurs de vingt ans ?
J’ai succombé. — Mais vous, mon soutien légitime,
Vous qui n’avez rien fait pour me fermer l’abîme,
A ma chute, Monsieur, vous deviez compatir,
Sinon par indulgence au moins par repentir !

Tamponet.

Fort bien. Si je comprends où tend votre argutie,
Il faut de mes affronts que je vous remercie,
Et par contrition je dois peut-être aussi
Vous tendre l’autre joue en vous disant merci.
Morbleu ! Madame, suis-je un homme qu’on bafoue ?
Jamais les Tamponet n’ont tendu l’autre joue,
Et votre amant verra si je suis un mari
Dont la contrition soit un commode abri.

Adrienne.

Pour la dernière fois, Monsieur, je vous répète
Qu’entre monsieur Stéphane et moi rien ne s’apprête ;
Et, s’il ne suffit pas à calmer vos soupçons,
Tant pis ! Je n’entends plus contraindre mes façons,
Et prétends à ma part des libertés modestes
Qu’ont partout nos regards, nos propos et nos gestes.
Avisez.

Tamponet.

Avisez.C’est-à-dire…

Adrienne.

Avisez. C’est-à-dire…On vient ; tenez-vous coi.



Scène II

ADRIENNE, JULIEN, GABRIELLE, TAMPONET.
Julien.

J’en fais juges ta tante et ton oncle.

Tamponet.

J’en fais juges ta tante et ton oncle.De quoi ?

Julien.

Trouvez-vous Gabrielle aimable avec Stéphane ?

Tamponet.

Ne le fût-elle pas, qu’un autre la condamne ;
Quant à moi, j’aime peu ce petit compagnon.

Julien.

La question n’est pas que vous l’aimiez ou non.
À Gabrielle.
Stéphane doit au moins te trouver singulière.

Adrienne.

Qu’y faire ? voulez-vous qu’elle soit familière ?

Julien.

Non : mais je te voudrais moins froide de moitié.
C’est un garçon pour qui j’ai beaucoup d’amitié,
Et je ne prétends pas que ta mauvaise grâce
Lui ferme cet hiver mon salon ou l’en chasse.

Gabrielle.

Tranquillisez-vous donc, si c’est votre souci :
Votre ami cet hiver ne sera pas ici.

Julien.

Comment ?

Gabrielle.

Comment ? Dans le Berry son père le rappelle.

Julien.

Allons donc ! en voilà la première nouvelle.
Il te l’a dit ?

Gabrielle.

Il te l’a dit ? Pendant qu’on jouait au billard.

Adrienne, à part.

Aïe ! Aïe !

Tamponet, à part.

Aïe ! Aïe ! Il n’aime pas ma femme puisqu’il part !
Voilà qui de nouveau m’embrouille les idées.



Scène III

ADRIENNE, JULIEN, STÉPHANE, GABRIELLE, TAMPONET.
Julien.

Arrivez, que sur vous je lâche mes bordées,
Ingrat qui nous quittez sans demander avis.

Gabrielle, vivement.

Des ordres paternels veulent être suivis.

Stéphane.

Oui, mon père en effet me rappelle.

Julien.

Oui, mon père en effet me rappelle.La cause ?

Stéphane.

Mais ce sont des détails de famille, et je n’ose…

Adrienne, à part.

Il n’est pas inventif.

Gabrielle.

Il n’est pas inventif.Pourquoi n’osez-vous pas
À Julien comme à moi conter votre embarras ?
Le père de monsieur, comme tant d’autres pères,
Observe qu’à Paris son fils n’avance guères,
Et lui propose ailleurs un établissement
Que monsieur pour sa part accepte sagement.

Julien.

Quelle folie ! aller s’enterrer en province !

Adrienne.

Bon ! à très peu de frais on y vit comme un prince.

Tamponet, à part.

Elle pousse au départ ?

Julien.

Elle pousse au départ ? Vous m’avez dit cent fois
Que vous ne pourriez pas y rester plus d’un mois ;
Et vous aviez raison, car Paris est le centre
De quiconque se sent autre chose qu’un ventre.
En province, mon cher, vous sécherez d’ennui,
Si vous ne devenez gras et gros comme un muid.

Stéphane.

Il n’importe, mon père…

Julien.

Il n’importe, mon père…Est par trop égoïste
Si sa décision à ce tableau résiste.

Stéphane.

J’ai promis.

Adrienne.

J’ai promis.On dirait à vous entendre tous
Que les départements soient des pays de loups !
Je vous jure, Monsieur, que ce sont des contrées
Habitables à l’homme et point hyperborées ;
Les naturels n’ont pas le cerveau plus transi
Et l’esprit ne s’y perd ni plus ni moins qu’ici.
Votre père a raison ; c’est un rôle plus mince
De végéter chez nous que de vivre en province.
Être peu, dans Paris, c’est n’être rien du tout,
Et sans un piédestal nul n’y semble debout ;
En province, être peu c’est être quelque chose ;
Sur ses jambes chacun en évidence y pose,
Et l’on vous rend service en vous y rappelant,
Puisque le piédestal manque à votre talent.

Tamponet, à part.

Ce jeune homme est charmant.

Julien.

Ce jeune homme est charmant.Vous parlez d’or, ma tante.
C’est vrai ; le piédestal est la chose importante :
Je m’en charge. Je vois le ministre ce soir
Et j’essaierai sur lui de mon petit pouvoir.
Justement il lui manque un secrétaire intime ;
Le poste est excellent.

Tamponet.

Le poste est excellent.Peste ! excellentissime !
C’est un commencement qui peut conduire à tout,
Et je vois un bonnet de président au bout.

Julien.

Le bonnet est encore un peu dans un nuage ;
Mais je vois clairement un riche mariage.
Si trois cent mille francs avec un grand œil noir
Vous plaisent, je m’engage à vous les faire avoir.

Tamponet.

Qui donc ?

Julien, bas.

Qui donc ? Votre pupille.

Tamponet, de même.

Qui donc ? Votre pupille.Ah ! oui.
Qui donc ? Votre pupille. Ah oui.Haut.
Qui donc ? Votre pupille. Ah ! oui.C’est rare en France
Cent mille écus de dot, sans compter l’espérance.
Les voulez-vous ?

Stéphane.

Les voulez-vous ? Merci ; je veux rester garçon.

Julien.

Ah ! parbleu, j’en reviens à mon premier soupçon…
Vous êtes amoureux.

Stéphane.

Vous êtes amoureux.Amoureux !

Julien.

Vous êtes amoureux. Amoureux ! Oui, vous l’êtes.

Tamponet.

Il ne partirait pas… ?

Julien.

Il ne partirait pas… ? Que les oncles sont bêtes !…
Quand les chemins de fer votés par les maris
Mettent tous les amants aux portes de Paris ?
On vient deux fois par mois, et la poste restante
Adoucit l’intervalle à la sensible amante.

Tamponet.

Ah ! vous croyez ?

Julien.

Ah ! vous croyez ? Parbleu !

Gabrielle, à part.

Ah ! vous croyez ? Parbleu ! Quel langage !

Adrienne, à part.

Ah ! vous croyez ? Parbleu ! Quel langage ! Voilà
Mon mari perplexe.

Tamponet.

Mon mari perplexe.Oui, c’est possible, cela !

Stéphane.

Je vous jure…

Julien.

Je vous jure…Pourquoi le nier ? qui vous blâme ?
Je ne demande pas le nom de cette dame ;
Mais, soit dit sans choquer votre doux sentiment,
Elle n’en doit pas être à son premier amant.

Tamponet, à part.

J’étouffe !

Stéphane, vivement.

J’étouffe ! Assez !

Gabrielle, à part.

J’étouffe ! Assez ! Je meurs de honte.

Julien, à Stéphane.

J’étouffe ! Assez ! Je meurs de honte.Sans colère,
Mon Amadis : elle est digne en tout de vous plaire…
Seulement elle sait sans doute ce qu’on doit
Attendre des amours qui vont sans bague au doigt,
Et vous pourriez très bien prendre votre courage
Pour lui dire : « Madame, on m’offre un mariage,
» Disposez de mon sort. » — Je voudrais parier
Qu’elle vous répondrait : « Il faut vous marier.

Adrienne, regardant Gabrielle.

Peut-être.

Tamponet

Peut-être.C’est trop fort.
Peut-être. C’est trop forHaut.
Peut-être. C’est trop fort.Mon neveu, je vous prie,
Sortons, que je vous parle.

Adrienne, à part.

Sortons, que je vous parle.Il paraît en furie.

Julien.

Est-ce pressé, mon oncle ?

Tamponet.

Est-ce pressé, mon oncle ? Oui, oui !
Est-ce pressé, mon oncle ? Oui, ouÀ part.
Est-ce pressé, mon oncle ? Oui, oui !J’éclaterais !

Julien.

Allons.
À Stéphane.
Allons.Nous reprendrons cet entretien après.

Tamponet et Julien sortent.



Scène IV

ADRIENNE, STÉPHANE, dans le fond, GABRIELLE.
Adrienne, à Gabrielle

Il sait qu’il est aimé, n’est-ce pas ?
Il sait qu’il est aimé, n’est-ce pasGabrielle baisse la tête.
Il sait qu’il est aimé, n’est-ce pas ? Imprudente !

Gabrielle.

Mais il part.

Adrienne.

Mais il part.Ce n’est pas chose bien évidente.
Les femmes que l’on voit se perdre, la plupart
Ont aussi commencé par croire à ce départ.

Gabrielle.

Quelle comparaison !

Adrienne.

Quelle comparaison ! Veux-tu, quoi qu’il t’en coûte,
Te sauver ?

Gabrielle.

Te sauver ? Je le veux.

Adrienne.

Te sauver ? Je le veux.Attends. — On nous écoute.
Regardant par la fenêtre.
Ah ! Dieu ! ta fille au bord de ce vilain tonneau.

Gabrielle.

Je cours…

Stéphane.

Je cours…Restez.

Il sort vivement.



Scène V

ADRIENNE, GABRIELLE.
Adrienne.

Je cours. Restez.Il a donné dans le panneau.

Gabrielle.

C’était une ruse ?

Adrienne.

C’était une ruse ? Oui. — Ruse bien innocente. —
Il faut à cet hymen que Stéphane consente.

Gabrielle.

Adrienne !

Adrienne.

Adrienne ! Il le faut, te dis-je, et sans sursis ;
Car autrement ta perte est certaine. Choisis.

Gabrielle.

Me crois-tu donc si peu d’honnêteté qu’il faille

Entre la honte et moi mettre cette muraille ?
Va, va, j’ai de la force, et j’ai su le prouver.

Adrienne.

Je dois te parler ferme afin de te sauver.
Qu’as-tu fait pour compter ainsi sur ton courage ?
Qu’as-tu fait pour te croire au-dessus de l’orage ?
Ton amour n’a pas su se taire seulement !
Tu crois bien beau l’effort d’exiler ton amant ?
Mais je te le disais tout à l’heure, ces femmes
Que le monde poursuit justement de ses blâmes,
Ces femmes-là, ma chère, ont toutes au début
Honoré leur devoir de ce mince tribut.
Veux-tu leur ressembler ? Soit. Estime-toi forte,
Et laisse le danger s’établir à ta porte.

Gabrielle.

Si Stéphane pourtant s’en allait pour toujours ?

Adrienne.

Les départs les plus sûrs sont sujets aux retours.
Mais ne revînt-il pas, ce serait sa ruine,
Et tu ne le veux pas ruiner, j’imagine !

Gabrielle.

Et moi qui n’ai pas eu cette pensée ! Oh ! oui,
C’est lui qu’il faut sauver et non pas moi ; c’est lui !
Tu devais commencer par ce mot, Adrienne.
Mais son consentement, crois-tu que je l’obtienne ?
Ce triste mariage, hélas ! est son salut,
C’est vrai ; mais il faudrait aussi qu’il le voulût.

Adrienne.

Il le voudra, s’il croit à ton indifférence.

Gabrielle.

Quoi ! feindre de ne plus l’aimer ? Quelle souffrance !

Adrienne.

Préfères-tu qu’il parte et s’enterre là-bas,
Ou qu’il reste à Paris et te perde ?

Gabrielle.

Ou qu’il reste à Paris et te perde ? Oh ! non pas…
Je ferai ce qu’il faut.

Adrienne.

Je ferai ce qu’il faut.Le voici ; je vous laisse.

Elle sort.



Scène VI

GABRIELLE, STÉPHANE.
Gabrielle

L’épreuve approche ; allons, mon cœur, pas de faiblesse.

Stéphane.

Je n’ai pas rencontré votre fille.

Gabrielle.

Je n’ai pas rencontré votre fille.Merci.
Nous avons à causer ; asseyez-vous ici.

Stéphane.

C’est donc très sérieux ?

Gabrielle.

C’est donc très sérieux ? Très sérieux.

Stéphane.

C’est donc très sérieux ? Très sérieux.J’écoute.

Gabrielle.

Il faut vous marier.

Stéphane, bondissant.

Il faut vous marier.Me marier !

Gabrielle.

Il faut vous marier. Me marier ! Sans doute.
Mais si le premier mot qu’on dit vous fait sauter,
Nous n’en finirons pas. — Tâchez de m’écouter.
Le parti qu’on vous offre est chose peu commune,
Tout s’y trouve à la fois : figure, esprit, fortune ;
Et qu’on soit à l’argent indifférent ou non,
Il faut bien avouer qu’il est bon compagnon.

Stéphane.

Est-ce vous qui parlez ? est-ce vous, Gabrielle ?

Gabrielle, à part.

Hélas !
Haut.
Hélas ! Oui, je parais très superficielle ;
Mais, le cas échéant, je suis de bon conseil.

Stéphane.

C’est un rêve, sans doute ?

Gabrielle.

C’est un rêve, sans doute ? Hé non ! c’est un réveil.
Il s’est bien échangé, je crois, quelques paroles
Entre nous ; mais au fond ce sont choses frivoles,
Et je ne voudrais pas, pour ce qui s’est passé,
Qu’à perdre un bon parti vous vous crussiez forcé.

Stéphane.

Est-ce une épreuve ?

Gabrielle.

Est-ce une épreuve ? Hé non ! je vous mets à votre aise,
Voilà tout. — Mais, pour Dieu ! ne brisez pas ma chaise.

Stéphane.

Ainsi par vous déjà tout est mis en oubli ?

Gabrielle.

Le roman promettait de devenir joli,
C’est vrai ; mais, quand soudain la réalité passe,
Ces petits romans-là doivent lui faire place.

Stéphane.

Je suis émerveillé de tout ce que j’entends,
Madame ! je n’étais pour vous qu’un passe-temps ?

Ôtant la rose de sa boutonnière.

Adieu donc, pauvre fleur ! va, que le vent t’emporte
Avec le souvenir de ma tendresse morte.
Je fais de mon amour comme de ce bouquet.

Il jette la rose.
Gabrielle, à part.

Adrienne — Il est temps ! la force me manquait.



Scène VII

GABRIELLE, ADRIENNE, STÉPHANE.
Stéphane, à Adrienne.

Venez, venez, madame, apprendre une nouvelle
Qui vous étonnera peut-être.

Adrienne.

Qui vous étonnera peut-être.Quelle est-elle ?

Stéphane.

C’est que tout bien pesé, tout bien examiné,
À prendre femme enfin je suis déterminé.

Gabrielle, à part.

Déjà !

Adrienne.

Déjà ! Vraiment ?

Stéphane.

Déjà ! Vraiment ? J’étais épris d’une coquette
Qui regarde l’amour comme un jeu de raquette.

Adrienne, bas à Gabrielle.

Oh ! c’est bien.

Stéphane.

Oh ! c’est bien.Je voulais lui conserver ma foi,
Pourtant, par un scrupule aussi naïf que moi ;
Mais madame m’a fait comprendre ma sottise,
Et, grâce à ses conseils prudents, je me ravise.

Adrienne.

Oui, oui, mariez-vous ; hors de là, rien de bon.

Stéphane.

D’autant que la personne est charmante, dit-on.

Adrienne.

Oui, charmante en effet.

Stéphane.

Oui, charmante en effet.Est-elle brune ou blonde ?

Adrienne.

Elle est blonde.

Stéphane.

Elle est blonde.Je suis le plus heureux du monde.
Quel âge a-t-elle ?

Adrienne.

Quel âge a-t-elle ? Elle a seize ans.

Stéphane.

Quel âge a-t-elle ? Elle a seize ans.De mieux en mieux.
Son esprit ne doit pas être encor vicieux,
Et je trouverai là ce sûr et doux commerce
Où le cœur fatigué se repose et se berce.

Gabrielle, à part.

Ô mon Dieu !

Adrienne, bas à Gabrielle.

Ô mon Dieu ! Du courage !

Stéphane.

Ô mon Dieu ! Du courage ! A-t-elle des talents,
Comme disent messieurs les notaires galants ?

Adrienne.

Les futures en ont dans tous les mariages.

Stéphane.

C’est vrai : mais croyez-vous qu’elle aime les voyages ?

Adrienne.

Ma foi, je n’en sais rien.

Stéphane.

Ma foi, je n’en sais rien.S’aimer et voyager !
On est bien plus ensemble en pays étranger,

Loin de cette amicale et sotte multitude
Qui vous vole, en passant, un peu de solitude.

Adrienne.

Oui. — Voulez-vous dehors poursuivre ce propos ?

Stéphane.

Volontiers.
Il la suit vers la porte, puis se retourne et indique Gabrielle.
Volontiers.Et madame ?

Adrienne.

Volontiers. Et madame ? Il lui faut du repos.

Stéphane, revenant à Gabrielle.

Qu’avez-vous ?

Adrienne, de la porte.

Qu’avez-vous ? Venez donc.

Stéphane, bas, à Gabrielle.

Qu’avez-vous ? Venez donc.Je fais ce qu’on m’ordonne.

Gabrielle, bas et vivement.

Ne vous mariez pas… et que Dieu me pardonne !

Sur un signe de Gabrielle, il rejoint Adrienne et sort avec elle.


ACTE QUATRIÈME


Même décoration.


Scène première


JULIEN, TAMPONET.
Tamponet.

Une femme pour qui j’ai tout fait ! c’est infâme !

Julien.

Vous êtes archi-fou, mon cher oncle.

Tamponet.

Vous êtes archi-fou, mon cher oncle.Une femme
Pour qui, depuis vingt ans, je suis aux petits soins !
Voilà ma récompense !

Julien.

Voilà ma récompense !Encore un coup…

Tamponet.

Voilà ma récompense !Encore un coup…Du moins
Si j’étais un mari négligent, infidèle,

Ou cassé… Mais je suis pétulant auprès d’elle
Comme au premier quartier de la lune de miel,
Ma parole d’honneur ! — Que lui faut-il, ô ciel !

Julien.

Permettez-moi…

Tamponet.

Permettez-moi…Tromper un époux exemplaire
Et qui se jetterait dans le feu pour lui plaire !
Un mot vous apprendra jusqu’où vont mes égards :
Je fais depuis quinze ans semblant d’aimer les arts.

Julien.

Vous ne les aimez pas ?

Tamponet.

Vous ne les aimez pas ? Qui ? moi ! je les déteste !
Ils me sont en horreur à l’égal de la peste !
La musique surtout me donne sur les nerfs ;
La peinture m’assomme et j’exècre les vers…
Eh bien, pour m’ajuster aux goûts de mon ingrate,
Je feins de me pâmer pendant une sonate ;
J’achète des tableaux avec mon pauvre argent ;
Je les fais encadrer ; et, tout en enrageant,
J’apprends par cœur, malgré ma mauvaise mémoire,
Un tas de vers, sans rien comprendre à ce grimoire.
Après avoir tant fait, n’est-ce pas du guignon
D’être… ce que je suis ?

Julien.

D’être… ce que je suis ? Mais non ! mille fois non !
Vous ne l’êtes pas !

Tamponet, offensé.

Vous ne l’êtes pas ! Quoi ! quand j’en conviens moi-même ?

Julien.

Vous vous trompez.

Tamponet.

Vous vous trompez.Morbleu !

Julien.

Vous vous trompez. Morbleu ! Fi donc ! c’est un blasphème !

Tamponet.

Je me vante à ce compte ?

Julien.

Je me vante à ce compte ? Eh ! oui, vous avez tort.

Tamponet.

Ne pas en être cru là-dessus, c’est trop fort !

Julien.

Cher oncle, laissez-moi vous dire…

Tamponet.

Cher oncle, laissez-moi vous dire…Suis-je un braque,
Dont le cerveau fêlé sans motif se détraque ?
J’ai cent preuves pour une, et si je sors des gonds…
— En un mot, voulez-vous être un de mes seconds ?

Julien.

Puisque vous tenez tant à votre nouveau titre,
Laissez-moi m’expliquer un peu sur ce chapitre.
Moi, si j’étais trompé, je ne me battrais pas ;
J’éconduirais l’amant en douceur et tout bas,
Estimant que traîner notre honneur sur la claie
N’est pas le vrai moyen d’en refermer la plaie,
Et qu’un sage silence est le seul appareil
Qu’on y doive poser en accident pareil.
Ainsi quand vous seriez ce que vous voulez être…

Tamponet.

Quand je serais ?… Tournez les yeux vers la fenêtre,
Les voyez-vous tous deux ? Parbleu ! j’en suis charmé.

Julien.

Ils causent.

Tamponet.

Ils causent.Mais voyez de quel air animé !
Vous appelez cela causer ? De pareils gestes
Tiennent-ils compagnie à des discours modestes ?
Voyez !… Elle saisit l’infâme par le bras…
Malheureuse ! tu crois que je ne te vois pas !
— Ils s’arrêtent. Il met la main sur sa poitrine…
Ce qu’il peut répliquer ainsi, je le devine !
Tenez, il tend le bras comme pour un serment…
Va, drôle ! gesticule avant l’enterrement !
Tu verras si je suis un mari débonnaire…
— Est-ce clair maintenant ? suis-je un visionnaire ?

Julien.

C’est étrange, en effet.

Tamponet.

C’est étrange, en effet.Ah ! ah ! vous commencez
À trouver mes soupçons un peu moins insensés ?
C’est heureux !… Je me bats, la chose est résolue.
Serez-vous mon témoin ?

Julien.

Serez-vous mon témoin ? Vous avez la berlue
Et vous me la donnez.

Tamponet.

Et vous me la donnez.Serez-vous mon témoin ?

Julien.

Éclaircissons les faits avant d’aller plus loin.
Ils viennent par ici : pour résoudre nos doutes,
Derrière la cloison mettons-nous aux écoutes.

Tamponet.

Mais, lorsque vous serez certain de mes affronts,
Vous serez mon témoin ?

Julien.

Vous serez mon témoin ? Nous verrons, nous verrons.
Mais je veux parier cent contre un que ce piège
Vous montrera ma tante aussi blanche que neige.

Tamponet.

Vous me faites rire.

Julien.

Vous me faites rire.Oui ?… Cachons-nous là-dedans
Et vous rirez bientôt mieux que du bout des dents.

Tamponet.

Ce moyen me répugne.

Julien.

Ce moyen me répugne.Il est vieux ; mais qu’importe !
S’il n’était qu’un jaloux sur terre et qu’une porte,
La porte servirait d’embuscade au jaloux,
C’est moi qui vous le dis : c’est pourquoi cachons-nous,
Et tâchons d’écouter cet entretien si tendre,
Puisqu’il n’est rien de tel qu’écouter pour entendre.
Les voici… vite, entrez.

Tamponet, sur la porte.

Les voici… vite, entrez.Vous serez mon témoin ?

Julien.

Oui, car vous n’en aurez sûrement pas besoin.

Ils entrent dans la pièce à droite.



Scène II

ADRIENNE, STÉPHANE.
Ils viennent du fond.
Adrienne.

Ainsi votre ferveur au grand air se dissipe,
Et vous restez garçon maintenant par principe ?

Stéphane.

Oui. Tout décidément vive le célibat !
C’est un goût dépravé que ma raison combat,
Mais en vain. Contre lui pourquoi m’obstinerais-je ?
Tenez, vous avez vu sur l’eau flotter du liège :
On peut bien quelquefois l’enfoncer jusqu’au fond,
Mais il remonte à flot après chaque plongeon.
Cette explication, Madame, suffit-elle ?

Adrienne.

Non. Je vous en propose une plus naturelle :
C’est que vous conservez quelque espoir d’être aimé.

Stéphane.

Ah ! de ce côté-là mon cœur est bien fermé,
Je vous jure. Je suis guéri de cette femme,
Et son indifférence est un puissant dictame.

Adrienne.

Vous avez cru lui plaire : elle vous l’avait dit.
Il est vrai maintenant que son cœur s’en dédit ;
Mais la fatuité de l’homme est si têtue
Qu’il lui faut vingt échecs pour se croire battue.

Stéphane.

Pour moi, je crois si bien mon désastre accompli,
Madame, que j’en suis tout vengé par l’oubli.

Adrienne.

Si vraiment vous avez cette philosophie,
Je vous fais compliment ; car je vous certifie
Que Gabrielle…

Stéphane.

Que Gabrielle…Quoi ! vous saviez ?…

Adrienne.

Que Gabrielle… Quoi ! vous saviez ?…Je savais.
Et j’avoûrai, de plus, que je vous desservais !
Donc je vous certifie, et vous pouvez m’en croire,
Qu’il ne reste plus rien de vous qu’en sa mémoire.

Stéphane.

Vraiment ! Se souvient-elle encore de mon nom ?
Dans quinze jours d’ici je jurerais que non.
Beau texte pour parler avec quelque amertume
De ce sexe volage au vent comme la plume !
Mais, bah ! j’en fais mon deuil sans phrase et sans effort.

Adrienne.

Votre deuil est trop gai : le défunt n’est pas mort.
Tenez, ne perdons pas de temps en bagatelle :
Vous avez parlé bas tantôt à Gabrielle
En la quittant.

Stéphane.

En la quittant.Moi ?

Adrienne.

En la quittant. Moi ? Vous. Qu’a-t-elle répondu ?
J’ai tâché d’écouter et n’ai pas entendu,
Mais c’est évidemment la réponse accordée
Qui vous a fait changer si promptement d’idée.

Stéphane.

Je ne vous comprends pas, Madame.

Adrienne.

Je ne vous comprends pas, Madame.En vérité ?
C’est donc que vous manquez de bonne volonté.

Stéphane.

À force d’être fin votre esprit se fourvoie.

Adrienne.

Allons, je vois qu’il faut vous mettre sur la voie.
Serait-ce point ceci qu’on vous a dit tout bas :
« Je vous aime toujours, ne vous mariez pas. »
Rappelez-vous.

Stéphane.

Rappelez-vous.Croyez ce qu’il vous plaît de croire,
Madame, et finissons cet interrogatoire.

Adrienne.

C’est un aveu, cela.

Stéphane.

C’est un aveu, cela.Non pas ! — Je prends congé,
Car votre esprit fait peur au peu d’esprit que j’ai.

Il sort.



Scène III

JULIEN, très pâle, ADRIENNE, TAMPONET.
Tamponet, entr’ouvrant la porte.

Il est parti.

Adrienne.

Il est parti.Julien !

Julien, sortant.

Il est parti. Julien ! Moi, ma tante, en personne.

Adrienne.

Vous avez entendu ?…

Tamponet.

Vous avez entendu ?…Tout entendu, mignonne !
J’attends de ta bonté deux cent mille pardons,
Et je me sens en train de chanter des fredons !

Adrienne.

C’est assez.
À Julien.
C’est assez.Vous avez entendu que Stéphane
Aime ?…

Julien.

Aime ?…Oui.

Tamponet, à part.

Aime ?… Oui.Pauvre garçon ! Et moi qui me pavane !

Adrienne.

Mais s’il n’est pas aimé, que vous importe ?

Julien.

Mais s’il n’est pas aimé, que vous importe ? Il l’est ;
Nous avons entendu l’entretien au complet.

Adrienne.

Ce calme est effrayant alors.

Julien.

Ce calme est effrayant alors.Pourquoi, ma tante ?

Tamponet.

N’oubliez pas, mon cher, si quelque éclat vous tente,
Qu’un silence prudent est le seul appareil
Que supporte l’honneur en accident pareil.

Julien.

Mais ce n’est pas le cas d’appliquer la sentence,
Cher oncle, et mon honneur n’est pas atteint, je pense.
Ma femme a moins d’amour encor que de vertu :
Je l’estime d’autant qu’elle a bien combattu,
Et la tiens en mon cœur pour une brave femme,
Digne de mon respect et non pas de mon blâme.
Quiconque en parlerait autrement a menti.

Tamponet.

À la bonne heure !
À la bonne heurÀ part.
À la bonne heure ! Il prend galamment son parti.

Julien, avec effort.

Quant à monsieur Stéphane…

Tamponet.

Quant à monsieur Stéphane…Oui, parlons-en !

Julien.

Quant à monsieur Stéphane… Oui, parlons-en ! En somme,
Il a fait là-dedans son métier de jeune homme.
Mais j’étais son ami !… Cependant je lui crois,
Malgré sa trahison, le cœur et l’esprit droits.

Tamponet.

Lui ? c’est, tranchons le mot, une franche canaille.
Il faut le renvoyer.

Julien.

Il faut le renvoyer.Non. Il faut qu’il s’en aille.
Il est très étourdi, mais n’est pas vicieux.
Je lui rendrai ses torts à lui-même odieux,
Et je l’accablerai d’une amitié si vraie
Que de sa trahison il faudra qu’il s’effraie.

Tamponet.

Ce moyen est chanceux.

Julien.

Ce moyen est chanceux.Non, non, il ne l’est pas.
À moins de s’avouer le dernier des pieds plats,
On n’ose pas tromper l’homme qui se confie.

Tamponet.

Mais enfin, s’il l’osait ?

Julien.

Mais enfin, s’il l’osait ? Alors je l’en défie,
Car Gabrielle, ouvrant les yeux avec dégoût,
Remettrait dans son cœur mon image debout.

Adrienne.

Lorsque la passion est réellement forte,
Il n’est digue ni mur que son courant n’emporte.

Julien.

La leur n’est, grâce au ciel, encore qu’un ruisseau
Qui va se diviser à l’entour d’un roseau.
Seulement n’allez pas leur dire, je vous prie,
Que je suis averti de leur étourderie :
Cela gâterait tout.

Adrienne.

Cela gâterait tout.Je m’en garderais bien.

Tamponet.

Moi de même.

Julien.

Moi de même.Il me faut un moment d’entretien
Avec ma femme, ici. Seriez-vous assez bonne
Pour me l’envoyer ?

Adrienne.

Pour me l’envoyer ? Certe !

Tamponet.

Pour me l’envoyer ? Certe ! Attends-moi donc, mignonne.

Julien.

Mon oncle veut avoir son tête-à-tête aussi…
Mais le sien est plus gai que le mien.

Tamponet, à part.

Mais le sien est plus gai que le mien.Dieu merci !
À sa femme, dans le fond du théâtre.
Étrange insouciance en cette catastrophe !

Adrienne.

Bien étrange, en effet.

Tamponet.

Bien étrange, en effet.C’est un grand philosophe !

Ils sortent.



Scène IV

JULIEN, seul.

Déborde, maintenant, déborde, ô désespoir !
— Elle ne m’aime plus ! Qui l’aurait pu prévoir ?
Ah ! je sens tout mon cœur sombrer en ce naufrage !
Adieu, bonheur ! adieu, travail ! adieu, courage !…
À quoi bon désormais des efforts superflus ?
Je suis seul dans le monde ; elle ne m’aime plus !

Il s’assied.

Insensé ! voilà donc la tendresse éphémère
Que j’ai pu préférer à la vôtre, ô ma mère !
Quand mon petit bagage a vidé la maison,
Vous pleuriez en silence, et vous aviez raison ;
Car votre fils quittait sa véritable amie,
Ô mère, dans la tombe à présent endormie !
Hélas ! j’ai plus aimé cette femme que vous ;
Je l’entourais de soins plus tendres et plus doux ;
Pour ne pas voir un pli sur sa lèvre vermeille,
Je desséchais mon sang aux ardeurs de la veille,
Et la trouvant heureuse et fraîche le matin,
J’oubliais ma fatigue aux roses de son teint…
Voilà ma récompense ! Ô l’ingrate ! l’ingrate !

Il se lève.

Et de quoi te plains-tu ? qu’es-tu donc qui la flatte,
Pauvre gratte-papier, obscur praticien,
Avocat de la veuve et du mur mitoyen ?
Te crois-tu bon à mieux qu’à payer sa dépense,
Manœuvre, et te faut-il une autre récompense
Que l’honneur, déjà grand pour ton obscurité,
De défrayer son luxe et son oisiveté ?
Tu prétends être aimé ? Regarde-toi ! les rides
S’impriment avant l’âge à tes tempes arides.
C’est le travail, dis-tu ! mais qu’importe à ses yeux ?
Tout ce qu’elle en conclut, c’est que tu te fais vieux ;
Elle te sacrifie au premier fat qui passe…
Ô les femmes ! stupide et méprisable race !
Qu’elle me fait de mal, la cruelle !

Il se rassied.

Qu’elle me fait de mal, la cruelle ! Eh bien, quoi ?
Est-elle là dedans moins à plaindre que moi ?
N’a-t-elle pas perdu le repos qu’elle m’ôte ?
Elle ne m’aime plus ! mais ce n’est pas sa faute…
C’est peut-être la mienne ! — Elle a bien combattu ;
Que puis-je demander de plus à sa vertu ?
Je dois mettre une main sur ma plaie, et de l’autre
Défendre son honneur… dernier bien qui soit nôtre !
Il faut la raffermir au moins dans son devoir…
En est-il temps encore ?

Gabrielle entre.

En est-il temps encore ? Ah ! je vais le savoir.



Scène V

GABRIELLE, JULIEN.
Gabrielle.

Vous voulez me parler ?

Julien, très simplement.

Vous voulez me parler ? Oui. Je pars dans une heure ;
Prépare une chemise, entends-tu ? la meilleure.

Il passe à droite.

Fais brosser mon habit ; il faut te dépêcher.
Ah ! pense à visiter les chambres à coucher ;
Pour les époux, la chambre avec l’alcôve double ;
Pour Stéphane…

Gabrielle.

Pour Stéphane…Monsieur Stéphane ?…

Julien, à part

Pour Stéphane… Monsieur Stéphane ?…Elle se trouble.

Gabrielle.

C’est impossible.

Julien.

C’est impossible.En quoi, ma chère, et depuis quand
L’appartement d’en haut n’est-il donc plus vacant ?

Gabrielle.

Mais… un jeune homme ici… la nuit… en votre absence…
C’est contraire, je crois, à toute bienséance.

Julien.

Ah ! bah ! pour une nuit ! — Les autres restent bien.

Gabrielle.

C’est différent.

Julien.

C’est différent.Ce sont tes amis ; c’est le mien.

Gabrielle.

Mon dieu ! n’insistez pas.

Julien.

Mon dieu ! n’insistez pas.Comme te voilà prude !
Je ne t’ai jamais vue à personne aussi rude.

Gabrielle.

Soit ; mais je ne veux pas qu’il passe ici la nuit.

Julien

Je respire ! — Il est temps, puisqu’elle a peur de lui.
Haut.
Eh bien ! fais retenir une chambre à l’auberge ;
Qu’importe la façon, pourvu que je l’héberge !

Stéphane entre ; il s’arrête sur la porte en voyant Julien.



Scène VI

STÉPHANE, JULIEN, GABRIELLE
Julien.

Venez, mon cher. — Je pars pour Paris ; mais demain
Nous nous retrouverons ici le verre en main.

Stéphane.

Quoi ?…

Julien.

Quoi ?…Si vous n’avez rien pourtant qui vous empêche
De passer au village une nuit un peu fraîche.

Stéphane.

Au contraire.

Julien, à Gabrielle qui se dirige vers la droite.

Au contraire.Où vas-tu ?

Gabrielle.

Au contraire. Où vas-tu ? Votre habit…

Julien.

Au contraire. Où vas-tu ? Votre habit…Ah ! c’est vrai.
Va, dans une minute ou deux je te suivrai.

Gabrielle sort.



Scène VII

STÉPHANE, JULIEN.
Julien.

Nos lits vacants sont pris par mon oncle et ma tante,
Mais nous avons tout près une auberge excellente.

Stéphane.

C’est parfait.

Julien.

C’est parfait.Pardonnez à l’exiguïté
D’une maison peu propre à l’hospitalité :

Si l’amitié pouvait élargir la muraille,
Vous auriez une chambre ici de belle taille.

Stéphane, avec embarras.

Je ne mérite pas vos bontés.

Julien.

Je ne mérite pas vos bontés.Mes bontés !…
D’abord, ce n’en sont pas ; puis vous les méritez.
Vous m’avez plu, mon cher, à la première vue,
Et jamais mon instinct n’a commis de bévue.
« Voilà, me suis-je dit, un ami qui me vient,
Un homme franc, loyal, un cœur qui me convient. »
Me trompais-je ?

Stéphane.

Me trompais-je ? Non, certe.

Julien.

Me trompais-je ? Non, certe.Aussi ma confidence
Se sent vers vous portée avec pleine assurance,
Et vous êtes le seul devant qui j’oserais
Ouvrir la profondeur de mes chagrins secrets.

Stéphane.

Des chagrins ?

Julien.

Des chagrins ? Ma gaîté n’est, hélas ! qu’un mensonge,
Et je porte une plaie en dedans qui me ronge.
C’est… L’aveu, cher Stéphane, est des plus délicats :
À tout autre que vous je ne le ferais pas,
Car les gens sont enclins à s’amuser sous cape
Des tourments d’un époux à qui sa femme échappe.

Stéphane, troublé

Vous croyez que madame ?…

Julien.

Vous croyez que madame ?…Oui, je ne sais pourquoi,
Son cœur de jour en jour se retire de moi.

Stéphane.

Soupçonnez-vous qu’un autre ?…

Julien.

Soupçonnez-vous qu’un autre ?…Un autre ? — Gabrielle
Ne trompera jamais ma confiance en elle.
Mais n’est-ce point assez de perdre son amour ?

Stéphane.

Vous l’aimez donc… beaucoup ?

Julien.

Vous l’aimez donc… beaucoup ? Autant qu’au premier jour ;
Plus même. — Elle n’est plus seulement mon délice,
Elle est le fondement de tout mon édifice.
Son amour me manquant, tout me manque à la fois.
Jugez donc ce que vaut ma gaîté quand je vois
Sa froideur sous mes yeux incessamment accrue !
— Je suis le laboureur assis sur sa charrue,
Qui d’un air hébété fredonne une chanson,
En regardant le feu dévorer sa moisson.

Stéphane.

Vous vous exagérez sans doute…
Vous vous exagérez sans douteÀ part.
Vous vous exagérez sans doute…Que lui dire ?

Julien.

Je n’exagère rien, non ; son cœur se retire.
Si je savais pourquoi, je pourrais y pourvoir…
Et par vous, mon ami, j’espère le savoir.

Stéphane.

Par moi, Monsieur !

Julien.

Par moi, Monsieur ! Ma femme a pour vous de l’estime.
Essayez de gagner sa confidence intime.
Elle est fière, et, si j’ai des torts, comme je croi,
Elle s’en ouvrira plutôt à vous qu’à moi.

Stéphane.

Vous me donnez, Monsieur, un délicat office.

Julien.

Au nom de l’amitié rendez-moi ce service.
En un mot, je remets ma vie en votre main.
Adieu.
À part.
Adieu.Je puis dormir en paix jusqu’à demain.

Il sort.



Scène VIII

STÉPHANE, seul.
Il traverse lentement la scène, la tête inclinée sur la poitrine ; il va s’asseoir sur le canapé à gauche et après un long silence :


Après tout, j’aime aussi Gabrielle, je l’aime !
Chacun pour soi. L’amour ne connaît que lui-même.
Je ne partirai pas. — Le tromper cependant
Cet homme qui me vient prendre pour confident
Et de son amitié loyalement m’accable,
C’est une lâcheté dont je suis incapable !
Tout à l’heure déjà mon honneur a frémi
Quand débonnairement il me traitait d’ami ;
Ce serait tous les jours nouvelle platitude

Qui dégénérerait bientôt en habitude,
Car ce que je n’ai pu tout à l’heure éviter,
Le subir par deux fois ce serait l’accepter !
— Laissons aux intrigants les basses perfidies.
La honte n’entre point dans les choses hardies,
Et l’enlèvement seul en cette extrémité
Peut sauver notre amour et notre dignité ;
Il faut que Gabrielle à cela se résigne.

Il va pour sortir, quand Tamponet entre.



Scène IX

TAMPONET, STÉPHANE.
Tamponet, à part.

Attachons-nous à lui selon notre consigne.

Stéphane, à part.

Encor cet imbécile !

Tamponet.

Encor cet imbécile ! Hé ! hé ! mauvais sujet,
Nous avions entamé, ce me semble, un piquet.

Stéphane.

Excusez-moi, Monsieur, de ne pas le poursuivre.

Tamponet.

À votre aise.
À votre aisÀ part.
À votre aise.Il n’a pas le moindre savoir-vivre.

Stéphane.

Julien est-il parti ?

Tamponet.

Julien est-il parti ? Je le quitte à l’instant ;
Mais il m’a délégué tous ses droits en partant,

Et notamment celui de récréer son hôte.
Si vous vous ennuyez, ce sera de ma faute.

Stéphane.

Je le crois ; mais je suis si maussade aujourd’hui
Que vous vous laisseriez gagner à mon ennui.

Tamponet.

Allons donc !

Stéphane.

Allons donc ! Non, vraiment. Faussez-moi compagnie.

Tamponet.

Pour qui me prenez-vous ?

Stéphane.

Pour qui me prenez-vous ? Point de cérémonie,
De grâce ; laissez-moi.

Tamponet.

De grâce ; laissez-moi.Je ne vous quitte pas.

Stéphane.

C’est donc moi qui vous quitte alors.

Il sort.
Tamponet, courant après lui.

C’est donc moi qui vous quitte alors.Je suis vos pas.


ACTE CINQUIÈME


Même décoration.


Dans l’entr’acte deux domestiques apportent des lampes et le café,
qu’ils posent sur la table à droite.



Scène première

GABRIELLE, devant la table, TAMPONET, STÉPHANE, ADRIENNE.
Tamponet.

Ma foi, j’ai bien dîné. — Ce n’est pas que j’y tienne ;
Mais si frugal qu’on soit…

Adrienne, sur le canapé.

Mais si frugal qu’on soit…Il faut qu’on se soutienne.

Tamponet.

Je me suis soutenu. C’est une vérité
Qui n’incrimine en rien ma sensibilité.
Un mauvais estomac ne fait pas un poète,
Quoi qu’en pense monsieur.

Stéphane.

Quoi qu’en pense monsieur.Moi ?
Quoi qu’en pense monsieur. MoÀ part.
Quoi qu’en pense monsieur. Moi ? Ce vieillard m’hébète !

Gabrielle.

Du café, mon cher oncle ?

Tamponet.

Du café, mon cher oncle ? Et tout ce qui s’ensuit,
Car je prétends ne pas fermer l’œil de la nuit.
À notre jeune ami je tiendrai compagnie.

Stéphane.

À moi ? Parbleu ! c’est trop… trop de cérémonie ;
Je dors la nuit.

Tamponet.

Je dors la nuit.Allons ! Est-ce qu’on peut dormir
Dans un lit d’auberge ?

Stéphane.

Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.
Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.À part.
Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.Il me fait frémir.

Tamponet.

Nous nous promènerions ensemble au clair de lune.

Stéphane.

Merci !

Tamponet.

Merci ! Vous refusez ? Allons, soit ; sans rancune.

Gabrielle, à Stéphane.

Une tasse, Monsieur ?

Stéphane s’incline et s’approche de Gabrielle.
Adrienne, bas à Tamponet.

Une tasse, monsieur ? Emmenez-le.

Tamponet, bas.

Une tasse, monsieur ? Emmenez-le.Très bien.

Stéphane, bas à Gabrielle.

Gabrielle, il me faut un moment d’entretien.
Tâchez de renvoyer votre oncle et votre tante.

Gabrielle, bas.

Je ne peux pas.

Tamponet, à la fenêtre.

Je ne peux pas.Voyez quelle lune éclatante,
Mon cher ! Si peu qu’on ait de poésie au cœur,
Cet astre attendrissant le remplit de langueur.

Stéphane.

Comment résistez-vous à l’admirer, barbare ?

Tamponet.

Qui dit que j’y résiste ? Allumons un cigare
Et sortons. Rien n’est doux, lorsque l’on sait aimer,
Comme de regarder la lune et de fumer.

Stéphane.

Quant à moi, j’aime mieux rester avec ces dames.

Adrienne.

Oh ! nous vous permettons de nous quitter. Les femmes
Ont toujours quelque chose à se dire en secret.

Stéphane.

Puisque je suis de trop, je sors, mais à regret.

Tamponet.

Venez, nous causerons.

Stéphane, à part.

Venez, nous causerons.Allons, il faut le suivre !
Ne trouverai-je rien qui de lui me délivre ?
Tous les moyens sont bons contre un tel importun.

Tamponet, prenant le bras de Stéphane.

La nature a le soir un enivrant parfum !

Ils sortent.



Scène II

GABRIELLE, ADRIENNE.
Gabrielle.

Quel secret as-tu donc ?

Adrienne.

Quel secret as-tu donc ? Quel secret ? Je t’admire !
C’est toi qui dois avoir quelque chose à me dire.

Gabrielle.

Et quoi donc ?

Adrienne.

Et quoi donc ? Presque rien. Par exemple, le mot
Que tu glissais tout bas à Stéphane tantôt.

Gabrielle.

Je ne sais.

Adrienne.

Je ne sais.Ai-je donc perdu ta confiance,
Ou bien n’oses-tu plus m’ouvrir ta conscience ?
J’en ai bien peur.

Gabrielle.

J’en ai bien peur.Jamais je ne t’ai rien caché.

Adrienne.

Quand Stéphane tantôt de toi s’est rapproché,
Vous avez échangé quelques mots à voix basse.

Gabrielle.

Ah ! oui, je m’en souviens… j’ai dit que j’étais lasse.

Adrienne.

Pas autre chose ?

Gabrielle.

Pas autre chose ? Non.

Adrienne.

Pas autre chose ? Non.Voudrais-tu l’attester
Par serment ?

Gabrielle.

Par serment ? Quel motif as-tu pour en douter ?

Adrienne.

Stéphane tout à coup a changé de langage
Et s’est déclaré net contre le mariage,
Pourquoi ?

Gabrielle.

Pourquoi ? Mais… je ne sais… Tiens, je mens lâchement !

Tout mon cœur se soulève en cet abaissement !
J’appartiens à Stéphane.

Adrienne.

J’appartiens à Stéphane.Oh !

Gabrielle.

J’appartiens à Stéphane. Oh ! Du moins de parole.

Adrienne.

S’il est temps encor…

Gabrielle.

S’il est temps encor…Non, pas un mot. Je suis folle,
J’ai la fièvre. Tais-toi ; le sort en est jeté :
Je suis perdue enfin, voilà la vérité.

Adrienne.

Si tu souffres avant la faute consommée,
Pauvre enfant, que sera-ce après ?

Gabrielle.

Pauvre enfant, que sera-ce après ? Je suis aimée !

Adrienne.

Tu crois l’être du moins. Elle le crut aussi,
Celle dont ce matin je te parlais ici.
Elle se consolait avec cette pensée
Des hontes dont sans cesse elle était oppressée ;
Car, vois-tu, le mensonge est un âpre tyran
Qui ne relâche plus ceux qu’une fois il prend,
Et le ciel juste a fait de ses ignominies
Le secret châtiment des fautes impunies !

Gabrielle.

Je le sais déjà.

Adrienne.

Je le sais déjà.Non ; car si tu le savais
Tu n’irais pas plus loin dans ce chemin mauvais.
C’est un mensonge aisé celui dont l’assurance
Défend contre le monde une chère espérance :
Mais qu’il est douloureux et demande d’efforts
Celui qui n’a plus rien à cacher qu’un remords !
Va, tu le connaîtras un jour le dur supplice
De tromper ton mari, maudissant ton complice ;
Et ce sera le jour où tu t’apercevras
Que de sa passion le malheureux est las.

Gabrielle.

L’amant de ton amie était un misérable,
Voilà tout.

Adrienne.

Voilà tout.Non ; c’était un jeune homme honorable,
Et ses premiers serments furent de bonne foi ;
Mais il ne m’aimait plus.

Gabrielle.

Mais il ne m’aimait plus.C’était toi ? — C’était toi !

Adrienne.

Hélas !

Gabrielle.

Hélas ! Ne rougis pas, ô ma chère Adrienne !
C’est un lien de plus ; ma faute aime la tienne !
J’aurai donc une amie à qui me confier,
Qui saura me comprendre et me justifier !

Adrienne.

Je ne chercherai pas de vaine échappatoire ;
Puisqu’un mot m’a trahie, écoute mon histoire,
Et puissent mes douleurs au moins te protéger !

Gabrielle.

Je ne veux les savoir que pour les partager.

Adrienne.

C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle !
Je fus heureuse un an… puisque cela s’appelle
Du bonheur. — Il m’aimait ; il le croyait, du moins,
Et ses serments prenaient les anges à témoins.
Puis l’habitude vint. Sa tendresse assouvie
Ne suffit bientôt plus à l’ardeur de sa vie…
Quand une passion vient à se consulter,
Tout s’accorde aussitôt à la précipiter ;
Tout déplaît à l’amant refroidi ; tout l’irrite,
Surtout ce dont jadis il nous fit un mérite.
S’il cherche à quereller, notre douceur paraît
Comme une résistance à son désir secret ;
Notre adresse, autrefois pleine de poésie,
À parer aux soupçons, devient hypocrisie ;
Il finit, entends-tu, par plaindre notre époux,
Et prendre, au fond du cœur, son parti contre nous,
Tant ce mari trompé lui paraît honnête homme
Depuis qu’il n’a plus rien à lui voler, en somme.

Gabrielle.

Mais c’est une infamie !

Adrienne.

Mais c’est une infamie ! Hélas ! non. C’est le cours
Des choses de la vie et le train des amours.
Mais ce que j’ai souffert, je ne saurais le dire.

Gabrielle.

Je le comprends assez.

Adrienne.

Je le comprends assez.Un seul mot peut suffire.

Je l’aimais, et parfois je désirais sa mort.

Gabrielle.

Et tu n’as pas rompu ?

Adrienne.

Et tu n’as pas rompu ? Ce fut mon plus grand tort.
Mais un reste d’espoir m’en ôtait le courage,
Et lui de son côté subissait l’esclavage
Par un dernier égard semblable au repentir,
N’osant m’abandonner et désirant partir.
La liaison ainsi, pendant toute une année,
Dans les déchirements s’est encore traînée,
Et Dieu sait jusqu’à quand tous deux aurions souffert,
Si mon mari n’avait un jour tout découvert.
Le croirais-tu ? j’étais si brisée et si lasse,
Que ce dernier malheur me parut une grâce.

Gabrielle.

Pauvre âme, ton récit m’a donné le frisson.

Adrienne.

Que mon exemple, alors, te serve de leçon ;
Car le même malheur sur ton avenir plane.

Gabrielle.

Ah ! ne compare pas ton amant à Stéphane ;
Stéphane est simple et bon ; il m’aime noblement
Et m’a déjà prouvé son entier dévoûment.
Va, je réponds de lui sans être bien savante,
Et ton récit pour moi n’a pas d’autre épouvante
Que celle du mensonge où j’allais m’enchaîner
Et dont il est à temps venu me détourner.
Merci, tu m’as sauvée.

Adrienne.

Merci, tu m’as sauvée.Ô Dieu clément !



Scène III

GABRIELLE, ADRIENNE, STÉPHANE.
Stéphane, à Adrienne

Merci, tu m’as sauvée. Ô Dieu clément !Madame,
Dans sa chambre monsieur Tamponet vous réclame ;
À se changer du haut en bas il est réduit,
Et vous avez, dit-il, la clé du sac de nuit.

Adrienne.

Qu’est-il arrivé donc ?

Stéphane.

Qu’est-il arrivé donc ? Une sotte aventure,
Madame ; il me faisait admirer la nature
Et récitait des vers charmants, quand tout à coup
Je le vois s’enfoncer en terre jusqu’au cou.
Jugez de mon effroi ! j’éclaircis le mystère :
C’était ce grand tonneau béant à fleur de terre,
Et qui pour le moment était plein jusqu’aux bords.
J’en tirai votre époux, tremblant de tout son corps,
Et, pendant que je parle, il grelotte en chemise
Dans sa chambre, attendant la clé de la valise.

Adrienne.

Tenez, portez-la-lui.

Stéphane.

Tenez, portez-la-lui.Moi ?

Adrienne.

Tenez, portez-la-lui. Moi ? Vous, oui, s’il vous plaît.

Stéphane.

En toute occasion je suis votre valet ;
Mais monsieur Tamponet vous demande en personne.
Il craint d’être malade… et, de fait, il frissonne.
Je ne lui serais pas, je crois, d’un grand secours.

Adrienne, à part.

Je ne les laisserai pas longtemps seuls.
Je ne les laisserai pas longtemps seulHaut.
Je ne les laisserai pas longtemps seuls.J’y cours.

Elle sort.



Scène IV

GABRIELLE, STÉPHANE.
Stéphane.

Enfin nous voilà seuls, et ce n’est pas sans peine !
Je me sentais monter des mouvements de haine
Contre ces importuns.

Gabrielle

Contre ces importuns.Oui, c’est le seul parti.
À Stéphane.
Pour la première fois de mes jours j’ai menti,
Stéphane. J’ai menti tout à l’heure à ma tante ;
À mon mari, demain, il faudra que je mente,
Et, s’il n’éclate pas, notre amour criminel
Condamnera ma vie au mensonge éternel.
Mais ma fierté ne peut s’arranger d’un tel hôte,
Et je ne joindrai pas la bassesse à la faute.

Aussi bien je vous dois et dois à mon époux
De n’être plus à lui lorsque je suis à vous.

Stéphane.

Étrange sympathie ! étrange et que j’admire !
Ce que vous dites là, je venais vous le dire.
Notre amour dégradé ramperait sous ce toit,
Et nous voulons tous deux qu’il marche fier et droit.
Nous fuirons, n’est-ce pas ?

Gabrielle.

Nous fuirons, n’est-ce pas ? Oui. Quand ?

Stéphane.

Nous fuirons, n’est-ce pas ? Oui. Quand ? Cette nuit même.
On ne diffère pas une mesure extrême.

Gabrielle.

La réprobation du monde nous attend,
Songez-y.

Stéphane.

Songez-y.Qu’elle vienne et je serai content !
Que ce monde irascible, et devant qui tout tremble,
Par son courroux nous lie à tout jamais ensemble ;
Je bénirai l’arrêt qui nous met hors la loi,
Et ne vous laisse plus d’autre soutien que moi ;
Car si jamais deux cœurs furent faits l’un pour l’autre,
N’est-ce donc pas le mien, Gabrielle, et le vôtre ?

Gabrielle.

Hélas !

Stéphane.

Hélas ! Vous soupirez, chère femme, et vos yeux
Se baissent pour cacher des pleurs silencieux.

M’enviez-vous déjà cette joie ineffable,
Dites ?

Gabrielle.

Dites ? Qu’une rupture est chose lamentable,
Et comme le passé va nous enveloppant
D’imperceptibles nœuds qu’on ne sent qu’en rompant !
Tandis que vous parliez, — pardonnez ma faiblesse,
Stéphane, — il m’a semblé voir toute ma jeunesse
Se lever en pleurant et me tendre les bras
Comme pour me crier : « Ne m’abandonne pas ! »

Stéphane.

Séchez, séchez vos yeux ! Quelle est cette démence ?
Votre jeunesse ? eh bien ! voici qu’elle commence !
Son véritable essor date de notre amour,
Et rien ne doit compter pour nous jusqu’à ce jour.
Commençons, ou plutôt recommençons la vie.
Nous chercherons un coin abrité de l’envie,
Où nous puissions en paix, loin de ce monde altier,
Nous être l’un à l’autre un monde tout entier !
Je sais, si vous voulez, un village en Bretagne,
Sur le bord de la mer, au pied d’une montagne ;
Nid d’amour vers lequel les bruits de l’univers
S’éteignent, par celui de l’Océan couverts !

Gabrielle.

Eh bien ! préparez tout pour partir dans une heure.
Cette maison me navre ; il semble qu’elle pleure !
— Silence, on vient.



Scène V

STÉPHANE, JULIEN, GABRIELLE.
Gabrielle, avec effroi.

Silence, on vient.Julien !

Julien, très calme ; il a des dossiers sous le bras.

Silence, on vient. Julien ! Oui, c’est moi, mes amis.
Je vous reviens plus tôt que je n’avais promis ;
Mais mieux que la frayeur, les heureuses nouvelles
Aux pieds du voyageur peuvent mettre des ailes.

Stéphane.

Quoi donc ?…

Julien.

Quoi donc ?…Je vous rapporte un sujet de gala :
Monsieur le secrétaire intime, touchez là.

Stéphane.

Que veut dire ?…

Julien.

Que veut dire ?…Parbleu, mon cher, cela veut dire
Que l’amitié n’est pas toujours un mot pour rire.

Stéphane.

Tant de chaleur me touche et j’en reste confus ;
Mais vous aviez sans doute oublié mon refus.

Julien.

Lorsque j’aime les gens, j’ajuste mes services

À leurs vrais intérêts et non à leurs caprices.
Donnez mon zèle au diable autant qu’il vous plaira,
Traitez-le d’indiscret, d’absurde et cætera,
Je ne m’émeus pas plus de votre rebuffade
Qu’un bon chirurgien des cris de son malade.

Stéphane.

Je suis reconnaissant à ce zèle parfait,
Mais je ne puis, Monsieur, en accepter l’effet
Tant que mon père…

Julien.

Tant que mon père…Encor cette plaisanterie ?
Soyez donc une fois sérieux, je vous prie,
Et faites-moi l’honneur de ne pas me traiter
En précepteur bourru que l’on craint d’irriter.

Stéphane.

Mais si j’ai des raisons… impossibles à dire ?

Julien.

Dès qu’il en est ainsi, pardon, je me retire.

Il va poser ses papiers sur la table.

Non pourtant sans trouver assez blessant pour moi
Que dans mon amitié vous ayez si peu foi.

Stéphane.

Si mon secret était à moi seul, je vous jure…

Julien.

Oh ! oh ! voilà qui sent l’amoureuse aventure.
— Je m’en doutais.

Stéphane.

Je m’en doutais.Alors, pourquoi m’interroger ?

Julien.

Contre vous-même, ingrat, je veux vous protéger.

Stéphane.

Épargnez-vous, Monsieur, des remontrances vaines :
L’amour qui me dévore a coulé dans mes veines.

Julien.

Bien ! je ne prétends pas l’en tirer ; mais en quoi
Ce grand amour est-il contraire à votre emploi ?
Tout votre temps est donc pris par votre maîtresse ?

Stéphane.

Elle est pure, Monsieur : je n’ai que sa tendresse.

Julien.

D’où vient donc ?…

Stéphane, avec embarras.

D’où vient donc ?…Elle veut que je parte, et je pars.

Julien.

Bah ! ces voyages-là sont sujets aux retards.

Stéphane.

Je pars demain.

Julien.

Je pars demain.D’honneur ?

Stéphane.

Je pars demain. D’honneur ? D’honneur.

Gabrielle, à part.

Je pars demain. D’honneur ? D’honneur.Quelle torture !

Julien.

Vous êtes, cher Stéphane, une noble nature,

Et celle qui vous pousse à pareille action
A, quelle qu’elle soit, mon admiration.

Gabrielle, bas à Stéphane.

Dites la vérité, sa louange me tue.

Stéphane.

Votre éloge se trompe et je le restitue :
Je ne pars pas seul.

Julien, à part.

Je ne pars pas seul.Dieu ! — Tais-toi, cœur frémissant !
Il sera toujours temps de répandre du sang.

Gabrielle.

Vous méprisez beaucoup cette femme ?

Julien, passant au milieu.

Vous méprisez beaucoup cette femme ? Au contraire.
Quand d’un amour funeste il n’a pu se distraire,
C’est un cœur bien placé qui seul peut consentir
À se perdre a jamais plutôt que de mentir.
D’ailleurs, à mon avis, l’adultère est un crime
Grotesquement ignoble à moins d’être sublime,
Comme un fleuve fangeux qui se change en égout,
Si dans sa véhémence il n’entraîne pas tout.

Stéphane.

Ainsi, vous approuvez… cette femme ?

Julien.

Ainsi, vous approuvez… cette femme ? Oui, sans doute,
Puisqu’elle ne peut plus tenir la bonne route.
— A-t-elle des enfants ?

Stéphane, hésitant.

A-t-elle des enfants ? Elle en a.

Julien.

A-t-elle des enfants ? Elle en a.Je la plains…
Et je les plains aussi, ces pauvres orphelins.

Stéphane.

Ne les peut-elle pas emmener ?

Julien.

Ne les peut-elle pas emmener ? Et le père !!!
— Ah bah ! quelque crétin que rien ne désespère…
Car il serait aimé s’il aimait ses enfants !
Aussi n’est-ce pas lui que je plains et défends ;
C’est vous, mon pauvre ami, c’est cette pauvre femme,
Qui d’un monde inflexible osez braver le blâme,
Sans soupçonner encor l’un ni l’autre, je crois,
Dans quel bois épineux vous taillez votre croix
Et quelle solitude immense, infranchissable
Il va se faire autour de votre amour coupable.

Stéphane.

Est-ce une solitude où l’on est deux ?

Julien.

Est-ce une solitude où l’on est deux ?C’est pis,
C’est un cachot où sont liés deux ennemis.
Car on sait trop comment ces unions boiteuses
Se changent à la longue en des chaînes honteuses
Où les deux enchaînés, l’un à l’autre cruels,
Se reprochent tout bas leurs regrets mutuels !

Stéphane.

Je suis sûr de ne rien regretter.

Julien.

Je suis sûr de ne rien regretter.Vous peut-être ;
Mais elle ! — Croyez-vous qu’à travers sa fenêtre
Elle verra passer d’un œil bien aguerri

La moindre paysanne au bras de son mari ?
Où que vous conduisiez son exil adultère,
Vous la verrez baisser les regards et se taire
Lorsque les bonnes gens se tenant par la main
Sans ôter leur chapeau passeront leur chemin.
Pauvre femme ! ses yeux errant dans l’étendue,
Comme pour y chercher la paix qu’elle a perdue,
Tâchent de découvrir par delà l’horizon
La place bienheureuse où fume sa maison,
La maison où jadis elle entra pure et vierge…
Tandis que, derrière elle, une chambre d’auberge
Garde pour compagnon à ses mornes douleurs
Un étranger pensif dont la vie est ailleurs !

Stéphane.

Non ! dites un amant dont le sourire efface
Ce que ses yeux en pleurs demandent à l’espace.

Julien.

Croyez-vous donc…
Croyez-vous donÀ Gabrielle.
Croyez-vous donc…Crois-tu qu’il soit heureux l’amant ?
Non ; dans son amour même il trouve un châtiment :
Plus il honorera sa maîtresse en épouse,
Plus le tourmentera sa mémoire jalouse ;
Car elle aura beau faire, elle ne fera pas
Qu’un autre ne l’ait point tenue entre ses bras !
Elle peut bien donner son honneur et sa vie,
Sa beauté, tout… hormis sa pureté ravie,
Hormis la foi jurée et le lit nuptial,
Et l’oubli d’un mari qui devient un rival.
Ce souvenir la souille ou du moins la profane…

Mouvement de Gabrielle.

Si tu doutes, crois-en la pâleur de Stéphane.

Stéphane.

Je saurai secouer ce triste souvenir.
Qu’importe le passé lorsque j’ai l’avenir ?

Julien.

Il n’est pas de bonheur hors des routes communes :
Qui vit à travers champs ne trouve qu’infortunes.
Oubliez l’avenir tout comme le passé ;
L’avenir est perdu pour vous, pauvre insensé !

Stéphane.

Tant mieux donc ! L’avenir dont le monde nous flatte
A la tranquillité d’une eau dormante et plate.
Mieux vaut la pleine mer avec ses ouragans,
Ses superbes fureurs, ses flots extravagants
Qui vous font retomber du ciel jusqu’aux abîmes
Pour vous lancer du gouffre à des hauteurs sublimes !
Les bonheurs négatifs sont faits pour les poltrons :
Nous serons malheureux… mais du moins nous vivrons.

Julien.

Voilà certe une belle et vive poésie.
J’en sais une pourtant plus saine et mieux choisie,
Dont plus solidement un cœur d’homme est rempli :
C’est le contentement du devoir accompli,
C’est le travail aride et la nuit studieuse,
Tandis que la maison s’endort silencieuse,
Et que pour rafraîchir son labeur échauffant,
On a tout près de soi le sommeil d’un enfant.
Laissons aux cerveaux creux ou bien aux égoïstes
Ces désordres au fond si vides et si tristes,
Ces amours sans lien et dont l’impiété
À l’égal d’un malheur craint la fécondité.
Mais, nous autres, soyons des pères — c’est-à-dire,
Mettons dans nos maisons, comme un chaste sourire,

Une compagne pure en tout et d’un tel prix
Qu’il soit bon d’en tirer les âmes de nos fils,
Certains que d’une femme angélique et fidèle,
Il ne peut rien sortir que de noble comme elle !
Voilà la dignité de la vie et son but !
Tout le reste n’est rien que prélude et début ;
Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.
Ah ! mon ami, voilà la seule route à suivre,
La seule volupté dont rien ne désenivre !
Vous l’avez sous la main et vous la rebutez
Pour courir les hasards et les calamités !
Réfléchissez encore.

Stéphane.

Réfléchissez encore.Il est trop tard.

Julien.

Réfléchissez encore. Il est trop tard.Non, certe,
Il n’est jamais trop tard pour refuser sa perte.
Mais les femmes ont plus d’éloquence que nous :
À Gabrielle.
Achève, s’il se peut, de sauver ces deux fous.
Moi, je vous quitte. Il faut que je me débarrasse
En lieu sûr et sous clé de cette paperasse.

Il passe à la table et y prend ses dossiers.

À part.
J’ai fait pour la sauver un effort surhumain ;
Je laisse, Dieu puissant, le reste en votre main.

Il sort à droite.



Scène VI

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle, après un silence et sans lever les yeux.

Adieu, Monsieur, adieu, pour toujours.

Stéphane, de même.

Adieu, Monsieur, adieu, pour toujours.Oui, Madame.

Il sort lentement, la tête basse.



Scène VII

GABRIELLE, seule.

Ô Dieu ! quelle lumière il se fait dans mon âme !
Au bord de quel abîme, aveugle, je courais !
Sans Julien, malheureuse ! à présent j’y serais…
Mais quelle autorité dans son langage ! et comme
L’autre n’est qu’un enfant à côté de cet homme !



Scène VIII

JULIEN, GABRIELLE.
Julien.

Stéphane ?…

Gabrielle.

Stéphane ?…Il est parti pour ne rentrer jamais.
Il est parti, Monsieur, parce que je l’aimais.
Cette femme, c’est moi — Que mon sort s’accomplisse :
Je ne murmure pas contre votre justice.

Elle tombe à genoux.
Julien.

Relève-toi, ma fille. Ai-je vraiment le droit
D’être un juge orgueilleux et dur à ton endroit ?
Dans ton égarement d’un jour, je me demande
Lequel de nous, pauvre âme, eut la part la plus grande,
Lequel doit s’accuser, toi qui m’as oublié,
Ou bien sur mon trésor moi qui n’ai pas veillé ;
Moi qui, dans mon travail absorbé sans relâche,
M’imaginant ainsi remplir toute ma tâche,
Sans m’en apercevoir ai perdu jour par jour
Les soins et le respect, ces gardiens de l’amour,
Et qui suis devenu dans ma lutte obstinée
Un autre homme que l’homme à qui tu t’es donnée.
Tu le vois, mon enfant, dans ce pas hasardeux
Tous deux avons failli ; pardonnons-nous tous deux.

Gabrielle.

Oh ! vous êtes clément comme un Dieu !

Julien.

Oh ! vous êtes clément comme un Dieu ! Comme un père.
Mais je regagnerai ton amour, je l’espère…

Gabrielle.

Me rendrez-vous le vôtre ?

Il l’attire dans ses bras.



Scène IX

TAMPONET, en robe de chambre, JULIEN, GABRIELLE, ADRIENNE.
Tamponet, enrhumé et prononçant les m en b.

Me rendrez-vous le vôtre ? Ô le charmant tableau !

Julien.

Quelle voix !

Tamponet.

Quelle voix ! Oui, je suis enrhumé du cerveau.
C’est votre jeune ami qui, d’humeur folichonne,
S’est délivré de moi tantôt dans une tonne…
Mais je m’en vengerai par un mot fort piquant
Et ne parlerai plus de lui qu’en m’en moquant.

Adrienne, à Gabrielle.

Que te semble à présent de mon petit système ?

Gabrielle, tendant la main à Julien.

Ô père de famille ! ô poète ! je t’aime !


LE JOUEUR DE FLÛTE

COMÉDIE EN UN ACTE
EN VERS


Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française
le 19 décembre 1850.
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SAPHO

OPÉRA


Représenté pour la première fois, en trois actes, sur le théâtre de l’Opéra, le 16 avril 1851, et repris sur le même théâtre, en quatre actes, cinq tableaux, le 31 mars 1884.


MUSIQUE DE CHARLES GOUNOD
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TABLE DU TOME PREMIER

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  1. Rencontre bizarre ! Mon cher Labiche a eu exactement la même aventure avec un autre directeur, et il en a tiré la même leçon que moi.
  2. Les vers marqués de guillemets peuvent être supprimés à la représentation.