Théâtre complet (Augier)/Avertissement

Théâtre completTome 1 (p. i-iii).
La Ciguë  ►

AVERTISSEMENT

Cette nouvelle édition de mes œuvres complètes est la seule qui en donne le texte définitif et conforme à la représentation. À chaque reprise de mes pièces, je leur ai fait subir des changements considérables, toujours inspirés par les impressions du public — ce juge en dernier ressort, puisqu’en somme c’est à lui qu’il s’agit de plaire.

Quelques amis me conseillaient d’imprimer encore le texte primitif en donnant les changements à part sous le titre de Variantes, comme c’était autrefois l’usage. Mais je n’ai pas la vanité de croire que les passages condamnés vaillent la peine d’être conservés ; je serais même très fâché qu’ils le fussent ; mes changements ne sont pas des variantes, ce sont des corrections, et je n’ai qu’un regret, c’est de n’en avoir pas fait davantage.

Cette nouvelle édition n’est pas seulement la seule exacte, elle est aussi la seule complète, la précédente ne comprenant pas les Fourchambault. Cette comédie, jouée plus tard, restait comme l’amorce d’un nouveau volume que je comptais écrire alors et que je n’écrirai pas, car je me suis admis, depuis, à faire valoir mes droits à la retraite.

D’aucuns veulent bien me dire que je me retire trop tôt : je n’en sais rien, mais au moins suis-je sûr, me retirant sur un succès, de ne pas me retirer trop tard, ce qui a été ma préoccupation depuis mon entrée dans la carrière. Voici comment cette crainte me hanta de si bonne heure :

Je causais un jour après la Ciguë avec un directeur qui me demandait ma seconde pièce (laquelle, par parenthèse, obtint une chute des plus légitimes) ; l’huissier entra et présenta au directeur une carte de visite : « Il m’embête à la fin, s’écria le potentat. Dites à ce monsieur que je suis occupé. » Or ce monsieur c’était Scribe lui-même, Scribe, cet esprit alerte et fertile qui, pendant quarante ans, avait été le grand pourvoyeur des théâtres et la Providence des directeurs. Il ne s’était pas retiré à temps! Je me suis juré, ce jour-là, que je n’embêterais jamais aucun imprésario et je me tiens parole. J’ai encore dans l’oreille la voix de celui-là[1].

C’est pourquoi, cher public, qui m’as été si indulgent, je t’adresse mes humbles adieux et mes remerciements sincères. Quittons-nous bons amis, et sache-moi gré de me condamner au silence de peur de t’ennuyer.

É. A.
  1. Rencontre bizarre ! Mon cher Labiche a eu exactement la même aventure avec un autre directeur, et il en a tiré la même leçon que moi.