Teverino
TeverinoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 15-19).
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V.

LE FAUNE.

— Parlez, Madame, dit Léonce, je serai bien aise de me voir par vos yeux.

— Vous ne le serez pas, je vous en réponds, poursuivit Sabina outrée, mais affectant un grand calme ; homme et artiste, intelligent et beau, riche et patricien, vous savez être un mortel privilégié. La nature et la société vous ayant beaucoup donné, vous les avez secondées avec ardeur, possédé du désir qui tourmentait déjà votre enfance, d’être un homme accompli. Vous avez si bien cultivé vos brillantes dispositions, et si noblement gouverné votre fortune, que vous êtes devenu le riche le plus libéral et l’artiste le plus exquis. Si vous fussiez né pauvre et obscur, la palme de la gloire vous eût été plus difficile et plus méritoire à conquérir. Vous eussiez eu plus de souffrance et plus de feu, moins de science et plus de génie. Au lieu d’un talent de premier ordre, toujours correct et souvent froid, vous eussiez eu une inspiration inégale, mais brûlante.

— Ah ! Madame, dit Léonce en l’interrompant, vous avez peu d’invention, et vous ne faites ici que répéter ce que je vous ai dit cent fois de moi-même. Mais, en même temps, vous me donnez raison sur un autre point, à savoir que l’homme du peuple peut valoir et surpasser l’homme du monde à beaucoup d’égards.

— Vous croyez prouver un grand cœur et un grand esprit en disant ces choses-là ? C’est la mode, une mode recherchée, et qu’il est donné à peu d’hommes du monde de porter avec goût. Vous n’y commettrez jamais d’excès, parce qu’au fond du cœur, vous n’êtes pas moins aristocrate que moi ; je vous défierais bien d’être sérieusement épris de la fille aux oiseaux, malgré vos théories sur la paternité directe de Dieu à l’esclave. Mais, laissez-moi arriver à mon parallèle, et vous verrez que vous n’avez pas su garder votre emphatique incognito avec moi. Jaloux d’être admiré, vous n’avez point prodigué votre jeunesse, et vous avez fort bien compris qu’il n’y a point d’idéal pour la femme intelligente qui possède et connaît un homme à toutes les heures de la vie. Aussi, n’avez-vous point aimé, et avez-vous toujours agi de manière à frapper l’esprit de ce sexe curieux, sans lui permettre de s’emparer de votre volonté. Vous avez fait des passions, je le sais, et vous n’en avez point éprouvé. Ce qui nous distingue l’un de l’autre, et ce qui fait que mon orgueil a plus de mérite que le vôtre, ce sont les privilèges de votre sexe. Vous n’avez point sacrifié les jouissances vulgaires au culte de la dignité. Vos modèles ont été des modèles de choix, des filles souverainement belles, et assez jeunes pour que vous n’eussiez point à rougir devant trop de gens, d’en faire vos maîtresses ; ces divines filles du peuple, vous vous êtes persuadé que vous les aimiez, et, pour piquer l’amour-propre des femmes du monde, vous avez affecté de dire que la beauté physique entraînait la beauté morale, que la simplicité de ces esprits incultes était le temple de l’amour vrai, que sais-je ? vérités peut-être, mais auxquelles vous n’avez jamais cru en les proclamant ; car, je ne sache pas qu’aucune de ces divinités plébéiennes vous ait pleinement captivé ou fixé longtemps. Statuaire, vous n’avez vu en elles que des statues ; et, quant aux femmes de votre caste, vous n’avez jamais recherché sincèrement celles qui avaient de l’esprit. C’est avec celles-là que vous jouez précisément le rôle que vous m’attribuez, posant devant elles avec un art et une poésie admirables les passions byroniennes, mais ne laissant approcher personne assez près de votre cœur pour qu’on y pût saisir le ver de la vanité qui le ronge.

Léonce garda longtemps le silence après que Sabina eut fini de parler. Il paraissait profondément abattu, et cette tristesse, qui ne se raidissait pas sous le fouet de


Sabina, gracieusement étendue. (Page 14.)

la critique, le rendit très-supérieur en cet instant à la femme vindicative qui le flagellait. Sabina s’en aperçut et comprit ce qu’il y a de plus mâle dans l’esprit de l’homme, ce penchant ou cette soumission irrésistible à la vérité, que l’éducation et les habitudes de la femme s’appliquent trop victorieusement à combattre. Elle eut des remords de son emportement, car elle vit que Léonce se reprochait le sien et sondait son propre cœur avec effroi. Elle eut envie de le consoler du mal qu’elle venait de lui faire, puis elle eut peur que sa méditation ne cachât quelque pensée de haine profonde et de vengeance raffinée. Cette crainte la frappa au cœur ; car, aussi bien que Léonce, elle valait mieux que son portrait, et les sources de l’affection n’étaient point taries en elle. Elle essaya vainement de retenir ses larmes ; Léonce entendit des sanglots s’échapper de sa poitrine.

— Pourquoi pleurez-vous ? lui demanda-t-il en s’agenouillant à ses pieds et en prenant sa main dans les siennes.

— Je pleure notre amitié perdue, répondit-elle en se penchant vers lui et en laissant tomber quelques larmes sur ses beaux cheveux. Nous nous sommes mortellement blessés, Léonce ; nous ne nous aimons plus. Mais puisque c’en est fait, et que nous n’avons plus à craindre que l’amour nous gâte le passé, laissez-moi pleurer sur ce passé si pur et si beau ! laissez-moi vous dire ce qu’apparemment vous ne compreniez pas, puisque vous avez pu, de gaieté de cœur, entamer cette lutte meurtrière. Je vous aimais d’une douce et véritable amitié ; je me reposais sur votre cœur comme sur celui d’un frère ; j’espérais trouver en vous protection et conseil dans tout le cours de ma vie. Vos défauts me semblaient petits et vos qualités grandes. Maintenant, adieu, Léonce. Reconduisez-moi chez mon mari. Vous aviez bien raison de m’annoncer pour cette journée des émotions imprévues, et si terribles que je n’en perdrai jamais le souvenir. Je ne les prévoyais pas si amères, et je ne comprends pas pourquoi vous me les avez données. Pourtant, au moment où je sens qu’elles ont tout brisé entre nous, je sens aussi que la douleur surpasse la colère, et je ne veux pas que notre dernier adieu soit une malédiction.

Sabina effleura de ses lèvres le front de Léonce, et ce baiser chaste et triste, le seul qu’elle lui eût donné de sa vie, renoua le nœud qu’elle croyait délié.


Il aperçut bientôt le curé qui pêchait. (Page 18.)

— Non, ma chère Sabina, lui dit-il en couvrant ses deux mains de baisers passionnés ; ce n’est pas un adieu, et il n’y a rien de brisé entre nous. Vous m’êtes plus chère que jamais, et je saurai reconquérir ce que j’ai risqué de perdre aujourd’hui. J’y mettrai tous mes soins et vous en serez touchée, quand même vous résisteriez. Calmez-vous donc, noble amie ; vos larmes tombent sur mon cœur et le renouvellent comme une rosée bienfaisante sur une plante prête à mourir. Il y a du vrai dans ce que nous nous sommes dit mutuellement, beaucoup de vrai ; mais ce sont là des vérités relatives qui ne sont pas réelles. Comprenez bien cette distinction. Nous sommes artistes tous les deux et nous ne pouvons pas traiter un sujet avec animation sans que la logique, la plastique, si vous voulez, ne nous entraîne, de conséquence en conséquence, jusqu’à une synthèse admirable. Mais cette synthèse est une fiction, j’en suis certain pour vous et pour moi. Nous avons les défauts que nous nous sommes reprochés ; mais ce sont là les accidents de notre caractère et les hasards de notre vie. En les étudiant avec feu, nous avons été inspirés jusqu’à les transformer en vices essentiels de notre nature, en habitudes effrontées de notre conduite. Il n’en est rien pourtant, puisque nous voici cœur à cœur, pleurant à l’idée de nous quitter et sentant que cela nous est impossible.

— Eh bien, vous avez raison, Léonce, dit lady G… en essuyant une larme et en passant ses belles mains sur les yeux de Léonce, peut-être par tendresse naïve, peut-être pour se convaincre que c’étaient de vraies larmes aussi qu’elle y voyait briller. Nous avons fait de l’art, n’est-ce pas ? et il ne nous reste plus qu’à décider lequel de nous a été le plus habile, c’est-à-dire le plus menteur.

— C’est moi, puisque j’ai commencé, et je réclame le prix. Quel sera-t-il ?

— Votre pardon.

— Et un long baiser sur ce bras si beau, que j’ai toujours regardé avec effroi.

— Voilà que vous redevenez artiste, Léonce !

— Eh bien ! pourquoi non ?

— Pas de baisers, Léonce, mieux que cela. Passons ensemble le reste de la journée, et reprenez votre rôle de docteur, pourvu que vous me traitiez à moins fortes doses.

— Eh bien ! nous ferons de l’homéopathie, dit Léonce en baisant le bras qu’elle parut lui abandonner machinalement, et qu’elle lui retira en voyant la négresse re réveiller. Replacez-vous dans votre hamac, et dormez tout de bon. Je vous bercerai mollement, ces larmes vous ont fatiguée, la chaleur est extrême, et nous devons attendre que le soleil baisse pour quitter les bois.

La singularité et la mobilité des impressions de Léonce donnaient de l’inquiétude à lady G… Son regard avait une expression qu’elle ne lui avait encore jamais trouvée, et il lui était facile de sentir, au mouvement saccadé du hamac, qu’il tenait le cordon d’une main tremblante et agitée. Elle vit donc avec plaisir reparaître Madeleine, qui, après avoir taquiné la négresse, en lui chatouillant les paupières et les lèvres avec un brin d’herbe, revint admirer le hamac et relayer Léonce, malgré lui, dans son emploi de berceur.

— Elle est trop familière, vous l’avez déjà gâtée, dit Léonce en anglais à Sabina. Laissez-moi chasser cet oiseau importun.

— Non, répondit lady G… avec une angoisse évidente, laissez-la me bercer ; ses mouvements sont plus moelleux que les vôtres ; et d’ailleurs vous avez trop d’esprit pour que je m’endorme facilement auprès de vous. La familiarité de cet enfant m’amuse ; je suis lasse d’être servie à genoux.

Là-dessus elle s’endormit ou feignit de s’endormir, et Léonce s’éloigna, dépité plus que jamais.

Il sortit du bois et marcha quelque temps au hasard. Il aperçut bientôt le curé qui pêchait à la ligne, et le jockey qui était venu lui tenir compagnie, pendant que les chevaux paissaient en liberté dans une prairie naturelle à portée de sa vue, et que la voiture était remisée à l’ombre beaucoup plus loin. Certain de les retrouver quand il voudrait, Léonce s’enfonça dans une gorge sauvage, et marcha vite pour calmer ses esprits surexcités et troublés.

Sa mauvaise humeur se dissipa bientôt à l’aspect des beautés de la nature. Il avait tourné plusieurs rochers, et il se trouvait au bord d’un lac microscopique, ou plutôt d’une flaque d’eau cristalline enfouie et comme cachée dans un entonnoir de granit. Cette eau, profonde et brillante comme le ciel, dont elle reflétait l’azur embrasé et les nuages d’or, offrait l’image du bonheur dans le repos. Léonce s’assit au rivage dans une anfractuosité du roc, qui formait des degrés naturels comme pour inviter le voyageur à descendre au bord de l’onde tranquille. Il regarda longtemps les insectes au corsage de turquoise et de rubis qui effleuraient les plantes fontinales ; puis il vit passer, dans le miroir du lac, une bande de ramiers qui traversait les airs et qui disparut comme une vision, avec la rapidité de la pensée. Léonce se dit que les joies de la vie passaient aussi rapides, aussi insaisissables, et que, comme cette réflection de l’image voyageuse, elles n’étaient que des ombres. Puis il se trouva ridicule de faire ainsi des métaphores germaniques, et envia la tranquillité d’âme du curé, qui, dans ce beau lac, n’eût vu qu’un beau réservoir de truites.

Un léger bruit se fit entendre au-dessus de lui. Un instant il crut que Sabina venait le rejoindre ; mais le battement de son cœur s’apaisa bien vite à la vue du personnage qui descendait les degrés du roc, dont il occupait le dernier degré.

C’était un grand gaillard, plus que pauvrement vêtu, qui portait au bout d’un bâton passé sur son épaule, un mince paquet serré dans un mouchoir rouge et bleu. Ses haillons, ses longs cheveux tombant sur un visage pâle et fortement dessiné, son épaisse barbe noire comme de l’encre, sa démarche nonchalante, et ce je ne sais quoi de railleur qui caractérise le regard du vagabond lorsqu’il rencontre le riche seul et face à face, tout lui donnait l’aspect d’un franc vaurien.

Léonce pensa qu’il était dans un endroit très-désert et que le quidam avait sur lui tout l’avantage de la position, car le sentier était trop étroit pour deux, et il ne fallait pas se le disputer longtemps pour que le lac reçût dans son onde muette et mystérieuse celui qui n’aurait pas les meilleurs poings, et la meilleure place pour combattre.

Dans cette éventualité, qui ne troubla pourtant pas beaucoup Léonce, il prit un air d’indifférence et attendit la rencontre de l’inconnu dans un calme philosophique. Cependant il put compter avec une légère impatience le nombre de pas qui retentit sur le rocher, jusqu’à ce que le vagabond eût atteint le dernier degré et se trouvât juste à ses côtés.

— Pardon, Monsieur, si je vous dérange, dit alors l’iconnu d’une voix sonore et avec un accent méridional très-prononcé ; mais si c’était un effet de votre courtoisie, Votre Seigneurie se rangerait un peu pour me laisser boire.

— Rien de plus juste, répondit Léonce en le laissant passer et en remontant un degré, de manière à se trouver immédiatement derrière lui.

L’inconnu ôta son chapeau de paille déchiré, et s’agenouillant sur le roc, il plongea avidement dans l’eau sa sauvage barbe et la moitié de son visage, puis on l’entendit humer comme un cheval, ce qui donna à Léonce l’envie facétieuse de siffler en cadence comme on fait pour occuper ces animaux impatients et ombrageux pendant qu’ils se désaltèrent.

Mais il s’abstint de cette plaisanterie, et il envia la confiance superbe avec laquelle ce misérable se plaçait ainsi sous ses pieds, la tête en avant, le corps abandonné, dans un tête-à-tête qui eût pu devenir funeste à l’un des deux en cas de mésintelligence. « Voilà le seul bonheur du pauvre, pensa encore Léonce ; il a la sécurité en de semblables rencontres. Nous voici deux hommes, peut-être d’égale force : l’un ne saurait pourtant boire sous l’œil de l’autre sans regarder un peu derrière lui, et celui qui peut se désaltérer gratis avec cette volupté, ce n’est pas le riche. »

Quand le vagabond eut assez bu, il redressa son corps, et, restant assis sur ses talons : — Voilà, dit-il, de l’eau bien tiède à boire, et qui doit désaltérer en entrant par les pores plus qu’en passant par le gosier, qu’en pense Votre Seigneurie ?

— Auriez-vous la fantaisie de prendre un bain ? dit Léonce, incertain si ce n’était pas une menace.

— Oui, Monsieur, j’ai cette fantaisie, répondit l’autre ; et il commença tranquillement à se déshabiller, ce qui ne prit guère de temps, car il n’était point surchargé de toilette, et à peine avait-il sur lui une seule boutonnière qui ne fût rompue.

— Savez-vous nager, au moins ? lui demanda Léonce. Ceci est un large puits ; il n’y a point de rivage du côté où nous sommes, le rocher tombe à pic à une grande profondeur vraisemblablement.

— Oh ! Monsieur, fiez-vous à un ex-professeur de natation dans le golfe de Baja, répondit l’étranger ; et, enlevant lestement le lambeau qui lui servait de chemise, il s’élança dans le lac avec l’aisance d’un oiseau amphibie.

Léonce prit plaisir à le voir plonger, disparaître pendant quelques instants, puis revenir à la surface sur un point plus éloigné, traverser la nappe étroite du petit lac en un clin d’œil, se laisser porter sur le dos, se placer debout comme s’il eût trouvé pied, puis folâtrer en lançant autour de lui des flots d’écume, le tout avec une grâce naturelle et une vigueur admirable.

Bientôt, pourtant, il revint au pied du roc, et, comme le bord était en effet très-escarpé, il pria Léonce de lui tendre la main pour l’aider à remonter. Le jeune homme s’y prêta de bonne grâce, tout en se tenant sur ses gardes, pour n’être pas entraîné par surprise, et, le voyant assis sur la pierre échauffée par le soleil, il ne put s’empêcher d’admirer la force et la beauté de son corps, dont la blancheur contrastait avec sa figure et ses mains un peu hâlées. — Cette eau est plus froide que je ne pensais, dit le nageur ; elle n’est échauffée qu’à la surface, et je n’aurai de plaisir qu’en m’y plongeant pour la seconde fois. D’ailleurs, voici l’occasion de faire un peu de toilette.

Et il tira de son maigre paquet une grande coquille qui lui servait de tasse, mais dont il avait dédaigné de se servir pour boire. Il la remplit d’eau à diverses reprises et s’en arrosa la tête et la barbe, lavant et frottant avec un soin extrême et une voluplé minutieuse cete riche toison noire qui, toute ruisselante, le faisait ressembler à une sauvage divinité des fleuves. Puis, comme le soleil, tombant d’aplomb sur sa nuque et sur son front, commençait à l’incommoder, il arracha des touffes de joncs et d’iris qu’il roula ensemble, et dont il fit un chapeau ou plutôt une couronne de verdure et de fleurs. Le hasard ou un certain goût naturel voulut que cette coiffure se trouvât disposée d’une façon si artiste qu’elle compléta l’idée qu’on pouvait se faire, en le regardant, d’un Neptune antique.

Il bondit une seconde fois dans le lac, atteignit la rive opposée, et courant sur la pente qui était adoucie et couverte de végétation de ce côté-là, il cueillit de superbes fleurs de nymphea blanc qu’il plaça dans sa couronne. Enfin, comme s’il eût deviné l’admiration réelle qu’il causait à Léonce, il se fit une sorte de vêtement avec une ceinture de roseaux et de feuilles aquatiques ; et alors, libre, fier et beau comme le premier homme, il s’étendit sur un coin de sable fin et parut rêver ou s’endormir au soleil, dans une attitude majestueuse.

Léonce, frappé de la perfection d’un semblable modèle, ouvrit son album et essaya de faire un croquis de cet être bizarre, qui, reflété dans l’eau limpide, à demi nu et à demi vêtu d’herbes et de fleurs, offrait le plus beau type qu’un artiste ait jamais eu le bonheur de contempler, dans un cadre naturel de rochers sombres, de feuillages éclatants et de sables argentés, merveilleusement appropriés au sujet. Les flots de la lumière coupée des fortes ombres du rocher, le reflet que l’eau projetait sur ce corps humide d’un ton titianesque, tout se réunissait pour donner à Léonce une des plus complètes jouissances d’art et un des plus vifs sentiments poétiques qu’il eût jamais éprouvés ; car, bien que statuaire, il était aussi sensible à la beauté de la couleur qu’à celle de la forme. Tout à coup il ferma son album, et le jetant loin de lui : « Honte à moi, se dit-il, de vouloir retracer une scène que Raphaël ou Véronèse, Giorgion, Rubens ou le Poussin eussent été jaloux de contempler ! Oui, les grands maîtres de la peinture eussent été seuls dignes de reproduire ce que moi j’ai surpris et comme dérobé à la bienveillance du hasard. C’est bien assez pour moi, qui ne saurais manier un pinceau, de le voir, de le sentir et de le graver dans ma mémoire. »

Le vagabond sembla deviner sa pensée, car, à sa très-grande surprise, il lui cria en italien, après lui avoir demandé s’il comprenait cette langue ; « C’est de l’antique, n’est-ce pas, Signore ? Voulez-vous du Michel-Ange ? En voici. » Et il prit une attitude plus bizarre, mais belle encore, quoique tourmentée. « Maintenant du Raphaël, reprit-il en changeant de posture ; c’est plus gracieux et plus naturel ; mais quoi qu’on en dise, le muscle y joue encore un peu trop son rôle… Le Jules Romain s’en ressentira encore, mais ce n’est pas à dédaigner. » Et quand il se fut posé à la Jules Romain il reprit sa première attitude, en ajoutant : — Celle-ci est la meilleure, c’est du Phidias, et on aura beau chercher on ne trouvera rien de mieux.

— Vous faites donc le métier de modèle ? lui dit Léonce, un peu désenchanté de ce qui lui avait d’abord semblé naïf et imprévu dans cet homme.

— Oui, Monsieur, celui-là et bien d’autres, répondit le nageur, qui était venu se poser au milieu du lac sur un rocher qui formait îlot, et sur lequel il se dressa comme sur un piédestal. Si j’avais une vieille cruche, je vous représenterais ici, avec mes roseaux, un groupe dans le goût de Versailles, quoique je n’y sois pas encore allé ; mais nous avons à Naples beaucoup de choses dans ce style-là. Si j’avais un tambour de basque, je vous montrerais diverses figures napolitaines qui ont plus de grâce et d’esprit dans leur petit doigt que tout votre grand siècle dans ses blocs de marbre et de bronze. Mais puisque je ne puis plus rien pour charmer vos yeux, je veux au moins charmer vos oreilles. Si vous êtes Apollon, ne me traitez pas comme Marsyas ; mais, fussiez-vous un maestro renommé, vous conviendrez que la voix est belle. Je sens que cette eau froide et toutes mes poses vigoureuses m’ont élargi le poumon, et j’ai une envie folle de chanter.

— Chantez, mon camarade, dit Léonce. Si votre ramage répond à votre plumage, vous n’avez pas à craindre mon jugement.