(p. 3-8).

IA



Entends-tu la note,
Qui flotte,
Qui trotte ?
Entends-tu ? le bruit
Poursuit,
S’enfuit.
Et la peau résonne.
Le cuivre frissonne.
Entends-tu, sans frein.
Gronder le refrain,
Bondir la cadence ?
C’est le tambourin
D’airain,
C’est le tambourin
Qui danse.

Là-bas, sur les tentes aux cols pointus,
Aux trous béants noirs, le soleil éclate.
Il ruisselle à travers la glèbe plate,
Il glisse sur les chevaux abattus,
Et, s’élançant au haut des mâts tortus,
Allume les bannières d’écarlate.
Et tout est mort sous ce grand flamboiement
Au camp muet.
Dans la tente du maître
Dort Ia, la vierge à l’œil de diamant,
La vierge en qui dans son ravissement
La chair éclot, la splendeur vient de naître.
Elle est couchée en ses cheveux ardents.
Son corsage est rouge, sa jupe est verte,
Et son écharpe est d’or. On voit ses dents
Étinceler sous sa lèvre entr’ouverte.
Ses bras sont nus et ses seins jaillissants,
Durs et polis, et sa jambe vermeille.

À son côté son tambourin sommeille,
Le tambourin aux magiques accents.

Entends-tu la note
Qui flotte ?

L’enfant amour, sous la tente est entré,
L’enfant amour de Bohême, farouche.
Il a saisi le tambourin doré.
Il a frappé la fille sur la bouche.
Et la bouche a rougi comme un tison.
Il a frappé le sein qui se dérobe,
Et comme un daim blessé dans le gazon
Bondit. Enfin, il soulève la robe ;
Il a frappé le ventre triomphant.
Soudain, la vierge enflammée, éperdue,
S’est élancée ; elle arrache à l’enfant
Le tambourin doré. La peau tendue
Mugit, et Ia, de son bras frémissant,
Brandit aux cieux l’airain retentissant.

Entends-tu la note
Qui flotte ?
Qui trotte ?
Entends-tu ? le bruit
Poursuit,
S’enfuit.
Et la peau résonne,
Le cuivre frissonne,
Entends-tu, sans frein,
Gronder le refrain,
Bondir la cadence ?
C’est le tambourin
D’airain,
C’est le tambourin
Qui danse.

Sur le coursier noir, aux sabots ailés,
S’est élancée Ia, la vierge embrasée.
Il a henni vers la brume rosée
De l’Occident, trois fois ; puis dans les blés
Incendiés, sous les bois emperlés
De soleil, il est parti, plus rapide
Que l’aquilon. Là bas, dans le vallon,
Dort le camp. Ia, sur le sombre étalon,
Est étendue en sa blancheur limpide.
Ses cheveux sans fin flottent, son talon
Presse le flanc de ténèbres, l’espace
Siffle en fuyant son formidable train.
Après le mont, le val, la plaine passe.
Toujours plus fort chante le tambourin.

Par les sentiers, bordés de citronnelle,
Page, beau page, à quoi vas-tu rêvant ?

Vois-tu l’amour qui se balance au vent ?
Page, veux-tu ma flambante prunelle,
Pour y noyer tes regards alanguis !
Page, veux-tu ma chevelure blonde,
Pour t’y cacher dans les parfums exquis !
Veux-tu mon sein ! Veux-tu ma hanche ronde ?
Veux-tu ma chair entière à dévorer !
Veux-tu tout mon amour pour t’enivrer !

Et la rage au cœur du page s’allume,
Il arrache, et jette au loin son manteau
D’azur et sa toque à la blanche plume,
Et sur l’étalon s’élance aussitôt.


Le coursier farouche,
Du feu qui le touche
Sent son flanc brûlé.
Et sous les chairs nues,
À travers les nues,
Bondit affolé.
N’entends-tu pas la course folle
Qui vole ?
Au loin les baisers insensés
Lancés ?
Le tonnerre éveillé frissonne
Et sonne.

L’ouragan mugit.
Perçant la tourmente,
Le cri de l’amante
Sauvage, écumante,
Dans les airs rugit.

Entends-tu la note
Qui flotte.
Qui trotte ?
Entends-tu ? le bruit
Poursuit,
S’enfuit.
Et la peau résonne,
Le cuivre frissonne.
Entends-tu, sans frein,
Gronder le refrain,
Bondir la cadence ?
C’est le tambourin
D’airain,
C’est le tambourin
Qui danse.

Et sur ces chairs qui rayonnent, tremblant,
L’enfant, le beau page, a collé sa lèvre.
Et les cheveux d’or l’enserrent de fièvre ;
Les seins cabrés lui transpercent le flanc.

La dent lui mord et l’ongle lui sillonne
Son corps qui saigne ; et le ventre bouillonne,
Dans l’infernal torrent de volupté.
Encore page, encore une caresse
Opiniâtre à ta folle maîtresse !
Encore à son avide nudité
Le fou baiser et la broyante ivresse !


Les corps enlacés
Se frappent.
Les baisers pressés
S’échappent.
Entends-tu les dents
Qui claquent,
Les soupirs stridents ;
Les membres ardents
Qui craquent ?


Par les chemins verts ils s’en sont allés.
Ils ont franchi les prés bariolés,
Ils ont fui sous la ramure argentine,
Le front cinglé de branches de lilas,
Écrasant les blancs halliers d’églantine,
Effarouchant l’oiselet qui butine.
Dans la lumière, ils vont baignés d’éclats.
Enveloppés des aromes des herbes.
L’enfant toujours presse les chairs superbes.

Ils vont par des palais de diamants,
Par des châteaux remplis de flamboîments,
Où les rayons des gemmes étincellent,
Et les trésors en cascades ruissellent.
Toujours plus fort dans ses bras véhéments
Le page étreint ces chairs qui le harcèlent.

Ils ont franchi l’infini, traversé
L’espace immense et les mondes sans bornes.
Plus haut, plus loin encor, s’est élancé
Le noir coursier dans les nuages mornes,
Au fond des cieux sanglants. L’enfant brisé
Vient d’exhaler en un baiser suprême
Son âme ; il meurt, le beau page rosé.

Elle a vaincu, la fille de Bohême.
Elle a touché de sa lèvre l’enfant,
Et lui a bu tout son sang goutte à goutte.
Elle a roidi sur lui son étouffant
Embrassement ; dans l’extase qu’il goûte,
Elle a tué son amant délicat.
Sur le cheval, debout, Ia s’est dressée,
Foulant de son pied la lèvre glacée

De l’ennemi vaincu qu’elle attaqua.
Et triomphante, en délire, éperdue,

Les cheveux qui grésillent sur sa chair
En feu, les seins qui se cabrent en l’air,
Les reins vibrants et l’échine tordue,
Blanche d’écume, elle darde sur les
Étoiles ses yeux, et sa main tendue
Frappe toujours contre ses flancs gonflés
Le tambourin aux grelots affolés.


Entends-tu la note
Qui flotte.
Qui trotte ?
Entends-tu ? le bruit
Poursuit,
S’enfuit.
Et la peau résonne,
Le cuivre frissonne.
Entends-tu, sans frein,
Gronder le refrain.
Bondir la cadence ?
C’est le tambourin
D’airain,
C’est le tambourin
Qui danse.


Va-t’en, Ia, sur ton cheval indompté,
Par les cieux et les soleils emporté,
À travers les sphères resplendissantes.
Va-t’en toujours, fille au corps enflammé,
Et fais sonner dans l’éther parfumé
Ton tambourin sur tes chairs frémissantes.

Fille des djinns et des péris, va-t’en !
Dans ta furie échevelée et nue.
Lance-toi vers la comète inconnue,
Où quelque amant formidable t’attend.
Dans l’éther bleu ton corps astral sinue,
Ton pied lascif éperonne les flancs
De l’étalon. Venez, lutins brûlants,
Démons de braise, accourez, vous qu’attelle
À sa fuite Ia, venez, damnés galants
Vous enivrer de volupté mortelle !


Écoute : aux enfers
La danse
Balance,
S’élance,
Immense.
Entends dans les airs
La ronde
Immonde,
Qui gronde.
L’aquilon cinglant

L’enserre,
La foudre en hurlant
L’éclaire.

Plus vite encor ! À l’enfant du soleil,
Il faut les longs baisers de la tourmente.
Il faut à Ia, l’insatiable amante,
L’enlacement de l’infini vermeil.
Vite ! plus vite ! étalon non pareil !…
Elle a passé, fulgurante, écumante.

Et son corps se tord,
Sous le vent qui mord
Sa poitrine nue.
Et son œil puissant,
D’un éclair de sang,
Déchire la nue.
Et toujours plus fort,
La vierge sauvage
Hurle dans sa rage
La chanson de mort.

Et toujours plus fort, son bras fend l’orage
Brandissant dans ses cheveux glorieux
Le tambourin vibrant, victorieux.

Entends-tu la note
Qui flotte,
Qui trotte ?
Entends-tu ? le bruit
Poursuit,
S’enfuit,
Et la peau résonne,
Le cuivre frissonne.
Entends-tu, sans frein,
Gronder le refrain,
Bondir la cadence ?
C’est le tambourin
D’airain,
C’est le tambourin
Qui danse.