Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 172-182).


XXI


Le ciel se couvrait de nuages bas ; il ne faisait pas complètement sombre, et les traces des roues sur le chemin blanchissaient vaguement en avant de l’équipage ; mais, à droite et à gauche, tout s’enveloppait de brume, et les formes des objets isolés se fondaient en de grandes taches confuses. C’était une nuit terne, incertaine ; le vent soufflait par petites bouffées humides, apportant l’odeur de la pluie et des vastes plaines couvertes de blé. Quand l’équipage eut dépassé un buisson de chênes qui servait de repère, et qu’il fallut prendre la traverse, le voyage devint encore moins commode, car l’étroit sentier, par intervalles, disparaissait complètement… Le cocher modéra l’allure de ses chevaux.

« Pourvu que nous ne nous perdions pas ! dit Néjdanof, qui était resté silencieux jusqu’à ce moment-là.

— Non, soyez tranquille, répondit Markelof : —il n’arrive jamais deux malheurs en un jour.

— Et quel est donc le premier ?

— Le premier ?… Et la journée que nous venons de perdre, pour quoi la comptez-vous ?

— Oui, certainement, ce Golouchkine ! nous aurions dû boire un peu moins. La tête me fait un mal horrible.

— Ce n’est pas de Golouchkine que je parle ! Lui, au moins, il a donné de l’argent ; de cette façon notre visite n’aura pas été tout à fait inutile.

— Ah ! alors, c’est de Pakline que vous vous plaignez, parce qu’il nous a conduits chez ses inséparables, comme il les appelle ?

— Il n’y a pas là de quoi se plaindre… ni de quoi se réjouir. Je ne suis pas de ceux qui s’intéressent à de pareilles amusettes… Ce n’est pas de ce malheur-là que je voulais parler.

— Mais duquel, donc ? »

Markelof ne répondit rien, et se renfonça dans son coin, comme pour se cacher. Néjdanof ne pouvait pas distinguer les traits de son visage ; seules les moustaches se détachaient en une ligne noire transversale ; mais, depuis le matin, il sentait chez Markelof quelque chose qu’il évitait d’approfondir, —comme une irritation sourde et secrète.

« Écoutez, Serge Mikhaïlovitch, —lui dit-il après un moment de silence, — sérieusement, vous plaisent-elles tant que cela, les lettres de ce monsieur Kisliakof, que vous m’avez données à lire ? À mon sens, —pardonnez-moi la crudité de l’expression, — elles ne sont qu’un pur galimatias ! »

Markelof se redressa tout à coup.

« D’abord, dit-il d’une voix courroucée, je ne partage en aucune façon votre avis sur ces lettres ; je les trouve extrêmement remarquables… et consciencieuses ! De plus, Kisliakof travaille ; il se donne de la peine, et surtout il a la foi ! Il croit à notre œuvre, il croit à la ré-vo-lu-tion ! Et, permettez-moi de vous le dire, Alexis Dmitritch, je remarque que vous, vous devenez tiède à l’égard de notre œuvre, —vous n’y croyez pas !

— D’où concluez-vous cela ? fit lentement Néjdanof.

— D’où je conclus cela ? Mais de toutes vos paroles, de toute votre manière d’être ! Aujourd’hui, chez Golouchkine, qui est-ce qui a dit qu’il ne voyait pas sur quels éléments on pourrait s’appuyer ? Vous ! Qui a demandé qu’on les lui montrât ? Encore vous ! Et quand votre ami, ce Pakline, ce farceur, ce bouffon, a prétendu, en levant les yeux au ciel, qu’aucun de nous n’était capable de faire un sacrifice, qui est-ce qui l’a soutenu ; qui est-ce qui a remué la tête d’un air approbateur ? N’est-ce pas vous ? Dites de vous-même ce que vous voudrez, pensez de vous ce qu’il vous plaira, c’est votre affaire ; quant à moi, je connais des gens qui ont eu le courage de repousser loin d’eux tout ce qui fait la vie belle, jusqu’au bonheur de l’amour lui-même, pour rester les serviteurs de leurs idées, pour ne pas trahir leurs convictions ! Mais vous, aujourd’hui, naturellement, vous avez bien autre chose en tête !

— Aujourd’hui ? Pourquoi justement aujourd’hui ?

— Eh ! mon Dieu ! ne cherchez pas tant à feindre, heureux Don Juan, amant couronné de myrtes ! s’écria Markelof, oubliant complètement le cocher, qui, bien qu’il ne tournât pas la tête, pouvait parfaitement tout entendre.

En ce moment-là, il est vrai, le cocher se préoccupait beaucoup plus du chemin que des querelles des gens qui étaient assis derrière son dos ; il essayait avec précaution, et presque avec timidité, de calmer le cheval de brancard, qui secouait obstinément la tête et se mettait sur la croupe ; le tarantass glissait sur un talus escarpé qu’on n’aurait pas dû trouver là.

« Pardon… je ne comprends pas bien… dit Néjdanof.

Markelof éclata d’un rire forcé et amer :

« Vous ne comprenez pas ! Ha ! ha ! ha ! Mais je sais tout, mon cher monsieur ! je sais à qui vous avez fait votre déclaration d’amour hier soir ; je sais qui vous avez charmé par votre heureuse prestance et vos beaux discours ; je sais qui vous laisse entrer dans sa chambre… après dix heures du soir !

— Maître, dit tout à coup le cocher à Markelof, tenez un peu les rênes… Je descends, pour voir… Je crois que nous nous sommes égarés un brin… Il y a là une espèce de trou… »

En effet, le tarantass penchait fortement.

Markelof prit les rênes que lui passait le cocher et continua sans baisser la voix :

« Je ne vous blâme pas, Alexis Dmitritch ! Vous avez profité de l’occasion… C’était votre droit. Je dis seulement que je ne m’étonne pas si vous vous refroidissez pour l’œuvre commune ; je vous le répète, vous avez autre chose en tête. Et j’ajoute à ce propos ceci, qui est de mon cru : Où est l’homme qui peut savoir d’avance avec certitude ce qui plaît à un cœur de jeune fille, ou deviner ce qu’elle désire ?

— Je vous comprends maintenant, commença Néjdanof ; je comprends votre amertume, je devine qui nous a espionnés et qui s’est hâté de vous avertir… »

Mais Markelof, sans avoir l’air de l’entendre, continua en traînant avec intention sur chaque syllabe, comme s’il eût chanté :

« Ce n’est pas une affaire de mérite, ni de qualités extraordinaires, physiques ou morales… Non !… c’est tout bonnement la chance… la maudite chance des s… s bâtards !… »

Markelof prononça ces derniers mots d’une façon rapide et saccadée, puis se tut brusquement et resta comme pétrifié.

Néjdanof, au milieu de l’obscurité qui l’enveloppait, sentit son visage pâlir et des frissons courir sur ses joues. Il fit un violent effort pour s’empêcher de bondir sur Markelof et de le prendre à la gorge… « Il faudra du sang pour laver cette offense, il faudra du sang !… »

« J’ai retrouvé le chemin ! s’écria le cocher, qui apparut près de la roue droite de devant, je m’étais un peu trompé, j’avais pris à gauche… mais ça n’est rien, à présent ! nous serons arrivés dans une minute ; il n’y a pas une verste jusqu’à la maison. Restez assis. »

Il grimpa sur le rebord qui lui servait de siège, prit les rênes des mains de Markelof et remit dans le droit chemin le cheval de brancard… Le tarantass, d’abord violemment secoué à deux ou trois reprises, roula ensuite plus sûr et plus rapide sur la route unie. Les ténèbres semblèrent s’écarter, se soulever. Un monticule apparut en avant ; une petite lumière brilla, disparut, puis une autre… Un chien aboya.

« Voici nos premières cabanes, dit le cocher. Allons, mes bons petits chats ! en avant ! hue ! »

Les lumières devenaient de plus en plus nombreuses.

« Après une telle insulte, dit enfin Néjdanof, vous comprendrez sans peine, monsieur Markelof, qu’il m’est impossible de passer la nuit sous votre toit ; il ne me reste donc qu’à vous prier, quelque pénible que cela soit pour moi, de me prêter votre tarantass quand vous serez arrivé chez vous, pour que je me rende à la ville ; demain je trouverai moyen de rentrer à la maison, et vous recevrez une communication à laquelle vous vous attendez probablement. »

Markelof resta un moment sans répondre.

« Néjdanof ! dit-il tout à coup d’une voix contenue, mais avec un accent presque désespéré ; Néjdanof ! au nom du ciel, entrez dans ma maison, ne fût-ce que pour me laisser vous demander pardon à genoux ! Néjdanof, oubliez… oublie, oublie cette parole d’insensé ! Ah ! si quelqu’un pouvait sentir jusqu’à quel point je suis malheureux ! »

Markelof se frappa d’un coup de poing la poitrine, qui sembla répondre par un gémissement.

« Néjdanof ! sois généreux ! Donne-moi ta main… Ne me refuse pas le pardon ! »

Néjdanof lui tendit la main, non sans indécision, mais il la lui tendit. Markelof la serra avec une telle force que Néjdanof faillit pousser un cri.

Le tarantass s’arrêta devant le perron de la demeure de Markelof.

« Écoute, Néjdanof, —disait Markelof à son compagnon, un quart d’heure après, dans son cabinet, écoute ! »

Il ne lui disait plus autrement que tu, et dans ce tutoiement inattendu, — adressé à l’homme en qui il avait découvert son rival heureux, à l’homme qu’il venait d’insulter mortellement, qu’il avait eu envie de tuer et de mettre en pièces, — dans ce tutoiement il y avait à la fois une renonciation sans retour, une prière humble et douloureuse, et même une sorte de droit… Et la preuve que Néjdanof reconnaissait ce droit, c’est que lui-même se mit aussi à tutoyer son compagnon.

« Écoute ! Je t’ai dit tout à l’heure que je m’étais refusé aux joies de l’amour, que je les avais repoussées afin de me vouer uniquement à mes convictions… C’était un mensonge, une fanfaronnade ! On ne m’a jamais rien offert de pareil, et je n’ai pas eu à le repousser ! Je suis né malchanceux, et malchanceux je suis resté. Peut-être était-ce écrit. —Je ne suis pas fait pour aimer ; sans doute, ma mission est ailleurs. Puisque tu peux réunir l’un et l’autre… aimé, être aimé… et en même temps servir l’œuvre… tu es un heureux mortel ! Je t’envie… Mais moi, non, je ne peux pas ! tu es heureux, tu es heureux ! Mais moi, je ne peux pas… »

Markelof disait tout cela à voix basse, assis sur une chaise, la tête penchée, les bras pendants.

Néjdanof était debout devant lui, plongé dans une attention rêveuse, et quoique Markelof le félicitât de son bonheur, il ne se sentait pas heureux et n’avait pas l’air de l’être.

« Dans ma jeunesse, une femme m’a trompé, continua Markelof, c’était une adorable jeune fille, et pourtant elle m’a trompé ; pour qui ? Pour un Allemand ! pour un aide de camp ! Et Marianne… »

Il s’interrompit. C’était la première fois qu’il prononçait son nom, et ce nom semblait lui brûler les lèvres.

« Marianne ne m’a pas trompé : elle m’a dit sans détour que je ne lui plaisais pas… En effet, pourquoi lui aurais-je plu ? Elle s’est donnée à toi… Eh bien après ? N’était-elle pas libre ?

— Mais pardon, pardon ! s’écria Néjdanof… Qu’est-ce que tu dis là ? Elle s’est donnée ?… Je ne sais pas ce que ta sœur a pu t’écrire, mais je te jure…

— Je ne dis pas cela !… Elle s’est donnée à toi moralement, elle t’a donné son cœur, son âme ! interrompit Markelof, non sans un secret soulagement causé par l’exclamation de Néjdanof. Et elle a très-bien fait. Quant à ma sœur… certainement elle n’avait pas l’intention de me faire de la peine, ou plutôt, véritablement, cela lui est bien égal ; mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’elle te déteste, ainsi que Marianne. Elle n’a pas menti… D’ailleurs, qu’elle fasse ce qu’elle voudra, peu m’importe !

— Oui, pensa Néjdanof, elle nous déteste.

— Tout est pour le mieux, reprit Markelof sans changer d’attitude. Maintenant que les derniers liens sont rompus, rien ne peut plus me gêner ! Tu me diras que Golouchkine est un imbécile : c’est possible ! Les lettres de Kisliakof sont ridicules ! soit ! mais l’important, ce qu’il faut voir, c’est que, d’après ses lettres, tout est prêt partout. Tu doutes peut-être aussi de cela ? »

Néjdanof ne répondit pas.

« Tu as peut-être raison ; mais si l’on attendait que tout fût prêt, absolument tout, on ne commencerait jamais. Si l’on pesait toujours d’avance toutes les conséquences, on en trouverait certainement dans le nombre quelques-unes de mauvaises. Par exemple, quand nos prédécesseurs préparèrent l’émancipation des paysans, dis-moi, pouvaient-ils prévoir qu’un des résultats de cette même émancipation serait l’apparition de toute une classe de propriétaires usuriers qui vendent au paysan, pour six roubles, un tchetvert[1] de blé pourri, et qui reçoivent en échange (Markelof plia un doigt), premièrement du travail pour au moins six roubles ; secondement (Markelof plia un second doigt), un tchetvert entier de bon blé, et encore (il plia un troisième doigt), quelque chose en plus comme intérêt. C’est-à-dire qu’ils sucent les dernières gouttes du sang de ce paysan ! Est-ce que les émancipateurs pouvaient prévoir cela, dis ? Et pourtant, quand bien même ils l’auraient prévu, ils auraient bien fait de libérer les serfs, et de ne pas considérer d’avance tous les résultats ! C’est pourquoi… ma résolution est prise. »

Néjdanof fixa sur Markelof un regard interrogateur et étonné ; mais celui-ci détournait les yeux. Ses sourcils rapprochés cachaient ses prunelles ; il mordait ses lèvres et mâchonnait ses moustaches.

« Oui, ma résolution est prise ! répéta-t-il en frappant violemment son genou de son poing velu et basané. —Je suis têtu, moi… Ce n’est pas pour rien que je suis à moitié Petit-Russien. »

Puis il se leva, et, traînant ses pieds comme s’il n’eût plus eu la force de les lever, il passa dans sa chambre à coucher, d’où il sortit au bout d’un moment, tenant à la main un petit portrait de Marianne encadré sous verre.

« Prends, dit-il d’une voix triste, mais calme, c’est moi qui ai fait cela. Je suis un pauvre dessinateur, mais regarde, je crois qu’il est ressemblant (ce portrait, de profil, dessiné au crayon, était en effet assez ressemblant). Prends-le, mon ami, c’est mon testament. Avec ce portrait, je te donne, non pas mes droits… je n’en avais pas, mais tout… vois-tu, tout ! Je te donne tout, et elle… mon ami, c’est une brave… »

Markelof s’arrêta ; sa poitrine se gonflait visiblement.

« Prends. Tu n’es plus fâché avec moi, dis ? Eh bien, prends, moi, je n’ai plus besoin de rien de semblable… »

Néjdanof prit le portrait ; mais une étrange sensation l’oppressait. Il lui semblait qu’il n’avait pas le droit d’accepter un pareil présent ; que, si Markelof avait pu lire ce qui se passait dans son cœur, il ne lui aurait peut-être pas donné ce portrait. Néjdanof tenait dans sa main ce petit morceau de carton, soigneusement entouré d’un cadre noir à bordure d’or, et se demandait ce qu’il devait en faire.

« C’est la vie entière d’un homme que je tiens là dans ma main, » pensait-il.

Il comprenait quel cruel sacrifice faisait Markelof en ce moment ; mais pourquoi, pourquoi précisément à lui ? Fallait-il rendre ce portrait à Markelof ? Non ! c’eût été une injure encore plus cruelle… Après tout, ce visage lui était cher, il aimait cette femme !

Néjdanof porta son regard sur Markelof, non sans quelque crainte : celui-ci ne l’observait-il pas ? ne cherchait-il pas à deviner ses pensées ? Mais Markelof, les yeux toujours détournés, s’était remis à mâchonner ses moustaches.

Le vieux domestique entra une bougie à la main.

Markelof tressaillit.

« Il est temps de dormir, camarade Alexis, s’écria-t-il. Le matin est de meilleur conseil que le soir. Demain je te donnerai des chevaux, tu rouleras jusque chez toi, et adieu !

— Adieu, toi aussi, mon vieux ! ajouta-t-il soudain en s’adressant au domestique et lui frappant sur l’épaule. Ne me garde pas rancune, toi aussi ! »

Le vieillard fut si surpris qu’il faillit laisser tomber sa bougie, et le regard qu’il attacha sur son maître exprima quelque chose d’autre, quelque chose de plus que sa tristesse habituelle.

Néjdanof se retira dans sa chambre. Il n’était guère content. Le vin qu’il avait bu lui faisait encore mal à la tête, ses oreilles bourdonnaient, et il voyait passer comme des ombres devant ses yeux, bien qu’il les fermâ t… Golouchkine, Vassia le commis, Fomouchka, Fimouchka tourbillonnaient devant lui ; l’image lointaine de Marianne, défiante pour ainsi dire, semblait craindre de s’approcher. Tout ce que lui-même avait fait et dit lui paraissait mensonge et fausseté, absurdité inutile et écœurante, et ce qu’il eût fallu faire, le but vers lequel on devait tendre, était caché dans quelque endroit inconnu, inaccessible, sous une triple serrure, enfoui au fond même de la terre… Et il éprouvait un désir incessant de se lever, d’aller à Markelof, de lui dire : « Prends ton présent, reprends-le ! »

« Pouah ! quelle chose dégoûtante que la vie ! » s’écria-t-il à la fin.

Le lendemain il partit de bonne heure. Markelof était déjà sur le perron, entouré de paysans… Les avait-il convoqués ou étaient-ils venus d’eux-mêmes ? Néjdanof n’en put rien savoir. Markelof lui dit adieu d’une façon sèche et laconique… Cependant il avait l’air d’avoir quelque chose de très-grave à communiquer à ses paysans. Et le vieux domestique se tenait toujours là avec son éternel regard morne.

Le tarantass dépassa rapidement la ville, et, quand il eut atteint les champs, il roula bon train. Les chevaux étaient ceux de la veille, mais le cocher, soit parce que Néjdanof vivait dans une maison riche, soit pour toute autre raison, comptait sur un bon « pourboire », et chacun sait que, lorsque le cocher a bien bu ou qu’il espère bien boire, les chevaux vont comme le vent.

La journée, quoique un peu fraîche, était une vraie journée de juin. Des nuages rapides et hauts traversent le ciel bleu ; le vent égal et fort ne soulève aucune poussière sur le chemin raffermi par la pluie de la veille ; les saules tout bruyants ondulent et brillent, tout se meut, tout s’élance ; le cri de la caille, parti des collines lointaines, arrive par-dessus les ravins verts en notes claires et liquides qui semblent elles-mêmes avoir des ailes et venir en volant ; les corbeaux reluisent au soleil, et, sur la ligne plate de l’horizon nu, on voit marcher quelque chose qui ressemble à de gros insectes noirs… ce sont les chevaux des paysans qui donnent un second labour à leurs jachères.

Mais Néjdanof passa devant tout cela sans le voir ; il ne s’aperçut même pas qu’il était revenu au domaine des Sipiaguine, tant il était absorbé dans ses pensées…

Pourtant il tressaillit quand il aperçut le toit de la maison, l’étage supérieur, la fenêtre de la chambre de Marianne. « Oui, se dit-il, et il sentit une bonne chaleur au cœur : il a raison, elle est une brave fille, et je l’aime. »

  1. Deux hectolitres.