Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 162-172).


XX


« Eh bien ! dit Pakline, qui fut le premier à parler, nous sortons du dix-huitième siècle, filons maintenant vers le vingtième. Golouchkine est un homme si avancé, qu’on lui ferait injure en le mettant dans le dix-neuvième, dans le nôtre !

— Tu le connais donc ? lui demanda Néjdanof.

— La terre est remplie du bruit de son nom ; et j’ai dit « nous », parce que j’ai l’intention d’aller chez lui avec vous.

— Comment ? mais si tu ne le connais pas ?

— Tu es drôle ! Est-ce que, vous autres, vous connaissiez mes perruches ?

— Mais tu nous as présentés !

— Eh bien, présente-moi ! —De vous à moi, il ne peut y avoir de secrets. Quant à Golouchkine, c’est un homme à vues larges. Il sera enchanté de l’arrivée d’un nouveau visage, tu vas voir ! Du reste, chez nous, à S…, on est sans façons !

— Oui, grommela Markelof, je vois en effet que chez vous on est sans façons. »

Pakline secoua la tête.

« Vous dites peut-être ça pour moi… Que faire ? J’ai mérité ce reproche. Mais croyez-moi, mon nouveau camarade, laissez là, pour un moment, les idées noires qu’engendre votre tempérament bilieux. Et surtout…

— Monsieur mon nouveau camarade, interrompit Markelof d’un ton brusque, permettez-moi de vous dire, à mon tour, par mesure de précaution, que je n’ai jamais eu le moindre goût pour la plaisanterie, et aujourd’hui moins que jamais. Quant à mon tempérament, vous n’avez guère eu le temps de le connaître, puisque nous nous sommes vus aujourd’hui pour la première fois.

— Bon, bon, ne vous fâchez pas ; pas tant de dignité, je vous crois sans cela. »

Et se tournant vers Solomine, il s’écria :

« Ô vous, que la pénétrante Fimouchka elle-même regarde comme un homme rafraîchissant et qui avez en effet en vous quelque chose de sédatif, dites si j’ai eu la pensée d’être désagréable à quelqu’un ou de plaisanter mal à propos ? J’ai simplement demandé à vous accompagner chez Golouchkine, et du reste je suis un être inoffensif. Ce n’est pas ma faute si M. Markelof a le teint jaune. »

Solomine haussa une épaule, puis l’autre ; c’était sa manière quand il hésitait à répondre.

«  Sans aucun doute ! dit-il enfin. Vous ne pouvez ni ne voulez blesser personne ; et pourquoi n’iriez-vous pas chez M. Golouchkine ? Nous passerons notre temps là-bas, j’en suis sûr, aussi agréablement que chez vos cousins, et avec autant de fruit. »

Pakline le menaça du doigt.

« Ah ! ah ! vous aussi, à ce que je vois, vous êtes malicieux ! Mais enfin, tout de même, vous allez chez Golouchkine ?

— Mon Dieu, oui ! à présent que ma journée est perdue !

— Eh bien, donc, « en avant, marchons ! » Au vingtième siècle ! au vingtième siècle ! Néjdanof, toi qui es un pionnier du progrès, montre-nous le chemin !

— Très-bien ; marche ! Mais ne répète pas tes bons mots plusieurs fois. On pourrait se figurer que tu n’en as plus une bien grande provision.

— Sois tranquille, toi et tes pareils vous en aurez encore par-dessus les yeux, » répéta gaiement Pakline ; et il s’élança en avant au pas accéléré, ou plutôt, comme il le disait, au clopinement accéléré.

« Il est très-amusant, ce garçon-là, dit Solomine, qui marchait à sa suite, en donnant le bras à Néjdanof ; si par hasard, ce qu’à Dieu ne plaise, on nous envoyait tous en Sibérie, nous aurions quelqu’un pour nous distraire. »

Markelof, silencieux, allait tout seul derrière les autres.

Pendant que tout ceci se passait, dans la maison de Golouchkine on prenait toutes les mesures nécessaires pour donner un dîner « chic ». On avait préparé une « oukha[1] » très-grasse et très-mauvaise ; divers « paticho » (pâtés chauds) et « fricasséï » (Golouchkine qui, malgré sa religion de vieux-croyant, vivait sur les sommets de la civilisation européenne, n’admettait que la cuisine française ; il avait pris son cuisinier dans un club, d’où on l’avait chassé pour sa malpropreté) ; et surtout on avait mis à la glace un nombre convenable de bouteilles de champagne.

Le maître de la maison reçut ses hôtes avec les grimaces, l’allure gauche et précipitée et les éclats de rire forcé qui lui étaient habituels ; il fut enchanté de la venue de Pakline, comme celui-ci l’avait prédit, et se borna à dire :

« Il est des nôtres, n’est-ce pas ? »

Puis il s’écria, sans attendre la réponse :

« Ça va sans dire ! »

Ensuite il raconta qu’il venait de chez ce « toqué » de gouverneur, qui le tourmentait constamment à propos d’on ne savait quelles diables d’institutions de bienfaisance !…

En réalité, il eût été difficile de dire ce qui enchantait le plus Golouchkine : l’honneur d’être reçu chez le gouverneur ou le plaisir de dire du mal de ce personnage en présence de jeunes gens du parti avancé. Puis il leur présenta le prosélyte promis, qui se trouva être précisément l’individu bien léché, à l’air phthisique, au museau proéminent, qui était venu le matin parler à l’oreille de Golouchkine, et que celui-ci nommait Vassia, en un mot, son commis.

« Il n’est pas éloquent, fit observer Golouchkine en le désignant des cinq doigts à la fois, mais il est dévoué à notre œuvre de toute son âme. »

Et Vassia saluait, rougissait, battait des paupières, souriait en montrant ses dents, tout cela d’un tel air qu’on ne pouvait pas non plus deviner si on avait affaire à un simple imbécile ou à la crème des fripons.

« En attendant, à table, messieurs, à table ! » s’écria l’amphitryon.

On se mit à table après s’être solidement lestés de hors-d’œuvre.

Aussitôt après l’« oukha », Golouchkine fit verser du champagne qui tombait à gros grumeaux dans les verres, semblables à du suif gelé.

« À notre… notre entreprise ! » exclama Golouchkine en clignant de l’œil et en indiquant le domestique d’un signe de tête, comme pour faire entendre qu’en présence d’un étranger il fallait être prudent.

Le prosélyte Vassia persistait dans son mutisme ; assis sur le bord de sa chaise, il montrait dans toute son attitude une servilité obséquieuse peu en harmonie avec les convictions énergiques que lui attribuait son patron, mais il buvait désespérément ! Les autres convives causaient ; les autres, cela veut dire l’amphitryon et Pakline, surtout Pakline.

Néjdanof ressentait un dépit sourd et vague ; Markelof était indigné et colère, autrement que chez les Soubotchef, mais non pas moins ; Solomine observait.

Pakline s’amusait comme un roi ! — Ses paroles hardies plaisaient énormément à Golouchkine, qui ne soupçonnait guère que ce « petit boiteux » glissait dans l’oreille de son voisin Néjdanof les plus cruelles railleries sur son compte à lui, Golouchkine ! Il prenait même Pakline, et c’était précisément ce qui lui plaisait, pour un bon enfant que l’on pouvait traiter de haut. S’il l’avait eu à côté de lui, il lui aurait depuis longtemps fourré son doigt dans les côtes ; il lui faisait des signes amicaux à travers la table. Il hochait la tête à son intention. Malheureusement il était séparé de lui par Markelof, ce « sombre nuage », et par Solomine. Mais, à chaque mot de Pakline, il riait à se tordre, il riait de confiance, d’avance, en se tapant sur le ventre et en montrant ses vilaines gencives bleues.

Pakline comprit vite ce qu’on attendait de lui et se mit à déblatérer sur tout (occupation qui d’ailleurs lui allait comme un gant) et sur tous : conservateurs, libéraux, bureaucrates, avocats, administrateurs, propriétaires, membres du « Zemstvo »[2] gens de Pétersbourg, gens de Moscou, tout y passa.

« Oui, oui, oui, oui ! répétait Golouchkine, c’est ça, c’est ça ! Tenez, notre maire, par exemple, un âne de premier ordre ! une véritable bûche ! Vous lui expliquez ceci, cela, il n’y comprend goutte ! Notre gouverneur n’est pas pire que ça !

— Votre gouverneur est bête ? demanda Pakline.

— Je vous ai dit que c’est un âne !

— Avez-vous remarqué s’il grasseye ou s’il parle du nez ?

— Pourquoi ? demanda Golouchkine avec quelque perplexité.

— Comment ! vous ne savez pas ? Chez nous, en Russie, les hauts dignitaires civils grasseyent, et les généraux parlent du nez ; les plus hauts personnages de l’empire, seuls, grasseyent et parlent du nez en même temps. »

Golouchkine rit tellement fort, que les larmes lui coulaient sur le visage.

« Oui… oui… balbutiait-il : il parle du nez… c’est un militaire !

— Butor ! » se dit Pakline intérieurement.

Quelques instants après, Golouchkine s’écria :

« Chez nous, en Russie, tout est pourri, tout ! »

Pakline était en train de dire tout bas à son voisin Néjdanof : « Qu’est-ce qu’il a donc à remuer les bras comme si sa redingote le gênait aux entournures ? » Mais il ajouta tout haut d’un air insinuant :

« Très-respectable Kapitone Andréïtch, croyez-moi, les demi-mesures, chez nous, ne serviraient à rien.

— Des demi-mesures ! hurla Golouchkine, qui cessa brusquement de rire et prit une expression farouche : — Il faut tout arracher, y compris la racine ! Vassia, bois ! fils de chien !

— Vous voyez, je bois, Kapitone Andréïtch ! » répondit le commis en s’enfonçant le verre à champagne jusqu’au gosier.

Goulouchkine aussi siffla un verre plein.

« Comment fait-il pour ne pas éclater ? chuchota Pakline à l’oreille de Néjdanof.

— L’habitude, » répondit celui-ci.

Mais le commis n’était pas seul à boire. Le vin délia la langue à tout le monde, et Néjdanof, Markelof, Solomine lui-même, prirent part, petit à petit, à la conversation.

Néjdanof, d’abord, avec une sorte de dégoût et de mépris contre lui-même, parce qu’il ne savait pas soutenir son caractère, et qu’il se laissait aller à battre l’eau avec un bâton, Néjdanof commença par dire qu’il était temps de laisser là les vaines paroles et qu’il fallait « agir ! »

Il parla du terrain que l’on avait trouvé, et un instant après, sans soupçonner qu’il fût en contradiction avec lui-même, il demanda qu’on lui montrât les éléments sérieux et réels sur lesquels on pourrait s’appuyer, disant que, pour sa part, il ne les voyait pas. « Dans la société, pas de sympathies ; chez le peuple, aucun sentiment de la situation… Tirez-vous de là ! »

Personne ne lui fit d’objections, non pas qu’il n’y eût rien à répondre, mais parce que chacun suivait son idée.

Markelof prit la parole ; sa voix sourde et morose résonna longuement, en phrases monotones et obstinées.

« On dirait qu’il hache des choux, » murmura Pakline.

Quant au véritable sujet de son discours, il eût été difficile de le démêler ; par moments, il prononçait le mot « artillerie » ; il faisait probablement allusion aux défauts qu’il avait découverts dans son organisation. Les Allemands et les aides de camp eurent aussi leur paquet.

Solomine prit la parole, lui aussi, et fit observer qu’il y a deux manières d’attendre : — attendre en se croisant les bras, et attendre en prenant les mesures nécessaires.

« Nous n’avons pas besoin des progressistes modérés, grommela Markelof.

— Ceux-là, jusqu’à présent, répliqua Solomine, avaient essayé d’agir par en haut, mais nous autres nous essayons par en bas.

— Au diable les modérés ! s’écria Golouchkine d’un air féroce. Il faut en finir d’un seul coup !

— En d’autres termes, il faut sauter par la fenêtre ?

— Oui, et j’y sauterai ! hurla Golouchkine. J’y sauterai ! Et Vassia sautera ! Je lui dirai : Saute, et il sautera ! N’est-ce pas, Vassia, tu sauteras ? »

Le commis acheva de vider son verre.

« Où vous irez, Kapitone Andréïtch, nous irons aussi. Est-ce que nous nous permettrions de raisonner ?

— Il faudrait voir ! Je te tordrais en spirale comme une corne de bouc ! »

La discussion dégénéra bientôt en ce qui s’appelle dans le langage des buveurs « la construction de la tour de Babel ». Ce fut un vacarme grandiose. —De même que dans l’air encore tiède de l’automne tournoient et se croisent rapidement les premiers flocons de neige, — de même, dans l’atmosphère échauffée de la salle à manger de Golouchkine, tourbillonnaient, se heurtaient, se pressaient les mots : progrès, gouvernement, littérature, question des impôts, question religieuse, question des femmes, question des tribunaux ; classicisme, réalisme, communisme, nihilisme ; international, clérical, libéral, capital ; administration, organisation, association et même cristallisation !

Golouchkine paraissait ravi, transporté ; c’était précisément ce vacarme qui le comblait de joie ; il ne voyait rien au delà, il était béat !… Il triomphait. « Voilà comme nous sommes, nous autres ! semblait-il dire. Range-toi ou je te tue ! Kapitone Golouchkine va passer ! »

Le commis Vassia s’était si bien égaré dans les vignes du Seigneur, qu’il tenait des discours à son assiette ; puis, comme un furieux, il se mit à crier : « Que diable est-ce qu’un progymnase ? »

Golouchkine se redressa tout à coup, et, rejetant en arrière sa figure cramoisie, où un sentiment de triomphe et de domination grossière se mêlait étrangement à une sorte d’effroi secret et même de trépidation, il cria de tous ses poumons :

« J’en sacrifie encore « mille » ! Vassia, aboule !

— C’est ça ! ne te gêne pas ! » répondit Vassia à demi-voix.

Pakline, tout pâle et couvert de sueur (pendant le quart d’heure précédent, il avait fait autant de libations que le commis), Pakline s’élança alors de sa place, et, levant ses deux mains au-dessus de sa tête, s’écria en pesant sur chaque syllabe :

« Sacrifie ! il a dit : sacrifie ! Ô profanation d’une parole sainte ! Sacrifice ! Quoi ! nul n’ose s’élever jusqu’à toi, nul ne peut remplir les obligations que tu imposes, nul de ceux qui sont ici, au moins, et cette espèce de lourdaud, cet imbécile, ce vil sac d’argent donne une secousse à son ignoble panse, il jette une poignée de roubles, il crie : Sacrifice ! Et il veut qu’on le remercie ! Et il attend qu’on le couronne de lauriers ! Canaille ! pleutre ! »

Probablement Golouchkine n’entendit pas ou ne comprit pas ; peut-être même prit-il les paroles de Pakline pour des plaisanteries, car il répéta encore une fois : « Oui ! « mille » roubles ! Parole de Kapitone Golouchkine, parole d’Évangile ! »

Il fourra tout d’un coup sa main dans sa poche :

« Tenez, le voilà, l’argent ! Gorgez-vous-en, avalez, et souvenez-vous de Kapitone ! »

Quand il était un peu lancé, il parlait de lui-même comme les petits enfants, à la troisième personne.

Markelof, sans dire un mot, ramassa les billets étalés sur la nappe inondée de champagne. Après quoi, comme il n’y avait plus de raison pour rester, et que d’ailleurs il se faisait tard, tout le monde se leva. Chacun prit son chapeau, et sortit.

Quand ils furent dans la rue, ils eurent tous un peu de vertige, Pakline surtout.

« Eh bien, où allons-nous à présent ? dit-il avec quelque difficulté.

— Je ne sais pas où vous allez, vous, répondit Solomine, mais moi je retourne chez moi.

— À la fabrique ?

— À la fabrique.

— À cette heure-ci ? De nuit et à pied ?

— Pourquoi pas ? Il n’y a ni voleurs ni loups, par ici, et la marche me fait du bien… Et puis, pendant la nuit, il fait frais.

— Mais c’est à quatre verstes !

— Eh bien, quand même il y en aurait cinq ! Au revoir, messieurs ! »

Solomine boutonna sa redingote, enfonça sa casquette sur sa tête, alluma un cigare et partit à grands pas.

« Et toi, où vas-tu ? demanda Pakline à Néjdanof.

— Chez lui. »

Il montra du doigt Markelof qui se tenait debout, immobile, les bras croisés sur sa poitrine.

« Nous avons des chevaux et un équipage.

— Ah ! très-bien… Et moi, camarade, je vais à l’oasis, chez Fomouchka et Fimouchka. À présent, camarade, veux-tu que je te dise mon opinion ? La maison de là-bas et celle d’ici sont deux maisons de fous… Seulement, dans celle du dix-huitième siècle, on est plus près de la vie russe que dans celle du vingtième. —Bonsoir, messieurs ; je suis gris… ne faites pas attention. —Écoutez encore ceci. Il n’y a pas sur la terre une seule femme meilleure que ma sœur… Snandoulie. Eh bien, ma sœur est bossue —et elle s’appelle Snandoulie ! Et c’est toujours comme ça sur la terre ! Du reste, elle a raison de s’appeler ainsi. Voulez-vous savoir ce que c’était que Snandoulie ? C’était une femme bienfaisante, qui allait dans les prisons, qui pansait les plaies des prisonniers, qui soignait les malades. —Mais bonsoir ! bonsoir, Néjdanof, homme digne de pitié ! Et toi, officier… hou ! loup-garou ! bonsoir ! »

Il s’en alla tout doucement, clopinant et titubant, vers l’oasis.

Markelof et Néjdanof se dirigèrent vers l’auberge où ils avaient laissé leur tarantass, firent atteler, et, une demi-heure plus tard, ils roulaient sur le grand chemin.

  1. « Oukha », bouillon de poisson.
  2. Assemblées provinciales, conseils municipaux de province.