Terre d’Espagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 97-122).
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TERRE D'ESPAGNE

II.[1]
SANTANDER. — BURGOS. — VALLADOLID. — SALAMANQUE


I. — DEUX ROMANCIERS. — LA BAIE DE NACRE


Santander, 18 septembre.

La meilleure route, de Bilbao à Santander, c’est la mer. Le chemin de fer fait un immense détour, et descend jusqu’à Venta de Baños pour remonter au nord. Une ligne de vapeurs dont le service n’a lieu, malheureusement, que pendant les mois d’été, suit la côte cantabrique, et met les deux villes maritimes à cinq heures l’une de l’autre.

Dès que nous sommes sortis du Nervion, le bateau tourne à gauche, et file droit à l’ouest. Les montagnes, prolongement de nos Pyrénées, ont l’air toutes proches, cl sont sauvages, d’une belle teinte mordorée, sous le soleil levant, comme celles de la Sardaigne. Je ne vois pas de maisons, pas de cabanes de pêcheurs sur les falaises grises recouvertes de maquis, pas de champs cultivés. Quelques éboulemens de terre, aux flancs de ces solitudes montantes, indiquent des puits de mines. A peine, très distans l’un de l’autre, deux ou trois petits ports serrés entre les roches, penchant leurs toits de tuiles au-dessus de l’eau bleue. La mer est belle, aussi déserte que la terre. Une seule voile, pointue comme une aile, s’en va, splendide de lumière. Cette navigation, si rude en hiver, si douce aujourd’hui, se termine dans un paysage enchanteur. On double une série de caps aux falaises énormes, nues, éboulées, fendues par les lames, et, tout à coup, une baie s’ouvre, assez profonde pour qu’on n’en voie pas la fin, et les montagnes qui barraient l’horizon s’éloignent en menues dentelles mauves, et la rive droite est pleine d’îlots verts, de groupes d’arbres enveloppant de petits carrés blancs qui se rapprochent, qui se mêlent, qui deviennent une ville. Nous avançons lentement ; il y a tant de lumière, tant de ciel, tant de brume fine sur les choses, que je pense aux deux écrivains[2], et que je comprends.

Vous devinez bien que, dans une pareille mollesse de rives, une ville ne peut manquer de s’endormir un peu. Santander est moins active que sa rivale, Bilbao ; elle a de longs quais où sont amarrés quelques navires à vapeur, des voiliers, deux grands steamers qui chauffent pour je ne sais quelle destination lointaine ; elle a des maisons de baigneurs, d’artistes, de commerçans enrichis, sur la côte élevée qui borde le golfe et qui se termine par un éperon de rochers d’un jaune ardent, flanqué de deux plages, celle de la Magdalena et celle du Sardinero.

Tout près de la première, dans un site merveilleux d’où le regard peut errer sur toute la baie, habite M. Bénito Perez Galdos. C’est un homme de cinquante ans, à la physionomie grave, un peu froide, aux moustaches grisonnantes et retombantes, aux cheveux courts, qu’on prendrait, dans une rue de France, pour un officier de cavalerie en civil. Il est venu très souvent en France ; il a voyagé ; il fait d’assez fréquentes apparitions à Madrid. Sa patrie n’est pas Santander ; il est né aux Canaries. Bien qu’il soit attaché au pays d’adoption dont la beauté l’a séduit, il n’est pas lié parce joug puissant de la terre au point d’avoir donné pour cadre, à la plupart de ses romans, cette province de Santander. Il vit en province et n’est pas, au sens propre du mot, un écrivain provincial. Son œuvre est considérable. S’il m’était permis de la juger sur des impressions nécessairement rapides, sur des lectures en chemin de fer ou en bateau, je dirais que l’auteur me paraît être, en philosophie, un voltairien ; en politique, un libéral ; qu’il a commencé par écrire des récits patriotiques, à la manière d’Erckmann-Chatrian ; qu’il a, plus tard, modifié son genre, et serait plus voisin aujourd’hui, avec toute la différence entre le génie espagnol et le génie anglais, de Thackeray ou de Dickens, je veux dire moins préoccupé des drames de l’histoire que de la peinture des mœurs et de la comédie de la vie. Le style d’un ouvrage étranger nous échappe encore davantage. Cependant, je ne crois pas me tromper en avançant que ceux de M. Perez Galdds sont surtout remarquables par la composition, par des qualités de plan, de méthode, et par la science du mouvement. Il appartient à l’école ironiste, qui ne laisse voir l’émotion de l’écrivain que par surprise et par hasard.

Dans la conversation que j’ai eue avec lui, M. Perez Galdds, avec une modestie charmante, m’a surtout parlé de M. de Pereda.

— C’est notre maître, m’a-t-il dit, un grand poète en prose, le plus classique à la fois et le plus novateur de nos écrivains. Je l’aime beaucoup, bien que nous ne pensions pas de même sur plusieurs points. Il a décrit, il a chanté ce pays de la Montana sous tous ses aspects. Et, remarquez-le, tout poète qu’il est, il observe scrupuleusement, il n’hésite pas à employer, dans le dialogue, le mot local, lui qui parle le plus pur castillan. Vous trouverez même dans Sotileza, — son chef-d’œuvre, à mon avis, — un vocabulaire de la langue de nos marins et pêcheurs de Santander. Lisez encore Escenas montañesas (Scènes de la Montaña), et la Puchera (le Pot-au-feu), autant de livres de premier ordre. Et voyez l’auteur, si vous le pouvez. Il habite, à quelques lieues d’ici, sa propriété de Polanco. C’est le plus aimable et le plus accueillant des hommes.

J’avais lu, justement, en tête d’un autre volume : El sabor de la Tierruca (la saveur du Terroir) — le dixième des œuvres complètes de M. de Pereda — un prologue de M. Péroz Galdos, qui fait le plus grand honneur à chacun des deux amis.

M. Pérez Galdos y raconte comment la lecture des scènes de la Montana lui donna l’envie de connaître ce pays de Santander, comment il y vint, y fut retenu, et s’y fixa.

« A la porte d’un hôtel, dit-il, je vis pour la première fois celui qui captivait ainsi mon esprit, dans l’ordre des goûts littéraires, et, depuis lors, notre amitié a été s’affirmant avec les années, et s’avivant, chose étrange, avec les discussions. Avant d’entrer en relations avec lui, j’avais entendu dire que Pereda était un ardent partisan de l’absolutisme, et je ne le pouvais croire. On avait beau m’assurer l’avoir vu à Madrid, dans les rangs des députés de la minorité carliste, une pareille idée me paraissait absurde, impossible ; elle ne m’entrait pas dans la tête, comme on dit. Quand je l’eus fréquenté, je fus convaincu de la funeste vérité. Lui-même, par ses furieuses attaques contre tout ce qui m’était sympathique, la confirma pleinement. Mais sa fermeté, son inflexibilité pure et désintéressée et la noble sincérité avec laquelle il exposait et défendait ses idées, m’émerveillèrent à ce point, et complétèrent si bien à mes yeux la physionomie de Pereda, qu’il m’en coûterait aujourd’hui de l’imaginer autrement ; je crois même.que sa vigoureuse personnalité perdrait toute figure en perdant cette belle unité et ce ton de haut relief. Dans sa manière de penser, il y a beaucoup de sa manière d’écrire : même horreur de la convention, même sincérité… Ceci dit, j’ajoute que Pereda est, comme écrivain, le plus révolutionnaire de nous tous, le moins attaché à la tradition, l’émancipateur par excellence. A défaut d’autres mérites, il aurait encore droit au premier rang par la grande réforme qu’il a faite, en introduisant le langage populaire dans la langue littéraire, en les fondant avec art, en conciliant des formes que nos maîtres de rhétorique les plus distingués déclaraient incompatibles… Une des plus grandes difficultés auxquelles se heurte le roman espagnol, consiste dans le défaut de souplesse de notre langue littéraire pour reproduire les nuances de la conversation courante. Les orateurs et les poètes la maintiennent dans ses anciens moules académiques, la défendent contre les efforts de la conversation, qui tente de la tirer à soi ; le fâcheux régime de douane de ces esprits cultivés la prive de flexibilité. D’autre part, la presse, sauf de rares exceptions, ne se met pas en frais pour donner au langage courant la couleur littéraire, et, de ces vieilles antipathies entre la rhétorique et la conversation, entre l’académie et le journal, résultent d’irréductibles différences entre la manière d’écrire et la manière de parler, ce qui fait le désespoir et l’écueil du romancier. Pour vaincre ces difficultés, nul n’a été plus hardi que Pereda ; il a obtenu de merveilleux succès et nous a offert des modèles qui l’ont de lui un vrai maître en cet art redoutable… Autre chose : Pereda ne vient jamais à Madrid. Pour le voir, il faut aller à Santander ou à sa maison de Polanco, où il vit la majeure partie de l’année, dans une aisance matérielle, un luxe, qui ajoute un trait de plus à son originalité. C’est un écrivain qui dément, mieux que tout autre en Espagne, la prétendue incompatibilité entre la richesse et le talent… »

Pouvais-je passer près d’un pareil homme, que je n’avais aucune chance de retrouver à Madrid, sans essayer de le voir ? J’avais un mot pour lui. J’ai pris rapidement mon parti, et je suis allé à Polanco. Là, parmi des collines arrondies et largement ouvertes, dans une atmosphère d’une limpidité admirable, un parc entouré de murs, planté de grands arbres que dominent des eucalyptus, s’élève sur une colline ; quelques maisons de village s’abritent en arrière. L’une d’elles, près de l’entrée, reconnaissable à son architecture ancienne, un peu plus décorée que les autres, est la casa solar des Pereda, et porte, sur sa façade, les armes de la famille. La porte du parc est ouverte. J’entends des rires. Sous les charmilles, deux jeunes filles et un garçon d’une douzaine d’années jouent au croquet. C’est lui qui court prévenir son père. J’avance, par l’allée tournante, dans l’ardente chaleur où monte le dernier parfum des fleurs d’automne, et, à peine suis-je rendu devant le perron d’une villa carrée, de construction récente et soignée, que je vois arriver… J’ai cru d’abord que c’était don Miguel de Cervantes lui-même. Jamais encore je n’avais rencontré ce pur type espagnol, le hidalgo complet de l’histoire et de la légende : le visage long, les cheveux gris en broussailles, le grand nez, busqué, les moustaches fortes, la barbiche toute blanche, et des yeux noirs très fins, très bons en même temps, et ce geste noble de la main, qui salue de loin et dit d’avance : « Ma maison est vôtre, monsieur ! » M. de Pereda, en veston du matin, était occupé à surveiller des ouvriers qui travaillaient dans un coin du pareil m’emmène dans son cabinet, une pièce vaste du rez-de-chaussée, pleine d’objets d’art et de photographies d’artistes.

Nous causons longuement. Il m’interroge sur la littérature de France, et je le questionne sur la littérature d’Espagne. Je l’ai prié de parler lentement, — et pour cause. Mais il a vite oublié. Les phrases lui viennent, abondantes, et je les sens littéraires, lors même que des mots m’échappent, et je reconnais l’éloquence naturelle de la race, rehaussée par le goût d’un esprit cultivé. Sa belle voix grave a des ardeurs de jeunesse. Il ne pose pas. Il parle de lui-même avec simplicité, de son pays avec un enthousiasme mêlé d’un peu de regret. Quand nous en sommes venus là :

— Ah ! monsieur, me dit-il, la distance est grande déjà entre la province de Santander que j’ai peinte et celle que vous voyez ! Avez-vous rencontré des costumes ? Si vous demeuriez parmi nous, pourriez-vous observer ces locutions, ces mœurs toutes particulières qui donnaient leur physionomie originale à nos marins, à nos paysans ? Non, tout cela existait dans ma jeunesse, il y a trente ans. Et tout cela disparaît. À peine reste-t-il des traces de ce qui fut une poésie. J’ai essayé de noter, afin de les conserver en quelque manière, ces traits de la vie du peuple, qui allaient s’effacer. Par la psychologie, mes romans sont de tous les pays ; par le cadre ils sont de ce pays-ci. J’ai peint la mer et nos marins, la campagne de la plaine, la campagne des monts cultivés, A présent je veux finir par les cimes, et j’écris le roman de la haute montagne, des quelques-uns qui vivent tout là-haut.

Ce que je connaissais des œuvres de M. de Pereda m’avait appris qu’il était un grand artiste, un styliste achevé et un écrivain fécond à la fois. J’avais présente à l’esprit cette description d’un chêne-rouvre, par où débute El sabor de la Tierruca, et qui tient trois pages, des plus fortes qu’on puisse lire. En voyant l’homme, mon impression première s’affirmait. Oui, j’avais devant moi, et j’en ressentais pour lui une sorte de respect ému, un de ces esprits d’élite, faits pour voir, pour comprendre et pour révéler à lui-même le monde qui s’ignore, un de ceux, plus rares encore, qui, possédant cette richesse, n’en ont pas abusé.

— Je sais que vous êtes très aimé, lui dis-je, et c’est tout simple. Vous vivez, dans ce cabinet de travail, au milieu de souvenirs de vos admirateurs. Il y en a qui sont un hommage bien délicat, et qui doivent vous toucher : ce grand tableau, par exemple ? Une scène de Sotileza, n’est-ce pas ?

Nous traversâmes ensemble l’appartement. Au fond, occupant presque tout le panneau, une grande marine représentait une barque, lancée par dix rameurs, gouvernée par un vieux pêcheur debout à l’arrière, et qui franchit les deux laines de la barre de Santander. Au bas, un cartouche portait ces trois mois : Jésus, y adentro !

— C’est un présent de la ville de Santander, me dit M. de Pereda, qui me fut offert, par souscription, quand je publiai Sotileza. Vous voyez, l’homme de barre, le vieux, qui a la responsabilité de la manœuvre, vient de jeter l’invocation traditionnelle, à laquelle ne manquent pas nos marins, même aujourd’hui, par beau ou par mauvais temps ; elle est difficile à traduire, elle signifie, à peu près : « Jésus ! et confiance maintenant, nous entrons au port ! » Voulez-vous voir un autre souvenir donné à l’occasion du même roman ?

Sur un chevalet, M. de Pereda désigne un plat d’acier, artistement ciselé, dans un encadrement de bois noir et de velours cramoisi.

— Je tiens beaucoup à cet objet, monsieur, car il me rappelle, mieux que tout autre, la province que j’ai décrite. La petite ville de Torrolavega, la plus voisine de Polanco, et ma capitale, à moi, me l’a donné. Regardez : les titres de mes romans sont gravés au trait, sur les marges, entre les portraits de quatre écrivains, Cervantes, Calderon, Garcilazo et Quevedo, dont les trois derniers sont nés dans cette province ; le bois, sombre comme l’ébène, a été trouvé dans des fouilles, près d’ici, parmi des débris de l’âge romain ; les quatre clous d’airain qui tendent le velours ont été enlevés à une ancienne porte de la ville ; l’acier même du plat provient des minerais de nos montagnes.

Nous continuâmes un peu cette revue, qui prolongeait ma visite et ma joie. M. de Pereda me reconduisit, à travers le parc, sous le couvert des arbres où les cris d’enfans ne montaient plus. Nous nous quittâmes comme ceux qui commencent à s’aimer, et qui ne doivent plus se revoir.

Si vous voulez maintenant, mon ami, savoir ce que j’ai trouvé de nouveau dans ces lieues de campagnes, traversées au trot lent de ma voiture, je vous dirai que c’est d’abord la route elle-même, défoncée, poussiéreuse, bordée d’arbres souffrans ; puis, des bois d’eucalyptus dont il y a une profusion sur les côtes, bois très hauts, touffus seulement de la pointe, sentant l’aromate et sombres comme des futaies de pins qui n’auraient pas d’étincelles aux feuilles ; une femme portant, sur sa robe usée, le cordon noir d’un tiers-ordre ; des hommes en blouses très courtes, couleur saumon à rayures noires, ou bleue à rayures blanches ; une niche de chien, devant une ferme, avec l’inscription : « garde juré ; » un étalage de cruches faites en forme d’oiseaux, ayant, autour du col, un cercle de peinture rouge, et jolies à ravir ; des maisons pauvres, qu’on dirait abandonnées, laissant pendre au bord du chemin leurs cordons d’oignons roux et de maïs doré.

Sur le quai de Santander, où j’achète un cigare, la marchande me salue de cette formule charmante de congé : « Vaya usted con Dios ! — Allez avec Dieu ! » Un douanier se promène, à l’endroit où eut lieu l’explosion. Il est drapé dans un manteau écarlate et noir, qui lui donne un faux air de Turc. De la terrible catastrophe du 4 novembre 1893, à peine quelques traces, çà et là : un trou dans l’appontement auquel était amarré le navire chargé de dynamite ; des barres de fer tordues, éparses sur la voie ou dans les jardins négligés de la cathédrale. Les vingt-trois maisons, détruites par l’incendie, ont été rebâties plus belles qu’auparavant. Les morts sont oubliés. Il fait une nuit lumineuse, tiède, d’une paix presque trop grande, au-dessus de ce théâtre de tant d’agonies. Les quais s’en vont vers le large ; l’œil les suit à la traînée des becs de gaz de plus en plus rapprochés et voilés ; la baie, d’un bleu irréel, transparente, sans une ride, éclairée par la lune, réfléchit les navires, les feux de bord, les étoiles ; on devine confusément, sur la rive opposée, des montagnes qui ont des formes de nuages et des sommets d’argent. Cela ressemble à ces paysages romantiques, tracés en mosaïques de nacre, sur les guéridons d’autrefois. J’ai ri, le premier, de leurs couleurs invraisemblables. Et voilà que je rencontre ici, dans cette nuit d’automne, le rêve réalisé des ouvriers de Nuremberg.


II. — DE SANTANDER A BURGOS. — UN SOLDAT. — LA CATHÉDRALE ET LA CAMPAGNE

Burgos, 20 septembre.

Quatorze heures de route, de Santander à Burgos. C’est un peu long. Je ne la décrirai pas. Mais je tiendrais volontiers le pari que les routes les plus renommées de la Suisse ne sont ni plus grandioses ni plus variées.

Je ne m’éloigne pas sans un vif regret de ne pouvoir visiter les Asturies, et surtout la Galice, province oubliée dans l’ouest, dont mes amis d’Espagne m’ont raconté des merveilles. L’image de la façade de Saint-Jacques de Compostelle, entrevue sur une page d’album, me poursuit en chemin. Ma pensée reste en arrière, dans ces défilés de Covadunga près d’Oviédo, où vit encore le souvenir du roi Pelage. Il s’était réfugié là, le roi vaincu, traqué par les Sarrasins. Avec trois cents compagnons, la dernière espérance de l’Espagne, il se cachait dans des cavernes, et les torrens, pour le mieux défendre, débordaient au pied des rochers. Il se rencontra, dans les villages voisins, des traîtres pour le vendre, et, même aujourd’hui, les habitans de ces villages maudits vivent à l’écart, méprisés, rejetés à cause de la trahison de l’an 737. Un voyageur que j’ai interrogé avait passé là. Il m’a dit la beauté sauvage du pays, les costumes, les vieilles mœurs, les expéditions contre les ours, les semaines dans la montagne, les nuits dehors. Cependant, je ne puis pas céder et m’enfoncer dans cette pointe de la grande Espagne. Le temps me manque. Burgos est devant moi, et Salamanque, et Madrid, et Séville, et Grenade, et le reste. Mais, je ne sais pourquoi, il y a des espérances qui ne consolent pas tout à fait. Et je suis triste.

Nous escaladons des rampes formidables, avec des vues de hauts pâturages où errent des troupeaux de jumens. Peu à peu, et à forée de me voir vis-à-vis de lui, immobile dans mon coin de wagon, un officier supérieur d’infanterie espagnole m’adresse la parole. Il est en civil. Je lui fais compliment de son chapeau de feutre gris, à larges bords plats, d’une forme autrefois « lancée » je crois, par les toreros, et très à la mode en Espagne, depuis quelques années. Aussitôt, il se lève, prend le chapeau qu’il avait posé dans le filet, et me le présente : « Il est à vous ! » me dit-il. Je suis tenté de sourire, en pensant à la figure qu’il ferait, si j’acceptais. Mais je connais l’usage, et je remercie. Nous conservons chacun notre chapeau. Mais la glace est rompue. Elle se brise entièrement quand j’ai accepté un œuf dur, car il y a peu de buffets, sur cette longue ligne. On trouve seulement, çà et là, aux stations, des marchands qui vendent un verre d’eau glacée, colorée et parfumée avec un doigt de liqueur d’anis, ou légèrement sucrée avec une de ces petites meringues, qui fondent instantanément, et qu’on nomme azucarillo. L’officier, comme mes autres voisins, a emporté son déjeuner. Quand il l’a terminé. en buvant un gobelet de cette délicieuse licor de Ojen, qui ne franchit guère nos frontières, et qu’il a proposée, d’ailleurs, à tout le wagon, pour répondre à de multiples propositions de poulet froid et de jambon, il est d’humeur causante. Ses traits durs, un peu lourds, se sont détendus, Je vois l’homme tel qu’il doit être dans sa famille ou parmi ses camarades : très franc, de jugement sain, assez drôle et peu rieur, vite emballé, bon homme au fond. Il se plaint qu’on n’augmente pas assez les forces militaires de l’Espagne.

— Nous devrions avoir une forte marine, pour appuyer notre politique extérieure. Car nous avons des ambitions, et vous devinez lesquelles, mais nous n’avons pas assez de navires pour les appuyer. Quant à l’armée de terre, elle a trois rôles à jouer, chez nous : donner aux autres nations une idée suffisante de notre puissance pour qu’on tienne compte de l’Espagne ; défendre le territoire en cas d’invasion ; réprimer les soulèvemens, soit ceux du midi républicain, soit ceux du nord carliste, soit ceux que des causes occasionnelles, — la misère par exemple, — peuvent susciter. Eh bien ! je crois que nous n’avons rien à redouter de l’étranger. On sait la belle contenance que fait l’Espagne en pareil cas. Mais, si nous avions une guerre intérieure, toujours possible, malgré l’apaisement actuel, je dis que nos postes ne sont pas assez nombreux, et que nos contingens ne sont pas assez forts.

Je ne pouvais rien répondre sur ce point. Je demandai :

— Vous avez des soldats de toutes les provinces, dans les mêmes régimens. Comment se comportent-ils les uns vis-à-vis des autres, et quelle est leur valeur militaire ?

— Vous n’ignorez pas que les Espagnols possèdent deux des qualités de premier ordre qui font le bon soldat : ils sont sobres, et ils sont résistans à la fatigue. Cela est vrai des Espagnols de toutes les classes sociales et de toutes les provinces. Nos soldats supportent donc, sans se plaindre, les plus longues marches, la chaleur, le froid, les irrégularités même de l’intendance, et peu importe la nationalité : qu’ils soient Andalous ou Navarrais, Galiciens ou Aragonais. Tous ont cette vigueur de tempérament, de même qu’ils ont tous, étant jeunes et exempts de soucis, la gaîté. Ils chantent à la caserne, en promenade militaire, à la salle de police, et j’en ai entendu chanter après la bataille, en Afrique, lorsqu’ils avaient, cependant, perdu de leurs camarades. Simple effet de soleil, monsieur, et besoin d’expansion d’une race méridionale. Mais, à part ces points communs, il est vrai de dire que les hommes de provinces différentes offrent des types bien tranchés, de valeur militaire inégale. C’est l’histoire de l’Italie, de l’Allemagne…

— Même un peu de la France. Et quel est le meilleur de tous ?

— Le Castillan.

— Vous en êtes un ?

— Oui, monsieur. Je suis Castillan de Castille. Je ne fais que répéter une vérité banale eu vous disant que le soldat de mon pays est supérieurement brave. Il est capable de cette bravoure froide qu’il a montrée à Rocroy, et de cette impétuosité dont il a fait preuve dans l’attaque de Tétuan. Au régiment, nous le trouvons obéissant et surtout d’humeur égale. Sans aimer l’aventure, il ne déteste pas l’inconnu. Il s’accoutume vite, et comprend de même le métier. Je donnerais le second rang aux Navarrais et aux Aragonais, bons soldats aussi, mais plus durs, plus orgueilleux, portés à résister, quand un ordre ne leur paraît pas entièrement justifié.

— Et les Galiciens, auxquels j’ai tant songé aujourd’hui ?

— Oh ! attendez ! Après les Castillans, les Navarrais et les Aragonais, je crois que nos meilleurs contingens nous viennent des côtes du Levant. Les hommes de ces provinces, Alicante, Valence, Barcelone, sont, en général, très dociles et pleins de bonne volonté. Leur formation militaire est plus lente. Ils sont excellens après deux ans de service. Vos amis les Gallegos ont, au contraire, de gros défauts, et qui durent. Ce sont nos Auvergnats. J’ignore si la réputation des vôtres est méritée. Celle des Galiciens l’est assurément. Ils ont la tête dure ; ils passent pour extrêmement intéressés. De plus, ces pauvres conscrits, qui nous arrivent de leur province reculée, où les habitudes de la vie sont tout à fait à part, comme le climat et le paysage, souffrent cruellement du mal du pays, de la morriña, comme ils disent. Dans les premiers mois de leur service, ils ne peuvent se décider à sortir de la caserne. Beaucoup sont atteints de maladies de poitrine. Beaucoup dépérissent. Je les préfère pourtant au soldat andalou. Celui-là ne manque pas de gaîté, ni de décision, ni de brillant. Mais quelle mobilité ! quelle indiscipline native ! quel sentiment de l’individualisme hérité des Arabes ! Et le pis, c’est que l’Andalou, dans nos régimens, donne le ton, comme les ouvriers de Paris dans les vôtres, qu’on l’admire, qu’on imite sa façon de parler, de se tenir et de penser.

— Et quand ces races se rencontrent, monsieur, s’accordent-elles ?

— Toutes ne sympathisent pas à la caserne. Les malentendus sont fréquens entre Aragonais et Galiciens, entre Andalous et Catalans. Mais, en campagne, ou même en marche, il n’y a plus que des soldats espagnols.

— Et qui chantent ? Je voudrais bien entendre vos chansons de soldats !

— Je n’ai pas de voix, sauf celle de commandement, dit l’officier, avec un bon sourire sous ses grosses moustaches. Sans cela…

Il réfléchit quelques minutes, en regardant, par la portière, les horizons qui changeaient et s’élargissaient en grandes plaines :

— Je me rappelle quelques couplets… parmi ceux qu’on peut répéter. En voici deux d’une jota : « Un artilleur vaut mieux, — vêtu de son bourgeron, — que quatre cents fantassins, — en tenue de gala. — L’artillerie, c’est de l’or, — la cavalerie de l’argent, — les chasseurs et les fantassins, — c’est de la monnaie qui ne passe pas. » Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur, que ce ne sont pas nos soldats d’infanterie qui chantent cela. J’entends encore plus souvent la chanson élégiaque.

— Par exemple ?

— Ce couplet d’une peteñera : « Quand je passe par ta rue, — j’achète du pain, et je vais mangeant, — pour que ta mère ne dise pas — que je viens là pour te voir. »

— Très joli !

— Ils sont amoureux, nos conscrits. Ils ont le cœur espagnol, très tendre, occupé de bonne heure d’un rêve féminin, et exprimant ce rêve, à la manière arabe, sur un mode très triste. Leur grande joie est de sortir avec la novia, la fiancée, quelquefois avec les novias entre lesquelles ils choisiront un jour. Aussi, la punition par excellence consiste à les consigner au quartier. Tenez, cette playera encore, qui doit être bien ancienne. Je vous préviens que je change un peu la fin : « Je te promets de t’envoyer, — quand j’irai à la bataille, — plus de cent cœurs de Maures, — dans un panier. — Dans un panier, — ô trésor de ma vie, — afin que tu en paves ta cour, — et que tu craches dessus ! » Et les Andalous ont aussi leur refrain favori, où revient sans cesse le nom de Séville. Je voudrais vous faire entendre ceci, dit par une voix jeune et bien timbrée : « Séville de mon âme, — Séville de ma joie, — qui ne voudrait être à Séville, — dût-il y dormir sur la terre ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette rencontre, cette conversation, ces paysages, tout cela, c’était hier. Aujourd’hui, je suis à Burgos. Je traverse, en plein jour, cette ville aperçue vaguement sous la lune. Je marche dans lèvent qui crible les yeux de poussière fine, et met une neige grise aux frontons de toutes les portes. La voilà donc, la Castille, terre dure et illustre ! Je monte, pour en voir plus grand, au sommet des tours de la cathédrale. Étrange pays ! La ville, aux contours nets, et puis plus une maison, pas un groupe d’arbres, pas une haie : rien qu’un cercle de plaine nue, désolée et ardente. Les pentes de chaume montent de toutes parts à la rencontre du ciel bleu. Les guérets nouveaux font parmi comme des coulures brunes. En fermant à demi les yeux tout se mêle en une teinte sans nom, celle de la sécheresse et de l’aridité. Burgos est au milieu, mais on le voit à peine. Le regard est attiré par ce désert immense qui l’enveloppe, où le soleil partout rayonne également, où l’absence de limites, marquant les héritages, laisse flotter dans l’esprit une vision de royaume. La poussière qui vole indique seule les routes. Quand elle a disparu, l’étendue est sans chemins. C’est la triste Castille, la contrée de hauts plateaux pierreux, semés de blé, où il n’y a pas de fermes, mais des bourgs espacés. Le muletier découvre, le matin, le pueblo où il couchera le soir. Il l’a devant lui tout le jour, et il va, n’ayant d’autre ombre autour de lui que celle de son chapeau, des oreilles de sa mule, du manche de son fouet, ou d’un nuage qui file dans la poussée du vent de nord.

Quand on descend des tours, avec la campagne de Burgos encore présente à l’âme, on comprend mieux ce prodigieux monument qu’est la cathédrale, une des plus vastes, la plus sombre et la plus ornée de celles que j’ai visitées. Sans doute la foi l’a bâtie. Elle a été l’inspiratrice, la trésorière, puis la gardienne du chef-d’œuvre. Elle lui a donné les proportions colossales qu’elle avait elle-même ; elle a signé les statues lancées dans les airs, au sommet de la coupole, si haut qu’on ne les voit plus, et les frises au bas des portés, cachées dans la poussière et heurtées des passans. On reconnaît dans la profusion des richesses accumulées l’esprit des vieux Castillans, qui disaient tous, hommes de peuple ou hidalgos, ce mot que l’Espagne d’aujourd’hui répète encore avec orgueil : « Peu importe que ma maison soit étroite et pauvre, pourvu que celle de Dieu soit riche ! » Cependant là n’est pas toute l’explication, et le génie des artistes qui édifièrent à Burgos cette merveille du monde, et la générosité de ceux qui donnèrent sans compter et sans se lasser pendant deux siècles, obéissaient encore à d’autres influences. La Castille était déjà sans arbres et triste comme à présent. Ses habitans vivaient déjà étroitement confinés dans leurs villes, sans châteaux ni maisons de plaisance ; même on n’y voyait pas, dans toute la plaine, une seule de ces belles promenades où la foule va chercher le peu de rêve et de repos qu’il lui faut pour porter la vie. L’église qu’on bâtissait fut la grande revanche. Elle fut le jardin, la forêt, l’ombre, l’eau vive, le paradis qui ouvre les joies qu’on n’a pas eues. Elle eut plus de colonnes et de colonnettes que les futaies n’ont de branches ; plus de feuilles sculptées, en bas, en haut, sur le bois des autels, sur la pierre des murs, sur les retombées des chapiteaux, qu’il n’en pousse en une saison de printemps, dans la vallée d’un fleuve ; elle eut plus de fleurs ouvertes, dessinées, peintes ou taillées dans le marbre et plus d’oiseaux qu’on n’en vit jamais dans la morne Castille ; les vitraux donnèrent leurs clartés d’aurore ou de couchant, leurs chutes de rayons clairs pareilles à celles des gaves ; les anges s’envolèrent et se rangèrent en cercle autour de la coupole ; les clochetons montèrent au-dessus des toits, pressés comme des pointes d’arbres : et les habitans de Burgos, entrant dans leur cathédrale, trouvèrent qu’il ne manquait rien à qui la possédait.

Vraiment, cette cathédrale est tout Burgos. L’idéal de plusieurs générations d’hommes s’est exprimé par elle. Je ne puis loucher sans émotion ces grilles de fer forgé qui ferment les chapelles, travail admirable dont le mérite disparaît dans la splendeur de l’ensemble ; je pense aux ouvriers qui, patiemment, tordaient et limaient ces rosaces, ces pampres de métal, destinés à garder seulement d’autres trésors, et qui devaient coûter tant de peine, et donner si peu de gloire. Pourtant, pas une imperfection ne s’y montre. Et ces retables, qui portent, jusqu’à la naissance des voûtes, leurs histoires en bas-reliefs, dont les dernières sont noyées d’éternel crépuscule ! Et ces colonnes du chœur, dont tant de détails sont perdus dans l’ombre ! Voilà ce qu’un passant comme moi n’aura jamais fini devoir, et ce qui fait qu’on s’accuse, en descendant les marches qui ramènent dans la*rue, d’une sorte d’ingratitude. N’avoir donné qu’une heure ou deux à l’œuvre de tant d’années, n’avoir que deviné ces artistes de génie, dont la pensée est là, entière et méconnue ! C’est un regret qui vous suit.

Burgos n’est pas pour le dissiper. La ville n’a pas conservé sa physionomie de cité capitale. Elle a peu de palais anciens, peu de balcons de fer avançans. Une porte monumentale, un mur coupé de torsades élégantes ou décoré d’armoiries, s’élèvent çà et là entre des files de maisons de date récente, mais dont aucune n’est jeune. La poussière a donné la même teinte jaunâtre aux constructions de tous les âges. Des allées d’ormeaux tristes, sans autres promeneurs que les muletiers qui cheminent, espacés, vers les campagnes où ils se perdront bientôt, longent un moment le bord de l’Arlanzon, filet d’eau tout menu dans un grand lit de cailloux. Le silence seul de cette ville et l’espèce de recueillement qu’on y respire rappellent sa dignité passée. Elle ressemble à une veuve très fidèle. Ceux qui connaissent bien Burgos affirment que ses habitans ont encore la vie simple, retirée et religieuse qui fut celle de toute l’Espagne, aux grandes époques. Beaucoup de familles nobles y gardent les anciens usages. Le carlisme y compte des adhérens nombreux. Ils y vivent comme y vivaient les ancêtres. Le monde seul a changé autour d’eux, et les hommes que j’ai vus là m’ont donné l’impression que les provinces d’Espagne, quelques-unes du moins, conservaient encore une aristocratie, nullement dégénérée, tenue en disponibilité par sa faute ou, si l’on veut, par sa volonté, mais capable d’en sortir et de jouer, dans l’Etat, le rôle qu’elle a déjà tenu.

J’ai retrouvé, à l’hôtel, mon ami, M. d’A… qui doit faire désormais avec moi une partie du voyage. Ensemble nous avons visité le couvent de las Huelgas, monastère des dames nobles, au bord des campagnes poudreuses, puis, revenant dans l’intérieur de la ville, au coucher du soleil, je l’accompagne chez un de ses parens, avocat des plus distingués de Burgos. La conversation s’engage sur des questions de droit rural. J’apprends que ces vastes espaces, qu’on dirait sans aucune séparation, sont au contraire possédés par un nombre incroyable de propriétaires ; qu’on rencontre fréquemment des propriétés foncières d’un ou de deux sillons, et des ventes immobilières dont l’enchère se monte à quatre-vingts ou cent pesetas. Notre hôte m’explique les transformations profondes qu’a subies la campagne de Castille : division du sol ; abandon des pueblos par les anciens seigneurs qui vivaient parmi les paysans, confinés là par la tradition et par la difficulté des voyages ; déboisement des montagnes, ininterrompu depuis des siècles, et devenu un mal peut-être sans remède. Je l’écoute, puis je demande brusquement :

— Cette Espagne, qui fut à la tête des nations, la plus riche et la plus puissante, comment a-t-elle perdu son rang ? Depuis que je l’étudie, je crois voir que la race ne, s’est pas abâtardie, ce qui eût été une explication. Pourquoi alors n’a-t-elle pas retrouvé tout son passé ?

Celui à qui je m’adresse, me considère une minute, le temps de mettre un peu d’ordre dans les pensées qui traversent son regard, en beau tumulte, et il a l’air de se contenir encore lorsqu’il parle, et il est d’une éloquence fougueuse, qui m’enchante comme tous les cris d’âme.

— Vous devriez plutôt me demander, monsieur, pourquoi elle n’est pas morte ! Vingt autres nations auraient succombé, quand la nôtre a résisté. Nous avons eu tout contre nous, la corruption, les armes, les divisions intérieures, et nous vivons ! Vous parlez de notre richesse après la découverte de l’Amérique ? Ç’a été la plus redoutable des invasions, celle de l’or, qui nous venait à pleins navires. Elle déshabitua ce pays du travail. Il a cru que la fortune continuerait à affluer vers lui, comme un tribut perpétuel payé à celui qui avait donné au monde un monde nouveau, et, à l’heure où les industries se développaient, chez les autres peuples, elles dépérissaient chez nous. Nous souffrons encore de cette gloire d’avoir découvert l’Amérique, monsieur ! Et depuis, que de secousses, que de bouleversemens ! L’Espagne était appauvrie, et les guerres l’ont ruinée. Comptez seulement les crises que nous avons traversées en ce siècle ! Comme alliés de la France, nous perdons notre flotte à Trafalgar. Dès le lendemain, les rôles sont intervertis. Vos armées violent notre territoire, prennent et pillent nos villes, les trésors de nos cathédrales et de nos musées. Les Anglais, au contraire, deviennent nos alliés. Mais quels alliés ! Vous autres, vous détruisez avec une rage aveugle. Eux, ils rasent les fabriques de coton, sous prétexte de nous défendre, ils tuent en germe la concurrence future, ils brûlent Saint-Sébastien qui pouvait leur porter ombrage. L’histoire n’a pas dit toutes les ruines qu’ils ont faites. Elle n’a parlé que des vôtres. Amis et ennemis nous ont été funestes, cependant, et nous n’avons pu nous délivrer ni des uns ni des autres. L’Angleterre a gardé, comme avant, Gibraltar, et vous nous avez laissé vos idées, fermens de divisions, causes nouvelles de faiblesse. Les révolutions ont achevé l’œuvre : guerres carlistes, insurrections populaires, pronunciamientos de soldats, essais de république, restaurations de monarchies absolues, régimes constitutionnels, rois indigènes, rois étrangers, nous avons tout connu, mais surtout le mal que font tant de changemens. Etonnez-vous, après cela, que l’Espagne ne possède pas un commerce florissant, une industrie développée, et qu’il y ait de la poussière dans les rouages de son administration !

— J’avais entendu raconter, lui dis-je, qu’il fallait aller chercher l’éloquence dans le midi de l’Espagne. Je vois bien que le nord n’en est pas dépourvu.

Il me tendit la main, affectueusement, et reprit, poursuivant son idée : — Vous avez raison de croire à la vitalité de l’Espagne. Elle n’a jamais été une nation déchue. Kilo a été une nation blessée.


III. — LA FORTUNE D’UN TORERO. — LA CORRIDA INTERROMPUE

Valladolid, 23 septembre.

Une ville très étendue, celle-là, de figure moderne, et l’une des plus importantes garnisons de l’Espagne. Elle est vivante. Je l’ai vue dans la fièvre des fêtes. A onze heures du soir, hier, les rues étaient pleines de beau monde, qui bavardait, et de pauvres gens qui faisaient leur lit. J’ai pu observer que les riches Espagnoles s’habillent bien, puisqu’elles nuancent, à leur usage, les modes de Paris, et qu’elles ont une manière de regarder qui n’est pas celle d’une Parisienne. A Paris, c’est le feu à éclats. Un éclair bleu, vert, jaune pâle, vile détourné. Le navire est averti. Ici les yeux vous suivent un moment, tout ouverts, très noirs, un peu hautains, et on a l’impression qu’on est photographié. J’ai surpris beaucoup de ces photographies avec pose, car les jeunes filles étaient nombreuses sous les arcades, et les jeunes officiers également. Pour quelques-unes, il faut croire que l’épreuve était mauvaise, car on les a recommencées. Et j’admirais la splendeur sombre et l’espèce de passion grave et contenue de ces yeux, tandis que les lèvres, et le port de la tête, et le mouvement de l’éventail, et la grâce de tout le corps, demeuraient spirituels, animés et sourians. Près de cette foule, sur la place, au bord des trottoirs, des marchands de légumes, des paysans, des bourgeois de la campagne, qui n’avaient pu trouver place dans les posadas, se roulaient dans leur couverture, et s’endormaient. Deux enfans et leur mère, vendeurs de ces melons dont on mange la pulpe, au cirque, et dont on jette la coque aux toreros malheureux, s’étaient entourés de quatre murs de fruits verts, et, étendus au milieu, la tête sur un melon, attendaient le petit jour. Je les ai enviés. J’ai dû coucher sur une table de café. Les hôtels avaient loué jusqu’aux fauteuils des salons d’attente. Et la raison, vous la devinez, n’est-ce pas ? Reverte, Guerrita, et six taureaux de Veraguas.

Je m’étais promis de ne pas parler des courses de taureaux. Je croyais cela possible. Mais non. J’ai tout de suite senti, en pénétrant en Espagne, que je ne pourrais tenir ma promesse. La corrida est bien plus qu’un amusement, c’est une institution. Je ne veux rien juger encore. J’attends Madrid ou Séville. Mais je veux dire au moins quelques jugemens de la presse, concernant Guerrita, et raconter l’incident dont tout le monde s’entretient aujourd’hui.

Applaudir Guerrita, l’honneur n’est pas mince. Le célèbre torero a, sans doute, ses ennemis et ses jaloux, qui l’accusent de ne pas être classique, et de manquer de sérieux avec le taureau, qui n’en manque jamais, ça c’est vrai. Ils murmurent que le grand art disparaît ; mais leurs protestations se perdent dans le bruit des acclamations et le tintement des pièces d’or. Guerrita est, de beaucoup, le plus occupé de la corporation. Je viens de lire que son gain probable de la saison, — non encore terminée, — sera de 380 000 francs ; qu’il a dépêché, cette année, 200 taureaux, et doit en tuer encore une vingtaine. Depuis qu’il a reçu l’alternativa, depuis qu’on l’a armé chevalier, le nombre de ses victimes peut s’évaluer à plus de 1400, et ses économies à plus de trois millions. On invente pour lui des qualificatifs admirables : — défiez-vous, d’ailleurs, de cette grandiloquence, que nous prenons trop au sérieux, et que souligne, le plus souvent, un petit sourire que je connais. — Un journal l’appelle « El monstruo Cordobès, le monstre de Cordoue » ; un autre « l’unique représentant du grand califat de Cordoue » ; un autre loue « sa suprême intelligence » et déclare que, dans la dernière course, il s’est montré napoléonien, napoléonien.

Je l’ai vu dans la belle arène de Valladolid, bâtie, selon la coutume, à l’une des extrémités de la ville. Il était, comme toujours, d’une élégance raffinée, mais nerveux et mécontent, car de grosses bourrasques passaient dans le ciel de Castille ; la pluie gâtait les costumes brodés d’or et d’argent, et mouillait le terrain. A plusieurs reprises, Guerrita avait levé son front soucieux vers les nuages, et le public avait frémi à la pensée que les courses pourraient être interrompues. Des groupes d’hommes, debout sur les gradins, signalaient du doigt les éclaircies qui venaient entre deux giboulées. Quatre taureaux étaient déjà morts. Le président, impassible dans sa loge, ne paraissait pas s’apercevoir des marques d’évidente mauvaise humeur que donnaient les espadas. Entre le quatrième et le cinquième Yeraguas, il y eut cependant un intervalle. Une énorme nuée tendait déjà la moitié du cirque d’un voile couleur de plomb. La cuadrilla de Reverte était en rang de bataille en face du toril. Tout à coup, la sonnerie d’usage retentit, le taureau s’élance. A peine a-t-il franchi au galop le premier tiers de l’arène qu’il s’arrête, saisi et comme cloué à terre par une pluie torrentielle. Tous les parapluies s’ouvrent, mais personne ne s’en va. Guerrita se baisse, prend une poignée de terre, et la jette aux pieds de Reverte. Puis il fait signe aux picadors, aux banderilleros, à son camarade, de se retirer aussi tôt. En quelques secondes, toutes les capas rouges, les manteaux brodés, tous les mollets tendus de soie rose ont disparu de l’arène. Le taureau reste seul, immobile et stupide. Des clameurs de colère s’élèvent de tous côtés. On se précipite vers les portes. J’arrive à temps pour apercevoir deux voitures pleines de toreros, qui filent grand train vers la ville. Le président dont l’autorité a été méconnue s’est fâché. Il envoie des gendarmes à cheval à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci ont eu le temps de gagner leur hôtel. Ils y sont arrêtés. Guerrita, qui n’a pas quitté la plaza de toros, est également appréhendé au corps. Le représentant du grand califat de Cordoue rejoint ses camarades à la prison. Tout Valladolid est en émoi. Des dépêches sont lancées dans toutes les directions. On ne cause plus que de l’incident de l’après-midi. Quelqu’un près de moi, dans un café, annonce que Guerrita vient d’expédier un télégramme à sa femme pour la rassurer. A dix heures du soir, on apprend que les délinquans ont été relâchés, après un interrogatoire sommaire du juge d’instruction. Les journaux répètent les mots de Guerrita. Il a subi dignement l’épreuve. Sa gloire le met au-dessus des rancunes vulgaires. Il a dit, en franchissant le seuil de la prison : « S’il plaît à Dieu, je n’en tuerai pas moins le taureau l’an prochain, sur la place de Valladolid. »


IV. — LES DEUX PAYSAGES

En chemin de fer.

Vous m’aviez demandé, mon ami : « Regardez bien ces paysages de Castille dont on dit tant de mal, afin de me les décrire. » Je puis vous répondre déjà. J’ai traversé un coin du Léon et une moitié de la Vieille-Castille ; je sais que la Nouvelle ressemble à celle-ci ; que la plus grande partie de l’Estramadure n’en diffère pas beaucoup. Et il est permis d’affirmer, je crois, en élargissant la question, que, — si l’on excepte les contrées du nord et du nord-est, qui sont pyrénéennes, et l’Andalousie sœur de l’Afrique, pays de contrastes, pays de palmiers et d’œillets rouges au pied des montagnes neigeuses, de roches brûlées et de prairies vertes, — l’Espagne n’a que deux paysages.

Le premier, le moins commun, est la forêt, non pas la forêt de France, faite de chênes, d’ormes, de hêtres élancés, mais le bois clairsemé, le maquis sans routes planté de chênes verts aux formes rondes, qui dessinent des courbes sur le bleu net du ciel. Dans la saison d’automne, le soleil a fané la moisson d’herbes poussée entre les troncs des arbres. Il reste des tiges de lis rouges devenues couleur de terre, des touffes sèches de lavande, des chardons de six pieds de haut, si bien branchus, si dignes, si castillans d’attitude, qu’on les prendrait pour des candélabres d’église qui ne seraient jamais époussetés. Mais la verdure des chênes ne change pas. A peine se ternit-elle, à cause de la poussière soulevée par les troupeaux, bandes de porcs noirs ou bruns errans à la glandée, bandes de moutons et de chèvres, que mène, au petit pas, un berger coiffé d’un chapeau pointu, enveloppé d’un manteau de bure traînant sur l’herbe. La forêt, inexploitée, pillée plutôt par les habitans des bourgs voisins, solitaire, sans maisons de garde ni huttes de bûcherons, donne une impression de sauvagerie et d’abandon que ne donnent pas les nôtres. Parfois, si elle couvre, comme il arrive, un plateau de montagne, elle descend tout à coup la pente d’un ravin, et laisse apercevoir, dans l’ouverture dentelée des chênes verts, de grands espaces de nuances claires, qui sont les plaines d’en bas, et où l’ombre des collines, les routes, les rochers, sont mêlés et disparaissent dans le poudroiement du soleil.

Dès qu’on sort de la forêt, c’est le grand plateau désolé, pierreux et cependant cultivé. La Vieille et la Nouvelle-Castille, l’Estramadure, presque une moitié de l’Espagne n’est ainsi, au printemps, qu’un vaste champ de blé vert ; en été, qu’un vaste champ de chaume, à l’horizon duquel se profilent, vifs ou brumeux d’arêtes, des cercles de montagnes. Parfois la plaine est tout unie jusqu’à son extrême bord, les nuages pèsent sur la terre même, et le soleil se lève droit au-dessus d’un sillon. Tristes étendues, dont la Beauce elle-même ne peut donner l’idée. Il n’y a pas d’arbres, mais pas de fermes non plus. Les hommes qui labourent ce sol ingrat viennent des bourgs très éloignés l’un de l’autre, bâtis en pierre jaune ou en briques, et qu’on distinguerait à peine de la terre sans la tour du clocher, rose dans la lumière. Ils arrivent le matin, les paysans de Castille, à cheval sur leurs petits ânes, ils descendent de leur monture, déchargent les provisions qu’elle porte dans les deux bâts attachés à son dos, et l’attellent à la plus primitive des charrues : un simple soc de bois muni d’un seul manche, avec lequel ils feront sauter, tant que le jour durera, un peu de poussière fertile et beaucoup de cailloux. Après les semailles, après la récolte, pendant des mois, l’espace, où rien n’est semé que le froment, le seigle et l’orge, demeure sans mouvement, comme un grand miroir craquelé par le soleil. La moindre tache sur cette nappe d’un seul ton, attire aussitôt le regard : c’est une caravane de mulets noirs, qui passent pomponnés de rouge, partis dès le matin, à l’heure où, dans les lointains immenses, on commence à voir le village, l’unique village de la plaine, plus petit et plus pâle devant soi qu’une fleur de centaurée sauvage ; c’est un troupeau de bœufs broutant, au ras des pierres qui font de l’ombre, les brins d’herbe échappés à la chaleur de midi ; c’est un simple sentier tracé dans les mottes, par la fantaisie des hommes et des bêtes, ou bien encore une fissure profonde, large de plusieurs mètres, aux bords de boue séchée, par où se sont précipitées, en hiver, les pluies dévastatrices. Bien souvent, il y a moins encore : un petit épervier poursuivant je ne sais quoi dans cette désolation, glisse et semble porter, sur ses deux ailes fauves, toute la vie de la plaine. Je me suis endormi en chemin de fer, au milieu de ce paysage, que je retrouve au réveil, identiquement le même, comme si de toute la nuit nous n’avions pas bougé. Le proverbe espagnol, d’un mot, dit tout cela : « 

L’alouette qui voyage à travers la Castille doit emporter son grain. »


V. — LA VILLE ROSE


Salamanque, 24 septembre.

Salamanque est située dans une île ces plaines mornes. Beaucoup de voyageurs ne la visitent pas, parce qu’elle se trouve en dehors de la ligne de Madrid et assez loin dans l’ouest. De plus, si, pour une cause ou une autre, on s’arrête à Médina del Campo, tête de l’embranchement, et le plus affreux des villages, on n’a que le choix entre un train à 2 heures et demie du malin et un autre à 5 heures et demie du malin. Enfin la route est triste, en avant, en arrière et sur les deux côtés.

Mais la ville, dès qu’elle se montre, dédommage de tous les sacrifices qu’on a faits pour l’atteindre. Elle sourit à celui qui vient. Oh ! oui, les villes ont un regard, qu’on rencontre tout de suite, sévère ou accueillant, et qui laisse deviner d’avance l’impression que nous emporterons d’elles. Et Salamanque est souriante. Au milieu de la plaine, dans la lumière fine, elle lève les toits rapprochés de ses maisons et de ses palais, masse dentelée qui monte, couronnée par la cathédrale, et qui ressemble à un grand diadème, couleur de rose thé, posé sur la terre sans arbres. Ce n’est point une illusion de la distance ou de l’heure. Entrez, parcourez cette ville qui pourrait loger la population de deux ou trois de ses voisines sans bâtir un pan de mur ; longez ces rues qui ne sont souvent bordées que de deux monumens. de styles différens et d’égale majesté ; voyez l’ancienne cathédrale, qui est une forteresse, la nouvelle qui est une dentelle avec deux clochers dessus, l’Université, la Maison des Coquilles, rêvée par un pèlerin de Jérusalem ; descendez sur la rive du Tormès où se dressent des fragmens de remparts éboulés ; remontez vers les boulevards nouveaux, d’où la vue plonge sur des cascades de toits et des terrasses unies : vous ne sortirez pas du rose. Elle vous poursuivra. elle vous réjouira, la jolie teinte de la pierre du pays, ou de la poussière, ou du ciel, car je ne sais d’où elle vient, et vous aurez la sensation que j’ai eue : celle d’un immense atelier de sculpture, où sécheraient encore des milliers de terres cuites, pendues le long des murailles, à la lueur du couchant.

On disait autrefois : « A Salamanque, 25 paroisses, 25 couvens d’hommes, 25 couvens de femmes, 25 collèges, 25 arches de pont. » Sauf le vieux pont romain, que les eaux du Tormès ont aminci par la base, mais n’ont pu renverser, tous ces monumens ne sont pas restés debout., Les uns ont été détruits pendant l’invasion française, au temps de cette Francesada dont le nom, que j’ai entendu prononcer par des gens du menu peuple, au fond d’un village perdu, dans la campagne de Burgos, résonnait tristement à mon oreille, comme une plainte amère et juste ; les autres, plus nombreux qu’on ne l’a dit, ont été démolis par les acheteurs de biens d’Eglise, et leurs belles pierres ouvragées sont à jamais ensevelies sous le ciment d’un mur de jardin. Il en reste assez pour la gloire de Salamanque, assez pour donner place à cette douce ville parmi celles qui forment le musée du monde, et qui sont en dehors de la lutte moderne, dispensées de service par leur glorieux passé.

Aussi, je m’indigne quand on m’apprend que certains Salamanquinais rêvent pour leur patrie un avenir industriel, qu’ils énumèrent avec complaisance les fabriques d’amidon, les fonderies, les tanneries, qui se cachent, paraît-il, dans le dédale des rues roses ; je refuse de les croire ; et, pour m’assurer que Salamanque est bien encore le vieux docteur, à l’âme spéculative, qu’on salue avec une idée respectueuse d’in-folio dans l’esprit, je lente une expérience : je fais le tour de la Plaza Mayor.

Ce pâtissier, par exemple, dont la boutique est si bien située, au centre des arcades, et, comme disent les affiches, « au centre des affaires », serait-il un novateur, un convaincu des progrès de son art ? J’entre, et, parmi les petits gâteaux, d’espèces classiques, notamment les choux à la crème, qu’on appelle ici d’un nom français, « petits choux », j’aperçois une assiette de morue frite, une autre de sardines grillées, ce qui est tout bonnement conforme aux anciennes traditions espagnoles. On aurait pu voir cet étalage, et ces voisinages curieux, du vivant du mathématicien Pedro Ciruelo, que l’Université de Salamanque voulut bien céder à sa sœur de Paris.

A côté, je m’arrête devant la boutique d’un libraire. Il a peut-être des trésors cachés. Mais les livres exposés ne le disent pas. Ils ont été choisis avec un éclectisme généreux : c’est tout le mérite de la montre. Je compte jusqu’à neuf volumes : les Mémoires de Stuart Mill ; Rome, par Taine ; le Caucase, par Léon Tolstoï : le Suicide, par Caro ; Un nid de seigneurs, par Tourguéneff ; les Salons célèbres, de Sophie Gay ; un livre de l’Italien Lombroso, les Souvenirs de Wagner, et une mince brochure, la seule espagnole, du marquis de Molins. Rien que des nouveautés, comme vous voyez.

Un peu plus loin, je lis, à la porte d’un hôtel des Postes, que les employés se tiennent à la disposition du public de 8 heures à 10 heures du matin, et de 6 heures 30 à 8 heures 30 du soir. J’ai quelques lettres à retirer, mais je repasserai à 6 heures 30. On est toujours supposé avoir le temps d’attendre ou de.revenir, dans ce cher pays d’Espagne.

Enfin, mon compagnon de voyage me permet de compléter l’épreuve. Il veut acheter un traité publié par un professeur de l’Université de Salamanque. Deux libraires, auxquels nous avons fait la demande, ont répondu qu’ils ne possédaient pas le volume. Aucune proposition, bien entendu, de s’informer, de se procurer l’ouvrage et de nous le remettre. Nous nous décidons à un voyage de découverte : nous cherchons l’éditeur. Il habite loin, dans une rue où le soleil n’est pas troublé par l’ombre des passans. Voici la porte indiquée. Elle est ouverte. Nous entrons : un grand couloir, de grands ateliers d’imprimerie, d’où ne sort aucun autre bruit que celui des papillons enfermés, battant de l’aile contre les vitres. Une servante accourt : « Que voulez-vous ? — M. l’éditeur. — Il n’est pas là. — Quand rentrera-t-il ? — On ne peut pas savoir. Revenez dans une demi-heure. » La demi-heure passée, nous trouvons, non pas l’éditeur, non pas sa servante, mais sa femme, en train d’endormir un enfant, sur le seuil de l’atelier vide. « Il n’est pas rentré. Je pense qu’il rentrera avant la nuit. Repassez ce soir. » La troisième tentative est couronnée de succès. L’éditeur est chez lui. Quand nous pénétrons dans son bureau, il a l’air étonné d’un homme pour qui ce n’est pas là un événement ordinaire. La chaleur a été grande. Nous le troublons dans la songerie lasse qui suit les journées chaudes. « Vous avez édité tel volume, n’est-ce pas, monsieur ? » Il passe une main sur son front : « Peut-être bien. — Combien vaut-il ? — Je ne me souviens pas ; il faut que je regarde au dos. Ça doit y être. » Je me demande comment il eût fait, si le prix n’avait pas été marqué. Quand nous nous retirons, nous semblons le délivrer d’une visite légèrement importune. Et il a dû reprendre son somme, au-dessus de son imprimerie muette, dans le rayon d’or qui venait par la fenêtre, et qui repose les hommes du souci des affaires.

Non, Salamanque n’est pas commerçante. Comme beaucoup d’autres dans la vieille Espagne, ses habitans ignorent ce que c’est qu’être marchand. Ils vendent quelque chose, pour vivre, mais ça ne les intéresse pas. Si le client n’est pas content de leur assortiment, qu’il s’en aille. S’il demande autre chose que ce qu’on a, c’est sa faute ; qu’il cherche chez le voisin : on ne lui indiquera pas l’adresse, on ne lui promettra pas d’être mieux en règle une autre fois. Si, par bonheur, l’acheteur réclame un paquet de chandelles, et qu’il y en ait dans la boutique, on cédera la marchandise, au prix courant depuis cinquante ans, et de l’air dont on rend un service presque désagréable. Pour ma part, je n’en fais pas un reproche à l’Espagne, encore moins à Salamanque la rose : la race est douée pour autre chose, et sa mission n’est pas de vendre.

Entre mes courses chez l’imprimeur, j’ai visité l’Université. Elle a sa petite entrée en face du portail de la cathédrale. On pénètre sous une voûte, et presque immédiatement dans un grand cloître à deux étages, dont les baies sont vitrées, et autour duquel sont distribuées des salles de cours et la chapelle en bas, d’autres salles et la bibliothèque en haut. Les étudians viennent de rentrer. Ils sont répandus par groupes, le long des cloîtres, attendant le résultat des examens que passent leurs camarades. Les épreuves ne sont-elles pas publiques, ou est-ce une coutume de laisser le candidat seul devant ses juges ? Je l’ignore. Mais quand j’ai tourné le bouton d’une porte, je me trouve dans une vaste pièce, garnie de madriers profondément entaillés, sculptés, perforés, qui sont des bancs, peut-être du XVIe siècle, au fond de laquelle trois professeurs luttent contre l’accablante chaleur, et interrogent tour à tour un tout petit candidat que j’aperçois de dos. Pas un témoin ; le groupe a l’air perdu dans l’espace. Dans le promenoir, les étudians continuent de causer. Ils sont, en majorité, plus jeunes que les nôtres, car les études secondaires finissent plus tôt, et l’on commence, d’habitude, celles de la licence ès lettres ou de la licence en droit vers quinze ans. La tenue la plus ordinaire me paraît être la jaquette et le chapeau mou ; le chapeau rond et dur indique un degré d’aisance. Je ne rencontre nulle part le stagiaire parisien, arrivant au cours de droit les mains gantées, le chapeau de soie luisant et la fleur à la boutonnière. Nous sommes dans la patrie du pauvre bachelier. Un huissier me fait visiter la chapelle. Elle a grand air encore, toute tendue de pentes de velours rouge, sur lesquelles se détachent les bannières de l’Université. Mais on n’y célèbre la messe qu’une seule fois par an. L’air y est comme mort, et je ne sais quel instinct avertit de la permanence de l’ordre qu’on y voit.

Je monte le bel escalier de pierre blanche, où les docteurs de jadis devaient avoir bonne mine, couvrant les marches des plis de leurs robes. Le même cloître carré s’ouvre de nouveau, mais plus riche et mieux conservé. Tout un côté possède encore son antique plafond de bois à caissons ; les murs sont couverts de bas-reliefs d’une fantaisie délicieuse, de fleurs, de feuilles, d’oiseaux, et aussi de chimères poursuivant des amours, comme si ça n’était pas le contraire dans la vie. La lumière entre par les larges baies. Du fond de la cour intérieure, des arbres poussent librement et montent jusqu’à moi. Leurs pointes vertes tremblent sur les vitres. Une vieille poussière savante danse dans les rayons de soleil. Et la bibliothèque est une fort belle salle bien cirée, toute pleine de livres peu lus. Elle garde, en un coin, le petit coffre, aux ferrures puissantes, qui renfermait le trésor de l’ancienne Université. On l’a ouvert pour moi : il était vide.

Hélas ! de son ancienne opulence, la célèbre Université n’a pas gardé grand’chose. Les révolutions, dont c’est le premier besoin de toucher aux propriétés collectives, parce que l’individu défend mal les droits qu’il partage, ont confisqué les biens des grandes et des petites écoles de Salamanque. Il ne reste rien des fondations anciennes, rien des collèges qui étaient une invitation permanente aux étudians étrangers. J’ai bien vu douze beaux jeunes gens blonds, en jaquettes, qui étaient pensionnaires du collège des Irlandais, mais ils étudiaient la théologie, et se rattachaient au séminaire diocésain, non à l’Université. Même, des quatre facultés que celle-ci possède encore, faculté de droit, de lettres, des sciences et de médecine, les deux dernières ont été abandonnées par le gouvernement. La province n’a pu les conserver qu’en leur allouant, chaque année, un crédit de 30 000 francs.

Les élèves ne sont pas nombreux. Je crois qu’en attribuant de 450 à 500 étudians présens à l’Université de Salamanque, je ne lui fais aucun tort[3]. Et quelles études sont les leurs ! Il m’est impossible de ne pas le dire en passant : le système adopté dans les écoles d’enseignement supérieur, en Espagne, n’est pas digne d’une grande nation ; il est une cause de faiblesse, et, tant qu’il subsistera, toutes les brillantes et les fortes qualités intellectuelles de cette race ne donneront pas tout ce qu’elles peuvent donner. Ce n’est pas qu’il manque de décrets et de circulaires ministérielles sur la matière. Mais tous les changemens paraissent se réduire à l’élimination progressive de l’élément religieux dans l’éducation, phénomène bien étrange, quand on songe que toute la grandeur historique de l’Espagne a procédé de la grandeur de sa foi ! Pour tout le reste, il y a eu immobilité. Le fond de la méthode est demeuré le même. Et il consiste en ceci. Le professeur compose un manuel, ou, plus rarement, adopte le manuel d’un collègue. Il explique le « livre de texte », le paraphrase plus ou moins, indique une leçon, et la fait réciter. Où est la liberté du maître et de l’élève, la variété, le renouvellement d’idées qui sont la marque et la vie de l’enseignement supérieur ? En quoi le cours d’université, ainsi compris, diffère-t-il d’une classe d’école primaire ? Quelle ouverture d’esprit peut-on attendre de la majorité de ces jeunes gens, asservis au livre de texte, voyant le monde à travers la même lucarne, et apprenant des leçons quand il faudrait tous ensemble, étudians et professeurs, chercher des chemins nouveaux ? Les hommes les mieux informés et les plus patriotes ont déploré devant moi le coup fatal que cette routine portait à toute initiative. Ils m’ont dit que les facultés de médecine commençaient à réagir, et que la vieille méthode disparaîtrait bientôt, pour le plus grand bien de l’Espagne. Je le souhaite avec eux, et je reviens aux étudians.

Quelques-uns disposent de 3 ou 4 francs par jour. Ce sont les riches, qui, pour ce prix-là, trouvent une pension complète, et jouissent d’une réputation de nababs, auprès des pauvres bacheliers. Ceux-ci, les plus nombreux et les plus travailleurs, cherchent des bourgeois de Salamanque qui veuillent bien les recevoir, comme on dit ici, a pupilo, dans des conditions infiniment plus modestes. Il y a le pupille à 1 fr. 50 par jour. Il est logé, nourri, éclairé, mais il doit apporter son lit et faire blanchir son linge à la maison paternelle. Les moins bien pourvus par la fortune seraient reconnus tout de suite, par le pauvre bachelier de Le Sage, pour des frères et des continuateurs. Ils réduisent la dépense dans des proportions qui tiennent de la légende. On les voit arriver, au commencement de l’année scolaire, du pueblo lointain de la Castille ou du Léon, avec leur lit, leur provision de garbanzos, — ce sont des haricots tout ronds, — de chorizos, ce petit saucisson espagnol qui est excellent, de lard, de morue sèche. Ils achèteront les légumes verts ; l’eau sera leur boisson ordinaire, et, pour la cuisine, l’éclairage et le loyer, ils paieront à leur hôte une somme qui varie entre 7 et 10 francs par mois.

Ils ne font plus guère parler d’eux, dans la ville qui ne fait plus parler d’elle. Quelques fêtes, quelques séances solennelles, des nouvelles d’examens ou de concours dont le bruit franchit parfois les murs de l’Université, et c’est tout. Ainsi j’apprends qu’aujourd’hui, les candidats aux bourses pour le doctorat ès lettres ont commencé les épreuves du concours, et que les trois sujets de dissertation proposés étaient ceux-ci : « Influence des Bénédictins sur la civilisation européenne ; — la France sous le règne de la Pompadour ; — les poèmes d’Homère et leur influence sur les épopées postérieures. » D’ordinaire, les bacheliers ni les licenciés ne troublent donc plus le sommeil des bourgeois. Quand le soir tombe, la ville s’assoupit rapidement. Sauf aux environs de la Plaza Mayor, où la foule se promène, écoutant la musique municipale, les rues deviennent silencieuses. Elles prennent un aspect de décor romantique. J’ai passé longtemps, ce soir, à contempler une place bordée de vieux logis sur arcades, vivement illuminés par une lampe électrique invisible, et qui semblaient, dans l’encadrement de la voûte sombre où je m’abritais, la scène déserte d’un théâtre au lever du rideau. J’ai continué ma route, et la cathédrale s’enlevait sur le ciel profond, tendue, à la hauteur où commencent les tours, de deux draperies de guipure superposées, dont la première était la balustrade de pierre blonde, et la seconde, un peu grise et argentée, l’ombre de ces mêmes pierres allongée sur les toits. Et les heures sonnaient aux cloches fêlées de toutes les paroisses. Elles s’envolaient dans l’air très pur, et avant que le crieur de nuit n’eût commencé sa tournée, elles disaient déjà à leur manière : Sereno ! screno ! sérénité du temps, sérénité des pauvres endormis après le travail, et des routes dont la poussière repose enfin sous la lune. Elles se disaient cela, l’une à l’autre, et leurs voix s’en allaient bien loin dans la campagne, à travers les grands espaces où les feuilles n’arrêtent pas le bruit.

Alors, je la retrouvais, la Salamanque du XVIe siècle, je la repeuplais de ses dix mille étudians ; je les entendais répéter, drapés dans leurs manteaux : « Paris, Salamanque, Oxford, Bologne, les quatre reines de la science » ; je songeais aux vieux docteurs traducteurs d’Averroès, pâlis sur les textes arabes ; à ceux dont le monde connaissait jadis les noms, et qui travaillaient, dans le calme d’une nuit pareille, à la grande théologie en dix volumes in-folio que peu de mains ont feuilletés de nos jours ; je revoyais la silhouette voûtée d’un moine à barbe blanche, qui pouvait dire, presque seul dans la grande ville, à l’heure où monte dans l’esprit le souvenir du jour fini, et du passé lointain : « J’étais de ce conseil, tenu au siècle dernier, dans le couvent de Saint-Dominique ; j’y entendis parler Don Christophe, le découvreur de l’Amérique, et, pour la joie de ma vie, je fus de ceux qui l’encouragèrent à partir sur les caravelles. »


RENE BAZIN.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Voyez la Revue du 1er février.
  3. Les statistiques officielles portent ce nombre à plus de six cents, mais je ne crois pas que ce chiffre puisse s’appliquer aux étudians présens dans la ville.