Terre d’Espagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 519-550).
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TERRE D'ESPAGNE

I.
SAINT-SÉBASTIEN. — LOYOLA. — BILBAO.


I. — L’ENTRÉE


Saint-Sébastien, 12 septembre 1894.

M’y voici, en terre d’Espagne. Ne vous étonnez pas, mon ami, si je ne débute par aucune considération générale. Je ne connais rien du pays, — si ce n’est la petite Fontarabie, qui dort dans son armure ancienne, — ni rien des gens. Je n’ai, de plus, fait aucun plan, aucun projet, sauf de bien voir. Et je vous dirai, au jour le jour, ce que j’aurai visité le matin, entendu l’après-midi, rêvé le soir en prenant mes notes. S’il s’en dégage quelque jugement, ce sont les choses mêmes qui parleront ; car, parmi mes bagages, je n’emporte aucun préjugé, aucun souvenir bon ou fâcheux, pas même une part d’action de vingt pesetas, qui m’engage, pour ou contre, dans les affaires d’Espagne.

J’entre par Irun. Le paysage est classique et n’en est pas moins beau. En filant à toute vitesse sur le pont mi-parti français, mi-parti espagnol, j’envie un peu, — oh ! une minute et sans qu’un regret s’ensuive, — les riverains de cette Bidassoa, large, ensablée, toute blonde de lumière, dans sa triple ceinture de montagnes, dont la première est verte. J’aperçois, à droite, la petite canonnière que commandait Loti, l’an dernier ; à gauche l’île des Faisans, un pauvre banc de vase où poussent une trentaine d’arbres ; en face les fortins construits sur les mamelons, au temps de la guerre carliste. Je pense encore à la belle contrebande qui se fait par là, dans les nuits d’orage, aux troupes de chevaux qui passent, les naseaux bâillonnés pour ne pas hennir, aux barques plates, chargées de pièces de soie, et dont les rames font si peu de bruit que l’oreille des douaniers, gens de soupçon pourtant, croit n’avoir entendu que le glissement d’une truite ou d’une vague sur le sable.

Nous nous arrêtons précisément devant un nombre respectable de ces douaniers, qu’en Espagne on appelle carabineros. Il faut ouvrir nos valises, changer de train, mais, avant tout, subir la visite sanitaire. Le choléra n’a sévi nulle part en France, mais une ou deux bonnes coliques, constatées en pays marseillais, au temps des fruits mûrissans, suffisent pour mobiliser la médecine des frontières castillanes. Elle est représentée ici par un jeune homme rose, gras, très blond, qu’on prendrait pour un Allemand. Nous sommes bien quatre-vingts voyageurs, à la file indienne, gardés à vue dans une salle. Nous passons devant lui. Il nous demande d’où nous venons. J’étais prévenu. Je lui montre un billet d’Hendaye. Il me regarde, ne me trouve pas tout à fait l’air d’un Basque, n’en dit rien, et me délivre un papier, sur lequel il affirme que je ne présente aucun symptôme de choléra. Une petite note, au bas de la signature, me prévient que cette « patente de santé » doit être remise, dans les vingt-quatre heures de mon arrivée, à la mairie de Saint-Sébastien, afin qu’on puisse me visiter pendant six jours, et que j’encours, en cas de contravention, une amende de 15 à 500 francs.

J’ai préféré conserver la pièce. En remontant dans un wagon espagnol, qui ressemble à nos premières françaises, et n’est pas plus sale, quoi qu’on en dise, je fais mes débuts dans la langue castillane. Ils sont modestes, intimidés et balbutians. Je demande pourquoi tant de précautions inutiles. On me répond, avec esprit, qu’il faut distinguer, d’entre plusieurs autres variétés, le choléra administratif; que c’est le moins redoutable, qu’on le prolonge autant qu’on peut, et qu’il nourrit son homme. « Pour tous ces jeunes médecins, monsieur, voyez la belle clientèle : trois ou quatre demi-heures de consultation par jour, des patiens obligatoires, pas d’ordonnance et si peu de danger ! »

Nous suivons une chaîne de montagnes nullement farouches, en grande partie cultivées, dont les premières pentes, inclinées jusqu’à nous, sont couvertes de prairies, de maïs vert et de pommeraies. On boit du cidre, dans toutes les provinces basques, Guipuzcoa, Biscaye et Alava, même dans une bande des Asturies, près de la mer : celui de Gijon est renommé. Il est tombé de fortes pluies les jours derniers ; les montagnes gardent au flanc un voile de brume transparente que pénètre le soleil chaud ; l’herbe est verte et droite; les fermes, disséminées, ont cet air de gaîté des fermes pyrénéennes, qui montrent d’un coup tout leur bien : de l’ombre et du soleil mesurés par les cimes, des gazons frais, des ruisseaux d’eau claire, un troupeau de cinq ou six vaches dans les hauts pâturages, trois meules de paille brune, que traverse une perche et que surmonte une croix, puis un cep de vigne sous le toit avançant, ou des pimens rouges sur la rampe du balcon, ou les épis de maïs, prenant leur dernier or aux belles rayées l’automne. « Vous verrez la triste Castille! » me dit ma voisine. Je suis effrayé, rien qu’à voir l’expression de ces yeux noirs, imitant la tristesse des plaines indéfinies.

Tout à coup, cette montagne de droite s’ouvre, et une rade apparaît, peu profonde au début, bordée de magasins et de dépôts de charbon du côté que nous rasons, un peu rose de l’autre, à cause de deux rangs de maisons, serrées au pied des rochers. C’est Passage, moins joli, moins pittoresque qu’on ne me l’avait dit. Deux navires de guerre espagnols sont là, tout pavoisés, car il y a une fête à Saint-Sébastien, une grande fête en l’honneur de l’amiral Oquendo, un brave du XVIIe siècle, négligé quelque temps, et qui possède enfin sa statue aujourd’hui.

J’arrive, en effet, à Saint-Sébastien, et, laissant mes bagages aux mains des gens d’hôtel, je cours vers la foule massée de l’autre côté du pont, en face de la gare. Au-dessus des têtes mouvantes, baldaquin de satin rouge secoué par le vent, des panaches blancs, des lames de baïonnettes immobiles, et des bannières, très haut, rouges et jaunes, à la pointe des mâts qui décorent la promenade de la Zurriola. Tous mes efforts ne parviennent pas à me donner un bon rang, je n’aperçois pas la reine régente, vêtue de gris perle, me dit-on, ni le jeune roi, en costume de marin, que me cachent les rideaux du dais, mais seulement, par une étroite fenêtre, entre un menton barbu et une jolie joue de femme, des troupes qui défilent, marins de l’Alphonse XII et de la Reine-Mercédès, infanterie, artillerie, et, au delà, des personnages en habit, en uniformes brodés, tous très dignes, tête nue, face au trône, ayant devant eux les massiers de l’ayuntamiento, — lisez municipalité, — plus brillans encore que leurs maîtres, et qui portent une espèce de dalmatique aux larges bordures d’or.

Quand les musiques ont fini de jouer, que le cortège royal s’est éloigné, et que la foule commence à se disperser, je m’approche du monument du bon Oquendo, prétexte à tous les pétards qui continuent d’éclater, aux fusées qu’on entend s’épanouir, invisibles dans l’air criblé de soleil. Je ne serais pas fâché d’apprendre quelque chose de ce héros, que je rougis d’ignorer. Il est représenté debout, saisissant son épée de la main droite, serrant, de l’autre, un drapeau contre sa poitrine. Sur le piédestal, je lis l’inscription suivante : « Au grand amiral don Antonio de Oquendo, chrétien exemplaire, que le suffrage de ses ennemis déclara invincible, la ville de Saint-Sébastien, orgueilleuse d’un tel fils, offre ce tribut d’amour. Saint-Sébastien, 1577, la Corogne 1640. » Plusieurs personnes lisent avec moi, et je remarque, dans le nombre, un petit Basque à la mine intelligente et têtue, un de ces passionnés qui ont l’air, au milieu des rassemblemens humains, de chercher quelqu’un qui ne sait rien, pour lui expliquer tout. Je me présente. Avec beaucoup de bonne volonté de sa part, et de la mienne, je comprends que l’amiral est né là-bas, dans une humble maison qu’on peut découvrir au pied du mont Ulia, « car tous les Basques sont gentilshommes, monsieur, et peu importe la maison: ainsi, quand il fallait des preuves de noblesse, avant 1868, pour entrer dans certaines écoles, un Basque n’avait à fournir que deux pièces, l’acte de naissance de son père et celui de son grand-père, enfans d’une des trois provinces. » Je comprends encore que le grand Oquendo fut terrible aux Hollandais, que ceux-ci le déclarèrent invincible, qu’il se retira un jour, vainqueur, avec 1 700 traces de boulets dans la coque de son navire, — ces honnêtes boulets d’autrefois ! — et qu’il mourut de la fièvre. « Mais ce fut quand même, ajoute l’inconnu, une mort de héros. Regardez ce visage. Est-ce celui d’un homme d’honneur? Oquendo passait en vue de Saint-Sébastien, malade, se sentant mourir. Ses marins lui demandèrent s’il fallait le débarquer, pour qu’il pût revoir les siens et reprendre des forces sur la terre natale. Il répondit qu’il avait ordre de se rendre à la Corogne, fit saluer, de vingt et un coups de canon, le sanctuaire de Lezo, et gouverna vers l’ouest. A peine fut-il à terre, et couché sur un lit, que les derniers symptômes du mal apparurent : « Il n’y a plus d’espérance, dit-il aux médecins, je suis dévoré de soif, donnez-moi un verre d’eau fraîche ! » On le lui donna aussitôt. Il l’approcha de ses lèvres, le regarda, et ne but pas : « Je l’offre à Dieu, » fit-il. Et, comme il reposait le verre sur la table, il rendit l’âme. »

— Le trait vaut une bataille heureuse, répondis-je. Et on a laissé ce grand homme pendant deux siècles en oubli ?

— Encore a-t-il fallu la ténacité du plus érudit, du premier de nos historiens locaux, don Nicolas de Soraluce, qui n’a pas eu le temps, avant de mourir, de voir la statue que vous voyez là. Songez qu’il enleva le premier vote de l’ayuntamiento en 1867!... Et puis, ajouta l’homme, en baissant le ton, les ennemis du sculpteur, pour lui nuire, l’ont accusé d’être carliste... Être carliste, ça n’empêche pas d’avoir du talent, mais, vous savez, ça fait retarder les pendules qui sonnent les bonnes heures... Serviteur, monsieur!

Je le regardais s’en aller, vif, un peu roulant sur ses jambes nerveuses, comme un joueur de paume, le béret frondeur tombant sur l’oreille gauche, lorsque trois marins s’approchèrent vivement, pour se renseigner à leur tour. C’étaient trois Français, des équipages, des torpilleurs arrivés le matin ou la veille. Ils riaient, se donnant le bras, le col bleu ouvert, les joues toutes jeunes, les dents toutes blanches, et ils venaient. Celui du milieu leva un peu le bras, et demanda :

— M’sieu? Est-il en bronze, savez-vous?

— Qui donc?

— Leur amiral, on nous a dit que le moule avait crevé, dans le coulage, et qu’ils avaient refait le bonhomme en plâtre, pour aujourd’hui. Vot’ voisin n’en a pas parlé?

— Pas du tout.

— Pau v’ vieux, tout de même ! n’avoir pas son bronze, c’est pas drôle ?

Ils regardèrent ensemble, du coin de l’œil, en haut de la colonne, et, sans plus penser à Oquendo, continuèrent leur tournée d’inspection.

Je fis comme eux.

Saint-Sébastien n’est pas une grande ville. On a vite fait de la parcourir. Je sens qu’elle n’est pas très espagnole, mais qu’elle a un charme et que j’y séjournerai un peu. Elle a de larges boulevards neufs, un jardin devant le palais de la députation provinciale, un parc au bord de la mer, une plage d’une courbe exquise, que j’étudierai pour en emporter l’image vivante au dedans de moi, et une place carrée à colonnades, appelée de la Constitution, pareille, m’assure-t-on, à toutes celles que je verrai dans la suite. Il n’y a qu’un modèle, plus ou moins riche, plus ou moins vaste, toujours rectangle, avec des boutiques sous les arcades, et l’Hôtel de Ville faisant façade. Le quartier où se trouve cette place est le plus ancien de Saint-Sébastien. Il ne remonte pas bien loin cependant, puisque la ville fut détruite, en 1813, par les Anglais et les Portugais, et que de très rares maisons, qu’une inscription désigne, ont échappé à l’incendie et aux boulets des assiégeans. Mais les rues sont étroites, populaires, bruyantes, et les tentures qu’on a mises aux balcons, rapprochées et flottantes, dans l’ombre d’un côté, en plein soleil de l’autre, font un joli effet quand on les regarde en enfilade. Un ami m’accompagne une heure ou deux. Il sait merveilleusement les choses d’Espagne. Il me montre les sombres caves, qu’éclaire une bougie tout au fond, et où l’on boit du cidre en mangeant des coquillages de mer; il m’apprend que ce tamborilero qui se promène en habit bleu, bicorne et bas rouges, tenant sa flûte et son tambour, est un employé municipal qui a sa place dans toutes les solennités espagnoles. Grâce à lui, je comprends un petit geste, une nuance, mais curieuse. Nous causons avec deux Espagnols : je demande du feu à l’un d’eux pour allumer ma cigarette; il me tend la sienne, avec ce léger coup de doigt qui marque l’intention polie, puis, l’autre cherchant vainement dans sa poche une boîte d’allumettes, je crois pouvoir lui passer, à mon tour, la cigarette de mon voisin. Aussitôt, je remarque un mouvement de surprise, à peine esquissé, très vite réprimé. Le propriétaire du feu commun ne dit rien, il sourit même par courtoisie. Mais, quand nous sommes seuls, mon ami m’explique le mystère. « L’étiquette castillane a de ces fiertés, me dit-il, vous ne pouvez les connaître, vous les apprendrez peu à peu. Moi, je les aime, et je serais étonné si vous n’entendiez pas, un jour ou l’autre, citer ce proverbe : Un cigare espagnol n’en allume jamais qu’un. »

Je rentre à l’hôtel. Il est bâti à l’extrémité droite de la plage, et devant moi, dans l’éclat languissant des crépuscules de septembre, la baie commence à s’endormir. Elle est comme ces jolies femmes qui ont mieux que la beauté majestueuse : une grâce souveraine et qui émeut. Sa large bande de sable fin, les quais qui la bordent, les maisons neuves qui viennent ensuite, les collines étagées qui ferment l’horizon, suivent la même ligne courbe, régulière et précise, qu’interrompt assez loin, sur une roche avancée, le grand chalet de la reine, peint en jaune pâle jusqu’au premier, avec des hauts capricieux, tout roses de briques et de tuiles. La côte reprend au delà, promptement ramenée vers l’océan, et formée de montagnes dont les dentelures sont bleues, et dont, je ne sais pourquoi, pour un rayon sans doute qui rejaillit de la mer, l’extrême pointe est verte. Une passe étroite, lumineuse ; une autre montagne en face, ronde, boisée, couronnée par un fort, abritant la vieille ville, et voilà Saint-Sébastien.

La lumière décroît, et toutes les choses basses n’en ont plus que des reflets; il ne reste qu’un ciel d’or et comme un jet d’étincelles à l’ourlet des montagnes. Des barques reviennent du large, très lentement, cachées par leur voile molle. La foule remplit toute le Paseo de la Concha. Elle est calme aussi, sans beaucoup plus de couleur qu’une foule de nos pays français. La seule note espagnole que j’observe, c’est la durée de cette promenade, qui est un acte de la vie sociale, une occasion de se retrouver, de se saluer de la main ou de l’éventail, d’échanger quelques phrases de politesse, d’autant plus importante et plus volontiers saisie que les réceptions intimes, en Espagne, et les visites même, sont plus rares que chez nous. A six heures, à sept heures, à huit heures du soir, l’animation est égale. Le moment du dîner ne fait aucun vide appréciable dans les rangs des promeneurs. La brise commence à souffler, et les éventails continuent leur conversation muette d’un groupe à l’autre. On se promène encore quand les premières fusées éclatent au bord de la mer. Ah! les jolies fusées! Chacune d’elles en fait deux en passant sur la baie, chaque étincelle crée une étoile. Le feu d’artifice dure deux heures. Dans les intervalles, en me retirant un peu de la fenêtre, je n’entends plus que la poussée régulière du flot qui s’étale sur la plage et couvre le murmure des voix ; je n’aperçois plus qu’un ciel profond, immense, au-dessus de la mer et des campagnes montueuses mêlées dans le bleu de la nuit ; et je me croirais loin de toute ville, dans une de ces fermes entrevues ce matin, qui vont clore leurs volets au vent plus frais qui souffle, s’il n’y avait devant moi, ancré au centre de la baie, un croiseur de l’État dont le phare électrique fouille les plis de la côte, et, se fixant enfin sur le palais de la Reine, le heurte d’une barre de lumière qui le partage en deux, et qui s’élève et s’abaisse au rythme du roulis.


II. — SUR LA PLAGE. — LE 7e D’ARTILLERIE DE FORTERESSE. — LA FETE EN L’HONNEUR DES OFFICIERS FRANÇAIS.


13 septembre.

Dès le matin, les couples de bœufs qui traînent les cabines de bains sont descendus sur la plage, et ont commencé à remonter les petites boîtes à rayures brunes, bleues ou rouges. Pendant une demi-heure, je n’ai vu que cette promenade des bons bœufs roux, attelés à leurs guérites, qu’ils tiraient avec le même effort apparent et la même placidité qu’ils mettent à traîner la charrue. Une servante s’est baignée dans l’eau, frangée à peine d’écume blanche. Elle y est restée longtemps, riant d’être libre, battant la mer de ses deux bras superbes. Quand elle est sortie, les jambes nues, vêtue d’une jupe écarlate et d’une chemise et ses cheveux noirs dénoués, elle avait l’air de la Jeunesse qui vient. Elle s’est arrêtée au bord, elle a renversé un peu la tête pour regarder toutes ces maisons de riches, dont les miradors vitrés étincelaient au soleil nouveau, ses yeux noirs ont cessé de sourire, elle a repris conscience de la vie, et je ne l’ai plus vue.

Alors, les baigneurs de la société élégante sont arrivés. Les hommes se baignent à gauche, les femmes au milieu de la plage. Elles sont les plus nombreuses, enfans, jeunes filles, matrones puissantes. Toutes, en entrant dans l’eau, mouillent le bout de leurs doigts, et font le signe de la croix. Les petits cris peureux ne manquent pas plus qu’en France, ni les domestiques bien stylées, tendant le peignoir pelucheux à trois pas de la vague, et je suis sûr que les autres plages du nord de l’Espagne, Bilbao, Santander, la Corogne, Gijon, Pontevedra, présentent, en ce moment, le même spectacle banal. Je ne sais pas, mon ami, si vous aviez des illusions à cet égard; moi, je n’en avais aucune. Mais il faut en prendre son parti : une Espagnole, dans l’eau, se trempe comme une Française.

Heureusement, du côté du palais royal, sur le sable, je découvre une file de curieux, rangés le long d’une corde, et un autre groupe, sur le quai, au débouché de l’avenue qui monte et contourne le château. On doit attendre la reine ou le roi, ou les infantes. Je sors rapidement et je me mêle aux curieux du quai. Je ne me suis pas trompé. Trois officiers de marine sont debout sur la plate-forme de l’escalier de bois qui conduit à la plage. Une baleinière, montée par une douzaine d’hommes, se balance à trente mètres du rivage. On a laissé glisser, à mi-longueur du câble, le chalet mauresque, blanc et bleu, mobile sur des rails, où sont les appartemens de bain de la famille royale. J’écoute si le bruit d’une voiture, dévalant la pente, n’annonce pas l’arrivée. Rien. Je me remets à considérer la longue bande de sable, de plus en plus envahie, sauf en face de nous, dans la partie réservée que limitent deux cordes tendues. Tout à coup, un mouvement de mes voisins, qui s’effacent le long du parapet, me fait me retourner, et je reconnais la reine, à quelques pas. Elle vient à pied, vêtue de deuil, élégante et marchant très bien. Le petit roi est à sa gauche, une des infantes à sa droite. Derrière elle, deux valets de pied seulement et deux grands lévriers qui sautent, l’un blanc et l’autre jaune. Tout le monde se découvre et salue. La reine remercie en s’inclinant; elle a le sourire intelligent, doux et triste. On la sent contente d’être ici, dans la liberté relative de Saint-Sébastien, contente des marques de respect qu’elle reçoit, et malheureuse au fond. Et, pour dire toute mon impression, j’ai cru lire bien souvent, sur le visage de jeunes femmes inconnues, la légende mélancolique de leur vielles trois mots que rien n’efface : « Je suis seule ; » et il m’a semblé les relire sur le front de la souveraine qui passait entre ses deux enfans. J’ai regardé aussi le petit roi, qui m’a paru très vif, très éveillé, tout autre qu’on ne me l’avait dépeint. Il a été très amusant quand il est arrivé à l’escalier de bois. Les trois officiers attendaient, immobiles. Il leur a tendu sa main à baiser avec un geste si bien appris, d’une grâce enfantine si drôle et si aisée, que les assistans se sont mis à rire discrètement. La cérémonie n’a pas été longue, quelques secondes au plus. La petite main, trois fois baisée, a saisi la rampe; le roi d’Espagne a sauté les marches trois par trois, et a couru sur le sable, suivi des deux lévriers, vers un chariot à claires-voies, peint en blanc, que la mer, très douce et montante, touchait du bout de ses lames étalées. « Comme il est gentil ! » disaient les bonnes dames en mantille, mes voisines. Et leurs mains se joignaient d’émotion admirative, et, de leurs yeux noirs, elles accompagnaient l’enfant, tête blonde, là-bas, qui ne pensait guère aux curieux.

La reine aussi le regardait, debout) sous la véranda du chalet. Lui, sautait à pieds joints dans le chariot blanc, le faisait balancer un peu sur les rails de fer, se penchait, surveillé par un des officiers monté avant lui, se laissait cerner par la mer, attendait que la vague se fût retirée et sautait de nouveau à terre. L’infante aussi grimpait sur le plancher entouré d’eau, mais peureusement, et se fatigua vite de ce jeu de garçon.

Au bout de trois quarts d’heure, le grand bain d’air pur était terminé sans doute. La reine est descendue sur le sable, et le chalet aux toits blanc et bleu, tiré par un câble, est remonté jusqu’au haut de la plage. Puis elle a pris place, avec le roi, l’infante, les officiers, dans le chariot blanc, qui s’est mis à rouler, lui aussi, sur les rails. Brusquement, au milieu de la course, le treuil s’arrêta. La secousse faillit renverser les six voyageurs. Un lieutenant de vaisseau tomba sur les genoux, un autre fut sur le point de piquer une tête sur le sable, l’infante se trouva assise dans la boite : la reine plia seulement la taille, l’accident imprévu la laissa gracieuse, et elle riait pleinement, tandis que le jeune roi, ravi, se levait sur ses pieds et agitait son mouchoir pour commander au treuil de continuer la marche.

Je quitte la plage après que la famille royale, qu’un landau est venu chercher, a pris la route du palais. Je songe à la reine d’Espagne, à toute l’énergie qu’il lui a fallu pour prendre la régence, dans un moment et dans un pays où une hésitation entraînait une révolution, à l’esprit de suite et d’adresse qu’elle a montré depuis. N’est-ce pas une habileté, une sorte de coquetterie royale, et qui a réussi, que ce choix de Saint-Sébastien pour résidence d’été? La reine avait dix palais au lieu d’un, consacrés par la tradition, situés dans des provinces dont la fidélité était acquise. Elle a préféré rompre avec le passé, et, résolument, elle est venue habiter en plein centre carliste, en Guipuzcoa, dans cette Bretagne espagnole. On l’en a blâmée, mais la crânerie a plu. Je ne dis pas que tous les cœurs soient changés, ni que les Basques, partisans des fueros que détruisent un à un les ministres, votent en faveur du gouvernement de Madrid. Je dis seulement que la reine est partout respectée, que ce peuple de paysans et de marins, qui s’y connaît en chevalerie, est fier de la confiance que Marie-Christine a mise en lui. Entre elle et lui, il y a maintenant comme un lien personnel. On le devine quand elle passe ainsi dans la foule, sans aucune garde que la loyauté des adversaires de sa dynastie. Ils la défendraient au besoin. Dernièrement, le bruit ayant couru que des anarchistes se proposaient d’attenter à la vie de la reine, des paysans, des gens de la rue firent une sorte de faction aux approches du palais, pendant plusieurs jours, et, ayant aperçu un homme de mine suspecte, le rossèrent d’importance, sans autre explication, puis le laissèrent aller.

L’histoire de ce palais commence à peine, puisqu’il n’a été achevé qu’en 1893. L’idée de le bâtir fut toute personnelle à Marie-Christine, et modifiait les habitudes de la souveraine elle-même. Les rois d’Espagne, jusqu’à présent, choisissaient, pour résidence d’été, des châteaux grands comme des villages : l’Escorial aux 11 000 fenêtres ouvertes sur les montagnes, la Granja, dont les jardins abondent en belles eaux, Aranjuez avec son avenue d’ormes noirs. Alphonse XII aimait le Pardo, situé en forêt, entouré d’un parc de 80 kilomètres de circonférence, où se peuvent chasser toutes sortes de gibier, les loups compris. On fut très étonné quand la jeune reine régente, deux ans après son veuvage, laissant là ces splendeurs historiques, traversa le royaume jusqu’à la frontière du nord, et vint passer un mois et demi à Saint-Sébastien, du 13 août au 25 septembre 1887, dans une des villas qui couronnent les hauteurs. L’année suivante, elle y passait deux mois. En 1889, elle ordonnait de commencer les travaux du palais de Miramar. Celui-ci a coûté trois millions de piécettes. Là où il s’élève, existait autrefois un couvent, détruit pendant la guerre de 1832, et d’où était partie, pour l’extraordinaire aventure que nous a contée M. de Heredia, la fameuse Catalina de Erauso, la nonne Alferez. Des personnes très bien informées que j’ai interrogées, la première m’a dit que l’auteur des plans était un Autrichien, je crois, M. Selden Wornum ; la seconde, que l’architecte ordinaire, un Basque de grande réputation, s’appelait M. José de Goicoa; la troisième, que le style adopté, et amendé par la fantaisie, était celui des cottages anglais du temps de la reine Anne : tous ont ajouté, avec un mouvement d’amour-propre, que Marie-Christine aimait sa nouvelle résidence, qu’elle y vivait simplement et « confortablement », — le mot me faisait sourire, — et que les autres châteaux royaux, châteaux de la plaine ou de la montagne, paraissaient abandonnés sans regret pour ce palais de la mer. Ad multos annos ! C’est égal, le vieil Escorial doit être jaloux. J’irai le voir.

Je me promène, une partie de l’après-midi, avec une de ces personnes, l’un des plus érudits habitans de Saint-Sébastien, D. Pedro de Soraluce, le fils de l’historien de Ouendo. Ensemble, nous visitons le palais de la députation provinciale, très riche et très beau, digne d’une province dont les finances font envie au reste de l’Espagne. Ses privilèges anciens ont été jalousés aussi, et presque tous supprimés. Avec l’Alava et la Biscaye, elle avait, avant la guerre carliste, la liberté du tabac, de la poudre, et l’exemption de l’impôt du sang. Depuis 1876, elle a bien du mal à défendre les derniers restes de ses fueros. Les Basques ont dû subir le monopole du tabac, acheter leur poudre à l’État, faire le service militaire dans les armées d’Espagne : ils gardent seulement la liberté de s’imposer comme ils l’entendent. Les percepteurs du royaume n’ont aucun droit sur les contribuables, et ce sont les provinces elles-mêmes qui recouvrent l’impôt, par leurs agens, lorsqu’elles ont payé à l’Etat la somme annuelle qu’elles lui doivent. Encore ce débris d’autonomie est-il bien menacé. Quand M. Gladstone, au mois de janvier dernier, vint visiter le palais que je parcours en ce moment, il s’arrêta au milieu de l’escalier monumental, devant la grande verrière qui représente Alphonse VIII de Castille jurant les fueros, et demanda : « Le serment a-t-il été tenu? — Monsieur, répondit quelqu’un de la députation, nous respectons l’Espagne, mais l’Espagne ne respecte pas nos droits. »

Ils ont encore une belle vigueur de sang, ces hommes des provinces basques, et je ne sais quoi de frondeur, qui fait plaisir à rencontrer.

Mon guide me montre, dans le palais, la salle où se réunit la commission des monumens historiques et artistiques du Guipuzcoa, le petit musée qu’elle a commencé de réunir, les archives où figurent des pièces rares, inédites, et qu’il aime, lui, d’un amour vif et communicatif. « Approchez, me dit-il, en tournant la clef d’une fenêtre de vitrine. Voici des échantillons de nos trouvailles. » Dans le nombre des textes parcourus en commun, épelés par moi, expliqués et commentés par lui, je distingue d’abord un diplôme où sont énumérés les titres des rois d’Espagne. A côté des titres connus et d’usage courant, roi catholique des Espagnes et des Indes, de Naples, de Jérusalem, de Navarre, etc., archiduc de Tyrol, comte de Barcelone et de Roussillon, duc de Cantabrie, seigneur de Biscaye, etc., il y a ces mentions, nouvelles au moins pour moi: « Roi de Guipuzcoa et roi de Gibraltar. » Une des pièces qui suivent me reporte aux longues difficultés et contestations auxquelles donna lieu la délimitation de la frontière française, sur la Bidassoa. Le fleuve était-il espagnol? Etait-il seulement espagnol jusqu’au milieu de son lit, comme on a fini par l’admettre?

Les alcades et les jurés majeurs de Fontarabie ne doutaient pas que leur juridiction ne s’étendît sur tout le cours du fleuve, et ils trouvèrent occasion de l’affirmer, lorsque le duc de Mayenne, revenant de Madrid, où il avait conclu le mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche, témoigna le désir de visiter la petite cité forte qui regarde notre Hendaye. Ils vinrent au-devant de lui, en gabarre, jusqu’à Irun, tenant hautes leurs cannes de justice — dit le procès-verbal — le 18 septembre 1612, la marée étant pleine aux deux tiers. Pendant que la marée achevait de monter, ils ramenèrent le duc et sa suite vers Fontarabie, l’y firent entrer au bruit des salves d’artillerie et de mousqueterie, et, après lui avoir fait faire le tour de l’église, des murailles et des rues de la ville, ce qui ne demanda pas beaucoup de temps, le reconduisirent à Hendaye. Etait-ce une simple coïncidence heureuse, ou bien avaient-ils calculé la longueur de la visite et choisi l’heure du départ: la marée était pleine alors, et refoulait l’eau de la Bidassoa assez loin sur l’une et l’autre rive. Les deux bons alcades montèrent dans le même bateau que le duc de Mayenne, s’assirent l’un à la gauche, l’autre à la droite de Sa Seigneurie, traversèrent le fleuve entièrement, et se montrèrent assurément les plus courtois du monde : mais jusqu’au bout, même quand la gabarre eut donné de la proue contre la terre française, même quand ils prirent congé du prince, ils ne cessèrent de tenir hautes leurs cannes de justice, en foi de quoi ils rédigèrent un long procès-verbal, authentique, signé, paraphé, devant témoins. Le trait est tout à fait espagnol. Cette politesse réfléchie, qui affirme un droit en rendant un hommage, cette science de la tradition, ce goût du cérémonial symbolique, cette dignité d’attitude d’un maire de petite ville, vis-à-vis d’un prince du sang, ne les retrouverait-on pas aujourd’hui, d’une extrémité à l’autre de la péninsule, comme au XVIIe siècle?

Grâce à mon guide, encore, je puis pénétrer dans le vieux couvent de Sant’Elmo, transformé en magasin d’artillerie. Là où fut l’église, sous les voûtes aux nervures fines, quelques soldats composent des trophées et ornent des manches de torches, pour une retraite aux flambeaux. Sur le sol, pêle-mêle, dans l’épaisse poussière humide que personne n’a jamais songé à enlever, gisent de vieux canons sans affût, des os de morts autrefois ensevelis dans la paix de ce sanctuaire, des pierres à fusil datant de l’époque française, et des papiers dorés, et des fleurs artificielles. Tout à côté, un cloître renaissance, qui devait être bien joli, et dont les arceaux tout murés ne sont plus qu’un dessin de pierre grise autour d’un badigeon blanc. Le lieutenant qui nous accompagne et nous montre ces ruines violées, a écrit plusieurs nouvelles. Il est poète à ses heures. C’est le soldat qui rêve, un type de tous les temps, élégiaque en garnison, brave et d’une belle imprudence au feu. Il a bien l’accueil espagnol, réservé, plein de souvenirs, souvenirs du temps où l’Espagne fut grande, et de celui où nous fûmes ennemis : il a aussi le désir d’être prévenant et le sentiment que ce magasin d’artillerie n’est pas « à hauteur ». Tout cela passe dans ses yeux noirs, dans l’expression de son visage maigre, régulier, très jeune et très viril. Je lui trouve une sorte de timidité fière et une aisance de paroles mesurées qui révèlent une éducation.

— Vous ne vous trompez pas, me dit M. de Soraluce, il est de bonne famille. Autrefois, et jusqu’au temps d’Alphonse XII, les classes supérieures de la nation fournissaient assez peu d’officiers à l’armée espagnole. Elles commencent à y entrer. Les corps les plus recherchés sont la marine, l’artillerie et le génie. Vous avez toutes chances d’observer les mêmes qualités et les mêmes façons chez les officiers du fort que nous allons voir.

Nous sommes dans les dernières ruelles de la vieille ville, près du port des pêcheurs, et nous montons la pente du Mont-Orgueil qui domine, à droite, la passe de Saint-Sébastien. Bientôt, nous nous engageons sur les lacets, ombragés de grands arbres, grimpant vers la forteresse. La baie entière s’encadre entre deux ormeaux : mâts des barques montant jusqu’à nous, comme les branches d’un taillis en retard, maisons pauvres tassées, et qui se font de l’ombre, maisons blanches fuyant en demi-cercle, et la belle coquille d’eau bleue, et toujours la courbe élégante qui gouverne le paysage, et ramène les yeux aux choses déjà vues. L’horizon change et grandit tout en haut. C’est la mer infinie et luisante, le golfe ou chaque rayon de soleil trouve une pointe de lame qui le renvoie, la côte française, avec la Rhune qui est de France et la Haya qui est d’Espagne, toutes deux estompées en ce moment et fondues dans la même brume, la terre montueuse de Guipuzcoa, qui s’élève, verte d’abord, ayant à chaque sommet un château, une villa ou une ferme, et qui bleuit très vite, et presse au bas du ciel les aiguilles de ses pics. Nous escaladons, jusqu’au dernier étage, les terrasses et la tour de la Motta, au pied desquelles il y a quelques terrassemens de date récente, des canons qui défendent l’entrée de la rade, et une caserne neuve. A la descente, sur la plate-forme où les soldats du 7e bataillon d’artillerie de forteresse font l’exercice, mon compagnon aborde un officier, et lui demande l’autorisation de visiter les chambrées, et les salles d’étude.

— Volontiers, je vais vous conduire moi-même. Mais d’abord, voyez ce jeu de paume que nous venons de construire pour nos hommes.

A droite des bâtimens, en effet, se dresse un petit « fronton », avec ses deux murs très élevés, son sol bien nivelé, sur le modèle de tous ceux que le moindre village basque possède à l’ombre de son église.

— Tous les régimens d’Espagne n’en ont pas, ajoute l’officier en souriant, mais ici, en plein pays basque, et sur un sommet qui retient un peu, quoi qu’on fasse, nos hommes prisonniers, nous avons voulu qu’on pût jouer une partie de paume. Le jeu est si sain, d’ailleurs, si bien inventé pour développer la force avec l’adresse ! Venez-vous ?

Nous suivons, et nous passons, successivement, dans toutes les salles de la caserne. Les murs sont blancs et propres, les chambres des soldats disposées comme les nôtres, avec un alignement moins scrupuleux des tuniques, des pantalons et des souliers sur les planches. Les lits se plient en deux, et se rangent autour de la pièce, laissant plus d’espace libre. J’entends peu de bruit, bien qu’il y ait des hommes disséminés partout où nous entrons, et la seule inspection rapide des physionomies révèle une race endurante, tranquille et facile, avec des dessous de passion qu’il ne faut pas heurter. Je comprends mieux ce qu’on m’a dit déjà: que la discipline en Espagne était et devait être moins rigoureuse qu’en France. Légère et paternelle, elle est acceptée : on ne sait trop où conduirait le régime des exigences outrées. Beaucoup de visages imberbes et beaucoup d’hommes de petite taille, mais presque toujours une fermeté virile de traits que je ne rencontrais pas en Italie, et comme un air de distinction naturelle. On me montre, dans le cabinet du sergent-major, le cahier de l’ordinaire. Il constate que les 93 soldats présens au fort ont reçu aujourd’hui, pour faire le rancho, leur nourriture ordinaire, les provisions suivantes: riz, 13 kil. 500; — viande, 10 kil. 500; — sel, 2 kilos; — garbanzos, 8 kilos; — pommes de terre, 42 kilos; — haricots, 13 kilos; — graisse, 2 kil. 500; — piment doux, 100 grammes. Tous les élémens du rancho sont bouillis ensemble, dans de belles marmites, d’un modèle récent, je crois. que l’on veut bien découvrir pour moi. Je goûte le rata espagnol, qui est très bon. Mais ce n’est qu’en passant, et peut-être me fatiguerais-je du rancho s’il m’était servi tous les jours, à 9 heures et à 5 heures. Le soldat ne s’en plaint pas. Pourvu qu’il ait son café le matin, sa cigarette et un verre d’eau à l’étape, il accomplira les plus longues marches sans un murmure, et retrouvera même, au bout, la force de chanter un refrain de son pays.

— Je vous assure, monsieur, me dit l’officier, quand nous rentrons dans la salle du rapport, que ce sont de braves gens, nos Espagnols.

— C’est presque inutile de le dire à un Français, monsieur… mais qu’est-ce que vous gardez là, dans cette boîte vitrée ?

— L’ancien drapeau du corps.

— Violet ?

— C’est la bannière de Castille, la bannière royale, monsieur. Les régimens d’artillerie l’avaient conservée, par privilège, et parce qu’ils étaient considérés, autrefois, comme des corps royaux. Plusieurs la gardent encore, mais l’ordre est venu de remplacer par le drapeau national, jaune et rouge, nos bannières anciennes, à mesure qu’elles s’useraient. Notre bataillon a perdu la sienne, vous voyez.

Je ne questionnai pas davantage. Il me sembla seulement reconnaître, dans l’accent de l’officier, au regard qu’il jeta sur l’étoffe dont le pli retombait et s’immobilisait pour longtemps, ce regret, cette légère blessure des troupes d’élite auxquelles on enlève un peu de rouge, une soutache ou une plume.

…………………

Et voilà le second soir qui tombe, et la seconde fête qui se prépare. Celle-ci est donnée en l’honneur des officiers des torpilleurs français. Je ne puis pas me guider sur le bruit des pétards ou des fusées. Ils éclatent au nord, au sud, à l’est, au centre de la ville. Mais de vagues accords de fanfare m’arrivent du fond des vieux quartiers. J’erre dans les ruelles où se balancent toujours les draps et les tapis des pauvres. Je me mets, au pas de promenade, à suivre un groupe de jeunes Basques qui ont assurément une idée, et très probablement la même que moi, et j’entre sous les portiques de la place de la Constitution, tout illuminée et toute pleine de monde. Une musique municipale, rangée en cercle devant l’escalier du palais, allume ses lanternes et procède aux essais préalables de ses instrumens. Les cuivres, sous haute pression, roulent des gammes formidables, les bois murmurent. Je reconnais tous les types de chez nous : le tambour accordant sa caisse sur le genou, le trombone aux moustaches retombantes. le piston médaillé et suffisant, le fifre maigre, le petit bugle enflant et dégonflant ses joues, pour en mesurer l’élasticité, l’alto myope et plaisantin, mais ayant presque tous un degré de moins de bourgeoisie et de banalité, et une luisance des yeux qui marque une autre race. Dans la salle du premier étage, d’où s’échappe, par cinq fenêtres, la lumière vive des lustres, la municipalité offre un grand dîner aux officiers de marine et au consul général de France. La foule se promène, ouvriers, ouvrières, domestiques, marchands du quartier, joueurs de paume en béret et en veste courte. Tout à coup, la musique lance les premières mesures d’une polka lente. La promenade cesse, les groupes se dissolvent en un instant, d’eux-mêmes, par une sorte de mouvement d’ensemble, et des couples de danseurs se forment, un jeune homme et une jeune fille, deux servantes qui posent là leur panier et se prennent par la taille, plus loin, deux gamins de douze ans, ailleurs deux jeunes hommes ; et la place devient une salle de bal où tournent en mesure, élégantes, sérieuses, des ombres enlacées, qui vont diminuant jusqu’au bout des arcades. On sent bien que la danse est ici une passion (et un art. Il n’y a que moi d’étonné. Les rares curieux massés autour des becs de gaz regardent avec des airs de juges. La musique finie, on se remet à marcher. Dès qu’elle recommence, et quoi qu’elle joue, marche, hymne ou fanfare, ce peuple, chaussé d’espadrilles, trouve un pas qui convient. L’heure passe. Les invités de l’ayuntamiento s’approchent des fenêtres, et font des taches noires, mouvantes, dans les rayées de lumière qui tombent sur le sable. Les fusées volent, visibles cette fois, les bombes éclatent; la foule reçoit en riant les baguettes fumantes. Au moment où elle est le plus compacte, là-bas, dans un coin tout noir de bérets et de chignons, un cri part, un mouvement d’oscillation, puis une débandade joyeuse se produit : « Le voilà ! Voyez-le ! C’est le grand! c’est le Cezen-Zusko! » Le mot de Cezen-Zusko fait retourner toutes les têtes. Une bête énorme se démène à travers les groupes, et jette des gerbes d’étincelles qui l’enveloppent d’une auréole. On l’applaudit. Elle approche, elle vient sur moi. C’est, en effet, le taureau de première classe, en carton, cuirassé de feux d’artifice, et manœuvré par trois hommes cachés sous la carapace. La municipalité en tient plusieurs en réserve dans ses magasins. Mais elle a voulu montrer le plus beau de tous aux officiers de France. Il galope; il a l’air, poursuivi par le peuple qu’il éclaire de lueurs rouges, d’un animal de l’Apocalypse. Et, pour finir, une pièce s’allume entre ses cornes, et lance une boule de flamme aux trois couleurs françaises. Cela veut dire: « Vive la France! « Et je trouve, comme hier, qu’on a bonne façon en Espagne.


III. — LA ROMERIA DE LEZO. — LA PELOTE. — EL BATALLON INFANTIL.


15 septembre.

Depuis deux jours, trois choses curieuses, et c’est beaucoup. La première, cependant, m’a causé une légère désillusion. On m’avait dit : « Ne manquez pas la fête de Lezo, le 14 septembre. Tout le pays basque s’y rend. Les pèlerins allument du feu dans l’église, pour y plonger la mèche des cierges achetés par centaines; les vieux costumes abondent; les danses sacrées des enfans, sur le parcours de la procession, ramènent l’esprit vers les âges primitifs... enfin, ne manquez pas Lezo. » J’y suis allé. Hélas ! nous sommes nés trop tard pour jouir d’un certain pittoresque du monde. L’homme perd, sans lutter même, et partout en même temps, le sens des antiques usages et cette sorte de goût supérieur, fait de poésie et d’orgueil, qui avait choisi pour chaque race et pour chaque climat, pour une bourgade que séparait d’une autre un ruisseau de deux mètres, la coupe, la couleur et l’étoffe du vêtement. De tant de traits extérieurs qui faisaient d’un peuple un individu, et le distinguaient d’un autre, au seul aspect, combien subsistent? Quatre à peine: les voitures, les bateaux, les cimetières et les coiffures. Voilà pourquoi, parmi les pèlerins de Lezo, venus à pied, en chemin de fer ou en tramway, rien ne me parut bien digne de remarque. Les bérets bleus m’étaient connus ; la procession ne sortit pas ; le feu n’est plus allumé dans l’église depuis plusieurs années. Mais le village vaut une visite.

Il est situé au delà de Passage, vers la frontière française, sur des vagues de terre qui longent les montagnes. L’église, très vaste, haute de voûte et sans clocher, occupe le sommet d’un mamelon. Tout près, en contre-bas, séparée d’elle par un chemin, une petite chapelle renferme la vieille image du Christ, vénérée dans les provinces basques d’Espagne et de France. C’est là que le peuple se réunit, le jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix. Il entend une grand’messe en musique, un sermon en langue euskarienne, offre des ex-voto, puis, s’il n’y a pas de procession, comme aujourd’hui, achète, sur la place, des gâteaux de pâte dure pétrie avec du miel et recouverte de sucre, et va danser les danses du pays à Renteria, de l’autre côté de la rivière.

Quand j’arrive devant la baie sombre de la porte, que barre, jusqu’à moitié, la foule brune des hommes, et qu’étoile au-dessus dans le recul de l’ombre, l’étincelle toute menue et rouge des cierges, l’impression se ravive en moi des pardons de Bretagne. Même presse à l’intérieur de l’humble église, avec plus de recueillement, même gravité du type, mêmes groupes de mendians, les habits ouverts, montrant à nu toutes les plaies et toutes les infirmités humaines, mêmes marchands de pâtes un peu sucrées, un peu miellées, qui peuvent passer pour gâteaux près du pain noir des fermes, et de menus objets de toilette ou de harnais, où vit un reste d’art local : foulards, bonnets de laine, brides de mules ornées de pompons, œillères pailletées de cuivre, bâts superbes, que tendront les panses rondes des outres et des pots, bâts aux couleurs violentes, bleues et rouges, vertes et jaunes, d’un dessin capricieux, que dut tracer jadis la main fine d’un Arabe. Les maisons se courbent en demi-cercle autour des deux églises. L’un des coins s’enfonce dans la campagne montueuse, pleine de pommiers et de maïs, l’autre descend jusqu’à la baie de Passage. Là, comme à Renteria, sur l’autre bord du ruisseau, le spectacle est bien nouveau pour nous. Ce sont des bourgs nobles, des logis de paysans ayant, au-dessus de la porte, des armoiries en haut relief, une pierre de granit, d’où saillissent les casques empanachés, la ligne nette des écussons et le ruban des devises. Ils n’éveillent pas l’idée de richesse ou de puissance, mais celle d’une race toute fière, qui n’a jamais perdu le respect de ses origines, et qui eut un moment le loisir et la fortune qu’il faut pour produire ses titres. Alors, comme aujourd’hui, le fumier devait joncher les seuils, les poules picorer dans les cours, les vêtemens de la famille sécher sur les grands balcons de bois, les bœufs sortir par couples enjugués des portes en plein cintre. Si on interrogeait les gens qui habitent là, on découvrirait des descendans authentiques de ces gentilshommes laboureurs, une caste qui n’a pas déchu, dont l’histoire dit seulement la bravoure anonyme, aux heures de crise, et se confond, le plus souvent, avec l’histoire paisible des champs et des saisons. En France, nous pourrions rencontrer des hommes de lignage noble parmi les ouvriers de la terre. Il paraît que les derniers vicomtes de Belzunce labourent aux environs d’Hendaye. Mais les ancêtres étaient à la cour... Je me suis arrêté quelques minutes dans une rue de Renteria, pour écouter deux musiciens jeunes, en culottes courtes, dont l’un jouait du tambourin et de la flûte en même temps, l’autre d’un tambour plus gros. Ils étaient appuyés au mur, du côté du soleil, et tournés vers la façade d’un de ces hôtels pauvres. Ils n’avaient pas l’air de mendians. Je les aurais pris plutôt pour des amoureux, n’eussent été les singuliers instrumens de l’aubade. Une giroflée tremblait sur l’écusson de la porte. Des moineaux s’échappaient, effarouchés, d’entre les poutres noires qui soutenaient les étages. Rien ne répondait; rien ne passait derrière les vitres des quatre fenêtres à meneaux, si ce n’est le vent des corridors et le reflet d’un feu invisible. Je savais que les Espagnols n’aiment pas les questions des étrangers. J’ai continué ma route sans en savoir plus long.

De retour à Saint-Sébastien, j’ai vu au Jai-Alai, précisément sur le chemin de Renteria, plusieurs de ces fameuses parties de pelote, jouées à quatre, rouges contre bleus, qui seraient des plus amusantes sans la présence et les cris des bookmakers, debout au pied des gradins, et qui hurlent, suivant les chances de la lutte : « A dix contre deux, les rouges! A trois contre deux! A sept contre un ! » Il se perd ou se gagne là, dit-on, des sommes énormes, et il est bien évident que l’attrait du pari amène une moitié du public, entièrement composé d’hommes. Je préfère le côté plastique de la partie engagée. Les jeunes pelotaris, Basques ou Espagnols, sont admirables d’attitudes, de souplesse et de vigueur. Ils attrapent la balle au vol, quand elle revient, après avoir frappé le mur avec un bruit d’éclatement pareil à celui d’un pistolet; ils la cueillent dans leurs gouttières d’osier recourbées et la relancent, et la force de leur bras est telle que la pelote de peau de Pampelune, — la ville réputée, — traverse 30, 40 et jusqu’aux 65 mètres de la piste, en suivant une trajectoire assez tendue, pour rebondir contre la pierre et revenir sur les joueurs. Plusieurs de ceux que je vois là, devant moi, sont des « artistes » aussi renommés que nos premiers jockeys de courses. Ils ont débuté dans les frontons des villages de Biscaye et de Guipùzcoa. Maintenant ils se font payer des honoraires considérables par les directeurs des jeux de paume des grandes villes. Car la passion de la paume, longtemps spéciale aux pays basques, s’est répandue depuis quelques années dans presque toute l’Espagne. L’importation n’a pas été directe. On sait que les habitans des provinces du Nord, et particulièrement de la région pyrénéenne, émigrent en grand nombre dans les républiques de l’Amérique du Sud. Ils y ont porté leurs coutumes, leur langue et leurs jeux. Les Espagnols de la Castille ou de l’Andalousie émigrés avec eux ont appris la paume à Santiago, à Buenos-Ayres, à Lima, à Rio-de-Janeiro, et l’ont acclimatée, plus tard, dans la mère patrie. Aujourd’hui, les joueurs espagnols sont au moins les égaux des joueurs basques, les frontons se lèvent d’un bout à l’autre de la péninsule, et Madrid, déjà, en compte cinq ou six. Un seul d’entre eux, celui de Fiesta-Alegre, a coûté 750 000 piécettes. Enfin, ce soir, qui est mon dernier soir à Saint-Sébastien, j’assiste au défilé des petits miquelets d’Alphonse XIII, de ce bataillon d’enfans de Saint-Sébastien, formé sur le désir du jeune roi, et qu’on appelle ici : El batallon infantil. Je le vois dans tout son éclat, au milieu d’une retraite aux flambeaux, — car il est entendu que nous sommes toujours en fête, — et je suis surpris de la tournure militaire de ces gamins de dix à quinze ans. Ils sont armés de fusils Mauser, modèle réduit, vêtus d’une tunique bleue, d’une culotte rouge, chaussés de jambières et de brodequins noirs et coiffés du béret. La tentative, qui eût peut-être échoué ailleurs, et tourné vite au ridicule, a réussi dans ce pays essentiellement militaire. On a flatté le peuple basque en lui demandant d’habiller ses enfans en soldats, de les conduire à la parade et de les faire manœuvrer sous les yeux du roi. Toutes les classes de la société sont représentées dans les rangs et dans les cadres du bataillon. Ils passent, au pas relevé, éclairés par les torches et les lanternes de couleur, tous sérieux : les 8 trompettes, les 20 tambours et le tambour-major qui s’appelle Nicolas Aguirre, les 26 musiciens, qui ne savent que trois airs, la marche royale et deux autres, les 400 sous-officiers, caporaux et simples lignards, la blonde et jolie cantinière de douze ans, Constantina Serfo. La population de Saint-Sébastien les regarde avec tendresse, les reconnaît, les nomme, et les suit à travers la ville. Moi, je les regarde aussi avec plaisir parce qu’ils sont jeunes et de bonne mine, avec un peu de mélancolie quand ils s’éloignent et s’effa- cent, en songeant à tant d’efforts que font les rois pour se faire aimer, et à cette œuvre nécessaire, presque simple autrefois, presque impossible aujourd’hui, de l’union des esprits.


IV. — LOYOLA


Bilbao, 16 septembre.

Je pars de Saint-Sébastien par le train de huit heures du matin, ligne de Madrid, et, deux heures après, je suis à Zumarraga, qui est un gros bourg pyrénéen, avec des maisons à long toit, des plumets d’arbres pointant au-dessus, des hommes qui ont l’air contens de vivre et un bruit d’eau courante, la cigale de ces pays-là. Les moulins se taisent, parce que c’est dimanche. Une diligence attend les voyageurs, ou plutôt les voyageurs attendent une diligence à cinq mules, qui porte, sur son coffre, écrit en lettres rouges : Zumarraga, Azcoïtia, Loyola, Azpeïtia. Je suppose que les modèles se sont transformés, depuis Dumas et Théophile Gautier, car la voiture ne ressemble aucunement à celles que nous voyons, dans les illustrations des voyages en Espagne, rouler dans un nuage de poussière, au tournant d’un précipice. La nôtre s’en va doucement, au trot des mules maigres. Le mayoral est en blouse, et j’ai l’honneur d’être assis à ses côtés et de jouir de l’encouragement paternel qu’il jette à son attelage, blasé sur les tendresses et les sévérités du conducteur : Macho! Macho! Cela veut dire simplement : « Mulet! mulet! »

La route est jolie. Il fait grand soleil. Nous suivons le torrent de l’Urola, et, comme les montagnes, presque toutes égales, dévient alternativement l’eau du Gave, tantôt à gauche, tantôt à droite, du bout de leurs pointes vertes, nous changeons d’horizon à chaque moment, l’essence du paysage restant partout la même : des croupes de maïs, des taillis en pente raide déjà nues par l’automne, des sommets d’herbe rase, une maison çà et là, et des ponts d’une arche, pointus en leur milieu, et si anciens que les parapets sont tombés et qu’on ne voit plus qu’un petit sentier de cailloux, montant et descendant au-dessus des remous coupés de roches. Verdure, moissons, bois escaladant les cimes, voiles de brume dans les fentes d’ombre où coulent des cascades : sommes-nous en Tyrol, en Suisse, ou près de Pistoia, dans les hautes vallées de l’Apennin? On peut choisir entre les trois. La physionomie propre du pays basque s’affirme plus nette dans Azcoïtia. La vieille Espagne héroïque y a laissé un des plus farouches monumens que je connaisse : le palais du XIIe siècle des ducs de Grenade, un simple quadrilatère de hauts murs se levant parmi les maisons, mais construit en pierres d’un brun fauve, polies, luisantes comme l’émail et résistantes comme lui. La famille l’habite encore pendant les mois d’été. Nous passons. Les armoiries de haut relief, seul ornement plaqué sur la façade nue, sont recouvertes d’une draperie de deuil. Et peu après, au milieu d’une vallée semée de maïs, barrant tout l’espace entre les collines, coupant la plaine en deux, l’immense couvent de Loyola m’apparaît, longues murailles blanches, coupole au-dessus, qui se dessinent sur le fond bleu de montagnes lointaines. La première impression est une impression de grandeur et de sévérité. Je ne connais pas encore l’Escorial, mais je suis sûr que Loyola lui ressemble un peu. Il est en harmonie avec les lignes régulières du paysage. Pas de bois, pas de couleur violente sur les pentes des montagnes ; à peine une dentelure de clochetons au bas de la coupole. Rien ne fixe la curiosité des yeux qui cherchent. On éprouve la sensation de dépaysement, le secret malaise que nous cause d’abord cette chose si peu humaine : la majesté simple. Il faut se faire à cette vue grave. Je m’y fais par degrés. Cinq minutes ne sont pas de trop. La voiture dépasse le couvent, franchit l’Urola, et me laisse devant un péristyle très orné, auquel on accède par un escalier à plusieurs branches, et dont les rampes de pierre sont gardées par des lions. C’est l’entrée de l’église publique, avançant au milieu de la façade blanche, haute de quatre étages, toute pareille à celle qu’on aperçoit en venant d’Azcoïtia. Près de moi, des dahlias maigres, deux corbeilles de zinias fanés, entourés de haies basses d’aubépine; puis l’avenue, parallèle au couvent; puis deux charmilles de marronniers, pour les pèlerins d’été; puis la plaine qui continue, vert pâle, déserte de ce côté comme de l’autre. Un jardin peu soigné, celui des Pères Jésuites. L’ordre n’est pas contemplatif, cela se voit de suite. Il est militaire. Les maisons qu’il construit pour lui ont l’air plus ou moins de casernes. Aucun luxe d’alentours. Pourvu qu’une bonne route y conduise, et permette d’aller par le monde, cela suffit.

Je veux visiter le couvent, et je vais à l’extrémité du long bâtiment, où est la porterie. Je me sens méditatif et songeur. Le Père qui m’ouvre ne l’est pas : un Espagnol blond, tout jeune, à physionomie virginale et souriante.

— Vous voulez visiter, monsieur? Très bien, le Père « ministre » va être prévenu. Entrez dans le parloir.

Le parloir est une vraie cage de verre, dont les barreaux sont peints en jaune. Il a de larges fenêtres ouvertes sur les jardins, un vitrage qui le sépare de la porterie, un autre donnant sur l’intérieur du monastère, et au travers duquel j’aperçois de grands escaliers clairs, un corridor, de jeunes abbés qui passent, le parapluie de coton sous le bras. Ce sont des novices, me dit le portier, qui partent pour la promenade.

Le Père ministre se faisant attendre, je traverse la porterie, et je m’arrête sous une galerie, en face de la maison patrimoniale des Loyola, « Casa solar de Loyola, » qui est enchâssée dans le monastère, et, toute grande qu’elle soit, n’en occupe qu’une minime partie. Elle était carrée, avec quatre tourelles flanquant les angles. Le mur qu’on voit encore est en pierre de taille et sans autre ouverture que la porte jusqu’au premier étage, en briques depuis le premier jusqu’au toit. Et ces briques formant des dessins, leur couleur rose, les fenêtres régulièrement disposées, l’entablement orné du toit, font un couronnement de palais à ces soubassemens de forteresse-. L’unique porte est ogivale, surmontée d’une inscription et des armes des Loyola, qui sont curieuses : une chaudière fermée, entre deux loups. La chaudière, d’après les vieux auteurs, voulait dire ; « Gens de noblesse, vous êtes riches, et vous avez le droit de lever des troupes à vos frais. » Les loups, qui ne mangent pas, signifiaient : « Gens de noblesse, vous êtes pauvres sous le harnais de guerre. » Je songe que c’est par cette ouverture qu’à la fin de mai 1521 des soldats français apportèrent sur leurs épaules le fils de la maison, un jeune capitaine, leur ennemi, dont ils avaient admiré le courage au siège de Pampelune. lñgo de Loyola n’était pas un saint à ce moment-là. Ses deux jambes ayant été brisées une première fois par les éclats d’un boulet, une seconde fois par les secousses de la litière, furent, paraît-il, mal ressoudées par le chirurgien d’Azcoïtia. « Qu’on me les recasse une troisième fois, dit Iñigo : avec de pareilles jambes, je ne pourrais plus porter des bottes fines. » Il était alors, ajoute un auteur espagnol, extrêmement élégant et ami des belles fêtes. Je vois en esprit la bonne dame de Loyola, Basquaise émaciée aux cheveux gris, toute fanée par les treize enfans qu’elle avait eus, cherchant sans les trouver les volumes de chevalerie que son fils blessé demandait pour se distraire. On lisait peu dans le palais, et en ce temps-là. Toute la bibliothèque se composait de deux livres : la Vie de Jésus-Christ et la Fleur des Saints. Iñigo dut partager ses temps de convalescence, — et ce fut long, — entre la méditation de ces pages, qu’il étudiait le jour, et la contemplation des étoiles, qu’il regardait pendant des nuits entières, et qui lui donnaient une idée très petite de lui-même et de la terre. Quand il sortit de son palais, il ne pensait plus à chausser de jolies bottes fines. Il était vêtu d’un sac, dénué d’argent, renié par son frère aîné, décidé à faire de grandes choses, il ne savait lesquelles, et n’ayant changé que de maître, chercheur d’aventures braves au service de Dieu, comme il l’avait été avec l’épée au poing.

Je songe à ces fragmens d’histoire qui me reviennent, mal soudés eux aussi, et à cette énergie des hommes du XVIe siècle, dont les méditations avaient des conclusions autrement viriles que les nôtres, et qui ne connaissaient pas cette crainte du ridicule devant laquelle nous humilions tant de nos actes et tant de nos pensées.

Ce sac-là, par exemple, mon ami, je sens bien que je n’aurais jamais osé le mettre, fût-ce au XVIe siècle, et pour aller en pèlerinage à Montserrat.

Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée du Père don Ramon Vinuesa, un grand maigre, aux yeux enfoncés, qui doit être une âme tendre à qui la vie du cloître a fait une enveloppe austère, et qui rit, d’un sourire mince, en me voyant si grave devant la porte, la chaudière et les deux loups.

— Vous m’avez « espéré » quoique temps, me dit-il en français, cependant j’en ai bien peu à vous donner. Je prêche une retraite à des laïques, et dans une demi-heure je dois être à eux. D’ici là, je suis à vous.

Nous montons au premier étage de la Santa Casa, qui n’est, à vrai dire, qu’une succession de petites pièces, basses d’étage, aux plafonds très ouvragés, transformées en chapelles. On y garde des reliques et des souvenirs de toutes sortes : deux lettres de saint Ignace, encadrées; un portrait, d’après Coello, copie d’un tableau qui se trouve à Madrid, et où le saint est représenté avec le visage plein, le front large, les yeux bridés et doux, le nez aquilin si commun dans la noblesse espagnole ; la chasuble que portait saint François de Borgia, le jour de sa première messe, et qu’avait brodée sa sœur, Anne de Borgia et d’Aragon; des meubles de la famille de Loyola, qui habita deux siècles encore le palais après la mort du saint.

Nous suivons les immenses corridors blancs, éclairés par des cours intérieures, sur lesquels ouvrent les cellules des religieux. Le P. Vinuesa pousse une porte, çà et là, et je vois la cellule classique, avec l’alcôve, deux chaises, une table chargée de livres. Nous montons encore, et j’entre dans la bibliothèque, pleine de lumière, de belle lumière tombée d’un ciel de montagnes. Oh ! la réjouissante et savante odeur des reliures de cuir! Est-ce le vieux papier? n’est-ce pas plutôt la pensée humaine, comprimée et serrée comme une fleur entre les feuillets, qui répand ce parfum : parfum de vie, puisqu’il enivre? Je me sens là un peu chez moi, et je m’attarde. Je demande :

— Est-il possible de voir la salle où s’est réunie récemment ce que vous appelez, je crois, la « congrégation générale »?

— Très facile. Nous y touchons. Elle est encore meublée.

— Quand a eu lieu la dernière élection du général de l’Ordre?

— En 1892, le premier dimanche d’octobre. Ne pouvant se faire à Rome, elle s’est faite ici.

Une longue salle, presque sous les combles, très éclairée, comme la bibliothèque. Sur les murs, blanchis à la chaux, des tableaux religieux de valeur médiocre. Des pupitres noirs, tout semblables à ceux des élèves de nos écoles primaires, sont disposés sur deux rangs, en forme de fer à cheval. En face, la petite table de bois blanc du président, avec la sonnette de cuivre. Il y a en tout 73 places. Des cartes, fixées aux pupitres, indiquent le nom de chacun des délégués. Je m’approche, et je lis : P. Antoninus Cordeiro, elector Lusitaniæ; — P. Clément Wilde, elector Neerlandiæ; — P. Ambrosius Matignon, elector Franciæ; — P. Petrus Gallwey, elector Angliæ... Presque tous les pays du monde étaient représentés là.

— Vous n’avez pas tout vu, me dit le Père ministre. Nos congrégations générales ont quelque ressemblance avec les conclaves. Les électeurs ne sortent qu’après l’élection faite. Regardez cette petite salle, à côté, qui n’a d’entrée que par ici. Le jour de l’élection, on y a mis du pain sec et de l’eau. Les délégués entendent une messe à cinq heures et demie du matin, font une heure de prières, prennent leurs places dans la salle de vote, et sont enfermés à clef jusqu’à la nomination du général.

— Et la dernière fois?

— Personne n’a touché au pain ni à l’eau. Tout était terminé à dix heures, par l’élection du P. Martin.

Nous descendons par un nouvel escalier. Le P. Vinuesa s’excuse encore, prend congé de moi avec une politesse d’homme du monde espagnol, ce qui n’a rien de banal, et ajoute :

— Vous devez traverser au moins la grande église du monastère. Vous la trouverez, je vous en préviens, riche et « un peu rococo ». Nous avons bâti beaucoup de nos églises à une époque où régnait le mauvais goût, et nous lui avons payé tribut.

Il avait raison, ô colonnes de marbre tordues, frontons énormes qui les faites plier, pierres admirables enlaidies de mosaïques !

Je sors de Loyola avec une impression assez différente de celle que j’avais eue en l’apercevant, de loin, du bout de la plaine. Il m’avait paru surtout très sévère. A présent, il me reste une vision de grands escaliers clairs, de salles blanches, où la lumière entre à profusion. Et je comprends de moins en moins pourquoi les Guides s’obstinent à surnommer ce monument, remarquable par son immensité, ses belles lignes droites et par les souvenirs qu’il renferme ou qu’il rappelle, « la perle du Guipuzcoa ». La perle? On dirait avec la même justesse : « Le gentil Saint-Pierre de Rome. » Mais les Guides ne sont pas faits pour être ouverts en voyage : j’ai eu tort d’ouvrir les miens.

Au bas du grand escalier, un panier attelé en poste m’attend. Je l’ai loué à l’auberge voisine, car je veux me rendre à Bilbao sans regagner la ligne de Madrid. Je prendrai la route de montagne, je descendrai sur un village perdu qui se nomme Elgoïbar, et de là, par un chemin de fer à voie étroite, j’arriverai, cette nuit, dans la capitale de la Biscaye.

A peine la voiture a-t-elle tourné à droite, au milieu d’Azcoïtia, et dépassé les dernières maisons, que je sens s’éveiller l’émotion des grands paysages, le frisson délicieux qui nous avertit et dit : « Regardez, écoutez, abandonnez votre âme, voici la beauté pure! » La route n’était que jolie ce matin : celle-ci est admirable. Bordée de hêtres trapus qui joignent leurs branches pour former l’ogive, pavée de cailloux et de poussière, cloître blanc et vert lancé dans l’espace, elle remonte, elle va, contournant les montagnes, entre une pente qui se lève, hérissée de bois, et l’abîme d’un gave invisible. Des arbres que nul n’a plantés, que le vent d’hiver émonde seul, couvrent les deux murailles de la profonde gorge ; ils descendent, pressés en houles, cimes rondes des chênes et des noyers, aigrettes blondes des bouleaux, écume rouge des cerisiers sauvages ; ils se voilent, tout en bas, d’un peu de vapeur bleue; ils remontent, en face, jusqu’aux forêts de sapins qui ombrent les sommets. Le soleil tombe par larges bandes sur ces masses de verdure. Un parfum puissant, le souffle des terres boisées, remplit les vallées, déborde les crêtes, se déverse dans le vent, et va réjouir le monde. Ceux qui le boiront ne sauront pas de quelle coupe divine il est sorti. Et je ne presse pas les chevaux, qui vont doucement, et je devine aux lignes de peupliers, tremblans au fond du gouffre, le cours de ce torrent qui n’a pas de nom pour moi, et je vois grandir la lumière, et à chaque détour de la route, les lointains s’élargir.

Cette belle montée dure deux heures. La descente se fait parmi des terres cultivées, des vergers, des fermes assises sur des prés en bosse, où l’herbe, piétinée par les moutons, semble avoir conservé l’humidité des neiges anciennes. Elgoïbar s’agite encore aux derniers rayons du soleil. Les hommes achèvent une partie de paume, sur la place; des filles, en taille rose, promènent des bébés blancs sous les arcades, et regardent les joueurs; au bord de la rivière, qui coule d’un seul jet, de vieilles maisons de bois surplombantes, étayées, vermoulues, éventrées par le temps et peintes par la mousse, laissent pendre et flotter des bardes éclatantes. Je passe là une demi-heure, accoudé au parapet d’un pont, à faire en esprit des aquarelles. Puis je monte dans le train. La nuit est toute venue.

Comme le milieu est différent! Que je suis loin déjà de Saint-Sébastien, que j’ai quitté ce matin! Le long wagon de première classe, sans séparations, contient, je pense, quarante voyageurs, mais pas un touriste, pas un « baigneur » : des industriels, des propriétaires de mines, des avocats, des occupés, qui causent de leurs affaires. Je sens avec délices l’inquiétude et la fièvre de la vie, car les hommes qui s’amusent ne vivent qu’à moitié, il leur manque cette vigueur de ton, cette passion de l’intérêt qui rapproche les gens de conditions diverses, les met aux prises, et les met en valeur, l’un par l’autre, jusqu’à donner une physionomie, une conversation au plus obscur travailleur. Mes voisins parlent tout haut, par petits groupes serrés autour des piles de valises : « Voilà qu’on ouvre la ligne de la Robla à Valmaceda. Excellent pour nos houilles ! Tout cela va augmenter encore l’importance de notre Bilbao. — Oui, quand les digues de pleine mer seront achevées, nous aurons le plus beau port du Nord. Savez-vous que nous exportons à présent plus de trois millions de tonnes de minerai? — Santander ne s’en relèvera pas. Je vous verrai demain à Portugalete? — Non, je vais aux mines. » Dans l’angle, en face de moi, une scène amusante. Un jeune homme s’avance, du bout du wagon, pour saluer une famille composée du père, de la mère et des deux filles. La mère, qui doit avoir une quarantaine d’années, a conservé des yeux magnifiques, ce qu’il faut de taille pour s’habiller en jeune, et l’humeur vive de ses vingt ans qui étourdit ses grandes filles muettes. « Buenas noches, doña Rosalia! » Elle tourne la tête vers celui qui la salue ainsi, et, de l’air d’une déesse offensée : « Je suis donc bien vieille, que vous m’appelez doña? Si vous voulez que je vous écoute, dites, je vous prie, Rosalia tout court. » La coutume veut, en effet, dans cette Espagne où la courtoisie prend vite une forme affectueuse et familière, qu’un homme supprime le « Madame » dès qu’il a fait deux ou trois visites dans la maison. « Vous avez raison, Rosalia : je ne l’oublierai plus. »

Nous courons, dans la nuit, à travers des gorges, des vallées, des massifs de rochers percés de tunnels ; la lune pose la corne de son croissant sur la bruyère des crêtes ; j ‘entrevois des villages éclairés à l’électricité, des fenêtres rouges d’usines, des cheminées de forges, des moulins, aussitôt disparus derrière une vague nouvelle de cette terre montueuse. A dix heures du soir, je descends dans un Terminus-hôtel, très vaste, tout neuf, illuminé selon Jablochkoff, possédant l’ascenseur hydraulique et le peloton des garçons en habit, rangés sur deux lignes, et dont les masques graves, les mêmes en tous pays, bleuissent sous les lampes. Je ris, malgré moi, en entrant. Ce contraste entre le matin et le soir! Ce mot aussi, qui me revient, d’un Perrichon français arrivant dans un hôtel tout semblable, à Naples, et disant, un peu intimidé par la solennité de l’accueil : « Est-ce singulier, de se recevoir ainsi, entre hommes ! »

Au fond, il avait raison, c’est singulier. Je m’endors en méditant cette parole profonde d’un homme qui avait de la philosophie, et n’y prétendait pas.

V. — LES BORDS DU NERVION. — L’AUTEUR DE « PEQUEÑECES. »


Bilbao, 17 septembre.

Le premier coup d’œil sur Bilbao confirme mes pressentimens : la ville s’épanouit, déborde ses modestes limites primitives, devient une grande ville maritime. Les Guides lui accordent 35 000 habitans : elle en a 70 000 et même 10 0 000, si l’on compte la population des agglomérations voisines, pauvres bourgades autrefois, qui sont aujourd’hui de petites cités ouvrières de 10 ou 12 000 âmes, et peuvent être considérées comme les faubourgs de la capitale. Le quartier neuf, sur la rive gauche du Nervion, est extrêmement joli, largement ouvert, composé de hautes maisons aux teintes claires, dont les façades, au premier, au second, quelquefois au troisième étage, sont garnies de miradors vitrés. Les rues sont égayées par le miroitement de ces balcons fermés, derrière lesquels apparaissent des fleurs, des tentures, des cages dorées, ou des vêtemens de pauvres qui sèchent et des têtes curieuses qui regardent. La promenade du Campo Volantin, sur l’autre rive, est bordée d’hôtels qui rappellent ceux des Champs-Elysées. Partout il y a du mouvement, des gens qui marchent, comme des Américains, avec une seule pensée, des crieurs de journaux, des tramways qui passent. Les fils de téléphone et de télégraphe font des fumées droites sur le ciel. Aux deux côtés du fleuve, qui est étroit, jaune et profond, sont rangés des vapeurs, chargeant ou déchargeant : pas un voilier.

Je gravis, pour avoir un coup d’œil d’ensemble, un escalier interminable, au bout du vieux Bilbao. Il y a, je pense, un mendiant par marche, mais aucun n’est « drapé dans ses haillons. » Ce sont de simples habitués de la misère universelle, tendant la main comme ailleurs, remerciant un peu mieux. Tout en haut, un cimetière d’une tristesse infinie : une allée de cyprès ; un grand cloître dont les murs contiennent des centaines de niches, creusées dans leur épaisseur, toutes égales, toutes disposées en lignes et recouvertes de la même plaque de marbre noir ; une sorte de jardin inculte, au milieu, massif humide de chèvrefeuilles, d’églantiers, d’herbes folles, et, sur la porte, cette inscription : « Ici finissent les plaisirs des méchans, et commence la gloire des justes. » Je me rappelle le campo santo de Milan, celui de Messine, celui de tant de villes italiennes, si blancs, si bien sablés, si lumineux, qui donnent de la mort une idée moins affreuse et moins juste. Je sors, et je gagne la campagne. C’est bien cela : une ville établie sur deux suites de collines, à gauche et à droite d’un fleuve Condé qu’elle étreint, plus sombre dans ses vieux quartiers, rose dans ses nouveaux, enveloppée d’autres collines en cercle, qui s’élèvent à mesure qu’elles s’éloignent, jusqu’à devenir montagnes, et sur lesquelles on distingue, après bien des vergers, bien des maisons de banlieue, vertes pour trois pieds de vignes, des pentes arides, crevassées, que tachent par endroits, comme des taupinières monstrueuses, les rejets de terre des puits de mines.

Deux lignes de chemins de fer conduisent à l’embouchure du Nervion. Je prends l’une pour revenir par l’autre. Un vrai type de fleuve ouvrier, ce Nervion, tourneur de roues, déversoir d’un nombre incroyable de chaudières, emprisonné longtemps par des quais, dragué dans sa partie basse, battu en tous sens par l’hélice des vapeurs. Ses eaux ne sont pas pures. Les poètes bucoliques ne chanteront pas ses rives, hérissées de tant de cheminées d’usines, en un point, qu’on se croirait sur la Tamise, et qu’un nuage violet sombre y demeure toujours pendu sous l’azur ou le gris du ciel. Mais comme il est fort, actif, utile ! Comme elle est belle, la baie où il se jette, toujours coupée de navires qui viennent, qui partent, qu’il a portés ou qu’il portera bientôt ! Voici Portugalete, à gauche, une ville industrielle avec deux ou trois rues et un quai couverts de maisons de luxe, pour les baigneurs d’été ; Las Arenas, sur l’autre rive, simple station balnéaire, de création récente, dont les villas aux toits de tuiles rougissent parmi les pins. De l’une à l’autre, il y a un pont, mais d’un modèle nouveau : on ne passe pas dessus, on passe dessous. Il a été lancé sur le Nervion, en 1893, par un ingénieur français, M. Arnodin, réalisant une idée originale d’un architecte espagnol, M. de Palacio. Deux tours de fer, découpées comme la tour Eiffel, soutiennent des rails en l’air, à quarante mètres au-dessus du niveau des plus hautes mers. Des câbles descendent de là, qui tiennent au bout de leurs griffes une assez grande cage à banquettes, si bien accrochée, si bien défendue par eux contre les écarts possibles que, n’ayant d’appui que tout là-haut, elle glisse, elle franchit le fleuve, à quelques pieds des lames, sans subir la moindre oscillation, même aux jours de tempête. Je passe le Nervion sur cette machine, en compagnie de plusieurs très jolies femmes et d’une charrette à bœufs, tout attelée et pleine de lits et d’armoires : un déménagement de paysan.

— Regardez, me dit un industriel, M. V…, à qui je suis recommandé. Tout cela, c’est l’œuvre de vingt ans. Bilbao dans le Nord, Barcelone dans l’Est, prouvent que l’Espagne est capable de rapides progrès industriels, et que certaines de nos races, tout au moins, ne sont pas douées seulement pour le travail des champs, mais pour ceux de la mine et du métier. Nos chemins de fer commencent à pénétrer au cœur de nos montagnes. Nous avons vingt mille hommes, là-haut, autour des puits.

— Mécontens ou heureux?

— Ils se plaignent moins de leur salaire que de l’exploitation des logeurs et des cantiniers. Cela suffit pour que le socialisme les tente, et fasse des recrues parmi eux. Grave danger, avec le caractère espagnol, si âpre, si énergique : souvenez-vous de Barcelone... Grave aussi parce que la propagande des idées subversives rencontre peu d’obstacles dans une foi diminuée. J’aime mieux ne pas toucher ce sujet triste. Vous vous apercevrez assez vite qu’il y a une lacune grave dans l’éducation morale de l’Espagne. Je préfère vous faire observer ceci : quand vous rencontrerez, dans le Sud où vous irez, une industrie florissante, un établissement bien tenu, une exploitation modèle, demandez de quel pays est le maître. Une fois sur deux, on vous répondra : « Il est des provinces du Nord, » ou : « Son père en était. »

Je rentre à sept heures du soir. Il fait nuit. J’avais essayé, le matin, de rencontrer l’illustre auteur de Pequeñeces, le roman de mœurs madrilènes dont une traduction partielle a paru dans le Journal des Débats. L’occasion s’était ainsi offerte à moi de visiter le collège du Deusto, le plus luxueux que j’aie jamais vu, espèce d’université libre, dont les élèves vont passer leurs examens, de droit ou de lettres, à Salamanque, mais on m’avait répondu : « Le P. Coloma est aux eaux, il ne reviendra probablement que dans deux ou trois jours, et vous serez parti. » Au moment où j’arrive au Terminus, le téléphone m’avertit que le jésuite-romancier est de retour depuis une heure, et qu’il m’attend. O chance du voyage ! Je cours, en songeant à la préface de M. Marcel Prévost et aux allusions qu’il fait à la vie, dans le monde, du P. Coloma.

Je trouve un homme d’un peu plus de quarante ans, assez grand, assez fort, d’un accueil très simple. Il a le visage carré, les traits réguliers, les sourcils nets et noirs, et une expression habituelle de lassitude, ou plutôt, il est de ces maladifs qui ont une physionomie à éclipses. Le jeu instinctif des muscles est devenu un effort chez eux. Mais dès qu’il parle, les yeux s’animent. Le sourire est fin, spirituel, je dirais presque : involontairement mondain. On sent très bien que ce religieux a souri dans un salon.

Nous causons littérature. Il me montre son manuscrit en cours de publication : de petites feuilles couvertes d’une écriture serrée, au crayon. « Je corrige beaucoup, me dit-il, je fais au moins trois copies de chacun de mes ouvrages. Et quand j’ai fini, je suis mécontent. » Il parle d’abord en français, mais bientôt l’idiome maternel l’emporte, et il me dit, dans un espagnol nerveux, abondant, que j’ai peine à suivre : — On a voulu faire de ma vie un roman... des gens qui ne me connaissent pas... C’est pourtant bien simple. Si vous avez le temps de m’écouter cinq minutes, la voilà, ma vie !

Et j’écoute, et j’attrape au vol cette autobiographie :

— Je suis né à Jerez de la Frontera, en Andalousie, le 9 janvier 1851. Mon père était médecin. Il se maria deux fois, et eut vingt-deux enfans. Je suis le troisième de la seconde femme. Vers douze ans, j’entrai à l’Ecole royale de marine. J’aurais voulu être. officier. J’en sortis, au bout de cinq ans, avec le titre de guardia marina. Mais mon père s’opposant à ce que je suivisse cette carrière, je laissai là la marine, et je commençai mon droit, à Séville. J’avais dix-huit ans. Entre dix-sept et dix-huit, à la maison, chez mes parens, année de repos, j’écrivis ma première nouvelle : Salaces de un estudiante. Le prologue est de Fernan Caballero, Andalouse, comme vous le savez, avec laquelle ma famille était très liée, et qui fut pour moi comme une grand’mère. Elle corrigeait mes devoirs de style au collège ; elle corrigea de même mes essais de jeune homme, et les présenta au public. En vérité, je crois que cet ouvrage est bien ignoré aujourd’hui. Le seul exemplaire que j’en connaisse est aux mains de mon élève préféré, le deuxième fils du duc de Granada (‘celui dont j’avais vu le palais à Azcoïtia). Vers dix-neuf ans, je publiai mon deuxième roman, dans El Tiempo, un journal de Madrid. Il s’appelait Juan Miseria. Je l’ai depuis réédité, avec corrections ecclésiastiques. J’allais alors beaucoup dans le monde, et je l’aimais. Je parle du monde élégant, de la bonne société, vous me comprenez? Rien ne me forçait à écrire, et, jusqu’à mon entrée en religion, à vingt-quatre ans, je ne publiai plus qu’une autre toute petite nouvelle. Alors, me sentant la vocation, et les jésuites étant, à ce moment, chassés d’Espagne, je partis pour la France, et je fis mon noviciat dans le département des Landes. Je savais un peu le français, qu’une de mes sœurs m’avait appris, et j’arrivai à posséder assez bien votre langue, sauf à perdre plus tard ce commencement d’habitude, comme vous voyez. Il n’était plus question de littérature, mais de philosophie. Il en fut ainsi pendant les cinq ans de mon séjour en France, et même après mon retour en Espagne, où je professai, pendant l’année scolaire de 1878 à 1879, un cours de droit romain, à la Guardia, en Galice. Je ne repris la plume qu’en 1883. Mes supérieurs me demandèrent, vers cette époque, d’écrire dans une revue mensuelle qui s’imprime ici, et qui tire à quinze mille exemplaires : El mensajero de el Corazon de Jésus. Je le fis, j’écrivis de courtes nouvelles, Gorriona, Pilatillo, Mal-Alma, plusieurs contes pour enfans. J’étais connu de la clientèle du Messager, et d’un groupe de lettrés et d’artistes, mais inconnu du grand public. Il vint à moi tout à coup, et j’en fus surpris, lorsque je publiai Pequeñeces, en 1890. Tous les journaux s’occupèrent du roman, soit pour le louer, soit pour le critiquer ; on voulut mettre des noms propres sur le visage de chacun de mes héros, et, comme toujours, on réussit à faire une légende autour du livre et de l’auteur. Qu’a-t-elle de vrai ? Évidemment, je me suis servi de mes souvenirs de jeunesse pour composer Pequeñeces. Mais, désigner des personnes, je ne le pouvais, ni ne le devais. J’ai essayé de montrer certains maux trop réels de notre société, au moyen d’une fable inventée. Voilà tout. Je ne m’attendais pas à tant de vacarme. En très peu de temps, j’eus cinq éditions, la première tirée à cinq mille, chacune des quatre autres à huit mille exemplaires, ce qui est beaucoup en Espagne, où on lit peu, et des traductions anglaises, portugaises, allemandes, italiennes, françaises… À présent, cette grande vogue passée, je travaille paisiblement à une série de portraits du XVIIIe siècle, retratos de antaño.

Il s’arrêta un moment. L’unique lampe, posée entre nous deux, sur le bureau de travail, éclairait le visage du P. Coloma. Je le vis devenir grave, un peu triste même :

— Pour me punir de mon roman, dit-il, on en a fait un de ma vie. J’ai vécu dans le monde, il est vrai. Un jour. Dieu fut bon, et m’appela. C’est tout ce qu’il y avait à dire. Le reste n’est qu’indiscrétions. Laissons dormir les morts.

Il ajouta, souriant de nouveau :

— Tout cela importe peu. Je cherche à faire œuvre utile. Mes livres achevés, je les oublie. J’en demande autant pour ce qui me concerne. Je suis un écrivain par ordre, et, dans un sens, malgré moi… Vous devez aller à Santander ?

— Demain matin.

— Il y a là deux des plus grands écrivains de l’Espagne contemporaine, d’écoles très différentes, Perez Galdos et José Maria de Pereda. Je vous souhaite, monsieur, de les rencontrer tous les deux…

Je m’en retournai, par un clair de lune qui faisait pâlir les lampes électriques, et criblait de petites flammes l’eau trouble du Nervion. Je pensais à tant de vies humaines, fatiguées, sombres, traînant leur boue, elles aussi, qui n’ont point de beauté par elles-mêmes, et qui s’embellissent une minute, d’un peu de joie qui descend.


RENE BAZIN.