Terre d’ébène/Chapitre XX

Albin Michel (p. 163-168).
XX. Coupeurs de bois

XX

COUPEURS DE BOIS

J’allais chez les coupeurs de bois. La forêt de la Côte d’Ivoire était encore plus bas. Mais le recrutement de la main-d’œuvre se maquignonnait par ici. Pour le chemin de fer et les travaux d’État, le recrutement est officiel ; il n’est que toléré pour les coupeurs de bois. C’est l’un des drames de l’Afrique.

— Ce rôle me crève le cœur, me dit un commandant.

(Les administrateurs sont divisés : ceux qui veulent bien aider au recrutement des coupeurs et ceux qui s’y opposent.)

— Moi je suis contre. Cette année, malgré les ordres, je n’ai donné aucun homme pour la forêt. C’est l’esclavage, ni plus ni moins. Je refuse de faire le négrier.

Comment la chose se passe-t-elle donc ?

Simplement. Le gouverneur de la Colonie prévient par télégraphe l’administrateur du Cercle que M. Chêne, coupeur de bois, est autorisé à recruter chez lui trois cents hommes. M. Chêne arrive.

Si l’administrateur n’a pas d’idées personnelles sur la question, il dit à son interprète : « Va dans les villages et dis aux chefs qu’il me faut trois cents hommes. » L’interprète part et fait la commission. Il n’en dit pas plus, mais les chefs « connaissent manière ». Ils savent que si le commandant n’a pas ses trois cents hommes, eux iront à la boîte. Alors ils les donnent — des captifs, bien entendu.

L’administrateur est-il rébarbatif ? Cela provoque des scènes tragiques dans des résidences de brousse.

— Je vous ferai déplacer ! crie le coupeur.

— Sortez de chez moi ! répond le commandant.

J’assistai à l’une de ces rencontres. Un chef noir était présent.

— Écoute, ma commandante, disait-il, le 1er  janvier, j’ai payé ton impôt. Tu m’as dit : « Plante du cacao. » J’ai planté du cacao. Tu vois qu’on t’obéit. Si tu me dis : « Envoie des hommes tirer les billes pour M. le coupeur de bois », je t’enverrai les hommes, parce que je sais que tu peux me faire du mal. Mais les hommes y en a criver.

— Je ne te commande rien, fit le commandant, tu entends bien : rien.

— Alors mes billes vont pourrir ? Vous êtes témoin, monsieur, de la façon dont on aide les colons.

— On pourrait peut-être remplacer les hommes par des tracteurs ? dis-je.

— C’est vous qui me donnerez l’argent pour acheter les tracteurs ?

La France est riche. Les colonies sont riches, mais nous n’avons pas la mentalité que l’époque nous commanderait d’avoir. Les capitaux se défient des affaires coloniales et le Français, dans ses plus riches mines d’or, travaille encore à la petite semaine ! L’Anglais a tout, les Belges ont tout ; nous n’avons, nous, que le moteur à foutou ! (le nègre).

Alors, que voit-on ? On voit la foire aux hommes à Bouaké. C’est assez pittoresque. Des malins, au courant des difficultés des coupeurs de bois, montent recruter par tous les moyens en Haute-Volta, dans le réservoir. Connaissant le prix du temps, ils descendent leur marchandise en camions et cèdent les captifs à deux cents francs la tête aux entrepreneurs embarrassés.

Mais il n’y a plus de négriers !


Le coupeur de bois ?

Bientôt les romanciers le dévoreront. Les légendes qui nimbèrent le chercheur d’or attendent le coupeur de bois. Sans lui, l’Afrique serait plus plate ; il est son relief.

Il ne faut pas voir le coupeur à Grand-Bassam. Là, sa gloire n’a d’autre répondant que son compte en banque. Dépouillé de son auréole, il ne brille plus que par ses escarpins vernis. Ces escarpins, il les porte même quand il devrait avoir des bottes de sept lieues. Vous vous imaginez difficilement la sensation que peut produire la vue de deux escarpins vernis s’agitant en pleine brousse sous une voiture renversée. Ainsi, cependant, cet après-midi, ai-je rencontré M. Pujol en tournée de recrutement. Heureusement, il en faut de plus rudes pour tuer un coupeur de bois. M. Pujol allait encore très bien.

Ces hommes, tarabustés par le démon de la fortune, vivant dans un mirage de millions, profilent leur audacieuse silhouette sur un autre champ d’exploits. C’est ici. C’est la forêt.

Si le noir y souffre, le blanc aussi. La vie de chef de chantier est une terrible aventure.

Les forêts de la Côte d’Ivoire ne sont pas des buts de promenade, mais des lieux grandioses et sournois où de la décomposition des feuilles s’élève le parfum de la mort. Comme le nègre, le blanc vit là dans le poto-poto, seul de sa race et souvent flottant dans sa marche. S’il mourait, il devrait s’enterrer lui-même. Les jours de fête, quand il délaisse les conserves, il se régale d’une cervelle de singe. Il lui vient même des idées bizarres. Ainsi l’un d’eux ne crut pas manquer à la bienséance en écrivant le plus sérieusement du monde à la sainte religieuse, directrice de l’orphelinat de Grand-Bassam, pour la prier de lui choisir elle-même une compagne, la plus jolie, parmi ses pensionnaires !

Ces jeunes hommes à qui la force peut finir par manquer mais l’estomac jamais, ne quittent pas la chicotte. Vous les voyez, dans un sursaut de conscience professionnelle, se lever du tronc où, épuisés, ils sont assis et courir rageusement après les déserteurs. Il ne les rattrapent pas tous. Dix mille nègres, ayant fui le tirage des billes, vivent en effet hors des villages, de la vie des singes rouges, entre Dimbokro et Abidjan. Les soirs, un par un, les captifs de la forêt reviennent du chantier au campement, le chef aussi. Triste retour et du blanc harassé et des noirs défaits. Pas un bruit, rien d’autre que le cri rauque du turaco-bleu, un oiseau qui parle avec une voix d’outre-tombe. Alors, le jeune homme de France rentre sous sa toiture de feuilles de bananier. Il monte ses bouteilles d’apéritif sur sa table, et peut-être chante-t-il tous les soirs la chanson de celui-ci, surpris dans sa solitude :


Coupeur de bois,
Qu’entends-tu dans la forêt noire ?
— Je n’entends pas les violons
Comme les heureux de la vie,
Mais dans mon bois j’entends l’écho
De la voix de mon chef Bêté
Tirant sa bille d’Iroko !…