Terre d’ébène/Chapitre XIX

Albin Michel (p. 159-162).
XIX. Marché au coton

XIX

MARCHÉ AU COTON

Voici Bouaké. Nous sommes en Côte d’Ivoire. Tout un village, sacs sur la tête, enfants dans le dos, est en marche vers le marché au coton.

D’où vient-il ? Je ne sais. Comment a-t-il pris son pied la route. Voici : le commandant de Bouaké lui a envoyé un tirailleur.

— Allez ! Allez ! Grouillez, tas de sauvages ! (Vous entendez bien que le tirailleur est un noir comme les autres, mais il parle au nom de l’autorité.) Dix tonnes coton pour marché Bouaké ! Quatre jours pour ramasser lui ; deux jours pour porter lui, grouillez, fanants (fainéants) !

Là-dessus, faisant siffler le manigolo, le tirailleur alla s’installer dans la case du chef. Il demanda la plus belle mousso, puis à boire et à manger. Fort d’une autorité qui le fait l’égal des anciens rois nègres, il confond dans son cerveau les pouvoirs qu’il représente avec ceux qu’il se donne. Il but, mangea, viola, changea de femme. Ces simples arborent si crûment leur majesté sur leur visage que plusieurs jours après on en rigole encore. J’en ai vu un, les deux jambes en équerre, debout et immobile et qui parlait d’une voix tonitruante au milieu d’un village, alors qu’il n’y avait plus un chat autour de lui. « Plus vite… Courir… Service-service !… » disait-il.

— À qui t’adresses-tu ?

Il fit claquer ses rotules et répondit avec une gravité profonde :

— Ordre de ma commandante !

Aujourd’hui, les porteurs de coton se hâtent vers Bouaké. Ils vont d’un pas consentant. Écrasés sous la charge, ils vous sourient. Le tirailleur fait le chien de berger. L’homme, la mousso, l’enfant, tout le monde est de corvée. Ils ne reverront plus leur case de quatre jours, mais ils vont contempler la face du commandant ! Ceux qui apporteront du mauvais coton attraperont, comme de juste, quelques jours de « boîte ». Ils se dépêchent !

La ville est atteinte. Ils s’engouffrent dans la cour de la résidence, déposent leurs sacs, les ouvrent et se rangent. Le tirailleur admire son œuvre et, d’un pas officiel, gagne le bureau du dieu de la brousse. Il se fige dans le cadre de la porte et, la main à la chéchia, lance d’une voix de tonnerre :

— Commandante ! le coton il est aboulé !

Alors commence la cérémonie de la réception. Le commandant sort ; il fouille chaque sac.

Atakoué ! dit-il. Atakoué ! c’est bien ! c’est bien ! va peser.

Les heureux se dirigent vers la bascule contrôlée.

— Va trier ! dit-il à celui-là sur un ton courroucé.

L’homme se retire, vide son sac et sépare le bon du mauvais.

— À la boîte ! s’écrie soudain le commandant. À la boîte ! dit-il aussi au suivant.

Le coton de ces deux-là n’est pas joli, ils s’en vont à la boîte tout seuls. Comprennent-ils que cela leur est dû ?

À la bascule on fait les comptes. Aujourd’hui, le coton se vendra deux francs quarante. L’écrivain trace sur un petit papier : 26 kilos à 2 fr. 40 = 62 fr. 40. C’est la somme que devra leur verser l’acheteur. La confiance règne !

Le tirailleur se tient au milieu de la cour, semblant attendre quelque chose.

— Sanna ! lui dit le commandant, tu as bien travaillé ; tu auras cinquante francs de gratification.

Les cinquante francs doivent lui faire plaisir, mais c’est surtout l’honneur qui transporte subitement Sanna. Son cœur lui monte au visage et ses deux joues battent !

— Merci, commandante ! hurle-t-il. Merci ! Merci ! Merci ! Merci !

Maintenant les nègres partent pour la ville vendre leur affaire. Dans l’allée des Margouillats, les commerçants sont devant leurs comptoirs. Ils ont la mine ironique. Ils semblent dire : « Vous voyez comme l’administration traite les blancs ? » Ils n’ont pas le droit de pister. Le commis noir qui courrait après le vendeur irait à la boîte. Mais il leur est permis d’appeler.

— Hep ! Hep ! Viens par ici ! Soixante-deux francs quarante ? fait un blanc, je te donne soixante-quatre francs. Vends-moi ton sac.

Le nègre fuit. Il veut soixante-deux quarante et non pas soixante-quatre.

Est-il, sur terre, meilleur animal ?