Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)/6

Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)
La Revue blancheTome XIV (p. 200-215).

Terre Promise  [1]
quatrième partie
RÉVOLTE
I

L’un en face l’autre, mais déchirée la chair du lien qui les tenait, l’un en face l’autre, mais un grand trou entre les deux, tristes de mauvaise tristesse, amers, haineux, féroces, la misère les laissa donc, les deux amants, Georgette, Jean, l’un en face l’autre, mais pour combler le vide atroce entre les deux, pour remplacer ce qui souriait là, entre eux, — l’enfant ! dernière lueur qui prolonge l’amour, et qu’on garde allumée toute la vie, toute la nuit, rassurante veilleuse que la mort ne devrait point souffler avant qu’on dorme… — n’ayant qu’un surcroît de rage, de querelle, de dégoût.

S’adoucisse la misère ! Elle peut bien les laisser. Ils se déchireront eux-mêmes.


Seuls… Vous êtes seuls. Les amis sont partis.

Certes, ils furent bien gentils. Leur bon cœur jusqu’au bout vous a accompagnés. Jusque chez vous ! Plus loin encore. Jusqu’au soir…

Là ils vous ont laissés, chargés de bonnes paroles…

De vaines, d’insupportables… — mots qui ne servent à rien… — Si ! Un peu cependant… — bonnes et douces paroles, dont l’ennui même fait ce bien, changement de mal, que fait un linge humide aux tempes d’un fiévreux.

Ils ont fait leur devoir. Fêter le petit mort, consoler les parents…

Maintenant voici le soir… On vous laisse, n’est-ce pas ?

Là, tous les deux l’un en face l’autre. Georgette. Jean.


La nuit. Tout est fini. Les amis sont partis.


Aimez-vous, maintenant.


Soir qui tombe… La fièvre monte et brûle. La lumière qui s’en va saigne douloureusement. La nuit froide gagne pourtant, semble endormir tout cela… Non, déjà plus rien ne saigne ni ne crie à l’horizon. L’ombre, comme une douleur noire, pèse, pèse sur les plaies. La souffrance écrasée s’abandonne, se livre ; une sorte de sommeil, sur elle, s’est étendu.

Soir qui tombe… La fièvre était lasse, sans doute ?

Elle s’est assoupie. Soir qui tombe… D’autres soirs… Et d’autres… L’habitude recoud les chairs déchirées. On peut parler du mal, lorsque lui-même se tait. Déjà l’on ne pleure plus que des larmes venues de loin… de si loin qu’il y a du sourire dedans ! et qu’on ne les reconnaît plus, ces larmes fatiguées, qui ont tant vu, tant vu, et miré tant de choses sur leur face d’amertume, tant de choses… — même de la joie !

Puis le temps, et l’ouvrage. Besogne de chaque jour. Pauvres, il faut travailler. On n’eut pas le temps de s’aimer, on n’a pas le temps de souffrir. En marche ! Sans s’attarder à la tombe des autres, la vie a hâte de vous mener à la vôtre.

Soir qui tombe. Pleurs taris… La douleur cligne des yeux…


Georgette, Jean… la douleur, quand elle sera venue dormir, tous deux, saisis du vide qu’elle laisse en s’en allant, verront que l’amour qui vécut trop avec elle, s’est mis avec, et avec elle, s’en va.


Ils ne le surent pas tout de suite… Tant que la douleur fut là, pleine de leur tendresse, ils ne se virent pas trahis par le meilleur d’eux-mêmes.

Mais comme la chair après les très longues maladies, une âme toute neuve sort des peines très profondes.

Une âme neuve… — Amants qui ne se connaissaient pas…

Depuis longtemps l’union de leurs yeux s’étonnait… Mais ils ne savaient. Confiants l’un dans l’autre, ils s’aimaient.

Georgette, Jean… Ils se serraient l’un contre l’autre de toutes leurs forces, comme pour que le chagrin, entre eux, ne s’en aille pas !

Longues journées, longues soirées, où ils semblaient attendre… attendre…

Longues, longues soirées…

Le silence rôdait autour de la porte close.

Ils n’avaient pas faim, froid non plus, tristes à peine, À peine avaient-ils de pensée.

Ils avaient seulement peur.

Peur comme de petits enfants, perdus en la grande forêt sombre de l’avenir, seuls, tout seuls… comment sortir ? et voici le froid, voici la neige, voici la nuit. Pas un bruit de vie, une lueur d’œil, fumée d’un toit, haleine d’un vivant… Mère ! où es-tu ?

Comme si les enfants, raison de durée d’amour, rendaient à leurs parents une maternité, ils cherchaient dans la nuit la lueur d’une voix… — celle qui si souvent, dans l’ombre, dans la faim, plaintive, demandait : Père ! père ! m’aimes-tu ?

Et mutilés, il leur semblait, vers cette plainte, cette plainte d’enfant qu’ils entendaient toujours, vouloir tendre leurs bras — des bras qu’ils n’avaient plus.


Passent les jours. Le plus gros souci s’en est allé.

Soyez heureux ! Qui vous empêche ? On va mieux vivre.

On aura à manger. Une bouche de moins… Si petite qu’elle soit, c’est toujours quelque chose !

Puis, de l’ouvrage, on en a. Tu vois, femme, je travaille. Ce qu’on espérait, on le peut. J’en ai tant désiré, de l’ouvrage, j’en ai mendié… J’en ai, maintenant.

Mieux valait désirer.

Gagner sa vie, ayant perdu celle des autres… Faible effort, mais un effort rien que pour soi.

Pour soi ! Vaut-on la peine !


Ils languirent maussades. Ce qui vint à eux de plaisir, ils n’étendirent pas la main pour le prendre. L’ouvrage vint, et Pilleux ne rapporta pas l’argent, s’enivra. L’ouvrage manqua, la paresse le retint jusqu’au dernier sou d’en chercher d’autre, — la paresse enseignée aux terribles chômages. Le soleil sourit enfin, pavoisa les campagnes, et jusqu’en les mansardes tiédit la pauvreté ; mais ils n’allèrent pas boire la joie verte des feuilles, la gaîté bleue du ciel, le rassérènement de la terre.

Le goût de la misère demeuré dans leur bouche, le printemps ne l’ôtait pas. L’alcool ne les brûlait que d’une flamme d’un instant, et leurs baisers mêlaient seulement des amertumes.

Goût âcre et tenace de la misère subie, rancœur, bouche mauvaise de ceux qui ne se sont pas vengés, soif d’on ne sait quoi d’âcre, rouge et brûlant qui désaltérerait la bouche jusqu’à l’âme… Remords de tout ce qu’on devait faire…


Qui donc t’a empêché ?

Les petits bras autour de ton cou se sont dénoués. Frêle lien qui ne te retiendra même plus. Première plainte à exaucer tout de suite, avant toute autre, — avant toute l’humanité qui t’implorait !

Songe à elle, maintenant. Agis vite… Tu es libre !

Libre, comme le travail, qui est libre, et qui manque !

Libre ! — Mais que puis-je seul, isolé, désolé ?

Les petits bras autour de ton cou se sont dénoués. Une voix pâle chantait :

— Père, petit père ! Porte-moi jusqu’au monde meilleur !

Elle s’est tue. Vas-y tout seul, au monde meilleur. Vois-tu, c’était trop loin : tu allais si lentement ! Tu te disais : si je n’arrive pas, lui arrivera ! Non. Il était si las… Aller vers l’avenir ! À quoi bon, quand on peut attendre qu’il vienne à vous !

Dans la tombe, on est bien pour attendre toujours. Va tout seul, petit père, tu m’en rapporteras !

Seul pour accomplir ce que des siècles n’ont pas fait, — des siècles, des peuples, tant de révoltes, et tant d’efforts, — ce que rien n’a pu…

Une Révolution… — Laquelle ? la dernière, la grande, la quatrième, la cent millième, ou la première…

Ose répondre : J’y songe.

— Oui, j’y songe… — Les temps n’est-ce pas, ne sont pas venus ?

Et j’attends. Toute l’humanité songe et attend. Depuis des siècles, depuis elle-même, elle essaye, s’ennuie, espère, se secoue, s’élance, s’arrête, retombe, s’endort, et elle meurt. Elle meurt, mais elle songe toujours, et elle attend.

Quand la douleur se fut tassée en ennui sourd, croûte sous laquelle le mal se guérit peu à peu, Jean se retrouva devant les rêves d’autrefois, avec au cœur non plus l’enthousiasme, mais la rage.

Vertu plus efficace.

Le Dieu nouveau : la Société, il l’avait voulu adorer et servir. Humble il l’avait prié ; car ce Dieu-là aussi voulait l’humilité. Sourd, avare, et cupide, et vide, tel qu’un Dieu, il ne nourrissait que des prêtres, Dieu de ceux qui l’exploitaient.

La foi tenace ne cède pas aux silences divins. Le Breton frappe l’Idole, et croit encore en elle, et jadis, quand le Dieu chrétien régnait en France, des hommes de grande foi, que l’ambition décevait, se vouaient au Diable, Dieu inverse qui permet, de quelque nom la nomme, — Fierté, Orgueil, Envie, — la première vertu ; le Respect de soi-même. Ceux-là voulaient un Dieu, qui les put exaucer. Un Dieu, — le Diable ! Ils opposaient au Dieu des mots le Dieu des actes.

L’homme peut rêver le bien. Il ne peut que le mal. Le Dieu des actes, l’Être du mal.

Paradis, rêve terrestre d’où l’homme chassé déchoit, dès qu’il prétend goûter à l’arbre du réel, — communismes, socialismes, utopies, âges d’or, — et qu’on doit retrouver au-delà de la mort, — toutes doctrines du mieux dans le sort des humains, toutes les charités, les fois, les espérances germées comme un printemps après l’hiver où se sont toutes religions effeuillées, toutes qui s’épanouirent, fleurs belles à voir, mais vaines, fleurs inactives, dont nul n’a pressuré le poison, — contenaient peut-être réellement quelque chose : du bien, de la joie ! Avant qu’elles fanent, cueille-les, il est temps, si tu veux les vrais baumes, les puissants révulsifs, drogues intenses, suc des fleurs du jardin enchanté où les hommes promènent leurs cerveaux.

Avant que ta vie, déjà à mi-route, s’achève, auras-tu, promeneur inutile, passé outre le long des idées de ton temps, sans avoir ramassé, ou bien cueilli en chemin, quelque souvenir de ton voyage fastidieux qui le rappellent à ceux qui partent d’où tu t’arrêtes ?

Hâte-toi ! Trop d’idées, de programmes magnifiques t’entravent, t’ont distrait…

Agis seulement un des rêves de ta vie.

Mais hâte-toi ! Et si le mal seul est possible…

Le mal, même d’un seul, est possible.

Fais peur !

L’Océan de larmes nourri des fleuves, des misères, n’aura-t-il pas un jour sa tempête ! On ne sait la douleur des autres qu’à leurs cris. Le monde ne souffre donc plus, qu’on n’entend plus sa voix ! Tu seras cette voix, seul, si tu es seul, mais pour être entendu de nous, tu crieras effroyablement.

L’Antéchrist paraîtra avant le règne des temps éternellement heureux. Hâte le Paradis en déchaînant le mal. Le bien, c’est impossible, on peut toujours le mal. Tu vengeras.

Il y a tant à venger ! Les révoltes passées, les peuples opprimés, esclavages… les vieillards, les petits qui meurent de faim, — ô Dieu ! venger un tout petit peu du mal que tu commets ! Car tu le commets, ô Toute-Puissante, toi qui nous tiens, bras, jambes et têtes, ô Société, Dieu nouveau, tu le commets, tout le mal que tu laisses accomplir !


Avant la lampe, à l’heure où ni bruit ni lumière imposant ce qui est, n’étouffent le prolongement de ce qui a été, le passé, toujours là, se démasque, revient et brille, — aux clartés dont la nuit dépouille le présent…

Alors des petits enfants grimpent sur vos genoux… D’où viennent-ils ? — Ils sont là… Ils n’ont jamais quitté. Morts ? Quand donc ! — Non. Ce n’est pas. Ils sont là, comme toujours. Ils se blottissent dans vos bras, jasent, jouent, vous tirent la barbe, et leur jeune rire clair…

— Père, tu m’aimes… J’ai peur. Père ! Est-ce que tu es là… Tu es là. Moi, je n’y suis plus, n’y serai jamais. Je suis triste. Je voulais tant vivre ! Père ! Tu m’aimes ?

— Oui, dors, mon petit Jacques. Dors ! je suis là, je t’aime.

— Tu m’aimes… Venge-moi donc. Non, je ne puis pas dormir. La tombe, c’est trop froid, ce n’est pas pour les enfants. Pour les enfants il faut du soleil ou, l’hiver, du bon feu, de bonnes couvertures…

Père, partons, veux-tu ? Gagne beaucoup d’argent !

Partons, là-bas, tu sais,.. Nous serons si heureux.,.

— Si j’avais de l’ouvrage !

— Pourquoi n’en as-tu pas !

Si tu en avais, tu aurais du pain. Si tu n’en as pas, c’est qu’on te le prend. Lâche ! tu le laisses prendre. Père, défends-toi donc ! — Il est trop tard ! — Alors venge-moi ! venge-moi !

Puisqu’il n’y a plus d’autre monde pour la justice !

Puisqu’il faut le bonheur sur celui-ci. — pas d’autre !

Ah ! venge-moi donc… — Non, non ! Cauchemar, vision louche, qui profitant de l’ombre, vole le pauvre repos qu’à tant de peine on gagna.

La vision se sauve, mais comme un chien qu’on gronde, et qui grogne, et qui guette, tapi dans un coin noir, l’instant de revenir, — tout beau ! — l’instant de mordre…

Et l’os qu’il guigne, un jour, — venge-moi ! venge-moi ! — l’os qu’il guigne, malgré soi on le lui donnera.


— Dis-moi, Jean ! Pourquoi ne veux-tu plus sourire ? Notre enfant est parti. Le pleureras-tu toujours ? Je l’aimais bien aussi — mais puisqu’il sera absent si longtemps, si longtemps, dis ! est-ce que sans cesse tu veilleras à l’attendre !

— Ce n’est pas lui que j’attends.

— Quoi donc ?

— Oui, j’attends… Tu sauras un jour… j’attends… j’attends…


Si au moins on sortait pour se distraire un peu !

Ils se regardaient : Bien ! Sortons.

— Il faut nous amuser, si l’on peut, ne plus songer…

Ils s’amusaient, et songeaient toujours.

Paris, ville des joies ! La nuit, millions d’yeux d’or, des yeux comme la seule douleur en fait briller ! Ciel constellé ! O la plus triste des villes ! si triste quand tu danses, ou que tu ris à crier ! Ton rire de canaille, on ne sait si ça gémit, grince ou râle. Oh ! l’horrible façon de pleurer qu’est le rire !

Ils s’amusaient !

Sans se mêler à la joie ils s’agitaient dedans. Ils secouaient leur chagrin. Un moment c’était trouble. Et puis, l’ennui dessous, la douleur surnageait.

Seuls le travail et le vin, les deux poisons, versaient au prix de plus terribles lendemains, un oubli valable quelques instants, et dépêchaient un peu la vie lente à couler.

Dans les cavernes puantes, quand le fauve est rentré, il s’étend, las, repu, près de la femelle vautrée, n’ayant plus de rugissement, laissant dans la forêt toute sa férocité. Celle de l’homme, que la rue, l’atelier ont contenue, éclate alors, quand il rentre et grimpe à sa tanière. Ni repu, ni las, nerveux, et affamé, il entre, et avec lui sa rage inassouvie. Dans la mansarde fétide où les humains croupissent, ce sont alors grognements et cris et pleurs, et sexes énervés qui se cherchent pour se battre. Il entre, il dit : ouf ! et menace déjà. Car elle est là, celle qui est tout son assouvissement, que jadis il cherchait pour des baisers, que plus tard il cherchera, vieille bête, pour le soigner, lui, son radotage, ses manies, ses douleurs et sa pourriture commençante, qui aujourd’hui lui fait la soupe et reçoit ses coups, celle qui toute une vie sera là pour son désir, son rut, sa faim, son envie de cogner, ou de parler, — sa femme ! — « Sa ! » la seule chose sienne, son pouvoir, sa faiblesse, centre de sa tyrannie, sa terre à lui, sa bonne terre nourricière, terre à lui, qu’à son gré il fouaille et ensemence.

Et sur quoi d’autre, donc, déborder ses instincts ? Car il a tous les vôtres, gens qui avez de quoi !

Riche ! — actions actionnantes, aventure du travail, hasard même de l’affaire, passion renouvelée de chaque chose qu’on fait, et commander, organiser… Le choix, toujours. Besogne qui prend, assouvit quelque chose de vous. Et plaisir même : sport, chasse, voyage, — action encore. Mais lui… — elle, elle seule. Il n’a qu’une proie, qu’une joie, sa femme. Elle seule. À commander, à faire souffrir, il n’a qu’elle. Il n’a qu’elle pour passer tout ce qui s’ennuie en lui.

Si l’on se battait, au moins ! L’homme est être de lutte. Combattre, combattre… Il n’a que de la faiblesse à battre.

La Révolte qu’il a rêvée ne viendra pas.

La femme, seul objet de jouissance présente, a retenu les rêves qui partaient vers l’action, vers la conquête des joies futures… — Non. Tu resteras.

Qu’elle lui donne donc ici tout ce qu’il cherchait là-bas…

Ah ! peut-être eût éclaté ce qui couvait en lui… Mais elle l’a lié, courbé aux tâches humbles, à l’effort quotidien et nécessaire du pain. Elle l’a enfermé en la geôle de ses bras. Elle l’a enfermé, lui, et la rage en lui. La rage, le désir fou… Femme, tu l’assouviras.


Il rentre. Comme il a hâte d’être là-haut, près d’elle ! Il monte vers les querelles comme jadis vers l’amour. Elle est là… Elle l’attend, hargneuse, maussade…

Il rentre et sonnent aigres les mots de l’arrivée.

Quoi ! la soupe n’est pas là ? — Mais l’argent, où est-il ? — Qu’as-tu fait ? — Qui te le demande ? — Répète, répète un peu ? Qu’as-tu dit ? Il sent l’alcool. — Elle sent l’homme. — Ivrogne ! — Putain ! — Voleur ! — Va-t’en ! — Je m’en irai. — Va-t’en ! — Va-t-en toi-même !

Qu’ils s’en aillent donc ! Longtemps déjà ils s’en défient. S’arracher l’un de l’autre ! — Mais lequel l’osera ?

Qu’ils s’en aillent donc ! L’un de l’autre et d’eux-mêmes, s’ils peuvent !

Déjà le poing baissé s’est repu d’une douleur.

Premier cri plaintif, oh ! souffre, souffre donc ! Ce premier rayon du mal que l’on a fait, éclaire, et rafraîchit, vin doux et frais, qui se coule dans le gosier altéré. Frappe et lape. Frappe encore ! Le doux cri de la chose qui souffre ! Les mains se défendent, les ongles excitent ; les pieds heurtent, les dents entrent, les poings serrent, et la chair, pincée, griffée, mordue, meurtrie, saignante, palpite et jouit. Saisis, les amants roulent à terre, l’un dans l’autre, se tenant, tas qui grouille et qui hurle, ils roulent comme jadis, aux ardentes étreintes ; elle sous lui, qui pèse, pèse comme dans l’amour ; et ce sont les mêmes râles, mêmes hoquets, mêmes spasmes, car les morsures… leur ont, aux lèvres qui saignent, mis le goût des baisers.

Les bêtes hurlent et mordent, c’est leur jeu, leur jeu de sang. Ils s’étreignent, s’étirent, griffent ; ils se font mal, ils jouent.

Alors, comme jadis, ils se reculaient l’un de l’autre, épuisés, assouvis.

Et quelquefois, alors, les malheureux s’aimaient.


Si tu attends le monde futur pour être heureux…

Si tu attends une re-jeunesse pour être heureuse…

Le monde futur ! Bah ! Il y a la révolte qui y mène, la révolte qui un instant le fait voir. La route ! Nous n’irons pas, nous n’avons plus la force, mais nous ferons la conduite jusqu’au bout du village, presqu’au bout de notre vie, à nos enfants qui partent, qui y vont, — ils y vont.

Nous autres, femmes, on a d’autres idées en tête. Ce monde-ci… il nous a semblé bon ; on y revivrait bien. On a aimé, on re-aimerait, si l’on pouvait. Et tout cela, c’est toujours de la joie qui fait souffrir ; et qu’on coupe dans les vieilles sociétés ou les trop longues tendresses, il y a toujours du sang et des larmes qui coulent !

Femme, tu n’as pas l’espoir d’une société meilleure. Tout ce que tu conçois, c’est un homme meilleur. Un monde plus aimant, qui s’occuperait plus de vous, où l’on serait mieux nourrie, traitée, faite plus belle, — ah ! si l’on était sûr que ce monde-là existe ! — plus belle, plus choyée, riche, une dame peut-être… — ah ! l’on pense à cela, ce ne sont que des idées ! — Mais que demain on voie possible, demain, l’occasion… — Ah ! l’on sait bien que quand la révolte se déclare, l’orage n’est pas plus prompt et n’est pas plus aveugle et n’est pas plus, pour ce qu’il brise, sans pitié.

La révolte, révolté ! suit tes pas comme ton ombre.

Oui, contre toi. — La femme à jamais inférieure…

Peut-être ; mais elle veut d’autre oppression que la tienne. Elle aussi, comme un peuple, elle veut changer de maître.

Jeune, et déjà fini tout amour ! — Pas encore.

Jeune ; mais il faut se hâter ; l’ombre de la vie déjà tourne. C’est l’âge où le présent est tout, l’entre — espoir-et-souvenir. Hâte, hâte de jouir ! Si tu veux voir, il faut agir dès aujourd’hui. Si ton cœur veut se donner, profite que des mains se tendent…

Terre Promise, monde meilleur…

De nouveau elle mettra une fleur dans ses cheveux. Aux guinguettes où le rire et la grossièreté grisent d’une joie poussiéreuse comme la triste verdure qui s’y pend aux tonnelles, misère de campagne et misère de plaisir, où s’usent des guenilles d’arbres et des loques d’amour, elle ira traînailler ses hanches qui s’affalent, chanter, danser et humer le vin bleu qui sort des litres sombres, et les baisers bruyants des lèvres fatiguées. Oui ; d’autres lui prendront sa taille molle et ses lèvres. Elle se perdra au ciel où hissent les balançoires, et le soir les lampions, allumés en guirlande, lui seront des étoiles plus grosses et plus près. Joyeuse, et, par avance gouaillant aux souvenirs dont la douceur viendrait apporter à la fête un étonnement triste et des mines de dégoût, elle n’aura plus la pudeur tendre et l’extase vive, et l’ardente candeur des yeux aux cils desquels venait jouer la folie blonde des cheveux, — mais la grasse franchise, l’inconscience repue, où viennent mordre à belles dents les famines goulues des jeunesses vicieuses.

Jean ! O tête douloureuse, si les rêves que tu portes et que l’os emprisonne, doivent s’éteindre sans avoir brûlé d’autre que toi, tombe, laisse-toi doucement tomber et reposer ! Lourde, ne demande plus aux épaules qu’elles te portent ; lourde, lourde ! — courage, espoir, tout a plié sous toi. Incline tristement et amoureusement, jusqu’à ces seins de femme, qui veulent bien te soutenir. On est bien, là. C’est tiède. Tâche, là, de te calmer. Repose. Dors, tant que tu peux, meurs même, si tu peux… On est bien là, c’est tiède. Tâche d’y mourir un peu.

Tes yeux ne verront pas la Révolte flamboyante.

Tes yeux ne verront pas l’Avenir verdoyant…

Mais des yeux de femme reposent comme de la verdure. Des yeux de femme ont une flamme quelquefois. Regarde, mire-toi, meurs un peu dans ces yeux.

Ils sont las. Leur candeur s’est ternie d’un peu d’ombre ; un peu de fumée sur leur flamme. À leur verdure un peu d’automne. La bouche sourit moins, s’entr’ouvre sensuellement. En prenant trop la forme des baisers qu’elle donna, elle a perdu la forme du franc rire de jadis. Les joues bouffies et roses sont gaies, ont bien repris. Et puis, tiens, si tu veux, plein les mains, plein les yeux, — les cheveux, fumée d’or !

Femme, femme…

Il y a de la joie là-dedans, de la bonne joie à prendre. C’est comme un fruit, c’est bon et tendre, c’est à mordre. C’est du meilleur tout de suite et dans ce monde-ci…

Il y a dehors des gens qui souffrent… Tu disais, en des jours d’amour pur et ingénument fou : que n’aiment-ils pas !

Repose, enfonce-toi dans ces deux seins profonds, tête douloureuse ! Que ces deux seins venant boucher tes deux oreilles empêchent d’y parvenir la plainte de l’univers. Ils souffrent… Mais tu n’entends plus, n’est-ce pas ?

— Si ! j’entends ! j’entendrai toujours… C’est loin, bien loin. Le sanglot me parvient capitonné de chair… Mais si je n’entendais plus, ce serait en moi-même, que cela viendrait crier formidablement : Je souffre… je souffre…

J’entends, oh ! j’entends bien. Mais je ne puis plus rien…

Je suis las. Laissez-moi…

Je n’irai point à leur secours. Je suis trop las. À mon propre secours, je ne puis pas aller…

La chair tiède et moelleuse… Si je pouvais dormir…

Et cependant je m’agite… je ne puis pas dormir.


Tous, il y a quelque chose qui s’est lassé en nous. Ruines de bonheurs, dont on ne peut pas se resservir, et qui gênent pour bâtir un bonheur nouveau.

Attendre que le temps use, effrite jusqu’à rien, ce qu’il a renversé. Attendre, attendre toujours ! — Mais il use notre vie et notre âme en même temps…

Pouah ! N’est-ce rien cela, cela que la souffrance aiguë s’apaise, croupisse, fasse une sorte de sommeil dessus de la pourriture…

Georgette… Jean… Amants, aimez-vous. Patience.

Amants, gentils aimants… Vous aurez de l’argent.

Il n’importe comment…

Et les souffrances calmées… un peu de patience… on remplacera par un peu de luxe ce qui manque de joie. On bouchera les regrets avec des plaisirs. On mangera bien mieux, en n’ayant plus si faim.

Et l’on aura une belle chambre confortable, gaie, souriante, comme on en rêvait jadis…

Un tombeau honorable pour l’amour qui n’est plus.


Perdus, morts au bonheur, ils auraient voulu rompre ; loin l’un de l’autre, peut-être une vie sortable fût venue. Puisqu’ils ne s’aimaient plus !

Mais ils s’aimaient encore. Mort non pas leur amour, mais la joie de leur amour. La misère tue tout, sauf ce qui fait souffrir, et laisse subsister des liens douloureux.

— Il faut nous quitter, Jean, dit Georgette certain soir. Ils étaient à table, et Georgette était douce, calme, en disant cela,

Ils étaient à table, mais le lendemain serait sans pain. C’était le bon moment de se quitter tout de suite, pour n’avoir pas encore à traîner côte à côte la douleur de quelque interminable journée. Maintenant, oui… Le bon moment…

Avant que trop de haine fasse la plaie trop brûlante…

Pour qu’il y ait du sourire encore… même dans l’horreur…

Pour faire du bon souvenir…

— Il faut nous quitter, Jean, dit Georgette certain soir.

Leurs yeux se regardèrent avec étonnement. Les mêmes yeux, autrefois, s’étant ainsi croisés, par hasard, dans des rues, s’étaient retenus l’un l’autre à l’appât de leur mystère. Les ans n’en avaient pas sondé la profondeur. On s’habitue au gouffre qu’on longe sans y regarder.

Ils regardaient, soudain. Ils se penchaient au bord de leurs yeux tout entiers. Et ils ne voyaient rien. Cependant tout au fond…

Absinthe trouble des yeux qu’a remués la douleur… Dans le trouble des yeux quel autre être a surgi ? Quelle âme d’inconnu guette du fond des yeux, s’étonne, et menace et songe on ne sait quoi, trouble, être nouveau qui regarde dans le regard de l’ancien ?

Ce fut elle dont les premiers les yeux craignant d’être trop vite atteints, prirent la fuite. Froides, ses lèvres ouataient leurs féroces paroles du ton plaintif et doux de paroles d’adieu. Et lui, l’œil menaçant, la voix rauque :

— Je t’aime.

Elle frissonna, tirée entre deux elle-mêmes, et ils s’aimèrent encore quelque peu ce jour-là. Ils s’embrassèrent, et peut-être, en se serrant plus fort, ils auraient mieux attaché l’amour qui les quittait. Une soif d’oubli, pardon, tendresse… faisait un vide en eux pour y recevoir leurs âmes. Leurs âmes vacillèrent, comme pour se répandre.

Mais elles ne versèrent pas.


Or elle ne parla plus de départ, de vie séparée ; mais comme la misère aigre passait de nouveau sur eux, il sentit bien en elle la ferme volonté de n’en plus supporter le poids.

Et lui donc ! Mais elle seule l’y retenait peut-être. Si le rachat de la misère coûtait la vie, pourquoi marchandait-il, si sa femme, à ce si peu que c’était, ne donnait un peu de prix ? Se séparer ; dans ces âmes et ces chairs, que baisers, misères, disputes, et l’habitude, et l’enfant, avaient mêlées, tailler, faire deux parts, pour quelles deux routes désormais, puisque celle de joie était à jamais close ?

Et l’à quoi bon de tout les rejetait ensemble.

Alors que voulait-elle, par ces louches chatteries, ces caressantes plaintes, et ses tendres yeux faux ?

— Je t’aime pourtant bien, Jean, disait-elle.

— Je t’aime. Parle donc.

Non, pas encore cette fois. Et elle l’embrassait.

Baiser glacé, qu’il rejeta comme une souillure. Vainement donc avait-il refusé la pitié, et à bout de faim et de froid, eu recours, dernière fierté, au vol, pour, sous forme de baisers, recevoir l’aumône ?

Rien à lui, ni son toit, ni son pain, ni son travail. Rien à lui, même son fils, même sa femme !

— Mais puisque je t’aime, Jean !

Ah ! oui. C’est vrai. L’on s’aimait bien et l’on pouvait encore s’aimer. Il faudrait se quitter cependant, quelque temps du moins…

— Oui, au moins quelque temps.

Oui, qui sait, — peut-être s’il consentait… — Riche, un jour. Oh ! riche… Ce serait si bon. On s’aimerait tout de même.

Il lui tenait les mains, et l’écoutait, amoureusement, tremblant un peu, pourtant, et serrant fort, un peu…

Oui, peut-être… Après tout, beaucoup vivent ainsi. Ça lui serait bien égal. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Tu sais, on est jolie…

Et, si l’on s’entend bien…

— Comment ne pas s’entendre ?

— Mais tu m’aimeras ?

— Toujours !

— Tu es au-dessus de ça ?

— Je suis au-dessus de tout.

— Tu oublieras.

— Mieux ! J’effacerai.

— Mais quand je ne serai pas là, dis, que deviendras-tu ?

— Ce que je deviendrai, moi ? quand tu…

— Oui, quand je…

— Ce que tu veux que je devienne ?

Ton assassin, chérie, ton assassin.


Il ne la regardait pas, il regardait à terre…

Elle regardait aussi, à terre, quelque chose…

À terre, comme on regarde un petit enfant qui joue…

Ou qui pleure…

Ou qui meurt. — Leur amour, parbleu, qu’elle avait tué !


Rien à lui, même son fils, rien à lui, même sa femme. L’heure avait sonné où la misère, qui avait pris l’un, prendrait l’autre. Sinon il serait resté quelque chose de bon et de beau pour le pauvre. — Et il faut que l’homme sente rudement sa misère pour prix de son imprévoyance et de son incapacité.

Il la sentait, durement.

Tout ce qu’on aime est-il donc morceau de bourgeois ? Sa femme était donc belle ? Oui ; ne le savait-il pas ? Mais oui, jamais elle ne l’avait tant été. Belle ! Jusqu’ici il l’aimait. À présent, il la regardait, la trouvait belle.

Et il ne savait pas ! Tant de richesse chez lui, inutile ! Qu’est-ce qu’il faisait de ça qui encombrait, et qu’il fallait nourrir, ça qui était si beau, et qui chez lui, vraiment, chez lui — ne faisait pas bien.

On frappe ! Le riche frappe. Ouvre donc. Que veut-il ? Quand le riche vient chez le pauvre, c’est pour prendre quelque chose. Impôt, terme, dette, crédit ? Il n’y a plus d’argent ! Les meubles ? tous vendus. — C’est une lettre de change à payer, chair contre or.

Honnête pauvre, laisseras-tu protester ? Tu crois donc que jamais l’on n’osera saisir ?

Sous scellés seulement. Tu auras la jouissance. Pour cela seulement qui ne se partage pas, la société concède un peu à la nature, et tacitement, lui laisse entendre : part à deux.

Et part à deux de la vie aussi : la joie, — la peine. Car, pour gagner sa vie… La vie, cela se gagne, la joie, cela se paye. Et l’on trouve la peine, d’abord, sur la route. Et au bout — y arrive-t-on ? — on est bien las.

Le riche ne fut pas riche toujours. Mais, jeune il s’était dit :

— J’aimerai quand je serai riche. Riche, je serai heureux.

Quand je ne pourrai plus aimer, ni être heureux…

La vie passe à cela. Mirage ! — Même, dupe-t-il ! L’espérance pour passer le temps, tromper la faim…

Gagne ta vie, gagne ton pain, gagne l’amour…

Pour quand tu seras riche…

Pauvre que n’as-tu dit, toi qui que ne seras pas riche :

— Quand la Révolution sera faite, j’aimerai.

Alors oui, tu pourrais, librement… ayant de quoi.

Mais tu sais bien que tu ne pourras plus. Il sera trop tard.

Ah ! joie de tout de suite, toi, si tu t’en allais, — chérie, ton assassin, chérie ! — tu ne seras pas à d’autres. Non. Un rêve reste rêve. La passion devient acte. À l’un des mots, c’est assez bon. L’autre veut du sang.

Et toi qui, ambitieux avare, te privant de tout, crois que tu as gagné la joie, le pain des autres, et puis leur femme, et tout…

Capable et prévoyant…

Fais encore grâce, bourgeois. Un peu de répit…

Le prix de ton imprévoyance et de ton incapacité, bientôt peut-être, tu le sentiras terriblement.

Ainsi qu’il disputait son enfant à la mort il disputa aux autres la femme qu’il aimait.


Les nourrir ! Le problème était seulement là.

Il était fort, et travailleur, apte à la besogne. Et il ne trouvait pas.

Et cela était vrai. Il voulait et ne pouvait pas. L’ouvrage manquait. Et cela est une chose qui est. C’est horrible, et la bêtise pourtant en dépasse l’horreur. Et cela est. De nos jours, tous les jours, constamment, fréquemment, — cela est.

L’enfant faible, pâlissait, grelottait, s’attristait. L’enfant allait partir. La Mort déjà l’appelait.

La femme se fardait, se parait, s’égayait. La femme allait partir. D’autres amours l’appelaient.

Un peu d’argent, et il eût retenu l’un et l’autre.

Pas de travail, pour obtenir ce peu d’argent.

Le prix de ton imprévoyance et de ton incapacité, ô société, le jour est proche où tu le sentiras durement.


Donc il la fit cesser comme il put, la misère.

Par bribes, par à coups, du moins, il l’écarta. Plus que jamais il espérait que — pour tous ! — le jour allait venir de l’éloigner à jamais. Mais elle, — ne croyait pas.

Dans le pauvre logis où elle tournait, mettant toute chose à sa place, elle n’avait jamais vu les rêves qui l’emplissaient. Côte à côte avec les chimères frénétiques, elle avait vécu douce, bornée, têtue. Elle avait conservé l’amant comme un trésor, qu’on garde précieusement, mais qu’on n’ouvre jamais, car il n’est pas à vous, et l’on doit ignorer ce qu’il y a dedans.

L’aimer, oui ; elle pressait, tendre, contre son sein, la lourde tête bondée d’utopies douloureuses, au petit bonheur de l’amour qui ne songe pas à savoir, et qui couve des œufs qui ne sont pas les siens.


Mais lui, connaissait-il mieux les vagues idées dont s’agitent les nerfs et les chairs d’une femme ?

Dans la petite bourgeoise de pauvresse qu’elle était, plus avare que cupide et mercantile que fière, une morale parlait qui disait que se vendre vaut mieux qu’être pas sage, et une prudence mesurant le crime au danger.

Il l’arrêta un soir, qui descendait, furtive.

— Où allais-tu ? dit-il.

Balbutiante d’abord, ne sachant, puis le recul devant le danger du mensonge la faisant se retourner et tenir tête, brave et bravante, elle parla clair cette fois.

— J’allais où je voulais, j’allais où tu me chasses. Si tu veux le savoir, je le dis : à la rue ! N’importe où tu ne seras pas, car tu me fais trop peur. J’ai assez des choses vilaines, louches, que je sens. La prison demain, ou le bagne… Non ! je ne veux pas. Tout plutôt que cela. Je suis honnête, je suis honnête !

— L’honnêteté, ça se vend donc ?

— Ma conscience est nette, mes mains pures.

— Et tes lèvres ?

Il l’avait saisie, dans une tendresse sauvage, une pitié navrée pour le pauvre être vendable, il la serrait sur lui, la couvrait de baisers, dis, et tes lèvres, et tes yeux, et tes seins, et ton ventre, et tout ton corps, ton cœur, ton âme…

— À toi, à toi !…

Oui, jusqu’ici, mais si près du bord…

Elle se retenait à lui de toutes ses forces.

— Je t’aime, je suis toujours à toi seul, je te jure.

— Tu ne m’as pas volé ?

— Je ne t’ai pas volé !

— Et je ne vole point ! Qu’ai-je pris qui ne fut à moi ! — Tu l’étais, et je t’ai conservée, de toutes mes forces. Sois fière, lève la tête. Je te protège, et t’aime, et ils ne te prendront pas, comme ils ont fait du petit. Voler, c’est vendre ce qui n’a de prix que quand on le donne. Non, je n’ai pas volé. J’ai pris ma part de joie, d’amour… J’ai pris ma part !

Et leurs larmes tombaient, sur leur amour enfoui si profond dans leurs chairs, qu’il fallait de telles écorchures pour le mettre à nu.

Et leurs larmes tombaient, pluie d’été vite bue.

Et leur bonheur durait le temps que leurs larmes tombaient.

Elle jurait de ne jamais le quitter.

Or ce fut lui qui la quitta. Un soir et toute une nuit elle l’attendit vainement.

Certes il eut peur. Pourquoi ? Ne s’y attendait-il pas ! Mais le froid de l’eau étonne qui volontiers s’y jette. Il eut peur un instant, un seul. Puis, cette peur, qui avait glacé le cœur et le ventre, sembla descendre, traverser ses jambes jusqu’au sol, et rebondir, car là, contre le sol, soudainement réchauffée, elle remontait tout le long de lui en bon courage, qui fait face, brille aux yeux, et ricane des lèvres… Et il se sentit grand, puissant, fier, contre tous…

Contre tous, contre la voix de la foule, le cri large, haineux, couard, le « maman » que braillait la société enfant :

— Au voleur ! Au voleur !

Se sauver ? Trop tard. Il court pourtant, essaye.

Derrière lui, c’est une figure pâle d’homme-dogue, — il ne l’oubliera jamais — qui le fixe et le suit, calme, volontaire, féroce, face morne, têtue, rusée et maniaque, avec ce quelque chose de bas des gens qui font leur devoir.

Cet homme fait son devoir. Il ne sait pas ce qu’il fait. Il suit son instinct. Il exerce sa fonction. Il désigne du doigt comme d’autres aboient. L’homme qui se sauve, peut-être est un voleur, peut-être non ! Pourquoi vole-t-il, pour lui ? pour d’autres ? Qui vole-t-il ? Qui des deux possesseurs possède plus justement ? L’homme ne se le demande pas, et il n’a pas de remords, n’ayant pas réfléchi. Pardon pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils font… Voyant courir, ils courent après, en hurlant.

De loin, Jean l’avait vu. Il avait hâté le pas, pris des rues de traverse. À chaque tournant, l’homme avait reparu, plus près. Filé, Pilleux cherchait à dépister, vainement. Vaincu d’avance, bloqué en des rues sans issues, il pouvait se rendre. Mais il continuait toujours. Pourquoi ? Pour rien, par amour de cette chasse qui lui remettait au cœur un peu de vie luttante, active, un peu de joie et de danger.

Mais il était traqué, forcé. Ce n’est plus derrière, mais devant lui que l’homme louche vient d’apparaître. D’autres avec lui.

Dernier effort. Pilleux se sauve à toutes jambes.

Au voleur ! Au voleur ! Quel cri a retenti ! Les maisons cachaient-elles des armées dans leurs caves, ou des pavés un monstre les a-t-il fait sortir ? Quel vent de révolte a soufflé sur la foule lâche, qu’à mille contre un elle est devenue valeureuse, qu’elle s’ébranle, et s’élance furieuse à la bataille, et que devant le fuyard, en un instant, de toutes parts, des barricades s’érigent ?

C’est la Propriété qui se lève, et qui parle.

— Au voleur ! Au voleur !

Comme à la voix de Dieu, les peuples feront halte…

Tous se sont retournés, la foule interrompue a remonté son cours, ils ont crié : Ah ! Oh ! Tous s’y sont mis, comme à la curée le chien qu’on lâche. Et ces pauvres — c’en était, — ces sans-le-sou, ces volés, ces exploités, imposés, tondus, ces miséreux, obéissant à la voix soudaine du maître — ont été chercher ; ils rapportent.

Ah ! quel ensemble ! La Liberté ne crée pas de tels enthousiasmes. La religion n’en fait pas de tels. Même la faim ne déchaîne pas des torrents de révolte si puissants. Sauve-toi, va ! On te traque à droite, à gauche, devant. Les agents seuls n’ont pas de hâte. La foule travaille pour eux, emmène le voleur.

Il faut bien le dire, c’est un beau jour, un grand moment. Il compte dans une vie l’instant d’être seul contre tous, sur le pavois de toutes les haines qu’on a levées, et se gonflant, enorgueilli, grandi, sublime, — de marcher devant tous comme dans un triomphe.


Il eut un peu honte seulement quand le commissaire lui fit remarquer sa rare maladresse, et le peu de chose du vol. C’eût été lui…

Habitué, faisant un métier comme un autre, il respectait l’ouvrage, honorait ses clients, et ne demandait en somme que de bonnes affaires.

Cet homme fut très poli. Pilleux le remercia.

(À suivre). Eugène Morel.
  1. Voir La revue blanche depuis le 15 août 1897.